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Les loisirs en espace agricole

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Yvon Le Caro

Première partie. Explorer

Chapitre II. « Moi, toi, là » : la recherche du bon éclairage

Texte intégral

  • 1 Pour en estimer instantanément l’acidité, l’aigreur, le sucre et les arômes…

1Cernant plus précisément ce que nous voulons étudier, nous souhaitons recenser dans ce chapitre divers éclairages scientifiques possibles sur ce que nous étudions, afin de mieux comprendre l’intérêt et les limites du point de vue géographique, et la position que nous adoptons au sein de la discipline géographique elle-même. Sur un objet de recherche qui a une réalité propre, dont au moins l’on peut faire l’expérience, admettons qu’il soit aussi réel que peut l’être une pomme, une multitude de regards sont possibles. Et selon que la prise de vue est celle d’un peintre aidé de sa palette, d’un photographe muni de son appareil, d’un pâtissier armé d’un couteau ou d’un artisan cidrier prêt à la croquer1, la pomme ne sera pas décrite, ne sera pas comprise, ne sera pas évaluée de la même façon. Nous nous appuyerons essentiellement sur des études existantes concernant de près ou de loin les usages sociaux d’espaces ouverts pour montrer, dans une première section, la richesse des éclairages qu’apportent diverses disciplines. Les aspects particuliers de la réalité que chacune dévoile ont une valeur générale que le géographe peut réinterpréter et introduire dans ses investigations.

LA RÉCRÉATION AU CONSEIL DES DISCIPLINES

2J. M. Cullington a proposé dès 1981 un schéma des « facteurs qui influencent la disponibilité des espaces privés pour la récréation » (Jenkins, 1998, p. 138). On peut y noter la position centrale du « landowner », le propriétaire foncier, et l’absence de référence à la cohérence territoriale. Les chercheurs anglosaxons ont ensuite généralisé la figure du landholder, mot sans équivalent français, littéralement « celui qui tient la terre », que nous traduisons par « maître des lieux », qu’il soit propriétaire, fermier ou mandataire. John Jenkins et Evi Prin (1998, p. 179) ont enrichi cette analyse et dressent une liste des déterminants principaux de l’attitude des landholders : nous avons repris à la figure 2 la structure proposée par J. M. Cullington en y introduisant leurs apports. Ces recherches montrent la diversité des aspects en interaction dans l’usage récréatif des espaces privés, et nous orientent vers des approches juridiques, économiques, sociales, et globalement politiques (nous n’avons pourtant trouvé aucune étude abordant la récréation en terme de développement local ou de démarche territoriale pensée politiquement). Transversalement, l’importance centrale du landholder et la référence aux expériences passées de rencontre avec les usagers conduit à explorer aussi les pistes psycho-sociologique et anthropologique, tandis que la construction des attitudes et traditions nationales et locales fait référence à l’histoire et à un rapport au temps à définir. Nous examinerons successivement les éclairages apportés par ces disciplines. Il nous semble que la dimension de l’organisation territoriale à l’échelle de l’exploitation (et en particulier l’interaction avec l’organisation de la production et de l’habitat) ainsi que la cohérence de l’aménagement des territoires à l’échelle locale sont sous estimés par les études existantes. Aussi définirons-nous dans la seconde section ce que le géographe peut apporter comme éclairage complémentaire.

Figure 2 : Facteurs qui influencent l’accès récréatif aux espaces privés

Figure 2 : Facteurs qui influencent l’accès récréatif aux espaces privés

Landholder : personne en situation de gérer l’espace (propriétaire, fermier ou mandataire). D’après J. M. Cullington, The public use of private land for recreation, Mémoire de maîtrise de géographie, université de Waterloo, Waterloo (Ontario – USA), 1981, repris par John M. Jenkins (1998, p. 138), et d’après John M. Jenkins et Evi Prin (1998, p. 179).

Droit et négociation : regard sur les conflits

3L’accès du public aux espaces privés, mettant en cause la propriété privée, conduit naturellement à étudier les modalités prévues par les textes. Que ce soit pour évaluer les réglementations existantes ou pour en construire de nouvelles, les approches juridiques comparant le droit, son application et les usages réels sont éclairantes (cf. chapitre VIII). Néanmoins à notre connaissance aucune étude juridique n’a cherché en France à embrasser l’ensemble des usages récréatifs de l’espace agricole, comme le fait Tim Bonyhady (1987) pour l’Angleterre et le Pays de Galles. Par contre, des études intégrant le droit dans une approche de concertation et de gestion se sont développées depuis la fi n des années quatre-vingt-dix (Michel, 2003 ; Khirat et Torre, 2004), intégrant les loisirs à des problématiques d’abord développées en matière de concertation environnementale (Mermet, 1992). Charlotte Michel envisage « le système de gestion de l’accès » sous l’angle de la « négociation entre acteurs ». Le droit est donc soumis à une lecture critique basée sur l’observation du terrain, et les arrangements trouvés entre les acteurs sont évaluables selon leur légalité, gage de solidité. L’approche est dynamique, tournée vers des propositions, puisqu’elle raisonne sur l’adaptation du droit de propriété et des droits d’accès à des nouveautés sociales.

  • 2 Michel Charlotte, Enjeux et évolution des équilibres entre exercice de la propriété privée et accè (...)

« Ces conflits sont révélateurs d’une phase d’adaptation dans le partage des espaces naturels et agricoles, entre les anciens et les nouveaux modes d’utilisation. La nouveauté […] tiendrait, selon nous, à trois facteurs : l’origine du public – population “étrangère” à la communauté villageoise –, le changement des modes d’utilisation de l’espace […], et le taux de fréquentation [en zones périurbaines et touristiques]2. »

  • 3 Colloque L’accès du public aux espaces naturels, agricoles et forestiers, Clermont-Ferrand, 24-26 (...)

4En appelant « titulaires » les agriculteurs, forestiers ou collectivités et « accédants » les personnes qui désirent accéder aux espaces ouverts pour leurs loisirs, Charlotte Michel (2003) fait référence à la fois au droit (titulaire sous entend titulaire de droits) et à un accès conçu comme émergent. Le terme d’accédant comporte en effet une signification spatiale (accéder à un espace), mais aussi une signification temporelle (accéder à un nouveau droit). Nous avons pu discuter publiquement3 ces concepts avec Laurent Mermet et Charlotte Michel et nous avons préféré éviter leur utilisation dans nos recherches pour deux raisons. Premièrement, lorsque l’on intègre les chemins ruraux à l’espace étudié, il n’est pas facile de savoir qui est titulaire et qui est accédant, les divers acteurs étant à la fois titulaires (en tant que citoyens) et accédants (en tant qu’usagers) de cet espace public. Deuxièmement, le terme d’usager, s’il recèle lui aussi une ambiguïté puisque les agriculteurs sont également des usagers de l’espace étudié, nous semble plus riche que le terme d’accédant. D’une part il ne comporte pas d’implicite sur la temporalité des usages (anciens ou nouveaux) et d’autre part il intègre l’ensemble du vécu lié aux pratiques récréatives, au-delà de la simple faculté d’accès aux espaces.

  • 4 Michel Charlotte, ibidem, p. 1.

5Autre caractéristique de ces approches, et plus généralement de toutes les approches juridiques, elles mettent en relief les conflits : « L’interaction entre les propriétaires (ou les gestionnaires) et les usagers […] se réduit souvent à une confrontation d’acteurs aux positions divergentes4. » S’appuyant sur des conflits explicites, en l’occurrence ceux qui sont portés devants les tribunaux, Robert Wood John Handley et Philip Bell (1998) étudient ainsi les significations du rural comme espace récréatif à travers les procédures d’appel en Grande Bretagne. Mais ils se heurtent à une difficulté : peu d’affaires concernent directement les loisirs, la plupart sont des appels contre les refus de permis de construire. La même difficulté apparaît lorsque l’on veut s’appuyer sur le contentieux en France : parmi les motifs de 700 affaires concernant des conflits d’usage de l’espace dans les territoires ruraux, on ne trouve pas trace de conflit d’usage récréatif entre agriculteurs et usagers, hormis les dégâts de sangliers (Torre et al., 2006, p. 426-431). Globalement les loisirs nécessitent peu d’infrastructures et conduisent, en matière d’accès, à un volume faible de contentieux judiciaire. Les données risquent en conséquence d’être peu représentatives, ce qui conduit par exemple Charlotte Michel à explorer systématiquement des territoires limités (communes), pour comprendre les choses au niveau peu visible où se produisent le plus grand nombre de conflits informels, souvent résolus sans recours aux tribunaux. Ceci rapproche sa démarche de la nôtre. Nous postulons, nous, que les conflits ne sont que la partie visible de l’iceberg des accords passés, et qui fonctionnent. Aussi considérerons nous le droit comme un cadre juridique à la disposition des personnes et des groupes et non comme l’entrée principale de notre recherche. Quand à la négociation et à la gestion des droits d’accès et des droits d’usage, elle nous semble devoir venir en aval d’une étude des pratiques et des représentations qu’en ont les personnes et les groupes concernés. Étudier le substrat socio-spatial des négociations nous a semblé un préalable nécessaire à l’élaboration éventuelle de cadres de négociation.

Économie : s’accorder sur la valeur récréative

  • 5 Cas où « la quantité consommée est divisible et l’exclusion est possible par un rationnement ou pa (...)

6Du point de vue économique, l’espace fait l’objet d’une offre et d’une demande. Nous examinons successivement les enseignements que nous pouvons retirer des études portant sur les externalités, sur la valeur économique des loisirs et sur les modalités conventionnelles d’accord entre les parties. Un effet externe est « une relation extérieure au marché » (Thiébaut, 1994, p. 7). Le recours à la notion d’externalité se justifie du fait que le prix payé au producteur recouvre mal l’ensemble des charges qu’il doit (ou devrait) supporter pour répondre à un certain nombre de demandes sociales, notamment environnementales. C’est souvent face à une demande croissante d’aménités que les économistes ont été amenés à se pencher sur ces externalités environnementales de l’agriculture, largement étudiées ; paradoxalement, l’étude des externalités récréatives est pourtant restée très sporadique. La théorie a d’abord été appliquée aux externalités négatives, en particulier aux pollutions et dégradations que l’agriculture productiviste pouvait générer dans son environnement physique. De nombreux auteurs ont aussi discuté le cas des externalités positives de l’agriculture. Les mesures agri-environnementales, s’exprimant par des primes aux bonnes pratiques, ont pu alors être interprétées comme « une procédure permettant d’assurer l’internalisation de cet effet externe » (Job, 1994, p. 652). Louis Job a discuté le cas particulier de la demande d’espaces récréatifs, que ce soit une demande privée (location de gîtes ruraux, acquisition de résidences) ou collective : « Les espaces naturels “ouverts” illustrent le cas des biens collectifs purs. Il est par définition très difficile de connaître avec précision le taux de fréquentation, et par conséquent, d’en donner une évaluation monétaire. » Dans le cas des biens collectifs mixtes5, il propose la généralisation du péage aux espaces naturels et ruraux. Nous pourrions discuter du réalisme de ce type de formule, mais, du point de vue théorique, cette approche par les externalités achoppe sur trois écueils. D’une part il est difficile d’affecter les coûts d’entretien et d’accessibilité des espaces pour partie au coût de production des produits agricoles et pour une autre partie à la fourniture d’aménités, du fait du caractère mixte privé/public de l’espace agricole. D’autre part il n’est pas facile non plus de mesurer la demande qualitative pour les espaces ouverts et d’estimer leur valeur sociale. Enfin, affecter le paiement des coûts sociaux aux vrais bénéficiaires est un casse-tête : les touristes ne sont pas seuls à profiter des externalités positives de l’agriculture, et qui devra payer pour le maintien de potentiels au profit des générations futures ?

7L’identification d’externalités a conduit certains économistes à évaluer la valeur que les acteurs concernés donnent à un espace dont sont perçues ces externalités. Dans la perspective de notre recherche, nous avons distingué les approches de la valeur de l’espace de celles qui donnent une valeur à l’accessibilité de cet espace. Il faut en préalable distinguer valeur-utilité et valeur-rareté, une externalité pouvant très bien être perçue mais n’entraîner qu’une faible valorisation parce qu’elle n’est perçue ni comme très utile, ni comme très rare. L’utilité perçue dépend beaucoup du contexte socio-culturel de l’acteur interrogé, tandis que la rareté dépend principalement, en matière d’espace, de sa localisation. En outre la valeur des externalités de l’agriculture n’est pas directement corrélée à leur rareté. « Il n’existe pas de rareté intrinsèque de l’espace. L’existence d’espace disponible pour un agent dépend avant tout de l’usage que d’autres font de ce même espace » (Jayet, 1996, p. 203). Les processus d’exclusion, sur des bases diverses (barrières légales, mais aussi obstacles physiques et psychologiques) contribuent ainsi à la rareté perçue des biens d’environnement. La mesure directe de la valeur n’étant guère possible dans la plupart des cas, les économistes l’approchent par la méthode des prix hédonistes. Il s’agit d’estimer le consentement à payer des usagers pour un bien marchand, en faisant varier son environnement, et donc les externalités dont l’usager pourrait bénéficier. Philippe Le Goffe (1996) tente ainsi de cerner la valeur des espaces agricoles et forestiers bretons par le prix des gîtes ruraux. Le consentement à payer moyen ne donne qu’une indication générale sur la demande sociale d’une externalité. Une fonction de demande plus fine peut être établie à partir de la fréquentation d’un site, en considérant le coût du transport pour s’y rendre comme variable explicative de la fréquentation (Countryside Commission, 1970). D’autres enquêtes cherchent à obtenir une mesure directe du consentement à payer par évaluation contingente : on présente une gamme de situations à la personne enquêtée en lui demandant combien elle accepterait de payer pour se trouver dans l’une plutôt que dans l’autre. Les méthodologies de détail varient selon les cas. À partir d’une revue bibliographique internationale, Jean-Pierre Amigues, François Bonnieux, Philippe Le Goffe et Patrick Point (1995) ont cherché à estimer la valeur de la qualité de l’eau. Ils dressent entre autres une liste des plus-values récréatives liées à une eau propre (tableau 3). John C. Bergstrom et H. Ken Cordell (1991) calculent la valeur par jour et par loisir et les totaux pour les USA de 37 loisirs de plein air. Ils construisent pour cela des fonctions de demande selon le modèle des coûts de transport, basées sur l’exploitation de 26 000 interviews collectées dans les parcs nationaux et autres sites récréatifs publics. Parmi les résultats, on trouve par exemple la valeur, pour une journée, de la promenade (9,10 $), de la cueillette de fruits rouges (24,73 $) ou de la pêche en rivière (17,82 $). Ils obtiennent la somme astronomique de 122 milliards de dollars de valeur pour l’ensemble des loisirs de plein air en 1987 aux USA. Ces approches ont donc au moins le mérite de souligner les enjeux économiques de ces pratiques, y compris lorsqu’elles sont non marchandes.

Tableau 3 : Valeur nette estimée d’activités récréatives

Tableau 3 : Valeur nette estimée d’activités récréatives

D’après Jean-Pierre Amigues, François Bonnieux, Philippe Le Goffe et Patrick Point (1995, p. 96).

8L’incidence de la distance n’est pas toujours prise en compte dans ces estimations. Pour des loisirs de proximité (fréquentation de courte durée mais avec une fréquence élevée), la distance est un facteur fondamental dans l’évaluation de la valeur d’une externalité donnée. Pour des loisirs pratiqués dans des espaces banals, nous pouvons supposer que c’est le fait de pouvoir se détendre près de chez soi qui constitue l’essentiel de la valeur. Peut-être est-il possible de retourner le raisonnement utilisé lorsque l’on estime la fonction de demande à partir des coûts de transports : la valeur de l’accessibilité d’une externalité ici pourrait être estimée à partir du coût de transport que l’on consent pour aller l’apprécier ailleurs. Dans l’ensemble peu d’études cherchent à mesurer cette valeur, et plus rarement encore sur le cas de l’espace agricole. Dans sa thèse Luc Thiébaut (1992) envisage « l’utilisation récréative de la voirie agricole », mais sans en mesurer la valeur. On touche la limite de l’approche économétrique de la valeur de loisirs très diffus : « Pour les bénéfices quotidiens d’activités non spécialisées, comme la promenade, les données sont peu nombreuses. En outre la valeur unitaire ne dépasse pas quelques francs lorsque la visite est de courte durée. On peut toutefois estimer que ces activités ont globalement une valeur élevée, compte tenu du nombre d’individus concernés et de la fréquence des visites » (Amigues et al., 1995, p. 96).

9Certains économistes ont alors essayé de trouver un mode d’interprétation commun aux biens marchands et non marchands, corpus d’hypothèses formant ce qu’il est convenu d’appeler l’économie des conventions. La présentation relativement accessible au profane qu’en a faite Jean Simonneaux (1999) nous permet d’en saisir les attendus et la portée. L’idée générale est que les agents (par exemple les agriculteurs et les usagers) sont loin d’utiliser le seul marché pour conclure des accords : « La satisfaction sociale peut être plus déterminante que la satisfaction économique » (ibidem, p. 99). Luc Boltanski et Laurent Thévenot, après avoir recherché dans une « grammaire politique » quelles étaient les règles de constitution d’un principe supérieur commun capable d’organiser une « cité », « tentent de définir ensuite les différentes cités […]. Les valeurs issues des différentes philosophies politiques déterminent les différentes cités […]. Les auteurs parlent de cité lorsqu’ils se réfèrent aux principes de grandeur mais parlent de mondes lors de la réalisation de ces cités au travers d’objets, d’épreuves » (ibid., p. 104). Nous reproduisons partiellement au tableau 4 une synthèse proposée par Jean Simonneaux qui donne les caractéristiques des mondes correspondant à six cités principales de la civilisation occidentale, et permet de mesurer la cohérence du modèle proposé et son étendue. La théorie se penche ensuite sur les conflits et propose le concept d’arrangement pour les dépasser : « Le compromis est donc atteint par un arrangement qui est un accord entre deux parties sur des convenances réciproques sans qu’il y ait reconnaissance d’un ordre de grandeur commun » (ibid., p. 108). Cet arrangement ne peut se produire sans un effort de justification et d’explicitation. Le langage est donc au centre du fonctionnement du modèle.

10À partir d’hypothèses sur le caractère marchand et non marchand du tourisme en espace rural, en particulier sur l’effet nature et sur les liens interpersonnels existant entre les touristes et les prestataires, Jean Simonneaux utilise l’économie des conventions pour caractériser le tourisme à la ferme. Bernard Kalaora (1995) propose dans la même perspective une relecture des rapports à la nature en espace littoral. Il est clair que la théorie proposée renouvelle la formulation que nous pouvons faire de certaines significations des loisirs en espace agricole, en particulier parce qu’elle rompt les liens trop commodément admis entre les opinions et les groupes sociaux. Sans négliger le rôle de ces derniers dans la diffusion et la construction renouvelée des cités, l’économie des conventions replace l’individu au centre d’un jeu balisé par une grammaire politique de structure souple.

Tableau 4 : Les six mondes de l’économie des conventions

Tableau 4 : Les six mondes de l’économie des conventions

D’après Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Extraits du tableau proposé par Jean Simonneaux (1999, p. 106).

11Les études consultées nous semblent cependant montrer qu’il est difficile d’aller au-delà des hypothèses : dès lors qu’on souhaite expliquer réellement les faits observés, la théorie débouche souvent sur une reformulation d’explications existantes. Du fait que les principaux conflits ressortent de la reconnaissance d’états de grandeur différents par les acteurs, les arrangements restent à construire. Et Jean Simonneaux en est réduit à espérer, pour l’espace rural, « la reconnaissance d’un état de grandeur civique […] pour, dans le même temps, intégrer les nouveaux acteurs et gérer un bien collectif » (ibid., p. 341). Globalement, les loisirs, comme les autres échanges non-marchands, posent aux économistes des problèmes complexes. En essayant de les résoudre, ils ont forgé des concepts importants, que ce soit pour les quantifier (externalités) ou pour comprendre les accords qui les rendent possibles (conventions). Ces concepts, si nous ne les avons pas directement mis en œuvre, ont participé à forger notre regard sur la fonction récréative de l’espace agricole. Il nous semble manquer un élément pour que ces modèles puissent déboucher sur des projections réalistes : qu’est-ce qui pousse les acteurs à tenter concrètement un arrangement ? Ce n’est généralement pas la conscience réflexive d’un désir commun de dépasser leurs différents, mais un certain réalisme, et les bases de ce réalisme sont multiples : confrontation sociale, nécessité anthropologique, urgence du temps, partage de l’espace.

Sociologie : quelle autonomie pour l’individu ?

12Les sociologues ont à l’évidence largement étudié les loisirs, soit parce qu’ils manifestent des attitudes sociales, soit parce qu’ils fondent des groupes et des socialités originales. Un ensemble de travaux, depuis ceux de Thorstein Veblen (1899) jusqu’à ceux de Joffre Dumazedier (1988), a cherché à comprendre ce que pouvait représenter le loisir, pris dans son ensemble, dans la société contemporaine. Ils ont en particulier précisé en quoi le loisir avait rapport au travail. Nous discuterons de leurs conclusions au chapitre VII pour comprendre quelle légitimité les usagers peuvent invoquer lorsqu’ils se promènent au bout du champ du laboureur. Les sociologues ruraux ont de leur côté accompagné les mutations du monde agricole depuis La fin des paysans d’Henri Mendras en 1967 jusqu’aux Champs du futur de Bertrand Hervieu en 1993. Nous nous appuyerons sur ces travaux pour comprendre les significations de la campagne et de la nature aux chapitres III et IV. La sociologie s’est par contre très peu penchée sur les significations, pour les agriculteurs considérés comme groupe social, des loisirs pratiqués dans leur espace de travail. Comme en économie, ce sont les études sur les représentations de la nature et de l’environnement qui occupent le champ disciplinaire, les questions d’accès restant assimilées au tourisme vert. À défaut, en donnant un aperçu de quelques voies sociologiques et psycho-sociologiques possibles pour aborder cette interaction, nous explorons la dimension sociale de notre objet de recherche. Notre objectif est de dépasser un manichéisme qui opposerait systématiquement les agriculteurs aux usagers, figerait les positions et ne proposerait, pour améliorer les choses, que « des bâtons et des carottes » (Lowe et al., 1986). Pour cela, nous examinerons quatre approches sociologiques des possibilités d’expression de l’individu : il fait partie de groupes sociaux, porte une identité, vit des situations et pratique l’interaction sociale.

13Même si les usagers des loisirs forment rarement des groupes constitués, même si l’agriculteur est généralement seul face à une fréquentation très diffuse, les uns et les autres appartiennent à des groupes sociaux qui déterminent largement leur comportement. Concernant les modalités de ce déterminisme, le débat, interne à la discipline sociologique, qui oppose l’individualisme méthodologique (sociologie compréhensive) au déterminisme social (sociologie explicative) peut être dépassé (Mucchieli, 1994). Nous considérons tout à la fois que les individus que nous interrogeons ont de bonnes raisons d’agir comme ils le font, et que leurs actions sont déterminées en partie par des faits sociaux dont ils n’ont pas forcément conscience. Nous pensons que des contraintes sociales, conceptualisées de diverses manières, par exemple l’habitus défini par Pierre Bourdieu (1982), sont parfois capables de déterminer des comportements individuels, tandis que, dans d’autres situations, l’individu garde une large marge de manœuvre. Disons que le champ du possible est parfois largement ouvert et parfois si étroit que le réel est alors tout désigné par la contrainte sociale intériorisée par l’individu. L’étude des acteurs et des conflits en terme de groupes sociaux cherchant à s’approprier l’espace est donc une première piste de recherches. Les farmers et landowners anglais sont ainsi accusés par Marion Shoard (1987) de confisquer une terre qui appartient à tous. Et beaucoup d’auteurs anglais s’accordent à reconnaître que ce lobby foncier a su préserver sa suprématie sur l’espace, n’accordant l’accès que contre de larges subsides publics, ou contre des droits d’entrée significatifs. À l’opposé, les personnes composant certaines catégories sociales sont exclues des loisirs à la campagne par manque d’argent ou du code culturel adéquat. Sans exclure a priori de telles approches, certains arguments nous conduisent à ne pas considérer ce niveau de l’analyse sociologique comme le plus pertinent pour notre étude. En France, les loisirs de plein air ne mobilisent pas autant les passions. À l’exception de la chasse, les loisirs sont défendus par des poignées de bénévoles motivés mais mal relayés par l’opinion. Et les propriétaires fonciers français sont beaucoup moins chatouilleux que leurs homologues anglais sur le droit d’accès. Dans ces conditions, s’ils ne construisent pas de normes prescriptives, une approche par les groupes sociaux risque de ne pas apporter grand chose. D’autre part, la définition de groupes sociaux de référence serait une entreprise délicate, puisque c’est l’ensemble de la société qui constitue nos usagers des loisirs.

14Sans en faire un objet d’étude, nous supposons vérifiée l’hypothèse selon laquelle la pratique d’un loisir particulier participe de la construction de l’identité de l’usager. Le concept d’identité, qui permet de rendre compte de l’interaction entre « un processus identitaire biographique, l’identité pour soi, […] et un processus identitaire relationnel ou structurel, l’identité pour autrui » (Deboos, 1995, p. 39), nous semble apte à rendre compte de la construction sociale du champ des loisirs. Quant aux agriculteurs, leur unité apparente cache une diversité des sources de revenu, des structures d’exploitation, des objectifs, diversité qui rend peu crédible la généralisation. Au sein des agriculteurs professionnels anglais, Mark Shucksmith (1993) distingue les « accumulateurs », les « conservateurs » et les « désengagés », et il montre que chacune de ces catégories aborde différemment « la transition vers le post-productivisme ». Outre les limites théoriques et pratiques de l’élaboration de typologies d’agriculteurs (souvent associées aux travaux sur leur identité), il ne nous semble pas facile de reconnaître le concept d’identité dans les attitudes des agriculteurs envers la récréation. Nous avons certes pu observer qu’entre un agriculteur et sa femme, entre un père et un fils associés en Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC), les attitudes pouvaient largement différer devant une même situation, chacun souhaitant se reconnaître dans la décision effective. Sans doute cela peut-il être relié à l’identité pour soi, mais la lisibilité sociale des attitudes des agriculteurs envers les loisirs est trop faible pour qu’il en résulte une identité sociale. Durant nos entretiens avec des responsables agricoles, nous avons souvent fait remarquer que la tolérance des agriculteurs français vis-à-vis des loisirs pouvait améliorer leur image et consolider leur identité professionnelle mise à mal par le changement de paradigme de l’agronomie. Dans la plupart des cas nos interlocuteurs semblaient plutôt dubitatifs. S’il y a manifestement crise identitaire chez les agriculteurs, les loisirs n’y sont pas pour grand chose, en première analyse.

15Pour comprendre la manière dont les agriculteurs et les usagers vivent les loisirs en espace agricole de manière plus contextuelle, nous pourrions envisager une approche situationnelle : le comportement des personnes, identifiées par leur groupe social, est expliqué par des éléments récurrents de situation, les circonstances de l’action. L’étude des conflits entre usagers des loisirs de plein air conduit ainsi Gerald R. Jacob et Richard Schreyer (1980) à distinguer les quatre familles de facteurs suivantes :

  • « Style d’activité : intensité de la participation, statut (social), éventail d’expériences et définition de la qualité ;
  • spécificité de la ressource : évaluations de la qualité de la ressource, sens de l’appropriation (le lieu comme centre d’intérêt principal), statut (la connaissance peut être la base d’une hiérarchie de statuts entre les usagers d’un lieu de loisirs) ;
  • mode d’expérience : expérience centrée ou non-centrée (le mode non-centré est une expérience des composantes générales de l’environnement) ;
  • tolérance envers la diversité des styles de vie : consommation de ressource et de technologie, préjugés. »

16Nous adopterons cette position pour indiquer des éléments de situation qui semblent influencer régulièrement la manière dont les agriculteurs perçoivent les loisirs et y réagissent. La même démarche est beaucoup plus délicate pour les usagers, du fait de leur dispersion. Et il est certain que l’interaction entre agriculteurs et usagers est de nature plus complexe que les interactions entre usagers ; la propriété du sol, les éléments de paysage, le rapport du travail au loisir sont difficiles à expliciter dans le cadre d’une enquête, car ils conduisent à une individualisation extrême des situations. Une dérive serait alors de vouloir modéliser le fonctionnement de situations en caractérisant à la fois les acteurs, les groupes sociaux qui les déterminent, la ou les situations rencontrées, et d’en déduire éventuellement des mécanismes de fonctionnement : automatismes, rétroactions, choix, marges de manœuvres, etc. Si nous admettons le bien fondé de l’analyse systémique pour étudier des ensembles relativement centrés autour d’un système cohérent de régulation (par exemple un marais avec la gestion collective de l’eau, ou bien le fonctionnement des loisirs sur une exploitation agricole particulière), tenter de modéliser la réalité structurelle et fonctionnelle d’espaces ruraux nous semble relever d’une mystification, tant les mécanismes de régulations sont diffus et divers.

17Une autre approche des liens entre comportement individuel et norme sociale consiste à interpréter les actes des individus comme un langage, une sémantique verbale et non verbale, dont la grammaire serait sociale tout en laissant une grande possibilité d’expression aux individus. « Si on prend le mot société dans son acception [de] commerce avec autrui, et si on pense qu’il n’y a pas de meilleure fondation à la sociologie que la prise en compte du sens qu’éprouvent dans le lien civil ceux qui y participent, on n’aura aucun doute sur le caractère crucial de ces petites formes de la vie courante qu’Erving Goffman a si méticuleusement décrites » (Pharo, 1993, p. 147). L’interactionisme d’Erving Goffman débouche sur une vision dynamique de la civilité : « Chaque fois que nous entrons en contact avec autrui, que ce soit par la poste, au téléphone, en lui parlant face à face, voire en vertu d’une simple co-présence, nous nous trouvons avec une obligation cruciale : rendre notre comportement compréhensible et pertinent compte tenu des événements tels que l’autre va sûrement les percevoir » (Goffman, 1986, p. 97). Les concepts développés par Erving Goffman (1959), à savoir la présentation de soi, le contrôle des impressions et la compréhension d’autrui nous semblent particulièrement adaptés à l’étude d’usages de l’espace qui amènent à une rencontre interpersonnelle. Ils devraient conduire à une observation aussi minutieuse que possible des interactions réelles, dans la mesure où elles seraient observables. Nous relèverons plus indirectement, dans les propos rapportés en interview ou annotés sur les questionnaires, des échos de cette capacité des gens à se mettre en scène et à orienter les interactions dans un sens a priori favorable pour eux.

Psychologie sociale : un cadre d’observation nécessaire

18Les loisirs conduisant à des rencontres réelles entre agriculteurs et usagers, nous avons trouvé auprès des psycho-sociologues des éclairages pertinents sur la distance interpersonnelle (Lécuyer, 1976) et plus généralement sur la psychologie de l’espace (Moles et Rohmer, 1978). La distribution très large des usagers dans le champ social (ce peut être aussi bien un voisin ouvrier qui cueille des mûres qu’un touriste étranger à cheval) conduit à réintroduire la différentiation sociale en l’intégrant au comportement individuel : dans sa gestion des interactions (au sens de Goffman), l’individu intègre distance interpersonnelle et distance sociale dans ce que nous avons appelé une distance psychosociale (cf. chapitre VII). La psychosociologie nous a également aidé à structurer la recherche grâce aux concepts fondamentaux de représentations sociales, d’aspirations et de valeurs.

19L’individualisation des situations d’interaction entre agriculteurs et usagers nous a conduit à adopter le concept de représentation sociale, tel qu’il a été élaboré par Serge Moscovici (1961), Claudine Herzlich (1969) et Denise Jodelet (1984). Il permet en effet de donner une lecture souple de l’influence des groupes sociaux sur les attitudes des individus, et réciproquement, sans enfermer ces derniers dans un déterminisme social exagéré. Sur la base de leurs travaux Gustave-Nicolas Fisher (1996, p. 126) en donne la définition suivante : « La représentation sociale est la construction sociale d’un savoir ordinaire élaboré à travers les valeurs et les croyances partagées par un groupe social concernant différents objets (personnes, événements, catégories sociales, etc.) et donnant lieu à une vision commune des choses, qui se manifeste au cours des interactions sociales. » Cette définition doit être précisée sur un point : la représentation sociale ne doit pas être comprise comme uniforme pour le groupe social. Elle se distingue en cela du concept sociologique de représentation collective. Les représentations sociales sont devenues un des outils classiques des sciences sociales, mais il nous semble utile d’en rappeler quelques caractéristiques, afin de percevoir en quoi elles peuvent aider à décrire et à comprendre notre objet de recherche. La représentation sociale est un processus de « transformation sociale d’une réalité en un objet de connaissance », création sociale originale nettement distincte de la réalité qu’elle décrit, élaborée par échanges successifs au sein du système social, et qui se condense peu à peu en une réalité nouvelle, par « un travail de naturalisation de la réalité sociale » (Fischer, ibidem, p. 126-127). Les représentations sociales sont constituées d’un ensemble d’informations sociales, d’images, de significations et de symboles formant un tout intelligible et mobilisable par le sujet pour agir. Les processus de constitution d’une représentation sociale ont été décrits par Serge Moscovici (1961) à propos de la psychanalyse : l’objectivation et l’ancrage. L’objectivation, « processus d’agencement des connaissances concernant l’objet d’une représentation », est le mécanisme d’appropriation d’une réalité complexe par un groupe social. L’ancrage, processus d’action des représentations déjà élaborées, s’appuie sur trois aspects opérationnels, si l’on peut dire, de la représentation sociale : l’attribution d’une « valeur d’utilité sociale », qui fait d’elle un ensemble de repères permettant d’interpréter le réel ; la constitution d’un « réseau de significations » qui fait varier le sens de la représentation selon qu’elle est confrontée à tel ou tel champ du système social ; enfin l’intégration permanente des nouveautés, la représentation existante permettant une saisie plus rapide des éléments nouveaux qu’elle rend intelligibles. Dans le cadre de notre recherche, le concept de représentation sociale est particulièrement pertinent pour trois raisons. D’une part il permet de rendre compte des processus mentaux qui pilotent le comportement des acteurs dans des interactions, les loisirs en espace ouvert, où les protagonistes ne se connaissent a priori pas personnellement. Le promeneur s’adressera à un agriculteur et l’agriculteur à un promeneur. Les représentations sociales de l’agriculteur et du promeneur préexistantes dans l’esprit de l’autre vont lui permettre d’adopter un comportement adéquat, et la représentation va évoluer aussi du fait de cette expérience. Il est logique de faire l’hypothèse que lorsqu’un agriculteur a une large expérience des cavaliers par exemple, la représentation qu’il s’en fait diffère quelque peu de la représentation sociale habituelle dans le groupe social des agriculteurs, et que, par ses discours sur les cavaliers, il est susceptible de la faire évoluer, de l’enrichir. D’autre part il n’isole pas les représentations et comportements des individus de ceux du groupe social, mais assure leur articulation, ce qui nous permet d’admettre la pertinence conjointe des approches subjectives et sociales. Il s’agit enfin d’un concept qui oriente le regard vers les personnes concernées par le champ d’étude. La représentation sociale de la pêche à la ligne, par exemple, n’est pas donnée a priori au chercheur ; il doit la construire par la rencontre méthodique des personnes, et ce d’autant plus que sa variabilité est grande au sein du corps social. Sans chercher à déterminer de représentations sociales en particulier, nous aurons donc à l’esprit leur mode d’action et les supposerons constituées et actives sur des objets comme les agriculteurs, la nature, la promenade, son chez soi, les citadins, la politesse, etc.

20En défendant l’idée d’une sociologie des aspirations, Paul-Henri Chombart de Lauwe (1969, p. 27-28) cherche à relier la dialectique d’élaboration des représentations avec les concepts psychanalytiques de désir et d’inconscient : « L’aspiration est le désir activé par des images, des représentations, des modèles qui sont engendrés dans une culture et contribuent en même temps à la renouveler constamment. Aussi par ses aspirations l’individu apporte le plus intime de lui-même dans une action sociale. » L’étude des aspirations conduit, du point de vue de leur formation chez l’individu, à l’étude des besoins et du point de vue de leur construction sociale, à celle des valeurs, car « lorsque le désir, tourné vers un objet, devient aspiration, cet objet est valorisé en fonction d’un système de valeurs propre à une société, à un milieu, à un groupe ». La sociologie des aspirations nous conduit donc à envisager deux dimensions nouvelles en jeu dans l’interaction entre les agriculteurs et les usagers de l’espace agricole : la psychologie et la culture. Les travaux approfondis de Françoise Lugassy (1989) sur les significations symboliques du logement nous permettront d’envisager l’inscription de l’espace de l’exploitation dans l’inconscient des hommes et des femmes qui y vivent. Plus généralement, la psychologie de l’espace nous propose des repères sur l’espace comme prolongement projectif du corps et comme contenant du corps, lui donnant son existence propre, permettant son identification par la personne. La recherche de la nature par les usagers des loisirs peut y trouver une motivation significative (Bresson et al., 1974).

  • 6 Giddens Anthony, Modernity and self identity, Polity Press, 1991, p. 146, cité par Jim Butterfield(...)

21Les rapports entre les aspirations et les valeurs peuvent être développés pour expliquer l’émergence d’une demande sociale pour tel ou tel loisir, ou l’évolution des modes d’usage. Mais les travaux les plus riches nous semblent venir de chercheurs qui ont essayé de comprendre l’évolution des valeurs dans la période contemporaine. Le fait marquant semble être le recul que les individus ont pris vis-à-vis de la culture, celle-ci ne pouvant plus être retenue comme un cadre rigide. Jim Butterfield et Jonathan Long (1998) proposent par exemple une discussion sur les modèles culturels de consommation de la campagne en Grande-Bretagne. Ils critiquent la manière dont, dans les années soixante-dix, l’État providence prétendait pouvoir fonder son action sur l’évaluation objective des besoins sociaux. Ils retiennent deux effets qui concourent à disjoindre aspirations et besoins, sous l’effet de l’évolution des valeurs. D’une part Anthony Giddens observe que « les individus sont obligés de penser et d’agir par eux-mêmes, choisissant leur propre style de vie et cherchant leur identité propre dans l’absence des certitudes du passé autour de la consommation et des traditions6 ». Il définit ainsi une sur-modernité (high-modernity) dont ni la tradition (et en particulier les prescriptions familiales du père sur le fils), ni le marché – les individus savent que la publicité les trompe – ne permettent de comprendre les valeurs. L’individu accède à une conscience de soi et du monde qui pourrait expliquer par exemple, « les décisions conscientes de laisser une moindre empreinte écologique ». Cette attitude est désignée par le concept de réflexivité. Parallèlement, la relative déculpabilisation des individus permet le développement d’un « hédonisme postmoderne » dans lequel « on se fait plaisir » indépendamment d’une quelconque utilité immédiate. Il en résulte un nouveau consumérisme, particulièrement lié aux loisirs : « L’acte d’achat donne du plaisir, et aucune activité récréative n’est complète si l’on n’achète quelque chose » (Butterfield et Long, 1998, p. 129). Les auteurs retiennent comme exemple l’extension des boutiques dans les musées. Il n’est pas étonnant que cette réflexion soit conduite dans un pays où les loisirs à la campagne sont largement marchandisés. Néanmoins, nous ne pouvons exclure, pour les loisirs que nous étudions, mais aussi dans l’attitude des agriculteurs, les effets de la diffusion de ces valeurs dans la société.

Une visée anthropologique ?

22Notre étude nous a amené à des questionnements de nature anthropologique pour trois raisons. D’une part les agriculteurs sont aussi des paysans, et nous avons tous des ancêtres qui l’ont été : se récréer en espace agricole peut être aussi un retour sur ses propres racines. D’autre part, c’est leur caractère naturel qui attire dans les espaces agricoles pour les loisirs, or l’homme est aussi une espèce animale au sein de cette nature, dont il a su s’extraire, et dont il rêve. Enfin, en fréquentant un espace naturel cultivé et habité, l’usager des loisirs cherche peut-être, entre la rationalité moderne et la quête du sens, un ordonnancement, une synthèse qui ne soit pas totalitaire.

23Gérard Lurol (1994, p. 46), s’interrogeant dans la revue Paysans sur les besoins de nature des citadins, les perçoit surtout en demande d’une « demeure humaine » : « Il s’agit de leur faciliter l’accès à une mémoire séculaire qui leur permette d’intérioriser leur propre culture en leur offrant, par cet accueil, l’accès à des racines qui aient du sens. » Et il affirme : « Cette mémoire, elle est encore en actes dans les fermes. » Rien ne le prouve, mais la simple affirmation du fait légitime, nous semble-t-il, une approche de l’imaginaire social de la campagne. Dans quelle mesure les paysans d’aujourd’hui ont-ils conservé la mémoire de la civilisation paysanne ? Est-on assuré qu’ils « continuent d’entretenir un rapport vivant avec cette culture paysanne séculaire » (ibidem) ? Les usagers de l’espace agricole sont-ils conscients d’être à la recherche de leurs racines paysannes ? Les uns et les autres ne construisent-ils pas un monde imaginaire, quitte à ne plus distinguer ce qui les relie personnellement au passé de ce qu’ils reconstruisent à partir des récits médiatisés (livres, films, etc.), comme l’on se souvient très bien d’événements de notre enfance maintes fois évoqués par nos parents. Plus précisément, le fait d’accéder librement à l’espace agricole, et pour les agriculteurs le fait de tolérer cet accès pourrait relever d’une recherche de l’unité pré-moderne. D’une façon peu coûteuse sur les plans économiques et symboliques, ce serait pour les acteurs une manière de narguer la rationalité d’une appropriation de l’espace exclusivement privée. C’est aussi dans cet esprit que la quête de la nature elle-même peut être comprise. Jean Simmoneaux (1999, p. 123-137) y voit une expérience rituelle en référence au pèlerinage, au caractère sacré de la nature et de certains de ces éléments : l’eau, la montagne, certains animaux domestiques (âne, mouton), l’ours, le loup, la forêt. Ce caractère sacré peut être invoqué pour octroyer ou s’octroyer l’accès à un espace qui ne saurait, dans cette perspective, demeurer privatif. Notre hypothèse est que les usagers et les agriculteurs partagent pour une large part ces « bases anthropologiques de l’imaginaire de la campagne », en paraphrasant Bernard Debarbieux (1995) qui les étudie pour la montagne.

24Il apparaît cependant que les agriculteurs professionnels ont une tendance à les refouler au profit d’une vision technicienne de l’espace agricole. Jean-Pierre Sylvestre perçoit ainsi dans le débat autour de la signification de l’espace rural la confrontation de deux tendances lourdes : la technicisation du monde (le tout rationnel, la chosification de tout) d’une part, le lieu de la recherche de l’unité cosmique perdue d’autre part. « En prétendant se construire sur les décombres du mythe, la volonté de gestion scientifique de l’espace rural, crispée sur ses règles et ses instruments de géomètre, n’engendre-t-elle pas le refoulement d’un désir primitif qu’elle croyait réduire en le renvoyant à la préhistoire de la raison ? » (Sylvestre, 1987, p. 151). Pour réassortir la vision technicienne-rationnelle du monde à la nécessaire référence symbolique au sens, l’auteur propose, au lieu d’en faire une critique radicale, de s’appuyer sur deux dimensions intéressantes de la rationalité moderne : l’affirmation de la primauté de la volonté, qui débouche sur l’autonomie de l’individu et valorise en fin de compte le local, l’endogène, dans un retour moderne sur le sens de la communauté ; la distanciation de l’art et de l’architecture moderne vis-à-vis de la tradition, qui peut comporter des marges de créativité libératrices. L’espace rural devient alors un espace de synthèse, espace privilégié pour la retraite secrète contre « la responsabilité et le devoir de prendre des décisions », refuge, sein maternel, lieu des « rêveries du repos » contre les « rêveries de la volonté », imagination de l’intimité contre l’imagination des forces. La démarche d’aménagement de l’espace est en conséquence une voie étroite où se complètent « raison généreuse » et « âme rigoureuse », refusant le divorce entre l’intelligible et le sensible. « Utopie d’une modernité qui, par la conscience de ses limites, ferait sa part à l’incommensurable » (ibidem, p. 157-159).

25Marc Augé (1992), avec le concept de « non-lieux », cherche à comprendre la signification des systèmes anonymes de gestion de la vie moderne. Il montre comment le fondement de l’organisation spatiale devient l’évitement de la rencontre : les carrefours deviennent des échangeurs, les banques des distributeurs, etc. Pour que les chemins ne deviennent pas des non-lieux entre des champs-tout-court, avec des agriculteurs solitaires et des promeneurs pressés, il faut se garder d’enlever leur sens aux lieux. Et le seul moyen de leur garder du sens, c’est selon nous d’associer à la définition de leurs nouvelles fonctions les gens qui y vivent. Dans cet esprit notre recherche peut s’inscrire dans la démarche anthropologique. En cherchant comment, mais aussi pourquoi, des hommes partagent une expérience concrète du même espace, dépassant pour cela les despotismes habituels de l’utilité et de la propriété, nous rejoignons la question du sens de la vie dans l’espace (espace naturel et espace social). Maurice Godelier (1984, p. 10) a formulé de manière générale l’hypothèse que « l’homme a une histoire parce qu’il transforme la nature », et a tenté une analyse des rapports entre écosystèmes, systèmes sociaux et territoires, en longue période, en insistant sur le rôle des espaces cultivés. À notre échelle, nous proposons la récréation comme angle original pour illustrer et enrichir la connaissance de ces rapports complexes.

La question du temps

  • 7 Les 994 pages de communications au colloque Les temps de l’environnement confirment s’il en était (...)

26Nous aurons recours aux travaux des historiens pour comprendre certaines représentations, certains états des lieux du paysage et nombre de lois en vigueur. L’histoire est en ce sens une discipline incontournable. C’est pourtant les usages récréatifs d’aujourd’hui que nous étudions, dans un espace d’aujourd’hui. Nous n’userons donc pas de la méthode historique. Mais les échelles de temps jouent aussi au présent sur notre objet de recherche. Nous ne faisons ici qu’évoquer quelques pistes de réflexion7. Plusieurs échelles de temps s’articulent en matière d’espace agricole et de loisirs. Jean-Pierre Deffontaines, Étienne Landais et Pascal Pierret (1997), distinguent deux échelles spatio-temporelles, le temps long des paysages agro-forestiers et le temps rond des pratiques agricoles, des itinéraires culturaux, de l’année culturale. La même distinction pourrait être faite quant à la consommation récréative du paysage : il y a des saisons très marquées pour la plupart des loisirs que nous étudions, et Isabelle Petitfils (1983, p. 153) souligne justement que la contemplation du paysage elle-même ne laisse pas les mêmes impressions la nuit que le jour, le matin que le soir, selon les saisons, et selon le temps qu’il fait : « On s’aperçoit très vite que la notion du temps est essentielle à l’appréhension d’un paysage. » C’est le temps rond des loisirs de plein air ; mais il y a aussi le temps long des évolutions dans les pratiques, de l’émergence et de la diffusion des nouveaux loisirs, des changements de sens qu’on leur attribue. Le temps est aussi biographique. Selon leur âge, nos interlocuteurs, agriculteurs ou usagers, n’auront pas la même expérience et les mêmes aspirations. Ce que l’on a vécu enfant et les expériences passées influencent fortement les attitudes présentes.

27La question des rapports du temps à la société oppose le temps inéluctable au temps de l’espoir et de la responsabilité. Nicole Mathieu (1997) pose la question du statut de la variable temps dans la formulation des hypothèses de recherches lorsque l’on étudie des questions environnementales. Si l’environnement est considéré comme une dynamique d’interaction entre la terre et les sociétés, le temps est alors une variable de base, explicative. Au contraire si l’environnement est considéré comme un problème de société, le temps est une hypothèse, mais on cherche ailleurs les causes des modifications, dans les rapports de pouvoir ou dans les représentations. À l’échelle de notre étude, conduite sur quelques années, il nous semble difficile de nous placer dans la première hypothèse. À travers la notion d’expérience vécue, nous retenons pourtant bien l’idée que le temps fait son office. En retour la société peut se saisir du temps : Anne Tessier-Ensminger (1997) note qu’en matière d’espaces naturels et ruraux, on a récemment basculé d’une priorité à l’espace (l’environnement naturel, le zonage, etc.) vers une priorité au temps (le développement durable). Cette inscription du futur dans les aménagements fait écho au « temps géographique, […] qu’on déchiffre dans l’espace » (ibidem, p. 371), dont l’historien Fernand Braudel a montré l’existence.

28En sollicitant les concepts de diverses disciplines des sciences sociales, qui nous semblaient pouvoir apporter des éclairages pertinents, nous avons sélectionné des outils pour appréhender la complexité des êtres humains, individus en relation sociale, dont l’usager et l’agriculteur seront les figures dans notre recherche. Mais l’espace agricole n’est pas le contenant passif d’interactions sociales qui s’y dérouleraient par accident. C’est par rapport à lui que s’exercent des enjeux majeurs d’appropriation, et c’est lui qui réunit en un même lieu l’agriculteur et l’usager, convoquant d’un même trait leurs rencontres et leurs évitements, leurs conflits et leurs accords. Aussi avons-nous choisi de privilégier un regard de géographe.

POUR UNE APPROCHE GÉOGRAPHIQUE D’UN FAIT SOCIAL

29Nous défendons une entrée géographique pour aborder les usages récréatifs de l’espace agricole. L’étude des loisirs relève pourtant, a priori, de la sociologie, qu’on les considère comme expression culturelle socialement constituée ou comme nécessité de « reproduction de la force de travail » (Bailly, 1981, p. 69). Les travaux dans ce domaine sont abondants.

« Plus rares sont les analyses de nature géographique : seule l’étude du tourisme, aux implications évidentes, a, depuis quelques années déjà, connu une certaine faveur. Suivant les états, les régions, les villes, voire les quartiers, la nature des activités, leurs modalités, leurs évolutions connaissent des variations considérables. Or celles-ci, une fois mises en évidence, ne peuvent trouver leur explication que replacées dans l’ensemble du contexte géographique dans lequel elles s’inscrivent » (Laboratoire de géographie humaine, 1989, p. 3).

30Ajoutons que les loisirs de plein air ont une dimension géographique supplémentaire : ils utilisent l’espace comme support, et appuient leur répartition sur ses caractéristiques physiques autant que sociales.

31À première vue, la géographie de loisirs diffus comme ceux que nous étudions pose tout de même des problèmes de représentation, la cartographie en étant souvent malaisée, faute de données précises sur la répartition des phénomènes. Cette difficulté n’exclut pas pour autant notre travail du champ géographique : « Connaissance des rapports des hommes aux lieux » pour Armand Frémont (1976, p. 9), « connaissance de cette œuvre humaine que sont la production et l’organisation de l’espace » pour Roger Brunet (1993, p. 215), étude de « la dimension spatiale des sociétés » pour Vincent Veschambre (1999), la géographie est concernée par le randonneur sollicitant un droit de passage, suspendu au marchepied du tracteur d’un paysan pressé. Les loisirs de plein air en espace agricole peuvent mettre en jeu une géographie des loisirs, une géographie des usages de l’espace agricole et, c’est notre ambition, une géographie des articulations entre les deux. Les usages sociaux de l’espace agricole ne marquent pas le territoire. Ils ne sont ni permanents, ni continus. Ils existent cependant, et à leur façon modifient l’espace dans toutes ses dimensions (espace physique, vécu, imaginé). L’incidence des lieux sur la manière dont les loisirs se produisent et sur la nature et l’intensité des échanges entre les agriculteurs et les usagers ne fait aucun doute. Il s’agit donc bien d’un mécanisme spatial et producteur d’espaces. Dans cette section nous chercherons en conséquence à préciser ce que le regard géographique peut avoir de particulier sur un objet de recherche comme le nôtre, mais aussi la filiation de notre travail avec la géographie rurale et la géographie sociale, en terme de concepts et de méthodes.

De l’objet géographique

32La récréation en espaces naturels n’a pas, à notre connaissance, retenu l’attention des géographes en France. On pourrait citer, parmi les travaux récents qui auraient pu déboucher sur cette interrogation, mais qui ne l’ont pas fait, les travaux des géographes du tourisme vert et de la diversification, comme Roger Béteille (1996) et Samuel Arlaud (2000) à Poitiers, et les travaux des géographes des loisirs, comme ceux du Laboratoire de géographie humaine (1989) de Besançon. Les travaux des géographes limougeauds, autour de Guy Bouet et Olivier Balabanian (1992), abordent bien la question de la cueillette, mais dans un contexte de conflit local aigu (la guerre des cèpes), ce qui les empêche de raisonner le phénomène plus généralement pour l’espace agricole français ou pour d’autres loisirs. Sur la base du relevé exhaustif qu’Yves Luginbühl et Tatiana Muxart (1997) font de la « place de la géographie dans les recherches sur l’environnement », nous pouvons noter que les usages récréatifs de la nature n’apparaissent ni dans les thématiques abordées par les laboratoires de géographie, ni dans les thématiques prioritaires dégagées par les auteurs. Nous avons noté qu’en Grande-Bretagne, la récréation en espace agricole avait été essentiellement étudiée d’un point de vue micro-économique, comme diversification agricole, même par les géographes. Tout semble donc indiquer l’existence d’une difficulté conceptuelle pour les géographes à se saisir de cet objet. Peut-être est-ce plus difficile qu’il n’y paraît. Nous avons relevé trois difficultés qui pourraient expliquer en partie ce désintérêt disciplinaire : les loisirs laissent peu de traces, ce qui les rend difficile à localiser ; les loisirs n’exploitent pas à proprement parler la nature, les relations homme-milieu y sont beaucoup plus labiles que dans les champs de l’habitat ou de l’agriculture par exemple ; le caractère diffus et largement répandu sur tout le territoire des loisirs de plein air n’en fait a priori pas un bon exemple pour montrer comment l’espace est approprié par les groupes sociaux. L’examen de ces trois hypothèses nous amène à un bref aperçu des possibilités épistémologiques que nous offrent l’analyse spatiale, la géographie humaine classique et la géographie humaniste d’aujourd’hui.

  • 8 Contingent : qui peut arriver… ou ne pas arriver.

33Si la réalité de l’espace et de la distance ne fait guère de doute, les géographes n’ont cherché que tardivement, au xixe siècle, à en étudier les lois. Depuis les modèles d’organisation de l’espace proposés par Von Thünen et Christaller jusqu’au géosystème de Georges Bertrand (2002), il est peu à peu apparu la nécessité de reconnaître que la distance jouait avec les lieux comme une incontournable conditionnalité physique. C’est la distance qui anime les concepts de densité humaine, de disponibilité d’espace, c’est la distance entre les hommes et les espaces ouverts à la récréation qui permet de caractériser une diversité d’espaces agricoles récréatifs périurbains, banals, touristiques, etc. Pour repérer ces régularités spatiales, nous pouvions imaginer de rendre compte dans le temps des interactions loisirs-agriculture via un système d’information géographique (SIG), sur une zone choisie et à une échelle adaptée. Du point de vue méthodologique, les outils existent pour donner à ces recherches une grande finesse. La récréation est cependant, pour plusieurs raisons, un objet délicat à quantifier, à spatialiser, à modéliser. L’absence de données précises sur les usages de loisirs conduit à un dilemme méthodologique : si l’on cherche à les obtenir, les moyens financiers nécessaires conduisent à limiter l’étude à des zones trop étroites pour dégager les régularités supposées, tandis que si l’on se contente des données disponibles, il est impossible de modéliser. Ces difficultés n’opposent pas pour autant d’objection de principe à l’hypothèse de règles spatiales agissant sur l’objet de recherche. Aussi les deux critiques suivantes sont plus fondamentales. D’une part le rôle de la distance est loin d’être univoque, les loisirs se réalisant dans un espace-temps complexe fait de résidence (urbaine mais aussi rurale), de vacances, de week-ends, le même espace supportant peu ou prou cette diversité, l’attractivité des espaces et des paysages agricoles variant en fonction des divers loisirs, des espaces concurrents, du temps qu’il fait. Le touriste comprendra la proximité comme la possibilité d’attraper un sentier de randonnée directement depuis le gîte où il séjourne, tandis que les citadins privilégieront l’accessibilité en automobile d’espaces certes proches mais surtout ouverts et de bonne qualité récréative pouvant les emmener à quelques dizaines de kilomètres. Rendre compte de cette distance relative suppose une masse de données, et nous sommes en outre convaincus que les moyens n’y suffiraient pas : dans la plupart des cas, les loisirs que nous étudions sont des usages des lieux avant d’être des usages de l’espace. Autrement dit, l’hypothèse d’homogénéité de l’espace qui préside au spatialisme n’est pas du tout vérifiée en matière de loisirs. Les usagers sont attachés aux lieux d’exercice de leurs loisirs par un faisceau de liens. Ces liens les amènent en retour à modifier les lieux en vue d’en extraire les satisfactions attendues : c’est ainsi que la volonté de chasser chez eux amène les chasseurs de telle zone agricole intensive à investir dans l’aménagement d’habitats cynégétiques plutôt que d’aller chasser dans une zone bocagère à vingt kilomètres. À l’inverse, les résidants secondaires de tel village pittoresque s’opposent à l’aménagement touristique et récréatif de leur commune pour en conserver le caractère rural. D’autre part, il faut noter l’extrême contingence8 des activités récréatives et leur caractère expérimental : il s’agit toujours de tentatives, et l’individu qui se récrée ne sait pas et ne souhaite pas toujours savoir exactement quelle expérience il atteindra. Ces caractères sont encore accentués lorsque les loisirs se pratiquent dans des espaces peu aménagés, des espaces non spécialisés comme l’espace agricole. Modéliser des phénomènes de cette nature, tenter d’en associer les manifestations aux caractéristiques spatiales paraît alors bien hasardeux, au-delà du repérage probabiliste.

34Si son inscription spatiale ne fait aucun doute, la récréation de plein air est donc avant tout une manifestation de l’homme. La question de la part respective de l’espace et de l’homme dans la problématique récréative est donc posée, comme elle l’est en géographie depuis plus d’un siècle. En 1957, Maximilien Sorre tente une synthèse des débats antérieurs. Lui-même inspiré des travaux de Vidal de La Blache et de Lucien Febvre, il rend justice à Friedrich Ratzel, géographe allemand (1844-1904) qui réintroduit l’homme et la société dans une science géographique du xixe siècle entièrement tournée vers la description du milieu. « Avec lui, la géographie humaine conquiert sa place en face de la géographie naturelle. » Géographie de l’homme dans l’espace qui succède à une géographie de l’espace pour l’homme. Nous nous serions volontiers reconnus dans cette géographie de l’homme, cette « Anthropogeographie » de Friedrich Ratzel, mais « malgré l’extraordinaire étendue de son information, malgré son éducation première de naturaliste, [il] ne s’est pas gardé du déterminisme physique. Il enferme l’activité humaine dans un cadre préétabli : elle obéit aux lois que lui imposent l’espace et la situation » (Sorre, 1957, p. 27). Il s’agit de faire plus de place à l’homme. « Il y a dans l’École française un autre souci de mesure et d’humanisme. Cette École sort de l’enseignement de Vidal de La Blache. […] L’auteur revient à bien des reprises sur cette idée que tout ce qui regarde l’homme est marqué de contingence » (ibidem, p. 27). De ce point de vue, nous accepterions volontiers d’emprunter les chemins tracés par la géographie humaine. Sa lecture des relations des hommes aux lieux y est souvent d’une grande finesse. Elle pêche pourtant par un manque de recul critique sur les réalités qu’elle décrit. D’une part, et cette remarque est déjà formulée par Maximilien Sorre, la géographie humaine française entretient un rejet abusif de l’écologie scientifique. Soulignons d’autre part l’effondrement des constructions idéologiques productrices de certitudes quant aux sociétés. Il faut relire La France de l’Est (1917) pour comprendre la prégnance et l’intangibilité de l’idéologie nationale durant la Grande Guerre même chez un humaniste comme Paul Vidal de La Blache. L’ouverture des camps de la mort nazis en 1945 et la chute du mur de Berlin en 1989 ont signé la victoire de l’improbable démocratie sur les certitudes totalitaires. La prise en compte de l’écologie comme garde-fou au développement économique est venue couronner le tout, minant les certitudes consuméristes qui semblaient, dans les années quatre-vingt, devoir prendre le relais des idéologies. La mise en cause successive des certitudes engendre progressivement des concepts moins abrupts. De la nature implacable déterminant des sociétés indiscutables (Ratzel), on est passé à des sociétés exploitant les ressources de la nature (Vidal de La Blache). Globalement, déterministes comme vidaliens mettent la nature à la disposition de l’homme. La critique démocratique et la critique écologique nous imposent aujourd’hui un système d’interactions, plus ou moins teinté d’aléatoire, entre des espaces et des sociétés en mouvement. Il ne sera donc question pour nous ni de chercher dans les paysages la cause première des loisirs, ni de chercher quels loisirs peuvent s’établir dans tel paysage, mais de montrer comment un acte humain, le loisir, s’actualise dans l’espace-paysage, le transforme, et se transforme en retour.

  • 9 George L. Mallory (1886-1924) est mort avec son camarade Andrew Irvine en tentant la conquête de l (...)
  • 10 Topologie : branche des mathématiques née de l’étude des propriétés géométriques se conservant par (...)

35Les approches phénoménologiques et leurs ramifications contemporaines nous semblent particulièrement aptes à rendre compte de cette expérience intime d’immersion dans l’espace-paysage que représentent les loisirs de plein air, et, en retour, du rôle qu’ils peuvent jouer dans la constitution d’une culture paysagère. Jean-Marc Besse (1997, p. 338) souligne l’originalité des positions d’Erwin Straus qui, en 1935, affirme que « l’espace du monde de la sensation est à celui de la perception comme le paysage est à celui de la géographie ». Tandis que ses contemporains, les géographes classiques, parcourent et décrivent le plus objectivement possible les paysages, pour Erwin Straus « le paysage est synonyme d’absence d’objectivation, il précède la distinction du sujet et de l’objet et l’apparition de la structure d’objet. Le paysage est de l’ordre du sentir, il est participation à et prolongement d’une atmosphère, d’une ambiance (stimmung) ». Il s’agit de décrire « l’espace du sentir, soit le foyer originaire de toute rencontre avec le monde. Nous sommes au paysage dans le cadre d’une expérience muette, “sauvage”, dans une primitivité qui précède toute institution et toute signification » (ibidem, p. 338-339). Quand on demande à l’himalayiste George Leigh Mallory pourquoi il grimpe sur ces montagnes, il répond : « Parce qu’elles sont là9. » Bien sûr, la reconnaissance de cette expérience pré-scientifique ne débouche pas sur des outils d’analyse faciles. Mais elle sert de point de départ pour éviter de construire trop vite des concepts réducteurs, pour garder en mémoire la richesse incommunicable des expériences individuelles et des symboliques culturelles qui se construisent en écho. Michel Serres développe une vision du même ordre lorsqu’il décrit le paysage comme habitat de l’homme, lorsqu’il associe la vie (du micro-organisme comme de l’être humain) à la topologie10 d’un ici qui fait lieu. Il s’agit d’habiter « les plis du monde », par opposition à l’étendue spatiale abstraite (Serres, 1996, p. 46). Aussi bien dans les expériences des usagers que dans le quotidien des agriculteurs dont l’espace de travail est aussi pour partie l’espace de vie, cette dimension topologique est fortement présente. La phénoménologie apporte donc une réponse à la critique d’approches trop systématiques. Elle oblige à relativiser la science en tant que construction abstraite, « dépendante par rapport au “monde de la vie” dont elle prétend illusoirement s’abstraire » (Besse, 1997, p. 336) et à rester attentif à l’expérience sensible et au témoignage. Comme scientifique, nous devons avoir envers notre objet le respect que le patient attend de son médecin : de même que le patient ne peut être sans dommage réduit à une problématique thérapeutique (terrain, pathologie, médication), « le paysage, dans cette perspective, n’est pas essentiellement ni prioritairement un objet de science », comme l’a posé frontalement Éric Dardel dans L’homme et la terre en 1952. Le géographe rejoint décidément l’anthropologue pour porter sur l’arène scientifique, avec prudence, une dialectique du sens : comme des forces magnétiques opposées, la topologie (qui nous ressource au lieu) et la rationalité spatiale (qui nous ouvre à l’universel) parcourent l’espace géographique. De cette tension, les individus, les groupes sociaux et les chercheurs s’emparent, consciemment ou inconsciemment, pour guider la perception, l’expérience et la production de l’espace géographique. Pour nous l’espace géographique est à la fois lieux et étendue, sujet d’intimes émotions et d’enjeux sociaux. Il ne s’agit ni d’oublier la distance, ni d’occulter les replis subjectifs ; ni de se barder de chorèmes, ni d’abandonner l’espace à l’aléatoire désordonné d’expériences invérifiables. Si nous observons des régularités spatiales, nous les soumettrons à la critique poétique de l’expérience sensible du premier témoin ; si nous décrivons l’unicité de la relation d’un homme à un lieu, nous la soumettrons à des grilles socio-spatiales afin de vérifier si cette implication (au sens de mise en plis retenu par Michel Serres) ne cache ou ne révèle la mise en acte, l’efficience d’une règle.

36Augustin Berque, poursuivant sur la voie ouverte par la phénoménologie, explore une autre dimension : comment cette expérience individuelle de l’espace physique, toujours singulière (une personne, un lieu), se concrétise en culture et en retour se vit comme expérience culturelle constitutive du lien social. La première distinction qu’il pose en matière d’espace, sépare la biosphère (et son support la planète) de l’écoumène, « qui est la relation de l’humanité à l’étendue terrestre. Certes l’écoumène suppose la biosphère […], mais elle ne s’y réduit pas, car elle suppose aussi, d’emblée, la subjectivité de l’être humain ». L’approche récréative de l’environnement est éclairée par cette analyse : la haie du promeneur et la haie du botaniste, la même haie sur la carte d’état-major, relèvent de deux mondes différents. La récréation impose, plus que d’autres approches, la subjectivité comme une des composantes de l’environnement. Ce qui différencie fondamentalement l’écoumène de l’environnement physique, c’est que « les milieux humains (dont l’ensemble forme l’écoumène) sont à la fois écologiques et symboliques : ils sont écosymboliques. Cela signifie que dans l’écoumène, rien n’existe en soi, mais exclusivement en tant que doué d’un certain sens (une médiance) […] ». L’écoumène est « la relation douée de sens de l’habiter humain sur terre », et la médiance est le sens qui « empreint l’écoumène », médiance qui varie donc selon les milieux humains (Berque, 1997, p. 320-322). Le concept de trajection, cherchant à dépasser « la simple juxtaposition du subjectif et de l’objectif, […] l’alternative moderne du sujet et de l’objet » (ibidem, p. 323), veut donner consistance au lien écouménal. La trajection se définit comme le « déploiement contingent de l’écoumène entre les deux pôles théoriques du sujet et de l’objet ». Elle se traduit par l’existence d’objets écosymboliques tout à la fois matériels et symboliques (« à commencer par [leur] nom »). L’auteur donne les exemples de la table et de l’arbre. Nous pourrions proposer le lièvre et le chemin. Ces objets, des « prises écouménales », sont à la fois « d’un côté les choses, de l’autre l’activité de notre esprit » (ibid., p. 322-325). Le paysage qu’elles composent est à la fois une matrice de notre activité mentale (noèse) et une empreinte de nos représentations mentales (noème). La trajection paysagère se constitue ainsi en fait social. « Le paysage devient un motif constitutif du lien social : il motive l’être ensemble de la société, tant comme forme contribuant à former celle-ci (une matrice motivante) que comme forme formée par elle (une empreinte motivée) » (ibid., p. 327).

37Il ressort de ces approches une légitimation solide de la géographie comme science sociale :

« Sous forme-empreinte et sous forme-matrice de paysage, les pays donnent aux peuples matière à être autant qu’à agir. Contrairement à la vulgate des sciences sociales contemporaines (dans laquelle la réalité tend à devenir pure construction du discours social), il n’y a pas d’action sociale, ni d’acteurs sociaux, sans l’en-tant-que du paysage […]. Certes il n’y a pas non plus de paysage, ni d’écoumène en général, sans acteurs sociaux et sans sociétés humaines (car alors il n’y aurait que des écosystèmes dans la biosphère) ; mais ni les acteurs individuels, ni les sociétés, ne performent leur subjectivité que par trajection des empreintes et des matrices de leur être-au-monde, c’est-à-dire selon une certaine médiance » (ibid., p. 328).

38Le ton polémique ne doit pas cacher la vérité qu’exprime Augustin Berque et dont nous percevons l’écho dans notre champ de recherches : l’espace géographique n’est pas un espace que l’homme exploiterait comme une ressource minière, ce n’est pas non plus une construction de l’esprit, c’est un espace qui nous engendre. Et nous avons l’intuition que l’espace agricole, en particulier lorsqu’il supporte des activités récréatives, participe largement de cette permanente reconstruction de la subjectivité chez l’agriculteur comme chez l’usager. Peut-être s’agit-il même là d’un des fondements de la demande récréative (vérifier que l’on a toujours une demeure) et de l’acceptation par les agriculteurs (qui cultivent la demeure des hommes).

Une problématique de géographie sociale

39Traitant d’usages de l’espace agricole, nous mobilisons des connaissances juridiques spécifiques aux espaces naturels (telles que le Code rural et le Code de l’environnement), nous interrogeons des agriculteurs (comme nos collègues d’économie et de sociologie rurale) et les éléments de paysages agraires (comme les agronomes). Ces proximités d’objet font objectivement de cette recherche une recherche de géographie rurale. De cette filiation assumée nous retenons une grande liberté conceptuelle, un pragmatisme nourri de travaux de terrain, bref une certaine humilité scientifique. Nous avons essayé, par contre, de nous démarquer d’une vision agricole de l’objet de recherche, tout en reconnaissant le rôle central de l’agriculteur dans la gestion de son espace de travail et de vie. Les usages sociaux de l’espace agricole n’ont en effet généralement pas été considérés pour eux-mêmes par la géographie rurale, mais en tant qu’ils concernaient les ruraux, et particulièrement les agriculteurs. Il s’agissait de montrer comment les agriculteurs percevaient et supportaient les nouvelles attentes de la société, comment des phénomènes, généralement présentés comme des contraintes, ou des opportunités financières, modifiaient la sociologie et l’économie agricole. Nous préférons considérer l’espace agricole comme un espace enjeu, pour les agriculteurs et les ruraux mais aussi pour les citadins, les touristes, bref pour tout le monde. De ce fait la question quitte le champ rural ; nous la posons dans les mêmes termes que les géographes dits urbains. Les géographes ont cependant apporté aux études agricoles et rurales une ouverture sociale en insistant sur la dimension territoriale des espaces ruraux. L’insistance des géographes ruraux sur la population rurale non agricole (Kayser, 1990) ou sur le rôle des réseaux de bourgs et petites villes (Jousseaume, 1998) a ainsi contribué à une vision plus ouverte de la ruralité, et nous pouvons nous inscrire dans la perspective qu’ils ont tracée. Pour autant la géographie rurale, féconde fraternité d’objet, ne saurait constituer un cadre théorique. Rurale par son objet, culturelle par sa visée anthropologique, notre étude se fonde sur une problématique essentiellement sociale. En première analyse, l’aménagement récréatif de l’espace agricole et les possibilités d’accès expriment en effet un partage de l’espace, partage structuré sur la base des rapports sociaux et des politiques publiques.

40Même s’il existe divers courants de géographie sociale, nous adoptons ces termes dans une acception large : pour la géographie sociale contemporaine, l’organisation de l’espace est un produit social. Dans un texte fondamental pour l’émergence de la géographie sociale, Wolfgang Hartke (1956) met en évidence que ce ne sont pas des facteurs économiques ou pédologiques qui produisent des « jachères sociales » (Sozialbrache), mais la recomposition sociale, les phénomènes d’anticipation et d’attentes des propriétaires (Baudelle, 1999). Le « renversement de l’ordre des facteurs » énoncé par Renée Rochefort affirme plus radicalement encore la primauté des facteurs sociaux sur les facteurs spatiaux dans les préoccupations du géographe : « La géographie sociale ne peut-elle pas […] envisager le groupe humain dans sa vie propre, dans son destin “d’homme-habitant” et non seulement dans son espace “d’homme-habitant” ? » (Rochefort, 1963, p. 21). Plus qu’à comprendre l’organisation de l’espace agricole, nous cherchons à comprendre l’homme qui habite, travaille ou se récrée en espace agricole, à travers la manière dont il pratique cet espace. Donner la primauté au social n’épuise pas la question des rapports dialectiques entre le social et le spatial. Certains auteurs, dans le sillage du sociologue Henri Lefebvre (La production de l’espace, 1974), considèrent que le géographe étudie le « croisement des rapports sociaux et des rapports spatiaux » (Chevalier, 1999, p. 73). Le terme de rapports spatiaux désigne « la nature des rapports que les individus et les groupes ont avec l’espace », la combinaison des rapports sociaux et des rapports spatiaux produisant des « formations socio-spatiales » (Di Méo, 1991). Dans cette logique, l’espace garde une autonomie conceptuelle par rapport au social, puisque l’on parle de rapports à l’espace. D’autres, considérant que cette autonomie des rapports spatiaux vis-à-vis des rapports sociaux bien difficile à dégager, ont consacré la cosubstantialité du social et du spatial en géographie sociale, le spatial devenant, du point de vue théorique, « une dimension du social » (Veschambre, 1999). Il est clair que la société ne serait pas si elle n’était dans l’espace, qu’en agissant sur l’espace, elle agit donc sur elle-même ; parce qu’il s’agit de la société des hommes, elle entretient en outre des rapports du même ordre avec les symboles, et en particulier avec le langage. Les rapports sociaux ne peuvent, pour nous, pas plus être examinés et compris hors l’espace qu’ils ne peuvent l’être hors le langage. En revanche, réduire l’espace à la dimension spatiale des faits sociaux nous paraît faire fi de la matérialité imposante du monde et de la nature. Nous préférons distinguer d’une part la matérialité du monde, et d’autre part la dimension spatiale du jeu social. Pour nous, la géographie sociale étudie la dimension spatiale des faits sociaux. Mais cela ne l’empêche pas de reconnaître la subjectivité des rapports des hommes à l’espace, ni d’admettre la réalité matérielle et géométrique de l’espace dans lequel nous vivons. Entre ces trois pôles, subjectivité individuelle, rapports sociaux et espace physique, la géographie sociale, telle que nous la pratiquons, considère les rapports sociaux comme facteur premier dans les processus d’interaction. Par hypothèse, les rapports sociaux structurent l’espace et structurent l’individu. En retour, mais de façon plus contingente, l’individu et l’espace peuvent influencer les rapports sociaux. Enfin, l’expérience des lieux par les individus forme le matériau phénoménologique à la base de toute construction géographique.

41La finalité du loisir est le bien-être. Le bien-être admis comme finalité, le loisir de plein air comme un de ses moyens, l’accès à l’espace devient une de ses conditions. La première hypothèse que nous avons posée comme régularité fondamentale est l’inégalité spatiale, l’agriculteur étant censé disposer d’espace, l’usager supposé en manquer. Nous nous situons donc résolument dans la perspective d’une géographie dynamique, l’inégalité étant considérée comme le moteur du changement social et spatial. Cette inégalité entre agriculteurs et usagers peut aussi s’observer entre les agriculteurs, et entre les usagers selon leurs origines géographiques (locaux, citadins, touristes) ou selon le loisir pratiqué. Au sein même de chaque groupe, le contrôle de l’espace peut varier selon l’âge et le sexe (Coutras, 2001). Les usages de loisirs de l’espace agricole sont donc l’enjeu de rapports sociaux plus ou moins explicites mais toujours présents, qui déterminent les conditions d’aménagement et d’accès. À la limite, certaines catégories sociales peuvent se trouver exclues de l’accès à l’espace agricole. Si « la communauté scientifique peut à juste titre relever le caractère équivoque de cette notion si diffuse qu’elle en perd toute signification » (Paugam, 1996, p. 7), l’exclusion, même relative, permet de nommer le processus de création d’inégalité d’accès. En montrant comment l’espace agricole est utilisé pour les loisirs, nous pourrons donc discuter tout à la fois des modes de production d’inégalité et d’exclusion de l’espace (au profit de groupes d’agriculteurs ou d’usagers), et des modes de production d’accès permettant de limiter l’impact des processus d’exclusion. Outre le droit et la sociologie, notre objectif est bien d’utiliser le cadre de réflexion élaboré par la géographie sociale : nous posons l’hypothèse de groupes sociaux défendant des territoires juxtaposés et/ou superposés contre les prétentions d’autres groupes sociaux. Le rôle de la territorialisation dans la cohésion et le fonctionnement des groupes en question nous semble au cœur de la problématique. Cette approche ne nous conduit pas à un manichéisme simpliste : il ne s’agit pas d’opposer moralement l’exclusion (qui serait le mal) et l’accès (qui serait le bien), mais de comprendre comment les groupes sociaux gèrent l’équilibre entre ces deux processus et en tirent ou non avantage. Il est facile d’observer que ceux qui proclament les vertus de l’accès sont les premiers à se clore quand ils sont dans la place ; quand aux agriculteurs, ils sont, de ce point de vue, à la fois maîtres d’une grande portion d’espace, et souvent libéraux quand à son accessibilité. L’inégalité n’est pas non plus réduite à la différence de surface disponible ou accessible pour chacun. La multifonctionnalité de l’espace agricole conduit à relativiser les modes d’appropriation. Nous pouvons repérer aussi une inégalité de pouvoir sur l’espace : certains sont capables de définir et d’imposer leurs normes quant à l’espace agricole. À ce jeu là les agriculteurs ne sont pas forcément gagnants et peuvent se trouver exclus de leur propre terre (Barriendos, 1993). L’arrogance ou la superbe de certains usagers sont ainsi vécues comme des expropriations aussi violentes qu’une perte de foncier.

42L’inégalité dans la maîtrise de l’espace se double en effet, entre l’agriculteur et l’usager, d’une inégalité sociale et de différences culturelles. Les loisirs de plein air en espace agricole peuvent alors s’analyser comme la rencontre, culturellement, socialement et géographiquement déterminée dans le temps et l’espace, de deux personnes, l’exploitant et l’usager, porteurs d’espaces, de positions sociales et des cultures dialectiquement opposées, chacune se construisant aussi par référence à l’autre. La seconde hypothèse de notre étude est que venir sur l’espace agricole pour ses loisirs revient aussi, et peut-être surtout, à risquer la rencontre avec un agriculteur ; et que réciproquement, accepter l’idée d’usages récréatifs de son espace, c’est pour l’agriculteur accepter la possible rupture de sa tranquillité ou, vu autrement, de son isolement. Sur une base de loisirs, sur la plage ou le sentier côtier, la spécialisation juridique et sociale de l’espace en faveur des loisirs interdit toute rencontre avec le maître des lieux, généralement abstrait ou absent. En forêt, l’absence d’habitations, la présence relativement rare du maître des lieux la rendent peu probable ; la rencontre est donc une dimension particulière aux loisirs de plein air en espace agricole, espace habité et arpenté à longueur de journée par les paysans. Les représentations sociales jouent ici le premier rôle, la rencontre étant toujours précédée des représentations sociales qui donnent une allure préalable à tel cavalier pour tel agriculteur. Chaque rencontre risque ainsi de venir actualiser les conflits sociaux existants. À l’inverse, un usager, même objectivement pénible, sera toléré par l’agriculteur parce que ce dernier le rapporte à une catégorie sociale alliée. Nous ne pensons pas, cependant, que la rencontre vécue puisse être réduite au choc des représentations. Les acteurs individuels ne se situent pas seulement dans l’interaction comme porteurs d’un groupe social (un chasseur versus un agriculteur), mais ils mettent en jeu leur personnalité, l’intimité relative créée par l’isolement dans le profond des champs permettant même, semble-t-il, son extériorisation avec moins de fard que dans d’autres situations sociales. Par précaution, mais aussi peut-être par empathie, les gens cherchent à s’identifier, se conformer, autant qu’à se différencier, le tout dans une dialectique de construction du soi (plutôt inconscient) et de son identité (plutôt consciente). Le concept de présentation de soi et les acquis de l’interactionisme symbolique présentent alors l’intérêt de décrypter les attitudes et les sentiments transmis lors des entretiens, en complément des causes sociales. Mais la rencontre n’est pas indifférente au fait qu’elle se produit là, dans tel bout de champ, sur la rive de tel ruisseau. Sous le regard de l’autre, l’individu (agriculteur ou usager) signifie son rapport personnel à la terre agricole (outil de travail mais aussi terre nourricière), au paysage et à la nature. L’interaction est donc aussi celle de deux rapports personnels à l’espace où elle se produit. Sans préjuger de la nature des échanges, agriculteurs et usagers font, par hypothèse, échange de leur expérience de l’espace. L’approche phénoménologique et le concept de médiance nous semblent adaptés pour saisir cette dimension de notre objet de recherche. Il s’agit de repérer le tronc commun émotionnel et culturel des expériences du lieu vécues par les personnes, tronc commun qui permet un échange. Il pourrait nous être objecté que dans la plupart des cas, la rencontre entre agriculteur et usager reste virtuelle, que l’agriculteur n’est pas là, ou qu’il ne descend pas de son tracteur, que l’usager passe le nez sur le guidon sans dire bonjour. Autrement dit que la rencontre n’est qu’une occasion incidente, un cas particulier de l’usage récréatif de l’espace agricole. Nous pensons au contraire qu’il s’agit d’une de ses caractéristiques permanentes, et nous faisons l’hypothèse que la pensée d’une possible rencontre, étayée par l’expérience des rencontres passées, est présente à l’esprit des usagers durant leur loisir en espace agricole.

43Inégalité spatiale, rencontre ; les ingrédients sont réunis pour apposer offre et demande à l’agriculteur et à l’usager. La généralisation de l’appropriation privative par la clôture des propriétés agricoles est peu probable, tandis que les caractéristiques de la demande, trop diffuse et trop seconde pour qu’une action politique d’envergure soit envisagée, excluent l’appropriation publique de l’espace agricole récréatif. Quant aux bases de loisirs, si leur nombre et leur importance croissent, elles ne répondent pas à l’ensemble de la demande. Le zonage qui conduirait à séparer radicalement espace agricole et espace récréatif n’est donc pas à l’ordre du jour. Des solutions d’échanges, en vue d’une pratique multifonctionnelle de l’espace agricole, se pratiquent donc tous les jours, et constituent une forme de marché entre offre d’espace et demande récréative. Au marché, la rencontre entre le producteur et le consommateur se réalise par le média du produit. Réelle dans ses formes traditionnelles (le marché), cette rencontre est aujourd’hui abstraite (produits banalisés en supermarchés, mais tentatives de labels). Nous risquons un parallèle avec l’espace agricole, comme objet produit par l’agriculteur et consommé par le citoyen ordinaire. La rencontre est ici potentiellement bien réelle. Par contre, la contrepartie financière, précise pour le produit, reste à définir pour l’espace. Dans les deux cas aussi, le consommateur est acteur de la production, parce que sa demande est prise en compte. Elle le sera d’autant plus que la rencontre sera effective (dialogue) et que la valeur du produit espace sera reconnue. Les apports de l’économie rurale (par exemple les modalités possibles d’internalisation des loisirs dans l’économie agricole), et, en arrière-plan, ceux de l’économie des conventions (la recherche des fondements de ces accords), nous permettront de développer ces hypothèses. Tout indique par ailleurs que les loisirs ne se limitent pas à une consommation d’espace. Dans la plupart des cas, les usagers sont relativement familiers de l’espace fréquenté, ou du moins peuvent le relier à des espaces familiers. Les touristes eux-mêmes peuvent parcourir les lieux de leur enfance, ou bien chercher à en retrouver l’ambiance dans de nouvelles destinations. Pour les agriculteurs, il est clair que leur offre d’espace dépasse l’opportunité économique : c’est leur espace de vie et de travail, le plus souvent très proche de leur habitation, qui est concerné. Le concept d’espace vécu, développé par Armand Frémont (1976), permet de rendre compte de la subjectivité des loisirs et de leur insertion dans un vécu de l’espace diversifié, bien au-delà d’une simple consommation. Si la plupart des études sur l’espace vécu portent sur des populations localisées, certaines envisagent des composantes particulières de l’espace de vie. Huguette Flatrès-Mury (1977, p. 5-6) aborde ainsi le bocage breton, « bocage vu » (le paysage dans son acception classique), « bocage parcouru » (par le promeneur) et « bocage vécu » : « Le bocage offre des avantages évidents en tant qu’espace de vie. » Concernant notre étude, la possibilité d’utiliser le concept d’espace vécu pour les usagers peut cependant être contestée. Les agriculteurs vivent l’espace agricole dans des fonctions et des sens multiples, a priori plus diversifiés que ceux vécus par les usagers. Lorsque ceux-ci sont des touristes de passage, peut-on parler d’espace vécu ? Nous suivrons Isabelle Petitfils (1983, p. 112) quand elle refuse d’opposer l’espace vécu des résidants à l’espace perçu des touristes. « Le vécu passant lui-même par une perception, le perçu nécessitant un vécu », il y aurait « bravade de l’arbitraire, semble-t-il, dans le choix éventuel d’un seuil ». L’espace est donc bien vécu par chacun, de manière différente ; mais ces vécus sont-ils étanches, étrangers les uns aux autres, ou bien interfèrent-ils pour construire un espace vécu ? L’espace vécu doit-il être compris comme l’espace de l’interconnaissance, l’espace de vie ? Si oui, alors les citadins et les touristes qui utilisent l’espace agricole sont hors champ, ce sont des étrangers, des envahisseurs. Nous relevons au contraire chez la plupart des agriculteurs un humanisme plus ouvert. Maximilien Sorre (1957, p. 111-113), sans se référer au concept d’espace vécu mais en commentant « l’aire sociale où s’écoule l’existence de l’homme » souligne que l’« on peut bien cerner d’une ligne enveloppante les points extrêmes des déplacements matériels d’un homme, […] on n’épuise pas l’étendue de son espace social. Restent tous ces autres hommes avec lesquels il se sent lié par une communauté de croyances, de désirs, par le fait qu’ils sont des hommes. Il ne les a jamais vus : ils appartiennent pourtant à son espace social largement entendu, car cet espace est aussi une aspiration. Il est à la mesure du degré d’humanité de chacun de nous ». L’espace vécu peut donc se concevoir comme une relation de l’homme à un espace centré, mais non limité, un espace multiscalaire. Si l’attachement peut se focaliser sur des lieux très particuliers, si les perceptions sensorielles désignent un périmètre défini (par exemple l’espace parcouru), d’autres sentiments, d’autres imaginaires permettent à l’homme de vivre des espaces plus vastes, qui s’étendent sur des régions où il n’est jamais allé. L’imaginaire fait vivre l’espace agricole aux usagers avant qu’ils n’y accèdent. La considération de l’universel dans son bout de terre prédispose l’agriculteur à les y recevoir. Nous en faisons au moins l’hypothèse : enjeu social mais aussi espace subjectif, objet de consommation mais aussi de partage, l’espace agricole, en tant qu’espace récréatif, révèle aussi bien les rapports des hommes entre eux que ceux qu’ils entretiennent avec les plis de leur maison terrestre. Il offre de ce fait l’opportunité de revisiter les concepts d’appropriation et de territoire.

44Si l’on considère le multiusage comme une problématique d’appropriation, la propriété du sol et les droits d’accès ne sauraient suffire à décrire les mécanismes en cause. Nous chercherons à montrer comment la propriété privée s’accommode d’usages publics, comment l’espace agricole se constitue partiellement en espace public, et sur quels processus se fondent les modalités particulières d’appropriation de cet espace. Mais s’il est approprié, l’espace agricole fait-il pour autant territoire ? Il faudrait pour cela, suivant Antoine Bailly (1994, p. 278), qu’il soit en outre identifié (« Ici est différent d’Ailleurs ») et qu’il supporte l’enracinement de groupes humains (« mode de connaissance et d’inclusion dans un espace donné, d’où dérive le concept de communauté, espace de contrôle social »). Pour les usagers, hormis certains résidants locaux, l’espace agricole est généralement un espace banal, un espace sans nom, au contraire des forêts. Avec l’urbanisation des campagnes, ne subsistent qu’à l’état de traces les communautés liées à des terroirs agricoles. Il nous semble donc a priori inexact de parler de territoire pour décrire l’espace agricole en lui-même. Il nous semble clair, en revanche, que les loisirs en espace agricole participent au processus de territorialisation d’unités spatiales plus larges. La variété des ressources naturelles et des aménagements disponibles pour la récréation fait de chaque lieu un site unique, qui participe à l’identification des territoires gigognes qui le contiennent. Nous observerons de nombreuses stratégies visant à l’appropriation des opportunités récréatives par les résidants locaux et leurs alliés. L’accessibilité relativement bonne des espaces agricoles en France participe ainsi, parfois explicitement, de l’idée de communauté (communale, nationale) partageant un même espace, les loisirs atténuant l’effet de fragmentation et d’exclusion produit par la propriété privée du sol.

CONCLUSION

45Nous avons voulu porter un regard ouvert et pluridisciplinaire sur un objet de recherche peu exploré jusque là, l’espace agricole récréatif. Nous ne refusons a priori aucune des lampes que la science met à notre disposition pour l’éclairer. Nous nous proposons de cerner ce qui s’y passe avec des éclairages disciplinaires d’abord géographiques et sociologiques, puis, sur le deuxième cercle, juridiques, économiques, psychologiques et anthropologiques. Comme les lampes de l’éclairagiste, ces faisceaux agissent ensemble pour révéler quelque chose de ce qui se joue, se combinent pour donner à voir et s’ordonnancent selon la mise en scène. Enfin, transcendant les frontières des disciplines, offre et demande, spécialisation et polyvalence, sens et non-sens, s’opposent comme autant de concepts dialogiques qui orientent les hypothèses de recherche. Lorsque l’on étudie des pratiques récréatives du quotidien, dans l’univers quotidien d’agriculteurs, il nous semble essentiel d’ajouter à cette pluridisciplinarité une qualité d’écoute, c’est à dire de relativiser les grilles d’analyse. Il importe par exemple d’éviter tout manichéisme : si, dans la plupart des situations d’interaction, le loisir est chez l’usager et le travail chez l’exploitant, les usagers travaillent aussi et les paysans savent prendre du bon temps. Lorsque Françoise Péron (1994, p. 43) souligne la nécessité de comprendre les pratiques banales de l’espace, par une « anthropo-géographie des pratiques », elle explicite au mieux l’esprit de la démarche qui nous a animé.

Notes

1 Pour en estimer instantanément l’acidité, l’aigreur, le sucre et les arômes…

2 Michel Charlotte, Enjeux et évolution des équilibres entre exercice de la propriété privée et accès du public dans les espaces naturels et agricoles, présentation du travail de recherche, 1999, 4 p.

3 Colloque L’accès du public aux espaces naturels, agricoles et forestiers, Clermont-Ferrand, 24-26 septembre 2001.

4 Michel Charlotte, ibidem, p. 1.

5 Cas où « la quantité consommée est divisible et l’exclusion est possible par un rationnement ou par un prix de type péage » (Job, 1994, p. 660).

6 Giddens Anthony, Modernity and self identity, Polity Press, 1991, p. 146, cité par Jim Butterfield et Jonathan Long (1998, p. 127).

7 Les 994 pages de communications au colloque Les temps de l’environnement confirment s’il en était besoin la complexité de la question du temps (Monique Barrué-Pastor [dir.], 1997).

8 Contingent : qui peut arriver… ou ne pas arriver.

9 George L. Mallory (1886-1924) est mort avec son camarade Andrew Irvine en tentant la conquête de l’Everest. Propos rapportés par Patrice Gélinet sur les ondes de France-Inter (2 000 ans d’histoire, 2 juin 2000).

10 Topologie : branche des mathématiques née de l’étude des propriétés géométriques se conservant par déformation continue, puis généralisée pour englober les notions de limite et de voisinage (Petit Larousse, 2000).

Table des illustrations

Titre Figure 2 : Facteurs qui influencent l’accès récréatif aux espaces privés
Légende Landholder : personne en situation de gérer l’espace (propriétaire, fermier ou mandataire). D’après J. M. Cullington, The public use of private land for recreation, Mémoire de maîtrise de géographie, université de Waterloo, Waterloo (Ontario – USA), 1981, repris par John M. Jenkins (1998, p. 138), et d’après John M. Jenkins et Evi Prin (1998, p. 179).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/395/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 108k
Titre Tableau 3 : Valeur nette estimée d’activités récréatives
Légende D’après Jean-Pierre Amigues, François Bonnieux, Philippe Le Goffe et Patrick Point (1995, p. 96).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/395/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
Titre Tableau 4 : Les six mondes de l’économie des conventions
Légende D’après Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Extraits du tableau proposé par Jean Simonneaux (1999, p. 106).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/395/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 197k

© Presses universitaires de Rennes, 2007

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