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Les loisirs en espace agricole

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Yvon Le Caro

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Chapitre I. Les loisirs en espace agricole : définir un champ de recherche

Texte intégral

1À l’intersection de l’espace et du jeu social, de l’agriculture et de l’environnement, de l’économique et du symbolique, les usages récréatifs de l’espace agricole peuvent recouvrir diverses réalités, selon ce que l’on met derrière les mots d’espace agricole d’une part, de récréation d’autre part. Nous définirons donc l’espace agricole et la récréation, pour envisager les caractéristiques des espaces agricoles récréatifs. Le choix d’un cadre géographique à différentes échelles permet au préalable de préciser la portée de ces définitions.

CADRE GÉOGRAPHIQUE DE RÉFÉRENCE

2L’objectif général de la sélection d’un cadre de référence est autant de délimiter un objet, l’espace agricole récréatif français, que de concrétiser une ambition méthodologique, un niveau de précision dans l’analyse. Le choix de la France comme cadre territorial de référence situe la problématique dans un contexte géographique, historique, socio-économique et culturel particulier.

Un cadre territorial : la France métropolitaine

3Le cadre territorial de notre étude est la France métropolitaine. Le développement de l’agriculture, de la civilisation paysanne et plus récemment, des modes de récréation y ont en effet, au-delà des particularismes qui en font le charme, une homogénéité remarquable en termes juridiques, idéologiques et culturels, à cause des centralismes parallèles de l’État, du syndicalisme agricole et de la formation culturelle des citoyens, qu’elle soit passée par l’école ou la télévision. Le choix d’une échelle nationale procède d’une intuition de départ qui se défend à l’analyse : en posant les problèmes pour l’hexagone, il sera possible d’envisager des propositions pour l’hexagone. Car c’est à cette échelle que se construisent pour l’essentiel les corpus réglementaires et le droit applicables aux activités de loisir, en particulier parce que celles-ci touchent au droit de propriété. Le choix de terrains d’enquête localisés en Bretagne ne sera donc que l’exemple préliminaire et limité illustrant une réflexion construite à l’échelle nationale. Ce faisant nous postulons qu’il existe un modèle français d’usages récréatifs de l’espace agricole. La portée de nos investigations ne permettra pas de le prouver, mais l’approche comparative, menée en Grande-Bretagne, le confirme.

4Nous avons exclu les départements et territoires d’outre-mer pour une triple raison de faisabilité, de compétences et d’hétérogénéité agricole (cultures tropicales, etc.). Nous nous sommes posés la question de deux régions particulières. La Corse tout d’abord : outre le fait que l’on y trouve plus de sangliers qu’ailleurs, l’Île de Beauté est habitée de gens qui ont probablement un rapport au territoire local et à l’espace agricole différent des continentaux. L’Alsace-Moselle ensuite, du fait du maintien de nombreuses règles de droit antérieures à 1918, présente un contexte juridique moins favorable à la pratique populaire de la chasse, tandis qu’on y observe une appropriation beaucoup plus dense du réseau de chemins par les associations (le Club Vosgien). Dans les deux cas, sans avoir pu faire de réelle évaluation de l’incidence de ces particularismes, nous avons maintenu ces régions dans notre cadre de réflexion. Il faut reconnaître que la constitution nationale d’une grande partie de l’appareil statistique nous y incitait fortement.

L’espace agricole, en ville aussi…

5Espace agricole, l’espace délimité pour notre étude est une composante de l’espace non urbanisé, souvent dit espace naturel, ou tout simplement campagne. Devions-nous pour autant ajuster le champ de l’étude à l’espace rural ? D’une part, l’espace agricole des communes urbaines ou périurbaines, souvent très important, nous intéresse aussi car nous verrons qu’il est des plus sollicités pour la récréation. D’autre part la définition d’espaces ruraux est quasi-impossible, la limite étant toujours arbitraire. La discussion proposée par Bernard Kayser (1990) dans sa « Renaissance rurale » montre bien les difficultés : que l’on retienne le seuil INSEE de 2 000 habitants agglomérés ou celui plus fonctionnel de 5 000 habitants dans la commune, on n’évacue pas la réalité des liens entre villes et campagnes, beaucoup de communes rurales selon les définitions ci-dessus relevant par exemple aujourd’hui des Zones de peuplement industriel et urbain de l’INSEE (ZPIU). Bien sûr, en zone rurale, l’espace agricole est une composante importante. Mais s’il en représente encore la plus grande superficie, avec la forêt, il n’en est plus forcément l’essence, le cœur économique et culturel. Les agriculteurs sont minoritaires en milieu rural, et le milieu rural assume d’autres fonctions essentielles, industrielles, résidentielles, écologiques, récréatives. Ce qui caractérise aujourd’hui l’espace rural, ce n’est probablement plus le secteur primaire (agriculture et forêt), mais les fonctions résidentielles, écologiques et récréatives qui s’y développent d’une manière particulière, étant donné les problèmes des villes pour assumer ces fonctions que l’on ne peut pas importer (Paul Houée, interrogé par Duvivier, 1992, p. 17). Il y a donc de plus en plus disjonction entre les espaces agricoles et ruraux. Nous limiter à l’étude de l’espace agricole des communes rurales n’aurait donc de pertinence ni en terme d’enjeu, ni en terme de méthode.

  • 1 Cf. colloque des 18-19 mai 2000 à Nantes : « Des campagnes vivantes, un modèle pour l’Europe. »

6Une autre approche aurait pu être de limiter notre étude à l’une ou l’autre des composantes de l’espace agricole sur la base de la proximité des villes. La récréation est souvent comprise comme une composante de la demande urbaine. Les espaces agricoles périurbains auraient pu constituer à ce titre un bon objet d’étude. À l’autre bout de l’échelle des densités, les espaces agricoles montagnards auraient pu aussi constituer un objet autonome, le cumul du handicap structurel pour la productivité agricole et de l’attractivité paysagère soulignant, dans ces régions, le potentiel économique et l’enjeu social d’une valorisation récréative des espaces agricoles. Entre deux, même si la zone géographique concernée est plus floue, on trouve l’agriculture des campagnes vivantes, telles que les ont définies les géographes ruraux1. Là, c’est le potentiel d’attractivité, la capacité d’attirer et de retenir des habitants qui va mobiliser les élus et contribuer à motiver une amicale pression sur l’agriculture, productive ou productiviste, pour qu’elle accepte de diversifier ses contributions. Notre analyse a été de postuler que ces trois situations (pression de demande, nécessité de l’offre et enjeu de développement local) se retrouvent dans toutes les régions, les nuances étant des questions de degré et de constitution dans le temps. C’est particulièrement vrai lorsqu’on prend en compte la variété des agriculteurs et de leurs exploitations : il existe en zone périurbaine toute une frange d’agriculteurs pour qui une diversification est vitale, tandis que certains agriculteurs de zones dites défavorisées, par exemple en montagne, gèrent des entreprises bien assises pour lesquelles tourisme et loisir sont, comme pour leurs homologues des plaines, plutôt des contraintes que des opportunités. Un raisonnement similaire nous a interdit de faire un quelconque tri des espaces agricoles en fonction de la taille ou de l’orientation de production des exploitations. Il s’ajouterait dans ce cas une impossibilité de constituer des terrains d’étude contigus, compatibles avec les pratiques de loisirs étudiées. Nous retiendrons donc les variations des situations régionales comme des variables, sans exclusive.

L’ESPACE AGRICOLE DÉFINI PAR SA FONCTION RÉCRÉATIVE

7À l’échelle du parcellaire, il existe plusieurs manières de définir l’espace agricole. Doit-on y inclure les bosquets et les mares ? Doit-on considérer l’habitat agricole comme un espace professionnel ? Et que penser des chemins, utilisés par les promeneurs mais aussi par les tracteurs et les vaches ? Imaginons une contrée. La ville et les bourgs alentours se détachent : espace bâti continu, ou presque continu. Un lac forme avec la rivière qui le traverse un espace aquatique bien caractérisé. À côté, la base de loisirs, aux pelouses tondues de frais, attend les estivants de passage. La forêt, sur les collines, moutonne sans presque d’interruption. Une autoroute traverse le pays sans échangeur ; la route nationale, la voirie goudronnée, accessible aux automobiles, forme un réseau spécialisé et connu de tous. Une zone artisanale, quelques usines disséminées, une carrière, la station d’épuration sont toutes bien protégées, et délimitées, par de hauts grillages. Le reste, c’est sans doute de l’espace agricole. Si l’on cherche à définir plus positivement l’espace qui nous intéresse, nous serions tentés de dire que l’espace agricole, c’est l’espace consacré par les agriculteurs à leur activité de production agricole. Mais l’on se heurte alors aux problèmes de définition de l’agriculteur. Il existe une frange importante d’espace cultivé par des gens qui n’ont pas le statut social d’agriculteur, comme il existe aussi une variété d’espaces qui ne sont ni des prés, ni des champs, mais qui ne sauraient être détachés de l’espace agricole sans risquer l’incohérence fonctionnelle.

  • 2 Même si cette notion est parfois confondue avec l’exercice de la profession agricole à titre secon (...)

8Nous sommes donc amenés à préciser notre définition empirique par l’étude aux limites de l’espace agricole. Pour effectuer nos choix, le fi l conducteur nous a semblé devoir être la compréhension du phénomène récréatif. Nous avons ainsi évité d’exclure certains espaces sur la base de catégories propres au système productif agricole (type d’exploitation, productivité), ou sur la base de la propriété foncière (privée ou publique). L’espace agricole comprend la surface agricole utile (SAU) au sens de la Mutualité sociale agricole, quelles que soient les personnes qui l’exploitent ; ce peuvent être, paradoxalement, des non-agriculteurs au sens professionnel du terme. Ce choix ne va pas de soi. Nombre d’études rurales concentrent leurs efforts sur les exploitations agricoles professionnelles, voire sur les agriculteurs à titre principal. Plus généralement, les plus petites structures, propriétés foncières comme exploitations, sont souvent éliminées des champs d’enquête. Pour nous, les exploitants non professionnels, s’ils gèrent moins d’espace, participent activement à la négociation sociale autour de l’accès public, des ressources et du paysage. Il est de plus très délicat de fixer des limites autres qu’arbitraires entre des exploitations qui seraient significatives et d’autres qui ne le seraient pas. Même si l’on s’accordait sur un critère de sélection, la variété des situations agricoles est telle qu’il serait délicat à mettre en œuvre sans a priori. L’INRA a ainsi pu mettre en évidence 11 formes d’agriculture, d’où résultent 11 sortes d’agriculteurs, depuis la « société gérée par des salariés » jusqu’à la « petite activité agricole d’agrément » (Laurent et al., 1996). Ce qui nous importe, c’est de comprendre le fonctionnement social dans un espace à travers l’ensemble des personnes qui le vivent et non de comprendre une catégorie particulière de personnes à travers leur espace. Nous entendrons donc par espace agricole des surfaces exploitées par des agriculteurs professionnels à titre principal, par des agriculteurs professionnels à titre secondaire comme par des agriculteurs non professionnels. Cette dernière catégorie (les hobby farmers des anglo-saxons2) est très variée dans sa composition : retraités agricoles, personnes ayant un petit bien foncier attenant à la résidence principale ou secondaire, personnes cultivant une parcelle pour l’autosubsistance en complément d’autres revenus. Dans un souci de simplification, nous désignerons par exploitations agricoles et par agriculteurs l’ensemble des unités de gestion constituant l’espace agricole et l’ensemble de ceux qui les conduisent.

  • 3 Pour des définitions juridiques précises de ces termes, voir Michel Prieur (1991, p. 336 et suiv.)

9S’agissant du fonctionnement des exploitations agricoles, comme de l’exercice des loisirs de plein air, il serait pour autant erroné de limiter l’espace agricole à la seule SAU. L’espace agricole comprend aussi les espaces non cultivés mais gérés par des agriculteurs : landes, bosquets, bois et portions de forêt incluses ou jouxtant l’exploitation, friches, marais, alpages, communaux plus ou moins abandonnés peuvent être cités comme exemples. Utilisés en cas de manque de fourrage, ou à des fins de pâturages extensifs, ou simples espaces résiduels au sein d’exploitations intensives, ils sont propriété ou fermage de paysans qui les conservent et les gèrent dans des buts de sécurité, de tranquillité, de patrimoine, ou de loisirs pour eux-mêmes et leurs amis. Les eaux closes, les enclos piscicoles et les eaux non domaniales3, comprises ou bordant l’espace agricole défini ci-dessus, sont inclus dans la propriété ou l’exploitation. Utilisées pour abreuver les animaux, comme clôtures naturelles, ou pour des prélèvements d’irrigation, ces eaux sont sous l’autorité pratique de l’exploitant. Par conséquent l’essentiel des ruisseaux et des étangs inclus dans les exploitations agricoles font partie de notre espace agricole. Les lacs, fleuves et rivières, eaux domaniales ou bien non domaniales mais dont le droit de pêche revient à l’État, ne font pas partie de l’espace agricole. Mais leurs rives sont souvent constituées d’espaces agricoles. La servitude de passage qui s’impose alors au propriétaire riverain et au fermier fait de ces rives un élément à part entière du système d’exploitation.

10L’espace agricole comprend enfin les chemins et les abords des exploitations qui ont un rôle dans le fonctionnement quotidien des exploitations. La question des chemins ruraux traversant ou longeant les exploitations agricoles soulève une difficulté : propriété de la commune, ils sont considérés par certains usagers de la randonnée comme des espaces non-agricoles sur lesquels les agriculteurs peuvent passer à la rigueur (mais sans trop abîmer !). À l’opposé, de nombreux agriculteurs se les sont annexés, soit légalement, soit de fait, ou bien en entravent l’usage public, arguant généralement de leur tranquillité professionnelle ou privée. Une approche légaliste les exclurait de l’espace agricole, mais masquerait sans doute le vécu d’un espace étroitement lié à la vie agricole. L’entretien du chemin dépend souvent bien davantage de la nature des cultures pratiquées de part et d’autre ou de la bonne volonté de l’agriculteur riverain que de sa qualité d’espace public. Le chemin est enfin et surtout un élément important du fonctionnement quotidien des exploitations (par exemple pour conduire des animaux au pâturage). Aussi contestons-nous l’analyse du Conseil économique et social (1993, p. 157) situant les chemins parmi les « espaces ruraux non agricoles » éventuellement « situés dans le périmètre des exploitations ». Il est plus juste de considérer les chemins comme partie intégrante de l’espace qu’ils desservent (qu’il soit agricole, forestier, résidentiel, fluvial, etc.) et de penser ces espaces comme multifonctionnels. Les chemins sont alors un des premiers moyens de cette multifonctionnalité, du fait de leur statut d’espace public. Les espaces non cultivés, les eaux non domaniales et les chemins inclus dans les exploitations font donc partie de l’espace agricole au sens de cette recherche.

11Une cabane à l’alpage, une grange ouverte, une remise isolée font partie du système agro-pastoral. Mais doit-on considérer les bâtiments d’élevage ou les serres comme faisant partie de l’espace agricole ? Du point de vue d’une géographie agricole, certainement. Mais nous nous intéressons aux espaces ouverts. Un parti pris sera d’exclure tout le bâti de notre champ d’étude, en considérant qu’il s’agit en principe de lieux clos, donc interdits d’accès à quiconque. Ceci n’empêchera pas leur propriétaire de les mettre en jeu dans un dispositif d’accueil plus ou moins élaboré, depuis la cabane laissée intentionnellement ouverte, jusqu’à la chambre d’hôtes 3 épis. Nous verrons que l’accueil à la ferme (hébergement, restauration, visites) n’est pas compris en tant que tel dans notre champ d’étude. La maison d’habitation de l’exploitant et les maisons de tiers incluses dans l’espace agricole défini ci-dessus sont donc a fortiori exclues. Espaces clos également, les parcelles non agricoles délimitées pour des usages spécifiques (parcours de pêche, résidence secondaire en mobil-home, golf, etc.) ne sont pas dans le champ de l’étude dès lors qu’elles n’ont plus de fonction agricole. Nous cherchons en effet à étudier la multifonctionnalité de l’espace agricole, qui n’apparaît plus dans ce cas, l’espace ayant été spécialisé dans une fonction non agricole (il est cependant parfois difficile de savoir quelles relations fonctionnelles unissent la parcelle spécialisée aux champs qui l’entourent). Les interactions entre les loisirs pratiqués en espace ouvert et ceux qui peuvent être proposés dans des lieux clos, en particulier dans le cadre du tourisme vert, constituent néanmoins un aspect de notre recherche. De plus, les transferts fonciers entre espace ouvert et espaces clos sont un des enjeux majeurs de l’aménagement récréatif des campagnes. Aussi, même si nous n’en faisons pas l’objet direct de cette étude, restons-nous très attentifs aux motivations qui amènent des agriculteurs à clore des parcelles, que ce soit pour y développer des loisirs payants ou pour s’y soustraire à la pression du public. Dernière question enfin quand au parcellaire à retenir, devions-nous exclure les parcelles agricoles closes ? Notons que les haies et les clôtures à bestiaux ne constituent pas des clôtures au sens du Code civil : par espace clos nous entendons ici des espaces interdits d’accès par un dispositif physique opposable à l’homme, tels qu’un haut mur, un grillage élevé, etc. Ceci pose un problème de fond : le fait de se clore résoudrait en la supprimant la problématique des usages sociaux de l’espace. La relative rareté du cas en Bretagne ne nous a pas condamnés à trancher. En cas de besoin nous serions plutôt enclins à intégrer de telles parcelles, la question devenant : pourquoi cherche-t-on à limiter l’accès à cet espace agricole ?

12L’espace agricole étudié est donc défini comme l’ensemble des espaces ouverts inclus dans le système de gestion de chaque exploitation agricole, indépendamment de sa taille et du statut juridique des sols. En postulant que l’ensemble de l’espace agricole ainsi défini est susceptible d’avoir une fonction récréative, nous élargissons simultanément l’espace agricole et l’espace récréatif par un nouvel éclairage sur deux espaces sécants.

LA RÉCRÉATION : UN DES USAGES SOCIAUX DES ESPACES OUVERTS

  • 4 Dictionnaire actuel de la langue française, Flammarion, 1989.
  • 5 Petit Larousse, 1995.

13En plus du rôle que son propriétaire lui affecte, chaque parcelle participe des enjeux que la société projette sur le territoire. Il en va tout particulièrement ainsi des espaces dits naturels, dont l’appropriation moins visible laisse à penser qu’ils sont à tous. L’idée d’usages sociaux de l’espace, c’est l’idée que la société utilise l’espace, même privatisé, pour certains de ses besoins. Ainsi Jean-Claude Chamboredon (1980, p. 97) parle « du changement des usages sociaux du territoire ». L’usage, « fait de se servir d’une chose4 », désigne aussi la « fonction, l’emploi que l’on peut en faire5 ». L’espace agricole, s’il supporte des usages récréatifs, a simultanément une fonction récréative. Les usages sociaux correspondent donc simultanément à des utilisations par la société et aux fonctions sociales qui y sont associées. Sans doute serait-il abusif de parler de « rôles » sociaux de l’espace, dans la mesure où ce terme sous-entend une affectation préalable, comme on tient son rôle, au théâtre. Certains usages peuvent toutefois se transformer en rôles quand la société prend conscience de la nécessité de l’usage et l’institutionnalise. Ainsi est-il fait usage d’un chemin rural pour la promenade, tandis que cela devient son rôle quand il est balisé, voire inscrit au Plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR). Les usages sociaux de l’espace agricole sont implicitement invoqués dans toute la littérature et les discours sur la multifonctionnalité de l’agriculture. Sans détailler les contenus possibles, Jean-Pierre Deffontaines (1991, p. 587) affirme clairement que « le champ fait partie de l’espace vécu par une société locale ». L’espace agricole ne se singularise donc pas a priori et nous pouvons essayer de dégager les rôles que les espaces ouverts jouent, explicitement ou non, dans la société française d’aujourd’hui.

Typologie d’usages sociaux des espaces ouverts

14En cherchant à situer la récréation dans une typologie d’usages sociaux, nous souhaitons à la fois la distinguer d’autres problématiques proches qui ne font pas l’objet de la présente recherche, et montrer les liens qui existent entre l’ensemble de ces usages (il est particulièrement important de retrouver ces liens lorsque l’on envisage des actions d’aménagement). Les espaces ouverts étant en grande majorité des espaces naturels, une certaine confusion pourrait s’instaurer ; il est clair que les espaces ouverts artificialisés (routes, places, espaces publics urbains, espaces commerciaux ouverts à la déambulation publique, etc.) sont considérés ici au même titre que l’espace agricole ou forestier. Selon les espaces, tel ou tel des usages sociaux relevés peut donc s’avérer inexistant.

15D’une manière générale, les espaces ouverts, et particulièrement les espaces naturels voient un élargissement de l’éventail des fonctions qu’ils assument dans la société. Les listes semblent s’allonger au fur et à mesure que la recherche et la société prennent conscience de l’importance d’espaces dont l’étendue et les capacités sont limitées. Selon les sources, les approches, les espaces particuliers visés par les analyses, de multiples typologies ont pu être proposées. Nous en relevons quelques-unes qui nous semblent pertinentes. S’appuyant sur la théorie économique, J.-L. Nivelle (1990, p. 247) distingue, parmi les biens dégagés par la nature (ici la forêt), « des biens privés […], des biens de groupe [qui] nécessitent l’usage du milieu forestier sans en impliquer la propriété, moyennant rétribution ou non au propriétaire (activités touristiques, cynégétiques, sportives, etc.) [et] des biens collectifs purs (fonctions dites climatique, épurative, acoustique, esthétique, paysagère, culturelle, de conservation génétique, antiérosive et hydrologique) ». La première catégorie, les biens privés, est souvent exclue des usages sociaux. C’est logique en première analyse, mais contestable en terme plus général d’utilité sociale, car la vitalité des entreprises privées et des ménages est un facteur de réussite collective ; la production marchande est aussi un facteur de sécurité collective (sécurité alimentaire par exemple). Par souci de cohérence nous n’exclurons donc pas la production de biens et services marchands de notre typologie d’usages sociaux. Un bien privé particulier produit par les espaces ouverts peut être l’espace lui-même, la surface nécessaire à d’autres projets (habitat, entreprises, infrastructures), qui peuvent aussi avoir une valeur sociale. La distinction entre biens de groupe et bien collectifs purs est intéressante car elle isole, parmi les externalités des espaces ouverts, la récréation (bien de groupe) de la plupart des autres fonctions environnementales (biens collectifs purs). Christine Noublanche (1996), étudiant la châtaigneraie cévenole, introduit une autre fonction : la prévention des risques naturels. Selon le type de risque, cette fonction produit des biens privés, des biens de groupe ou des biens collectifs ; les risques naturels étant souvent internalisés en économie par les primes d’assurances et l’impôt nous classerons cette fonction du côté des biens privés. La typologie proposée par Paul Houée (1972) pour l’espace rural distingue quatre classes d’usages : fonctions économiques, résidentielles, re-créative et écologique. Grosso modo, la première recouvre la production de biens privés, la troisième celle des biens de groupe, la quatrième celle des biens collectifs. Reste la fonction résidentielle : la mobilité actuelle de la population en France, liée à la possession des automobiles, fait de cette fonction un enjeu pour les communautés existantes, autour du concept d’attractivité. Cette fonction se distingue bien de la fonction récréative. Il est clair cependant que certaines des raisons qui font choisir tel espace pour ses loisirs ou pour sa résidence sont communes : qualité perçue de l’environnement, services, accessibilité… Le bénéfice en est également partagé essentiellement par la communauté locale ; nous considérons en conséquence qu’il s’agit d’un bien de groupe. Ces réflexions nous permettent d’esquisser une typologie des usages sociaux des espaces ouverts.

16D’abord, parmi les biens privés, la production ; forêt, mais surtout champs et prairies sont exploités intensivement. La friche, la non-exploitation font l’objet d’opprobre, et peuvent même conduire à des problèmes pour les gestionnaires, sous divers prétextes. C’est que la terre, attachée au groupe, symbolise sa puissance, et que la puissance d’un groupe dans la société industrielle est d’abord économique. À la marge dans notre société, mais de manière fondamentale ailleurs, l’espace est aussi utilisé pour la subsistance à travers la prédation et la cueillette. Selon leur entretien, leur gestion, les espaces ouverts participent aussi de la prévention des risques naturels, ou bien les aggravent. Le maintien de clairières pâturées en zone forestière est ainsi une fonction sociale anti-incendies dévolue à l’agriculture. L’espace naturel est aussi un réservoir d’espaces, en particulier pour l’urbanisation.

17Produisant des biens collectifs, les espaces ouverts sont très sollicités lorsqu’ils sont naturels : on attend d’eux une eau pure, voire de l’air pur. L’espace naturel doit « naturellement » nous fournir de quoi nous ressourcer physiquement. C’est le poumon écologique de la société industrielle et urbaine. C’est encore à l’espace naturel que l’on demande de garantir la biodiversité, même si les muséums d’histoire naturelle conservent de plus en plus de souches rares à cette fin. L’organisation des espèces vivantes en un lieu, l’écosystème est aussi une richesse en soi. L’homme, si l’on se dispute pour le situer dans ou hors l’écosystème, le marque le plus souvent de son empreinte. Nous en avons l’expérience sensible à travers le paysage. La nature, pour sa beauté et pour sa signification symbolique (mystère, signe du divin ou divinité elle-même, selon les sensibilités), pour les sensations physiques qu’elle procure, semble nécessaire à chacun. L’espace ouvert banal nous en fournit la plus grande part, l’espace sauvage étant inaccessible, trop loin et surtout trop dur. Espace naturel, peut-être, mais historiquement constitué, tissé de chemins, de canaux, de talus et de murs, ponctué de clochers, de fontaines, de chaumières et de croix, le paysage des espaces ouverts est aussi le témoin de la civilisation paysanne, et à ce titre, un grand livre d’histoire qui se parcourt en rêvant. Jean Pelatan (1983, p. 367), déroulant la longue histoire des chemins finéraux de Beauce occidentale, conclut à la nécessité de les classer « comme espaces réservés ou protégés » : marcher sur le « chemin de César » n’est peut-être plus seulement marcher ? Patrimoine de civilisation donc, l’espace lui-même, son organisation, ses structures sont aussi des signes interprétables pour les groupes familiaux, villageois ou régionaux qui y trouvent leurs racines, qu’elles soient recherchées ou rejetées. En bref, l’espace naturel est pour tous, citadins ou ruraux, un espace culturel, facteur d’identité, y compris pour ceux qui ne s’y sentent pas à l’aise.

  • 6 Citons le travail d’accueil de personnes en difficultés sociales réalisé par les adhérents de l’as (...)
  • 7 L’espace agricole peut être aussi un argument de vente et d’implantation pour les entreprises (Des (...)

18L’individu peut plus distinctement encore expérimenter l’existence de biens de groupe qui l’engagent plus ou moins dans un lieu donné. Rangés par une incidence économique et une visibilité matérielle croissante, nous plaçons dans cette catégorie quatre usages sociaux qui tissent entre eux des liens multiples : liberté, récréation, tourisme et résidence. Espaces de liberté, les espaces ouverts sont ceux où l’on accueille plus facilement l’autre, le réprouvé ; il s’y cache parfois en un refuge. Cette possibilité de fuite se traduit plus quotidiennement par la moindre pression du regard d’autrui et de l’exercice de la norme, et peut contribuer à stabiliser certaines personnes6. Ces phénomènes ne nous semblent pas exclusivement liés à une faible densité des personnes dans l’espace. La possibilité de fuite est en soi un facteur de sécurité, et pourrait expliquer pourquoi les espaces ouverts favorisent l’expression de la tolérance, au contraire des espaces clos, pour une personne donnée. Les espaces ouverts sont aussi le lieu des retours sur soi-même, lieu de paix et de solitude, loin de la foule. Ceci est vrai pour le paysan qui a plus ou moins choisi cette vie comme pour le promeneur fuyant un temps les boulevards. Mais la liberté ce peut être aussi la rencontre. La promenade à pied, par exemple, est souvent le prétexte et le support de conversations importantes, vraies, plus calmes et plus sincères peut-être qu’elles n’auraient pu l’être dans le salon familial. Outre les jeunes amours, les bois ont toujours accueilli les fêtes occultes, et les champs permettent d’improviser bien des festivals. Espaces récréatifs, les espaces ouverts riches de nature et de culture, permettent au sortir de l’usine, du supermarché, de l’ANPE, du bureau, la nécessaire reconstruction des forces physiques, psychiques et peut-être morales de ceux qui prennent le temps de venir s’y tremper. Nous verrons que la forme et la durée du bain peuvent être variables, mais le fait est là, les espaces naturels sont partie intégrante de l’équilibre individuel d’un nombre croissant de citoyens, et les espaces ouverts en général sont essentiels pour la pratique individuelle et collective des loisirs. Cette expérience du monde et de soi peut s’exercer depuis chez soi, dans le cadre de loisirs de proximité, mais peut aussi résulter d’un séjour touristique, et de plus en plus le justifier. Le potentiel de « mise en tourisme » (Cazes, 1992) des espaces ouverts, et en particulier des espaces naturels, est bien réel. Dans certaines situations, ce sont ces mêmes espaces ouverts qui expliquent une bonne part de l’attractivité résidentielle des lieux, l’espace devenant ainsi producteur de ses usagers, qui consomment et produisent7, quitte à s’approprier un lopin d’espace, contribuant à sa valorisation (biens privés) : la boucle est bouclée…

Ce qui distingue et définit la fonction récréative

19La récréation correspond à un usage social des espaces ouverts, usage que nous avons considéré comme un bien de groupe. Il n’est pas simple de complètement clarifier ce qui distingue la récréation d’autres usages sociaux. Une des raisons en est la polymorphie des loisirs, leur capacité à exploiter toutes les potentialités de l’espace et de l’organisation sociale. Les distinctions les plus importantes sont à faire avec la production, l’écologie et le patrimoine. La récréation est avant tout une expérience ; la production peut cependant porter sur les espaces récréatifs (parcours de chasse, sentier balisé) et sur certains services connexes (gîte d’étape). C’est ce qu’Olivier Lazzarotti (1995, p. 94) appelle le « loisir produit » et que les Anglais sont habitués à appeler business recreation. En espaces naturels, la prégnance actuelle des représentations de la nature et la réflexion écologique ne peuvent être absentes. On ne saurait pour autant en déduire que la récréation est une production écologique au même titre que la qualité de l’eau ou la beauté du paysage. Les qualités écologiques du milieu sont une ressource qu’exploite la récréation, et elle-même en retour induit des modifications tantôt dommageables, tantôt favorables à l’environnement. Mais l’exercice récréatif se situe d’abord comme expérience sensible, c’est un acte humain dont les fondements (motivations, conditions, régulations) sont d’ordre culturel et social. Il n’y a même pas de corrélation évidente entre la qualité écologique des espaces et leur valeur récréative, en raison de l’incidence prépondérante des critères d’accessibilité dans la constitution des espaces récréatifs. Un raisonnement similaire articule récréation et patrimoine. Le patrimoine (naturel, historique, culturel) est une ressource qui donne sens et valeur à la récréation mais qui ne la constitue pas. Les loisirs sont une pratique des individus qui peuvent y trouver une satisfaction physique et morale indépendamment de la valeur socialement accordée aux espaces supports. Certains usages récréatifs des espaces ouverts sont ainsi moins sensibles au patrimoine : jogging, VTT pratiqué par les adolescents, cueillettes. Les randonnées (pédestre, équestre, en VTT) le sont davantage et peuvent donner lieu à la constitution de « loisir médium », terme proposé par Olivier Lazzarotti (1995, p. 94) pour décrire l’utilisation des loisirs par certaines collectivités territoriales pour « supporter un message et aider à sa diffusion ». La récréation peut en retour amener la patrimonialisation de sites oubliés, comme on le voit avec les nombreux lavoirs, puits et chapelles restaurés à l’occasion de l’inauguration de sentiers de randonnée.

20Par récréation, nous entendons une activité non rémunérée et que l’on fait pour soi. Étymologiquement le mot signifie faire revivre (du latin recreare) et c’est bien de cela qu’il s’agit. Concrètement, la récréation en espaces ouverts se traduit essentiellement par des loisirs de plein air. Mais nous retiendrons de ce qui précède que ces loisirs cachent une quête plus profonde, quête de nature, de culture, et de soi-même. Ils se distinguent du sport, de l’étude, de la contemplation, du jeu, mais en empruntent souvent les traits. Du point de vue social, la récréation est un processus plus complexe que la seule activité sur place. Sur le plan collectif, elle structure des organisations et peut répondre à certains objectifs sociaux. Dans une perspective d’aménagement, le déplacement aller et retour renvoie à la mobilité des usagers, et la pratique aux questions d’accessibilité des espaces ouverts. Sur le plan subjectif, elle est présente en amont (préparation) et en aval (souvenir) de la pratique effective, et participe des représentations que se font les usagers de leur pratique récréative mais aussi de l’espace qui la supporte. Du point de vue de son espace de pratique, la principale originalité de la récréation vis-à-vis de tous les autres usages sociaux, c’est qu’elle met en contact réel, avec la possibilité toujours présente d’une rencontre, le « maître des lieux » et « les gens ». Du fait de la réduction drastique de la vente directe, de nombreux agriculteurs ont perdu, côté production, ce contact direct avec les gens. Et quand il s’agit de respect de la nature ou de mise en valeur du patrimoine, les agriculteurs rencontrent ou imaginent des experts patentés, des voisins militants ou une opinion publique anonyme. La récréation met au contraire en avant, dans l’espace agricole comme dans d’autres espaces ouverts, l’ensemble des gens ordinaires.

Loisir(s) et tourisme(s)

21Les loisirs peuvent être pratiqués par des gens « du coin », de la ville voisine ou par des touristes. Les touristes peuvent pratiquer (ou non) certains loisirs sur leur lieu de villégiature, mais ces loisirs ne sont pas systématiquement à l’origine du déplacement touristique. Il résulte de cette complexité une difficulté d’analyse. Après avoir distingué les contours du tourisme et du loisir, nous examinerons les nuances entre loisirs résidentiels et loisirs touristiques ; l’examen des relations entre les loisirs de plein air et le tourisme en espace rural nous permettra une première approche concrète.

  • 8 Centre National De Ressources Pour Le Tourisme En Espace Rural, Le tourisme en espace rural : acte (...)

22Une première distinction est à faire entre les notions générales de tourisme et de loisir. Le tourisme se définit par le déplacement hors de chez soi « pour une durée d’au moins une nuit et de quatre mois au plus » sans distinction de motif8. Ainsi les voyages d’affaires, les cures médicales et les visites familiales sont touristiques, le tourisme ne pouvant être réduit au séjour en villégiature. Le loisir au contraire relève d’une définition fonctionnelle, dont la meilleure est peut-être celle que donnent Olivier Donnat et Denis Cogneau (1992, p. 146) dans leur description statistique des pratiques culturelles des Français :

« Le temps de loisir […] est d’abord un temps passé hors du lieu de travail ou des établissements scolaire, et non lié au travail (transports, repas de midi). Ce n’est pas non plus un temps de formation […]. On en soustrait aussi les temps dits “physiologiques” : l’hygiène quotidienne, les repas et le sommeil. […] Les “travaux domestiques”, par exemple la cuisine, la couture, le bricolage, le jardinage […] ont [également] été retenus comme loisirs à part entière. »

23Comme nous le faisons nous-même, les auteurs confondent sous le terme de loisir le temps de loisir et les activités de loisirs. Dans un souci de clarification, le Centre technique du génie rural des eaux et forêts (CTGREF, 1976, p. 7) propose de réserver le terme de loisir au temps de loisir : « La récréation peut alors être définie comme une activité pratiquée par l’homme suivant son propre gré où bon lui semble pendant son loisir. » De même, le Petit Larousse réserve le mot loisir au singulier au temps de loisir, et le mot loisirs au pluriel aux activités. Cela nous semble très restrictif par rapport à l’usage, et nous avons préféré garder ses deux sens au terme de loisir, qui, dans son acception d’activité, au singulier (son loisir préféré) comme au pluriel (les loisirs de plein air), peut donc être synonyme de récréation.

24Deux dérives du concept de loisir nous semblent à éviter. La première tendrait à élargir inconsidérément la notion de loisir. Alain Berger et Jacques Rouzier (1977, p. 113-121) indiquent ainsi, sous le titre « l’espace loisir », quatre fonctions de l’espace rural : localisations professionnelles (artisans d’art), résidences secondaires, diffusion résidentielle et promenade. Le loisir au sens que nous retenons ne serait alors qu’un aspect d’un concept plus large, proche de la notion de choix de vie. Le risque est grand de ne plus disposer d’une notion précise et opérante, voire de donner au loisir une valeur en soi (ici : ce qui attire à la campagne), sans définition ni mesure possible. La seconde dérive serait d’inclure dans le tourisme tous les loisirs payants, pour ne retenir sous le terme loisir que des activités gratuites. A priori, aucune notion mercantile ne vient séparer tourisme et loisirs : beaucoup de touristes sont hébergés gratuitement par la famille ou les amis, tandis que certains loisirs à proximité du domicile sont fort onéreux. D’où les amalgames contestables fréquemment observés entre l’industrie du tourisme et l’industrie des loisirs (surtout chez les professionnels du tourisme et des loisirs), voire entre la fonction touristique et la fonction récréative des espaces (dans la littérature scientifique). Aux frontières du tourisme et des loisirs se situent les cas de loisirs pratiqués loin du domicile (répondant donc au critère de déplacement définissant le tourisme) et le tourisme de très courte durée. Selon que les auteurs privilégient le critère temps ou le critère espace, les champs respectifs du tourisme et des loisirs varient beaucoup. Certains auteurs, assimilant le tourisme aux vacances, doutent du caractère touristique de courts déplacements : Michel Bonneau (1983, p. 554) considère que les randonnées jusqu’à quatre jours relèvent des loisirs, tandis que les grandes randonnées (plus de quatre jours) sont du tourisme. Le caractère arbitraire du choix d’un nombre de jours pour servir de seuil rend cette distinction peu pertinente à notre avis. Le fait de dormir hors de chez soi ou non paraît plus discriminant. Jean Michel Dewailly (1985, p. 304) considère ainsi que les séjours à l’extérieur de chez soi inférieurs à un jour ne peuvent relever du tourisme. Selon que les gens passent la nuit du samedi au dimanche hors de leur domicile ou non, il y aura ou non tourisme de week-end, les déplacements inférieurs à la journée devant être considérés comme des déplacements de loisirs. Il est également possible de définir le tourisme par une distance de déplacement, même si cette approche est moins explicite et fréquente. En effet la notion de voyage, incluse dans la définition du tourisme, trouve sa limite dans les très courtes distances. On finirait par être traité de touriste par sa boulangère ! Par contre la distance pourrait permettre de qualifier de tourisme les excursions à la journée qui comportent des déplacements importants : les excursions d’une journée proposées par les autocaristes, l’aller-retour à Granville de quatre jeunes Parisiens pour un spot en planche à voile, et à plus forte raison l’aller-retour branché à Londres, peuvent difficilement êtres exclus du champ du tourisme. S’il est délicat de fixer un seuil de distance, toujours arbitraire, nous proposons de considérer que les voyages hors du bassin de vie d’un lieu de résidence relèvent du tourisme, tandis que les déplacements pour les loisirs au sein du bassin de vie sont accessoires au loisir qui les motive. En combinant les critères de durée et de distance, nous arrivons à une grille de lecture qui qualifie comme loisirs de proximité les déplacements de moins d’une journée au sein du bassin de vie, et comme tourisme tous les autres. Suivant Georges Cazes (1992, p. 7), nous déclinerons les tourismes en excursionnisme (tourisme à la journée hors du bassin de vie), en tourisme de court séjour (trois nuits au plus) et en tourisme stricto sensu (plus de trois nuits).

25C’est ce qui nous conduira à distinguer a priori trois catégories parmi les usagers d’un espace agricole donné : les locaux (résidants de la commune et des alentours), les citadins (formule commode qui désigne dans notre esprit les usagers ne séjournant pas sur place et résidant dans d’autres communes du bassin de vie, en particulier dans la ou les villes les plus proches) et les touristes. Il existe naturellement bien des cas d’espèce où ces distinctions fonctionnent mal. Mobilité et proximité forgent de nouveaux rapports à l’espace, quand un cadre connaît mieux et s’investit davantage dans la commune rurale où il passe tous ses week-ends que dans la métropole où il réside et travaille en semaine, quand des néo-ruraux transposent à leur nouveau domicile des valeurs et des usages qu’ils ont acquis en ville et sont perçus comme des touristes permanents par des gens du crû… C’est la raison pour laquelle, s’il importe de distinguer loisir et tourisme, il n’est pas forcément opportun de vouloir distinguer les loisirs des touristes des loisirs des résidants. Le touriste a ses loisirs, certes. C’est particulièrement vrai pour le tourisme en espace rural et son sous-ensemble le tourisme à la ferme. Certains auteurs en arrivent à confondre tourisme rural et loisirs de plein air (OCDE, 1994), tandis que d’autres excluent ces loisirs du champ du tourisme en espace rural (Béteille, 1996), au motif, le plus souvent implicite, qu’ils sont non marchands. D’autres encore, en particulier les chercheurs anglo-saxons, font des loisirs une forme du tourisme en espace rural. Nick Evans et Brian Ilbery (1989, p. 257) distinguent ainsi, au sein du tourisme à la ferme (farm-based tourism) deux grandes catégories, l’hébergement-restauration (farm-based accomodation) et les loisirs à la ferme (farm-based recreation). Mais les loisirs se pratiquent tous les jours ou presque, par presque tout le monde, presque partout. Les loisirs de proximité participent de la qualité de vie des résidants locaux mais aussi à celle des voisins, citadins ou non, que sont les habitants des autres communes du même bassin de vie (Bonnant, 1983). Ils contribuent à l’attractivité résidentielle des espaces et, dans les régions les plus isolées, sont susceptibles de maintenir la population au pays. Leur étude est au cœur de notre problématique, car une des caractéristiques des loisirs qui se pratiquent en espace agricole est leur caractère diffus. Les opportunités, dispersées, sont adaptées à un usage local. Dans le cadre de la métropolisation, « l’émergence de nouvelles formes de loisirs, et notamment l’importance croissante des déplacements de week-end » (Ruppert, 1983, p. 504) montre les limites du concept de tourisme. Il faut se préoccuper de ce que Karl Ruppert (ibidem, p. 505) nomme le « Naherholungsraum, l’espace de détente proche ». Le citadin doit pouvoir y trouver réponse à ses besoins. L’espace du bassin de vie fourmille alors de « migrations alternantes de loisirs » (Mirloup, 1976, p. 250), concernant aussi bien les ruraux qui vont en ville entendre un opéra que les citadins qui vont randonner en campagne. Il serait donc faux d’opposer trop schématiquement les loisirs des résidants supposés statiques à ceux des touristes plus mobiles. Les loisirs sont aussi, à l’évidence, un facteur d’attractivité touristique : de nombreux observateurs constatent que les touristes ne souhaitent plus « bronzer idiot » et que les loisirs, d’activités occupationnelles, deviennent une motivation importante des déplacements de tourisme. Le fait qu’un même loisir soit pratiqué sur son espace par des usagers de diverses catégories joue évidemment un rôle sur la perception qu’en a l’agriculteur. En gros les touristes (stricto sensu) viennent de loin, sont généralement inconnus, les touristes de court-séjour sont de la région mais sont également le plus souvent inconnus. Les loisirs de proximité se distinguent par la possibilité de se reproduire aux mêmes lieux fréquemment, et induisent donc, outre l’appartenance potentielle à la même communauté locale, la possibilité d’une interconnaissance.

  • 9 L’auteur propose le qualificatif de ludensien pour décrire les équipements et activités de loisir (...)

26Néanmoins, il est difficile de considérer que les loisirs de proximité et les loisirs des touristes forment deux catégories distinctes. Premièrement, l’offre récréative est généralement indistincte, les équipements publics (bases de loisirs, chemins ruraux) comme les prestations des entreprises du loisir (parcs d’attractions, fermes équestres) étant ouverts aussi bien aux résidants qu’aux touristes. Lorsqu’Olivier Lazzarotti (1993) propose un classement des équipements de loisirs sur quatre rangs (domestique, de voisinage, ludensien9 et touristique), il se réfère à une logique de marketing et au rayon effectif de clientèle, ce qui peut se comprendre pour des équipements spécialisés. L’absence de traces, le caractère diffus et informel des pratiques récréatives renforcent au contraire l’indistinction entre les origines géographiques des usagers de la campagne. Deuxièmement, il existe des catégories intermédiaires d’usagers, ni complètement résidants, ni complètement touristes, comme les résidants secondaires, les touristes de retour au pays de leur enfance, les touristes très réguliers qui ont fait leur place sur leur lieu de villégiature. Troisièmement, il existe une forte interaction entre les expériences de loisir que les usagers ont pu vivre durant leurs séjours touristiques et celles qu’ils vivent à proximité de leur domicile. Un Anglais de retour chez lui regardera d’un œil neuf les buissons de mûres qui lui sont interdits, un Breton revenant d’Alsace supportera moins bien la dégradation du réseau des chemins, etc. Il en va de même d’ailleurs des gestionnaires d’espaces de loisirs, qui intègrent à leurs modes de gestion des observations faites pendant leurs propres vacances. Ces trois raisons nous ont conduit à postuler que l’on pouvait étudier les loisirs globalement, pour un espace donné, sans chercher à isoler ceux qui sont pratiqués par les résidants locaux, les citadins ou les touristes. Il s’agit des mêmes loisirs, même s’ils sont porteurs d’enjeux sociaux et spatiaux différents pour leurs divers usagers.

27Une dernière difficulté provient de ce que, conscients de la demande (celle des touristes mais aussi celle des résidants), les opérateurs du tourisme ont cherché à créer des opportunités récréatives pour leurs clients et lucratives pour eux, en complément des possibilités récréatives informelles ou d’initiative publique. Ces formes commerciales du loisir, que les anglo-saxons appellent franchement « business leisure and recreation » sont souvent considérées comme une forme du tourisme, soit parce qu’elles proviennent des mêmes opérateurs, soit parce qu’elles s’adressent en premier lieu aux touristes. Nous préfèrerons des termes comme formes commerciales de loisir ou services récréatifs marchands pour éviter la confusion, ces activités étant ouvertes aussi à des résidants non touristes. Un exemple très répandu est constitué par les centres équestres. Le tableau 1 réalise une synthèse (non exhaustive) des enjeux du développement récréatif destiné aux touristes et aux résidants, selon qu’il est marchand ou non marchand. Un développement harmonieux articule probablement un dosage local des quatre types d’enjeux. Nous ne pouvons donc que récuser les approches qui tendraient à établir une distinction entre des pratiques de loisirs qui seraient plus touristiques, et d’autres qui seraient réservées aux résidants locaux. Les diverses formes de randonnée sont ainsi parfois abusivement appelées tourisme tandis que la chasse et la pêche en sont arbitrairement exclues (Poncet et al., 1991, p. 231 et p. 234-235). Il est avéré que chasse et pêche sont accessibles aux touristes, et il n’est pas courtois de laisser croire que les randonnées sont inaccessibles aux résidants, en particulier ruraux, ainsi implicitement exclus d’une consommation esthétique et sportive du paysage. En retour certaines pratiques possibles du milieu rural sont négligées lorsque l’on présente aux touristes leur région de vacances. Nous ferons l’hypothèse que l’ensemble des loisirs (marchands ou non) sont une ressource à la fois pour les touristes et pour les résidants (à l’échelle du bassin de vie). En conséquence nous supposons qu’une synergie entre le tourisme en espace rural, la qualité de vie sur place et les opportunités de loisirs peut s’établir.

Tableau 1 : Finalités économiques et sociales pour le loisir

Tableau 1 : Finalités économiques et sociales pour le loisir

28En définitive les loisirs que nous étudions sont des pratiques, des usages de l’espace agricole qui peuvent être :

  • en zone rurale comme en zone urbaine, du moment que l’espace considéré a aussi une fonction de production agricole ;
  • limitées à l’espace de l’exploitation ou plus largement à une zone agricole comprenant plusieurs exploitations, ou plus largement encore à un territoire diversifié ;
  • pratiquées par des résidants locaux, des résidants du bassin de vie ou des touristes ;
  • informelles, organisées dans le cadre d’un service public10, ou proposées à titre lucratif par l’agriculteur lui-même ou par un tiers.

29Le but de cette approche élargie est de constituer un objet de recherche cohérent du point de vue géographique, la référence restant l’espace cultivé et entretenu dans le cadre agricole, en évitant des distinctions qui se révèlent artificielles. Ce faisant, la gamme des pratiques est large et l’ensemble de l’espace agricole est concerné. Pour limiter le champ de la recherche, il aurait été possible de le centrer sur un loisir particulier.

Une palette de loisirs de plein air

30Peu d’auteurs ont cherché à définir comme un tout les loisirs que nous étudions ici. Une définition de la récréation compliquée, mais proche de notre point de vue, est proposée par Hans Aldskogius : « Activités qui prennent place à l’extérieur et au-delà des limites du foyer, qui impliquent au moins un minimum de participation physique, qui restent relativement simples dans le sens qu’elles requièrent très peu d’aménagement et d’organisation au-delà du niveau familial » (Guillerot, Leroy et Roche, 1995, p. 219). Il nous a semblé pertinent de ne pas formuler de nouvelle définition générale mais de partir des pratiques observées pour construire empiriquement le champ des loisirs retenus. Un inventaire de leur diversité et une classification des loisirs potentiellement concernés sont un préalable à leur intégration ou à leur rejet du champ de l’étude. Nous discuterons ensuite la pertinence de regrouper les loisirs dits traditionnels en milieu rural (chasse, pêche et cueillette) avec les loisirs plus urbains que sont les promenades. Enfin nous proposerons une discussion de l’intérêt de prendre en compte une diversité de loisirs dans cette étude.

31À partir de nos observations et de listes dressées par divers auteurs (Glyptis, 1991, p. 103 ; Chaplin, 1998, p. 57), nous pouvons proposer un inventaire de pratiques récréatives de plein air observables en espace agricole (tableau 2). Soulignons tout d’abord leur extraordinaire diversité. En Margeride, on cueille les lichens, les narcisses et les myrtilles pour l’industrie (de la Soudière, 1984, respectivement p. 243-251, p. 252-258 et p. 259-264). Dans les régions à climat continental du quart nord-est et dans les montagnes se pratiquent des sports de glisse sur le manteau blanc que revêt en hiver l’espace agricole. Certains loisirs que nous avons regroupés sous leur dénominateur commun d’expérience d’un lieu, consistent principalement en un être là qui, en somme, résume l’essence des activités récréatives : leur face active n’est peut-être, bien souvent, que d’apparence. C’est pourtant bien sur la base de l’activité que divers classements ont été tentés. Une première opposition s’appuie sur l’investissement physique : les questionnaires de Jean Simonneaux (1999, p. 398) opposent faire du sport et se promener. Il nous semble difficile de retenir une telle distinction, la dimension sportive, au sens d’exercice physique auto-contrôlé, pouvant exister pour certaines personnes ou certaines activités même en l’absence de performance perceptible. Ainsi en va-t-il de la promenade lorsqu’elle est pratiquée par des personnes pour qui la marche est difficile. La distinction entre sport et loisir relève donc davantage de l’expérience personnelle du récréant que d’une classification des loisirs. Antoine Lauginie (1993) s’appuie sur l’espace investi pour proposer une typologie d’usages ponctuels, linéaires, surfaciques. Sans discuter des mots choisis, l’idée paraît séduisante : pour les agriculteurs, les loisirs dont la pratique s’étale à travers champs sont a priori plus contraignants que ceux qui suivent des linéaires. Le ski de fond et le canoë s’apparentent du fait de la linéarité de leur support, tandis que le chasseur et l’ornithologue se verraient classés de concert dans la catégorie des usagers surfaciques parce qu’ils s’affranchissent des clôtures. Le risque d’une telle typologie est de regrouper des loisirs n’ayant aucun lien sociologique entre eux.

Tableau 2 : Inventaire des pratiques récréatives en espace ouvert

Tableau 2 : Inventaire des pratiques récréatives en espace ouvert

Sources : observations personnelles, et compilation de quatre ouvrages (Guillerot, Leroy et Roche, 1995, p. 269-297 ; Glyptis, 1991, p. 103 ; Chaplin, 1998, p. 57 ; de la Soudière, 1984).

  • 11 Ainsi « l’association Actéon, consciente que la fréquentation en hausse de l’espace naturel se heu (...)

32Mais la distinction la plus courante oppose la tradition de loisirs issus de la civilisation paysanne (chasse, pêche, cueillette) à la nouveauté supposée des autres formes de loisirs. Le plus souvent, lorsque cette distinction est faite dans la littérature scientifique actuelle, c’est pour occulter les loisirs traditionnels. En France, certains ont pu considérer que le droit de propriété et les lois spécifiques régissant la chasse et la pêche décrivaient d’assez près ces pratiques, alors que le développement récent des diverses randonnées constituait un problème original et sociologiquement novateur. Certains auteurs ont pu être inconsciemment guidés par le stigmate qui a longtemps frappé les gestes de la civilisation paysanne dans l’intelligentsia française. Ainsi nous expliquons-nous difficilement comment Jean-Claude Farcy (1995) peut produire toute une étude sur le temps libre au village de 1830 à 1930 sans la moindre mention de la chasse, de la pêche ou des cueillettes. C’est sans doute en partie la même distinction non dite qui conduit la plupart des auteurs anglais à exclure chasse et pêche du champ des loisirs. Le coût des droits de chasse et de pêche, le fait que ces loisirs soient difficiles d’accès pour le public général font souvent de ces loisirs appelés « field sports » (sports des champs) des attributs de la minorité aristocratique et aisée : « Seuls [les loisirs à la campagne] les plus informels, notamment la promenade, le vélo et les sorties en plein air intéressent plus qu’une petite minorité de gens » (Martin et Mason, 1993, p. 1). Ainsi la Countryside commission n’a pas compétence dans ces domaines. Et ni Carolyn Harrison (1991) ni Sue Glyptis (1995) ne font entrer la chasse dans leurs ouvrages sur la countryside recreation ! Cette omission empêche d’avoir une vision globale des interactions entre l’espace de référence (ici la campagne anglaise, pour nous l’espace agricole français) et la récréation. Du point de vue des usagers, il est clairement réducteur de mettre hors champ telle ou telle forme de loisir. Il n’est pas facile en effet d’être sûr que la typologie sur laquelle repose ce choix soit pertinente. En particulier, considérer que les loisirs ruraux traditionnels relèvent de la communauté locale, qu’ils ne participent donc pas des relations entre l’agriculture et la société globale, qu’ils sont en quelque sorte des résidus de la civilisation paysanne peut s’avérer faux. Les déterminants du choix d’une pratique récréative plutôt que d’une autre mobilisent des mécanismes individuels et collectifs très complexes. Du point de vue des agriculteurs, les divers loisirs constituent des usages parallèles, et parfois en interaction, de leur espace de travail. En terme de méthodologie, nous avons trouvé intérêt à comparer leur attitude vis-à-vis des divers loisirs, car elle éclaire sur certains déterminants de ces attitudes et en particulier sur les représentations et l’interprétation du droit. Le sentiment général d’un agriculteur sur le respect du droit de propriété sera ainsi nuancé de plus ou moins de tolérance vis-à-vis de tel ou tel loisir. La variété des situations d’interaction induite par la variété des loisirs est alors un levier d’investigation (cf. chapitre X). Concernant l’occupation de l’espace, il se trouve que la chasse et la cueillette sont plutôt des loisirs surfaciques, tandis que la demande dite urbaine se concentre sur des loisirs linéaires comme les randonnées. Il eut été géographiquement très réducteur d’exclure l’une ou l’autre catégorie. Dans une perspective d’aménagement enfin, il nous a semblé intéressant de ne pas exclure du champ de l’étude des acteurs importants. La chasse et la pêche, parce qu’elles s’appuient sur des réseaux traditionnels, sont bien placées pour poser le problème de la multifonctionnalité avec les agriculteurs11. Les conflits entre chasseurs et promeneurs, lorsqu’ils ne résultent pas d’oppositions de principe, sont liés à la difficulté pratique d’assurer la sécurité de tous. Mais les fédérations de chasseurs défendent la multifonctionnalité avec force. En ce sens ils sont des alliés objectifs des écologistes et des promeneurs du dimanche, contre les tenants de la propriété absolue. « L’agronomie est une discipline qui a toujours veillé à valoriser la polyvalence. Elle doit maintenant savoir s’ouvrir des perspectives pour un multi-usage de l’espace rural qui intéresse un plus grand nombre de citoyens » écrit ainsi Paul Havet (1991, p. 26), scientifique de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage.

33Nous avons donc choisi de garder toute la palette des loisirs au sein de notre champ de recherche, comme Stephen Chaplin (1998) dans sa tentative de donner une large définition de la récréation à la ferme, ou le CTGREF (1976, p. 5), pour qui « la chasse [peut] être considérée comme faisant partie des activités récréatives en forêt » : chasseurs, pêcheurs et cueilleurs seront considérés au même titre que les promeneurs ou les cavaliers. Il est clair toutefois qu’il ne s’agit pas de réaliser la description monographique des diverses pratiques, mais d’utiliser les loisirs comme révélateurs d’interactions entre agriculture et société, entre les hommes et leur espace.

LA QUALIFICATION RÉCRÉATIVE DE L’ESPACE AGRICOLE

34Nous avons défini l’espace agricole d’un point de vue fonctionnel, sans référence à l’aire géographique dont il peut faire partie (montagnes, plaines, espaces périurbains, etc.), au sein de l’espace français métropolitain toutefois. Nous n’avons pas jugé opportun de sélectionner au sein des loisirs telle ou telle catégorie plus apte qu’une autre à rendre compte de la fonction récréative de l’espace agricole. Il se pourrait cependant que certains espaces agricoles soient plus récréatifs que d’autres, du fait de leurs caractéristiques propres, voire que certains espaces agricoles ne le soient pas du tout. En première analyse, les espaces agricoles dotés d’un splendide paysage, surtout si l’agriculture y est extensive et pauvre, semblent prédisposés aux usages de loisirs. Tandis que les espaces agricoles intensifs et monotones, véritables repoussoirs, seraient spécialisés dans la production. Pour aborder cette question il importe d’introduire les notions de proximité et d’accessibilité. Par rapport à la résidence (principale, secondaire ou touristique) de l’usager, les espaces agricoles, dans leur diversité, sont en concurrence avec un certain nombre d’autres espaces récréatifs. Et ce n’est pas forcément vers le plus beau, ni vers le mieux aménagé, que cet usager dirigera ses pas. Défendant l’intérêt social des espaces de nature en ville, Jean Michel Dewailly (1992, p. 30-31) soutient cette hypothèse de proximité, voire de voisinage. Il distingue trois niveaux de proximité :

  • une nature de rupture : très belle, très Nature, mais plutôt éloignée, rare et chère ;
  • une nature de proximité : « De qualité plus banale, ces espaces se prêtent largement aux excursions d’une journée et aux loisirs de proximité. […] Les parcs naturels régionaux, les plages, les espaces ruraux de qualité, les forêts » en sont des exemples ;
  • une nature de voisinage : ces espaces « font partie du cadre de vie habituel, de contact immédiat : jardins publics, espaces verts, parcs urbains, squares… ».

35Appréhendé dans sa fonction récréative, l’espace agricole se décline lui aussi en espaces proches et en espaces remarquables. Mais ces deux qualités ne prennent sens que par rapport à l’offre globale d’espace récréatif disponible.

L’espace agricole parmi d’autres espaces récréatifs

36Le point de vue des usagers, consommateurs d’espaces de loisirs, ne peut se comprendre sans élargir le champ aux espaces concernés autres qu’agricoles, tels que la montagne, le littoral, les forêts ou les bases de loisirs. Les cimes, l’immensité de la mer sont des espaces de désert. On s’y retrouve ou l’on s’y perd, mais on y est surtout face à soi-même. Valorisés par la pression médiatique, très équipés du point de vue touristique, ces espaces montagnards et littoraux se trouvent parfois saturés, mais gardent leur attractivité du fait de leur symbolique. Le désert d’abord, lieu où le labeur reste l’exception, mais aussi le littoral, pour la nudité et le bain, proposent un retour vers l’expérience initiale de la vie. En montagne la neige, symbole de pureté, et la re-création de la communauté primitive autour d’un vin chaud simulent de nouveaux premiers hommes en butte aux éléments hostiles. Mer et montagne ont aussi en commun de proposer des expériences d’apesanteur relative, bain d’eau de mer, descente en ski. Mer et montagne permettent donc de se soustraire, au moins symboliquement, aux contraintes de la vie ordinaire. La forêt est aussi une sorte de désert, malgré la profusion de végétation, désert humain, mais lieu par excellence de la rencontre avec dame Nature. Lieu des mauvaises rencontres aussi, elle a longtemps fait peur, Petit Chaperon rouge à l’appui. En forêt, on passe souvent, mais l’on ne séjourne pas. L’essor des aménagements récréatifs en forêt et l’importance de sa fréquentation en font aujourd’hui un espace perçu comme naturellement récréatif, même si une partie limitée du domaine forestier est gérée avec cet objectif. Les jardins publics et les bases de loisirs recréent à leur manière la forêt et la plage, le désert en moins, le confort en plus, bistrots et toilettes. Les espaces publics urbains sont aujourd’hui l’objet d’interrogations voisines des nôtres : Bruno Faivre d’Arcier (1992), qui définit la voirie urbaine comme « l’ensemble des espaces publics se situant entre les parcelles privées », cherche à promouvoir sa « gestion patrimoniale […] destinée à redonner à cet espace son unité afin d’en préserver la richesse d’usage et de mieux traiter les conflits d’appropriation ». Les rollers et les voitures ne cohabitent peut-être pas plus facilement que les vaches et les cavaliers.

37Soit parce qu’ils sous-estiment sa valeur récréative, soit parce qu’ils ne le conçoivent qu’en tant que facteur de production de denrées agricoles, beaucoup de gens ne perçoivent pas l’espace agricole comme espace récréatif, au contraire des espaces que nous venons d’évoquer. J.-L. Nivelle (1990, p. 254-255), décrivant les usages sociaux de l’espace agricole en Wallonie, résume (bien involontairement nous semble-t-il) cette attitude : « Contrairement aux producteurs forestiers […], le producteur agricole limite ses préoccupations à la production de biens privés. » Paradoxalement, il est bien obligé de constater la fréquentation importante de l’espace agricole : « Peut-être parce qu’il n’a pas les moyens ou le temps d’atteindre les forêts, peut-être parce qu’il est attiré par la campagne [agricole], l’homme moderne s’organise de plus en plus pour parcourir celle-ci. » Si l’espace agricole est un espace récréatif, c’est donc souvent du bout des lèvres, parce qu’il faut bien s’y résoudre. L’espace agricole est même parfois décrit par opposition aux espaces récréatifs : ainsi Jean Simonneaux (1999, p. 249) fait mine d’opposer, au sein de l’espace rural, « un espace productif agricole (la campagne), un espace social (le village) et un espace récréatif perçu comme une nature préservée des activités humaines (la forêt, la montagne, les sites touristiques) ». L’espace agricole, espace récréatif proche et habité, n’est certes pas aussi pur que les déserts, pas aussi naturel que la forêt, pas aussi récréatif que les espaces verts, pas aussi public que la voirie ; il n’en a pas moins une forte valeur récréative ! C’est que l’espace agricole offre autre chose : la présence rassurante ou non, mais toujours perceptible des paysans, de leurs maisons, de leurs chiens et de leurs troupeaux. Là, nature et humanité sont intimement mêlées. Presque-désert de l’immensité de la plaine, presque-forêt des bocages denses, presque-montagne des prés d’altitude, mais surtout mosaïque aléatoire des lieux habités par l’innombrable chaîne de nos aïeux. Si les déserts nous renvoient à nous-mêmes en tant que créatures, la campagne nous parle de notre appartenance aux généalogies infatigables, de notre responsabilité aussi peut-être d’en perpétuer le sens, car nous sommes là dans le jardin des hommes, depuis les temps de la révolution néolithique.

Le paysage : un potentiel récréatif

  • 12 Le regard, mais aussi l’odorat, l’écoute, voire le contact du lieu, si l’on veut prendre en compte (...)

38Intensification, déprise, paysages : l’espace agricole français présente aujourd’hui en son sein une grande diversité. Tous les espaces agricoles peuvent-ils être qualifiés d’espaces récréatifs ? Existe-t-il différents types d’espaces agricoles quant à leur potentiel d’offre de loisirs de plein air ? Au sein des espaces agricoles, le paysage s’avère le principal facteur discriminant, mais ne peut se comprendre indépendamment de la dynamique agricole qui le sous-tend. Le mot paysage est polysémique. Deux sens principaux peuvent être reconnus et acceptés dans notre travail. Le paysage est d’abord « un arrangement d’objets à voir, [qui] signifient, parce qu’ils apprennent sur leurs auteurs » (Brunet, Ferras et Théry, 1993, p. 338). En ce sens le paysage est une méthode d’approche de la réalité par les traces qu’elle laisse sur l’espace. Le paysage est ainsi, pour qui pratique un loisir de plein air, un indicateur de ressources : une ligne d’arbre à flan de coteau est sans doute le signe d’un chemin, un bosquet cache souvent des terriers de lapins, etc. Le paysage est aussi « une portion de territoire vue par un observateur », phénomène éminemment variable selon le point de vue (le lieu d’où l’on observe) et la culture (la manière de voir de l’observateur). Ce paysage là est très intimement lié à la problématique des loisirs de plein air. D’une part, pour qu’un paysage soit observé, il faut qu’il soit accessible, et l’ouverture ou la fermeture des accès au paysage ou aux loisirs relèvent de processus similaires, même si la voirie et l’habitat proposent parallèlement des modes d’accès au paysage indépendants des loisirs. D’autre part, le paysage n’est pas en lui-même un usage social de l’espace, il est l’espace regardé, mais le regard sur l’espace12 est une caractéristique essentielle des loisirs de plein air. Le paysage est donc un attribut fondamental de l’espace agricole considéré comme espace de loisirs. Nous pourrions même suggérer que les loisirs de plein air sont des manières de paysager l’espace, car si l’avion l’aplatit, si la voiture l’anime, la marche le connaît et l’affût, parfois, l’absorbe.

39Du point de vue de l’étude, il est toutefois difficile de relier paysage et récréation : retenir, comme le suggère A. P. A. Wink (1983), le paysage comme cadre d’analyse des usages se heurte au peu de traces que laissent les loisirs dans le paysage. Si l’agriculteur, le forestier, le touriste et… le pyromane modifient durablement le paysage par leurs champs, futaies, villages de vacances ou par leurs dégâts, les usagers des loisirs sont la plupart de temps très discrets. Les marques, nombreuses mais peu visibles, qu’ils laissent derrière eux ne permettent pas en général d’approcher la réalité des pratiques. La cabane de chasse très voyante n’est peut-être pas si fréquentée, alors que la cueillette des mûres se pratique aux alentours sans laisser d’indice. Un sentier balisé peut très bien être moins fréquenté qu’un chemin rural proche, etc. En revanche, partir du paysage pour déterminer le potentiel récréatif d’un lieu semble possible. Mike L. Owen et Brian S. Duffield (1974, p. 60 et p. 72-77) évaluent ainsi des zones récréatives selon quatre critères : potentiel récréatif terrestre, potentiel récréatif autour de l’eau, pittoresque du paysage, valeur écologique. Outre le choix des critères (le pittoresque du paysage semble difficile à évaluer), cette démarche présente l’inconvénient de produire un potentiel assez théorique si elle n’intègre pas la proximité du site par rapport aux lieux de résidence et son accessibilité juridique et physique. De manière plus empirique, il est clair que les loisirs de prélèvement (chasse, pêche et cueillettes) s’appuient sur la biodiversité locale, que les loisirs itinérants exploitent les structures linéaires (chemins, lisières) et que tous, mais plus particulièrement ceux qui consistent à vivre l’expérience d’un lieu, intègrent des sensations (fraîcheur de l’ombre, douceur du vent, odeurs diverses, babil des ruisseaux, écho des tracteurs), voire des émotions esthétiques et philosophiques, toutes perceptions paysagères. La diversité, la qualité (subjective et relative) et l’accessibilité du paysage seront donc des facteurs déterminants de l’offre récréative. Le niveau d’intensification agricole joue surtout sur les deux premiers facteurs, mais peut aussi modifier structurellement le troisième, en supprimant des chemins par exemple.

Intensification, déprise, environnement et récréation

40Par niveau d’intensification, nous entendons ici, parlant d’espace agricole, la quantité de produit brut végétal et animal récolté par ha. Elle peut s’entendre à l’échelle d’une région ou d’une exploitation. Lorsque l’on évoque les usages récréatifs de l’espace agricole, les représentants de l’agriculture et les géographes ont souvent tendance à penser que c’est un phénomène limité aux zones d’agriculture extensive, plus ou moins défavorisées par leur environnement physique et/ou socio-économique. Trois arguments sont souvent amenés à l’appui de cette thèse.

41Premier argument, les zones intensives seraient synonymes de paysages banalisés. Les chasseurs ressentent clairement l’agriculture comme étant à la fois une ressource et une menace pour le gibier. J.-L. Nivelle (1990, p. 255) souligne ainsi la diminution du « petit gibier […] qui doit faire face, non seulement aux pratiques de l’agriculture intensive mais aussi, aux franges de celle-ci, à la disparition de ses habitats naturels (buissons, haies, friches) ». C’est donc bien l’intensification qui est en cause, et non l’agriculture en tant que telle. Quelques contre-exemples montrent cependant que le lien entre l’intensification et la banalisation des paysages, sans doute établi statistiquement, n’est pas un lien de nécessité. Les paysages des Vosges se ferment, se banalisent, parce que la déprise agricole empêche la charge en bétail de contenir la forêt : l’intensification, lorsqu’elle permet le maintien de l’agriculture, peut garantir une ouverture des paysages favorable aux loisirs. L’ouverture du paysage peut cependant être excessive, quand, cause et conséquence tout à la fois de l’intensification, la valeur de la terre pousse propriétaires et exploitants à en valoriser économiquement le moindre recoin. Elle ne conduit cependant pas forcément à détruire tout accident du terrain (haies, chemins, talus, ruisseaux). La Mayenne a mieux conservé son bocage, et atteint aujourd’hui des niveaux d’intensification comparable à ceux de sa voisine de l’ouest, l’Ille-et-Vilaine, aux paysages plus banalisés. Enfin, même dans les régions de champs ouverts, qui plus est intensives comme la Beauce, les opportunités récréatives existent, organisées principalement le long des vallées (étangs, pentes non cultivées) et sous forme d’îlots (bosquets, bois et forêts). En région intensive, les effets positifs peuvent donc coexister avec les effets négatifs, comme le note Luc Thiébaut (1989a, p. 273) : « Aujourd’hui, où certaines régions souffrent de “pas assez d’agriculture”, d’autres de “trop d’agriculture”, se pose le problème de limiter les effets externes négatifs de certaines pratiques agricoles et de suppléer à la disparition de certains effets externes positifs » tels que l’ouverture de l’espace (pour cause de déprise), l’entretien des bocages (pour cause de diminution de la main-d’œuvre agricole), etc. En tout état de cause, même si le paysage des zones intensives s’est appauvri, cela ne justifie pas d’en exclure a priori la fonction récréative.

42Second argument, les zones cultivées n’attireraient personne, ce sont des lieux de production et leur aménagement pour les loisirs ne serait qu’utopie. Martin de la Soudière (1987), étudiant la manière dont l’enfant vit son espace dans les villages du Mont Lozère, montre au contraire que « les champs ne représentent pas pour lui un espace strictement économique : ils sont un lieu d’activité, d’existence, qui lui sert souvent de support au jeu. Cette polyvalence de l’espace agricole, cette succession d’usages du même lieu définissent le vécu de ces espaces ». Cet espace est utilisé parce qu’il est mieux connu, dans sa géographie et ses dangers, que l’espace sauvage montagnard entourant le village mais surtout parce qu’il est proche du village, accessible, ouvert. En bref, ce n’est pas parce que l’agriculture y est pauvre que l’espace agricole de ces villages est fréquenté par les enfants, c’est au contraire la partie la plus intensive du terroir, où les travaux agricoles sont les plus fréquents que les enfants utilisent. À une autre échelle, Luc Thiébault (1989b) a aussi pu montrer que la Plaine de Dijon, aux portes de la ville, n’était en rien un désert récréatif. L’hypothèse que nous émettrons est que si la demande apparaît plus faible en zone intensive, c’est certes parce que le paysage y est moins diversifié, mais c’est surtout parce que l’offre n’y est pas aussi structurée.

43Troisième et dernier argument : les agriculteurs intensifs n’auraient pas besoin de ça. C’est sans doute celui qui a le plus de poids, car jusqu’aux années-quotas (1984 pour le lait), la course à la production laissait aux exploitants des régions les plus faciles des perspectives suffisamment alléchantes pour leur éviter de se poser des questions sur la valorisation sociale de leur espace. Mais aujourd’hui, avec l’apparition de quotas dans certaines productions, et des crises de marché dans plusieurs filières de masse, les perspectives de croissance sont nécessairement plus diversifiées. C’était l’inverse dans les zones dites difficiles où la productivité du travail agricole ne pouvait augmenter aussi rapidement. Ces régions ont donc servi de laboratoire, là où des dynamiques locales ont pu émerger. De là on pourrait supposer que les zones d’agriculture extensive sont mieux adaptées à l’accueil de loisirs dans leur espace. Elles ont certes souvent mieux conservé leurs réseaux de chemins, haies ou fontaines, mais elles ont par rapport aux zones intensives certains handicaps : moins d’hommes à la terre, donc souvent un moindre dynamisme collectif, un entretien du territoire plus difficile, des réseaux de réflexion et d’action moins efficaces.

44Plus globalement, le lien entre les externalités environnementales et récréatives de l’agriculture est complexe. Les loisirs doivent certes être distingués de la problématique environnementale au sens écologique. L’accessibilité est en effet, pour les loisirs, une caractéristique plus fondamentale de l’espace que le potentiel écologique. Les pollutions diffuses sont la plupart du temps transparentes pour l’usager des loisirs, elles ne remettent pas en cause sa pratique, il ne les perçoit pas. À l’opposé, un espace naturel protégé, magnifique mais fermé au public, est de peu d’intérêt récréatif, tandis qu’un simple chemin coupant la vaste plaine peut offrir au randonneur un parcours remarquable, pour peu qu’un bosquet vienne, de temps à autre, ponctuer d’une halte l’inépuisable rêverie. Il existe néanmoins des liens forts entre l’environnement écologique et la récréation et une cohérence doit être recherchée chaque fois que des aménagements sont entrepris. Chasse, pêche et cueillette sont particulièrement sensibles aux pollutions et aux excès de l’agriculture qui diminuent leurs ressources, tandis que les autres loisirs, les randonnées en particulier, s’appuient sur les éléments de structure du paysage, dont bon nombre ont à voir avec les équilibres naturels. En restaurant un chemin, en lui redonnant vocation à orienter la circulation des hommes, on redonne vie à un élément de l’écosystème agraire capable d’abriter une faune et une flore variées, de filtrer les eaux de ruissellement, et on pérennise une structure de paysage devenue obsolète pour la seule production agricole et menacée d’abandon, voire de destruction. Parallèlement, beaucoup d’aménagements dont la finalité principale est la conservation de milieux naturels s’accompagnent d’initiatives pour améliorer l’accès, au moins pour la promenade et l’étude. Le cas de la chasse est plus complexe, les chasseurs étant tout à la fois producteurs et prédateurs des espaces naturels qu’ils parcourent. La pêche et la cueillette sont aussi, parfois, sur la sellette dans certains espaces naturels protégés. Mais ces exceptions confirment la règle : la conservation de la nature et le développement des loisirs sont, en espace agricole comme ailleurs, deux fonctions distinctes, en lien entre elles, mais qui ne s’excluent pas l’une l’autre.

Rôle fondamental des espaces banals et périurbains

45Parallèlement aux effets du niveau d’intensification, l’incidence de la proximité des hommes mérite d’être évaluée dans l’attractivité récréative des espaces agricoles. Cela nous amène à insister sur l’intérêt récréatif d’espaces agricoles banals en région fortement peuplée. Les espaces agricoles périurbains sont naturellement les espaces agricoles les plus proches d’une majorité de citoyens dans un pays où 80 % des gens vivent en ville. Ces espaces sont donc fortement sollicités pour la récréation au titre des loisirs de proximité. Comme il se trouve que beaucoup de villes sont au cœur de bassins de production agricole, ces espaces agricoles périurbains sont aussi, souvent, des espaces plutôt intensifs et plutôt banalisés. Les espaces agricoles banals plus éloignés des villes, au-delà de la couronne périurbaine, sont également sollicités, pour deux raisons : d’une part les citadins des grandes villes se déplacent plus loin pour leurs loisirs ; d’autre part ces espaces agricoles sont, dans l’ouest de la France, en Flandre, en Alsace, densément peuplés. À l’échelle du village, l’espace agricole est aussi très souvent l’espace le plus proche du bourg et des hameaux, forêt et landes constituant les confins. À cette échelle la notion d’espace agricole banal peut très bien s’appliquer à des zones de petites dimensions au cœur d’un finage par ailleurs très riche sur le plan paysager.

  • 13 « Les community forests sont des programmes nationaux qui ont pour objectif de modifier la structu (...)

46Les espaces agricoles que l’on associe le plus facilement à la récréation, espaces protégés des parcs naturels, espaces montagnards, sont souvent les plus difficiles à rejoindre. Sue Glyptis (1991, p. 65) a insisté sur la répartition des parcs nationaux anglais loin des villes. Pour les citadins, l’espace agricole périurbain fait au contraire partie de l’espace récréatif au quotidien. En Angleterre, où la concentration urbaine est plus forte et les loisirs à la campagne mieux identifiés qu’en France, des procédures spécifiques y encadrent l’accueil du public. Le point de vue de John Vaugham (1995), directeur d’une « Community forest13 », l’illustre bien : « Les espaces naturels dans les zones périurbaines présentent de grandes spécificités et permettent à une large frange de la population britannique d’avoir un accès aisé à une véritable “vie rurale”. Les Community forests offrent aussi de grandes opportunités que d’autres zones plus éloignées ne pourraient assurer. » En France, même si trop d’études négligent sa fonction récréative, l’agriculture périurbaine a fait l’objet de nombreux travaux qui soulignent son rôle social. Luc Thiébaut (1989b, p. 4) montre que c’est vrai aussi pour des espaces a priori peu pittoresques : « Les régions de grande culture […] constituent souvent les espaces de “Nature” les plus accessibles pour une partie importante de la population urbaine (cas de Paris). » Pour les ruraux, qui représentent 20 % de la population, ce sont plus largement les espaces agricoles qui les entourent qui font enjeu. Les résultats du recensement général de la population de 1999 confirment la croissance démographique des espaces ruraux périurbains et intermédiaires. Et dans les zones les moins peuplées, qui se dépeuplent encore et qui voient en outre leur population statistiquement vieillir davantage, les loisirs en espace agricole permettent tout à la fois le maintien d’une qualité de vie pour les résidants et la création éventuelle d’activités et d’emplois dans le tourisme.

  • 14 Nous entendons par permis d’exploiter les autorisations prévues par la réglementation sur les inst (...)

47La proximité entre espaces agricoles et espaces d’habitation n’est cependant pas la seule raison conduisant à étudier la fonction récréative des espaces agricoles ordinaires. L’agriculture prendrait, en premier lieu, un risque politique et social en se spécialisant dans la production. Les zones d’agriculture banale, dans lesquelles l’agriculture est plutôt intensive, dans lesquelles aussi, au moins dans le nord et l’ouest de la France, l’agriculture gère une proportion élevée du territoire, sont celles où l’agriculture sera peut-être le plus fortement sollicitée pour des fonctions écologiques et sociales. La nature ordinaire cache en effet des enjeux écologiques majeurs. La mise en évidence des fonctions écologiques du bocage et de certaines pratiques culturales débouchent alors sur un paysage repensé et des opportunités de valorisation sociale. Le développement des exploitations agricoles suppose en outre un minimum d’harmonie sociale, ne serait-ce que pour obtenir les permis de construire et d’exploiter14. Comme Philippe Girardin et Simon Charbonneau (1999, p. 92) nous proposons « de réfléchir à une gestion et une fréquentation pacifiques et harmonieuses de la nature “ordinaire” ».

48En second lieu, l’agriculture productive n’est pas antinomique d’une certaine attractivité récréative. Depuis les années soixante-dix, « le tourisme ne se concentre plus uniquement dans les régions où les paysages sont spectaculaires mais se répand dans les campagnes de tous types » (OCDE, 1994, p. 14). De même que les grandes fermes ne sont plus les dernières à saisir les opportunités de diversification, ce serait réducteur de croire que seules les exploitations agricoles extensives et/ou montagnardes peuvent et doivent valoriser leur espace pour les loisirs. Nous avons vu des trotteurs à l’entraînement sur une piste disposée autour d’un champ à Saint-Coulomb, près de Saint-Malo, en zone légumière intensive. L’évaluation des Opérations locales agri-environnementales du Bassin Parisien montre bien que les agriculteurs, même en plaine, « découvrent que leur paysage quotidien est digne d’intérêt » (Charvet, Pouleau-Moreau et Rouyrès, 1998, p. 165). Les responsables de l’Observatoire photographique du paysage, en 1998, insistent sur l’importance des paysages banals (Forget, 1998). Ils n’ont peut-être de banal que le regard que l’on porte habituellement sur eux.

49La récréation constitue pour nous, par hypothèse, une fonction de base de l’espace agricole. Le fait qu’elle ait pris plus d’importance dans certaines zones (périurbaines, touristiques) ne signifie pas qu’ailleurs elle soit déplacée. Nous pensons que si les régions défavorisées ont pu servir de laboratoire sur ces questions, le problème fondamental est d’associer production agricole et aménités, non d’accepter une sorte d’agriculture « tout-production » ici et « touristique » ailleurs, pour quatre raisons. Premièrement, le tourisme est une chose, les loisirs en sont une autre, et l’espace agricole a vocation, en particulier autour des grandes villes et dans les campagnes fortement peuplées, à répondre aux demandes de loisirs de plein air de proximité. Deuxièmement, les habitants des zones rurales, et particulièrement celles où l’agriculture intensive occupe l’espace (Bassin Parisien, Bretagne) ont droit aussi à un cadre de vie riche et diversifié ; face à la ville qui monopolise de nombreux loisirs culturels et ludiques, les ruraux, qui disposent d’espace, devraient pouvoir en tirer profit pour une meilleure qualité de vie. Troisièmement, les agriculteurs des zones riches ne peuvent pas forcément valoriser leur potentiel productif du fait des nécessaires limitations de production, et peuvent rechercher de nouvelles valorisations de leur capital-espace, et ce d’autant plus que les grandes villes sont souvent situées au cœur de ces bassins agricoles, créant le marché potentiel. Quatrièmement, les régions défavorisées pour la production agricole le sont du point de vue quantitatif mais recèlent beaucoup de potentiels qualitatifs pour valoriser leurs produits (appellations d’origine, labels, modes de productions moins agressifs, etc.) : il est donc de mauvaise politique de leur assigner une vocation récréative sans soutenir leurs productions. En désignant l’espace agricole, même banal, comme espace récréatif, nous créons la condition principale pour un aménagement qui ne fasse de la récréation ni une dévoreuse d’espace productif, ni une roue de secours géographiquement confi née aux régions d’agricultures fragiles ou défaillantes. Doit-on alors privilégier, comme outil d’analyse, la recherche typologique d’espaces ruraux fragiles (ce qui suppose que les autres ne le sont pas) ou bien tenter de cerner (et de corriger) les fragilités de tous les espaces ? Nous défendons l’idée que si l’approche zonale est nécessaire, la réflexion sur des fonctions marginales horizontales, plus ou moins bien assurées, comme la récréation, l’est aussi. « Lorsque l’agriculture faiblit ou chancèle, le tourisme est le pari que font, avec leurs faibles moyens, la plupart des communes rurales » (Poncet et al., 1991, p. 235) ; peut-être faut-il penser autrement et requalifier globalement tous les territoires ; de même qu’il n’est pas acceptable aujourd’hui pour un agriculteur du Limousin de s’entendre dire par un collègue breton ou beauceron que l’on n’a plus besoin de lui pour assurer le ravitaillement du pays, il ne sera pas toléré demain par les agriculteurs des campagnes ordinaires que ceux des régions les plus attractives (périurbaines ou touristiques) soient seuls à tirer profit de la demande récréative, sous prétexte qu’ils sont mieux placés.

FIGURE 1 : Un modèle d’analyse des loisirs en espace agricole

FIGURE 1 : Un modèle d’analyse des loisirs en espace agricole

Inspiré de Nicholas J. Evans et Brian W. Ilbery (1989).

CONCLUSION

50Les usages récréatifs de l’espace agricole, en tant qu’objet de recherche, présentent des contours flous que nous avons cherchés, au cours de ce premier chapitre, à préciser. L’espace agricole étudié, c’est, dans le cadre de la France métropolitaine, l’ensemble des espaces ouverts qui supportent une production agricole, qu’elle soit professionnelle ou non, ainsi que les espaces ouverts connexes inclus dans le système d’exploitation (chemins, bois, eaux et autres espaces plus sauvages). Les loisirs concernés sont les loisirs de plein air, qu’ils soient pratiqués par des touristes, par des habitants, au titre des loisirs de proximité, voire par les agriculteurs eux-mêmes. Les modalités de ces interactions peuvent être de toute nature, informelle ou commerciale, organisée ou spontanée, individuelle ou collective, concentrée sur une ferme ou transversale au milieu rural. La recherche porte sur les modalités d’accès aux espaces, sur la réalité des pratiques de loisir sur des espaces qui sont aussi des espaces de production, sur les déterminants et sur les enjeux de cet accès et de ces pratiques. La figure 1, construite pour articuler cette définition extensive de la récréation en espace agricole avec celle, quasiment limitée aux activités lucratives, présentée par Nicholas Evans et Brian Ilbery (1989) montre, au niveau de l’exploitation agricole, les contours du champ d’étude (zone grisée). Les loisirs qui nous intéressent se pratiquent sur des espaces plus vastes que l’exploitation agricole. D’une part ils concernent indistinctement les diverses exploitations qui composent l’espace agricole, et donc, du point de vue d’un exploitant donné, d’autres fermes. D’autre part ils s’exercent en campagne sur les espaces non-agricoles voisins, forêts, landes et garrigues, bases de loisirs, etc. Par contre, toutes les activités récréatives qui peuvent s’exercer sur les exploitations ne sont pas retenues, en particulier celles qui s’exercent à l’intérieur. C’est donc un objet bien particulier que nous nous proposons d’étudier.

Notes

1 Cf. colloque des 18-19 mai 2000 à Nantes : « Des campagnes vivantes, un modèle pour l’Europe. »

2 Même si cette notion est parfois confondue avec l’exercice de la profession agricole à titre secondaire, comme dans l’étude de G. Van Oort (1994).

3 Pour des définitions juridiques précises de ces termes, voir Michel Prieur (1991, p. 336 et suiv.).

4 Dictionnaire actuel de la langue française, Flammarion, 1989.

5 Petit Larousse, 1995.

6 Citons le travail d’accueil de personnes en difficultés sociales réalisé par les adhérents de l’association Accueil paysan, ou bien l’importance du secteur de l’entretien de l’espace pour les entreprises d’insertion.

7 L’espace agricole peut être aussi un argument de vente et d’implantation pour les entreprises (Desjardins, 2001, p. 81-88). Les habitants peuvent alors lui devoir, pour partie, leur emploi !

8 Centre National De Ressources Pour Le Tourisme En Espace Rural, Le tourisme en espace rural : acteurs, clients, produits, Dossier de synthèse n° 29, Lempdes (63), CNRTER, 1999, p. 9.

9 L’auteur propose le qualificatif de ludensien pour décrire les équipements et activités de loisir de proximité qui emmènent les usagers au-delà de leur voisinage immédiat, sans pour autant relever du tourisme. Il vise particulièrement les mobilités de loisir périurbaines. Il emploie également le terme comme substantif, pour désigner les personnes qui réalisent ces déplacements.

10 Nous pouvons citer le ski de fond qui a fait l’objet d’une taxation par vignette afin de financer l’entretien des pistes, ou bien les battues administratives visant la destruction d’animaux jugés nuisibles.

11 Ainsi « l’association Actéon, consciente que la fréquentation en hausse de l’espace naturel se heurte à des obstacles ou crée des conflits, a organisé un colloque le 28 avril 1998 au Sénat. Celui-ci intitulé “Moissons de printemps” a traité des multi-usages de l’espace » (Actéon, Chasse, pêche et tourisme vert, 1998, plaquette de présentation, non paginée).

12 Le regard, mais aussi l’odorat, l’écoute, voire le contact du lieu, si l’on veut prendre en compte toutes les formes perceptives en jeu.

13 « Les community forests sont des programmes nationaux qui ont pour objectif de modifier la structure et la gestion des espaces naturels aux alentours des plus grandes agglomérations britanniques » (Vaughan, 1995, p. 27).

14 Nous entendons par permis d’exploiter les autorisations prévues par la réglementation sur les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) de 1976.

Table des illustrations

Titre Tableau 1 : Finalités économiques et sociales pour le loisir
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/394/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 81k
Titre Tableau 2 : Inventaire des pratiques récréatives en espace ouvert
Légende Sources : observations personnelles, et compilation de quatre ouvrages (Guillerot, Leroy et Roche, 1995, p. 269-297 ; Glyptis, 1991, p. 103 ; Chaplin, 1998, p. 57 ; de la Soudière, 1984).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/394/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 268k
Titre FIGURE 1 : Un modèle d’analyse des loisirs en espace agricole
Légende Inspiré de Nicholas J. Evans et Brian W. Ilbery (1989).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/394/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 87k

© Presses universitaires de Rennes, 2007

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