La lettre de voyage
|Première partie. La lettre de voyage et le livre du monde : les choses vues et les impressions de voyage
Un ménage à trois, Pietro, Alessandro Verri et Cesare Beccaria
Texte intégral
Une invitation à Paris
- 1 Sauf mention contraire les références des citations (date entre parenthèses suivie du chiffre de l (...)
1"Je serais presque tenté de donner raison aux vieux de village qui disent que les voyages sont préjudiciables à la plupart des gens." (25 janv. 1767, 212)1 C’est en ces termes que Pietro Verri résume, pour son frère Alessandro, l’expérience faite par leur ami Cesare Beccaria de retour de son séjour à Paris.
- 2 La Storia, selon les termes employés par Alessandro, ne sera pas publiée du vivant de l’auteur. Bi (...)
- 3 Il ne s’agit pas véritablement de romans. Alessandro Verri est également traducteur. Ses œuvres so (...)
- 4 Nous nous réfèrons à l’édition, Cesare Beccaria, Des délits et des peines, préface de Robert Badin (...)
- 5 Pietro Verri, Observations sur la torture, Essai, 1777, traduit de l’italien par François Bouchard (...)
2Pietro et Alessandro Verri sont les animateurs de la célèbre revue milanaise Il Caffè, publiée de juin 1764 à mai 1766. Pietro, l’aîné, est l’auteur des Considérations sur le commerce de l’état de Milan (1763), Alessandro, jeune avocat, son cadet de treize ans, né en 1741, compose un essai sur l’histoire d’Italie2 et plusieurs ouvrages romanesques, Les Aventures de Sapho3. Ces deux frères réformateurs et libéraux ont un ami commun, le juriste Cesare Beccaria, né en 1738, auteur du célèbre Traité des délits et des peines (1764)4, que, dès 1766, l’abbé Morellet fit connaître en France par sa traduction. Pietro sera également l’auteur d’Observations sur la torture (1777)5, il forme avec Alessandro et Beccaria, l’âme de ce qu’on nommera bientôt l’école de Milan.
- 6 Lettre du 9 nov 1771, cité par B. Toppan, op. cit., p. 18.
3Les théories audacieuses et les propositions libérales de Beccaria lui valent une invitation à séjourner à Paris. Pietro, retenu par ses charges de conseiller de l’assemblée grand-ducale, trouve tout naturel que ce soit son jeune frère, Alessandro qui accompagne le célèbre juriste. Pietro met à la disposition de son cadet les moyens matériels nécessaires à l’accomplissement de cette mission : c’est l’occasion pour ce jeune homme, de son propre aveu, "un peu replié sur lui-même"6, de quitter le cocon rassurant de l’équipe du Caffè.
4Les deux voyageurs partent pour Paris avec la promesse pour Alessandro de tenir son frère au courant de tous les épisodes de son voyage : la lettre sert clairement de substitut au journal de bord. L’enthousiasme du jeune avocat s’exprime dans le désir de rendre compte à son aîné de tous les instants de son périple : "moi je veux tout dire ; et j’ai estimé qu’il valait mieux conserver le souvenir de ce voyage dans des lettres plutôt que par le biais d’un journal." (27 oct. 1766, 57)
L’amitié des frères, la fraternité des amis
- 7 Les quelques notations concernant la mère des frères Verri, Barbara Dati della Somaglia, évoquent (...)
- 8 "Le Cavalieri me plaît de plus en plus, et je crois que nous finirons par être des amis intimes. ( (...)
5Entre les frères Verri, les liens sont étroits. Ils ont trouvé dans leur opposition à leur père un des fondements de leur solidarité. Pietro se plaint de la pingrerie de celui qu’il nomme le "sénateur Régent" ou encore "cet homme." "Cet homme devrait désormais ne plus rien dire, sur ton compte, lui qui vient de te faire cadeau, en tout et pour tout, d’une lettre de change de 30 sequins." (24 mars 1767, 360). Son caractère irascible fait qu’il est impossible de vivre avec lui ; " il n’est qu’éternelle colère et immortelle envie de nuire : guerre perpétuelle et cruelle ! "(20 avril 1767, 396)7. Dans leur affection commune pour le benjamin des frères Verri, Giovanni désigné comme le Cavalieri, et qui vient se réfugier chez Pietro pour lire les Lettres persanes, les frères Verri trouvent un autre point d’accord8. Leur défiance pour le troisième des fils Verri, Carlo, l’abbé, est encore un des éléments de leur entente. C’est dans le cadre de cette synergie haineuse/ amoureuse que se construit le lien dilectif entre les frères. Il s’agit bien d’une préférence, d’une élection entre plusieurs, comparable à celle qui préside au choix amical. C’est une des raisons pour lesquelles -mais pas la seule – Alessandro et Pietro emploient pour décrire leur lien des termes empruntés au vocabulaire amical.
6Alessandro éprouve envers son frère une amitié de reconnaissance presque filiale. En témoigne cette affectueuse conclusion :
Adieu, adieu. Je voudrais avoir les bras longs de soixante lieues. Ne manque pas de m’écrire, pour l’amour du ciel (…) De nouveau, pour la trentième fois, je t’embrasse tendrement, toi le meilleur et le plus éternel de mes amis. (19 oct. 1766, 41)
7En réponse l’aîné affirme la nécessité d’être proche de son jeune frère :
J’ai cent choses que je ne puis confier à personne et qui me pèsent, soit que je n’ai pas confiance dans les autres et n’attende pas d’affection de leur part, soit que je n’en sois pas compris, bref j’ai besoin plusieurs fois par jour de mon Alessandro. (25 janv. 1767, 214)
8Dans des termes presque semblables, Alessandro exprime encore cette proximité fraternelle, qui autorise la confidence :
J’attends avec impatience tes lettres qui me nourriront et me permettront de t’en écrire de très longues. J’ai positivement besoin de dialogue. (29 janv. 1767, 287)
- 9 13 janvier 1767.
- 10 31 mars 1767, 372 et par exemple : "Sache que chaque fois que tu me fais des suggestions, tu n’off (...)
- 11 Sur les valeurs de l’amitié, voir Jean Maisonneuve, Lubomir Lamy, Psychosociologie de l’amitié, Pu (...)
9Les clichés épistolaires (métaphore de la conversation – attente de la lettre comme un aliment) sont la trace d’une forte espérance affective : "tu m’écris, dit Alessandro à Pietro, avec tant de sentiment que j’ai l’impression de t’entendre parler. Je te suis fort obligé en voyant que, malgré les affaires, tu m’écris d’aussi longues lettres, que j’attends toujours comme la Manne à chaque courrier." (236)9. Le plaisir de la causerie et du tête à tête fait que le moment d’écrire la lettre est considéré comme un refuge, une halte dans la vie du voyageur : "Je ne trouve jamais rien plus délicieux que de me retirer chez moi et de causer avec toi. Je reviens du théâtre, et c’est l’heure que je choisis pour notre conversation." (18 nov. 1766, 101) Le métadiscours épistolaire avec le motif de la belle lettre agit comme un stimulant de l’échange : Alessandro n’est pas un épistolier ordinaire. Ses lettres sont celles d’un observateur des coutumes et de la vie économique mais ce sont aussi celles d’un être sensible : "Je t’assure, écrit Pietro, que lorsque je reçois et lis tes chères lettres, ce sont pour moi des moments de délice : le cœur, l’esprit, la curiosité, la philosophie, tout y participe et tout y est décrit avec des couleurs si nettes qu’on croit voir les objets." (14 fév. 1767, 277). La correspondance contribue à l’enrichissement mutuel qui est une des clauses du contrat amical. Les frères entrent dans une émulation sensible qui leur permet de marcher vers l’amélioration de soi. Avec ce qu’ils appellent "l’apostolique liberté"10 de l’amitié, ils s’admonestent, s’avertissent, se réconfortent, se renforcent dans le sentiment de leur valeur mutuelle11.
10L’écriture de la lettre est envisagée comme une écriture de provision : Alessandro anticipe sur les plaisirs futurs d’une relecture.
Je te suis fort obligé d’enregistrer tout ce que j’écris. Je prendrai un plaisir exquis à le lire près du poêle bien chaud de l’asile sacré de ta chambre, objet de mes soupirs. Je verrai après coup ces notes confuses et extravagantes de mon voyage de Milan à Paris et de Paris à Londres. C’est toujours le soir et au moment du souper que j’ai tout écrit ; j’ai vite fait de noter quelques réflexions, mais ce qui est plus long c’est de dépeindre au fur et à mesure l’état de mon âme, quand elle est tranquille, quand elle est contente, quand je m’ennuie pour pouvoir me voir moi-même quand toute cette pérégrination sera achevée. A la manière du subtil Aristippe, j’ai utilisé mes propres ennuis pour mes plaisirs futurs ; je serai heureux de me regarder comme dans un miroir quand je serai revenu, et je me complairai à te faire voir dans quel état d’âme je me trouverais dans telle ou telle situation. (21 oct 1766, 173).
- 12 "Les passages qui peuvent être lus par tous, je les communique aux amis (…) et tout ce que tu écri (...)
- 13 "Moi, j’avais formé le projet d’extraire de ta correspondance tout ce que l’on pouvait impunément (...)
11Pietro, en bon dépositaire, prend des minutes de ses réponses dans un livre de "fermier" (4 oct. 1766, 17). Il constitue ce qu’il nomme le "bon vieux livre" de leur correspondance et songe à faire circuler dans un cercle étroit la matière la plus divertissante des lettres de son frère12, puis il renonce à ce projet. Il y aurait là, pense-t-il, matière à la rédaction d’un opuscule qu’il ne faudrait pas déflorer et dont Alessandro pourrait être fier13.
12Malgré cette dimension documentaire, ces lettres ouvrent l’espace d’un épanchement réciproque. Pietro est amoureux de la belle Maddalena Isimbaldi, Alessandro, plus réservé, se méfie des sentiments ; il en fait le touchant aveu à Pietro :
Tu sais que j’ai une grande peur des sentiments, que je crie qui va là à tous les mouvements du cœur, et que je crois que la sensibilité est un énorme tas d’allumettes qu’il faut tenir loin du feu. Je me méfie de ceux qui parlent beaucoup de leur sensibilité et en étalent trop les signes. Ceux qui la connaissent et en sentent une grande quantité en eux la craignent et la dissimulent. (18 nov 1766,102)
13Ces lettres de voyage contiennent un véritable autoportrait :
- 14 Cité par Bruno Toppan, Du Caffè aux Nuits romaines : Alessandro Verri, romancier, PUN, 1984, p. 20
…j’ai procédé à une dissection anatomique très minutieuse de mon âme. Mon bonheur, ce sont les lettres et l’amitié et rien d’autre (…) Je suis d’un amour-propre très irritable en public, ce qui me conduit à me comporter en animal grincheux ou comme un bébé incapable de parler (…) 27 juin 176714.
14Si les frères Verri s’aiment comme des amis, ils aiment leur ami Beccaria comme un frère. Pietro accompagne ses premières lettres de l’en-tête collective "à ses frères" ou d’une formule qui les associe : "Adieu, chers frères aimez votre Pietro". (4 oct, 1766, 19)
Les mœurs des parisiens
15A Paris les deux italiens reçoivent un excellent accueil. L’abbé Morellet se fait grand ordonnateur de leur séjour. Son obligeance zélée est parfois excessive et Alessandro déplore de se "sentir esclave parmi tant de courtoisies" (25 oct. 1766, 49). Peu de possibilité est laissée à l’improvisation, il faut faire la liste de ses dîners et rendez-vous trois ou quatre jours à l’avance.
16Alessandro est reçu, chez d’Holbach, dans le salon de Julie de Lespinasse où il rencontre toujours d’Alembert, chez madame Necker, chez la comtesse de Boufflers et chez l’ambassadeur du Portugal. "On est parfaitement bien partout. On mange divinement. On parle beaucoup : moi peu selon mon habitude ; on raisonne comme on peut mais le ton est toujours de bonne compagnie." (27 oct.1766, 59) Un climat de confiance règne dans les cercles que fréquente Alessandro : " Ils (les philosophes) ne se craignent point l’un l’autre, ils ne sont point soupçonneux." Alessandro tombe sous le charme de la simplicité amène de d’Alembert, il court les spectacles, voit l’Electre de Voltaire, rêve de rencontrer la Clairon, il admire l’architecture, les Invalides, l’Observatoire. Il tombe sous le charme de Moulin Joli, la célèbre propriété de Watelet et de Madame Lecomte. Confondu d’admiration devant la Madeleine de Le Brun, il y reconnaît les traits de Louise de la Vallière.
17Alessandro s’enthousiasme devant les perfectionnements du système postal français, il arrive en un moment de bon fonctionnement de la petite poste : "Disons pour commencer ne fût-ce que pour donner une idée de la grandeur de ce pays, qu’en ville chaque quartier a son Burrau de Poste, permettant de porter les lettres d’un endroit de la capitale à l’autre." (27 oct. 1766, 58).
18Dans ses moments libres, le frère de l’auteur des Observations sur la torture observe le peuple de Paris avec une réserve dubitative : "C’est quand même la ville où Damiens a eu tant de spectateurs." (6 nov. 1766, 54). Si certaines notations sont fines de la part de ce bon juriste, on n’évite pas cependant les propos concernant les caractères des nations.
- 15 "Les français sont bons, ils n’ont pas beaucoup de profondeur mais ils sont aimables et le plus so (...)
19Les lettres contiennent ces généralisations à partir d’un petit fait. Les français sont bons et superficiels15, les anglais dédaigneux.
20En effet, à la suite de la querelle avec Beccaria qui sera évoquée ci-après, Alessandro doit poursuivre son périple seul, il séjourne à Londres. Conformément aux autres voyageurs du temps, il s’étonne du manque de galanterie des anglais qui laissent les dames debout dans les salons ou au concert alors qu’eux-mêmes restent assis, il souffre de la morgue anglaise et de la forme de mépris dans lequel seraient tenus les italiens. En revanche, l’anglais, même s’il est querelleur, n’est jamais réellement violent. Toutes ces observations intéressent, non pas tant sur ce qu’elles nous apprennent des anglais mais, sur ce qu’elles nous disent du regard d’Alessandro et de son italianité. Pietro applaudit à toutes ces remarques : "tu voyages vraiment comme Pythagore, dit-il, et dans tes lettres je trouve les traits les plus fins et les plus intéressants qui puissent caractériser une nation." (7 janv. 1767, 161)
21Alessandro s’ingénie à chercher les moyens de rendre son voyage rentable. En économiste avisé, il tente de jeter les bases d’un commerce qui permettrait à Pietro de rentrer dans les fonds qu’il a investis afin de le soutenir : vente de livres anciens d’Italie chez les libraires de Londres, projet d’un négoce de tabacs anglais en Italie, importation d’objets de métal (limes et ciseaux).
La querelle
- 16 "Il plaît et l’on m’en fait compliment" (19 oct 1766, 37)
22Progressivement les relations d’Alessandro avec le philosophe s’aigrissent. Beccaria est d’humeur plaintive. Il s’est mis à rédiger un Journal de son côté sans proposer à son ami d’en partager la rédaction : Alessandro se sent mis à l’écart. Moins célèbre, il accepte tout d’abord avec bonne humeur de servir de faire-valoir à l’auteur du traité Des délits et des peines. "Je suis encore, dit-il, comme qui dirait un astre ne recevant de la lumière que par réverbération" (19 oct. 1766, 36). De plus, on confond parfois son nom avec celui de Pietro. Alessandro transmet avec joie les compliments reçus au nom de son frère, en faisant discrètement remarquer que son propre essai sur Justinien a été traduit et qu’il lui vaut une véritable estime chez les philosophes16. A Milan où il bénéficiait d’une certaine reconnaissance, sa position ne faisait pas question. A Paris, les choses sont différentes. De façon plus ou moins claire, ce séjour lui donne la conscience de se situer dans un conflit de place. Au sein de sa famille, il est le cadet et le moins connu. Dans les salons il se sent toujours le "satellite" de Beccaria.
23Quelques semaines plus tard, il rapporte à Pietro une anecdote révélatrice de ses préoccupations. En visitant la salle des tombeaux de l’abbaye de Westminster, son regard est attiré par un superbe mausolée. Le duc Lost avait, de son vivant, commandé l’ouvrage. La pierre tombale est ornée de trois gisants : au centre celui du duc, à sa droite celui de sa première épouse, à sa gauche celui de la seconde. Mais Alessandro apprend que dans le sépulcre ne sont déposés que deux corps. La seconde femme, parce que le duc ne lui avait pas laissé la place de droite, et plutôt que d’occuper la seconde place, a décidé de se faire enterrer ailleurs (15 déc. 1766, 151). Cette anecdote, rapportée sans commentaires, semble sans rapport avec la querelle qui agite le trio amical, mais elle est significative du conflit interne vécu par Alessandro : quelle place occuper ? Où se situer ? La querelle avec Beccaria va lui permettre de soulager ces tensions, sans pour autant endommager ses relations avec Pietro.
24En effet, une rivalité oppose désormais les deux voyageurs. A Paris Beccaria est au centre des honneurs et ne songe pas à ménager la susceptibilité de son ami. Le séjour parisien est une loupe qui exacerbe les conflits : "Imagine, écrit Alessandro, combien sa jalousie d’esprit et le haut sentiment qu’il a de lui ont pu m’incommoder à Paris où nous étions tous deux comme au théâtre" (13 janv. 1767, 236). C’est bien d’une scène dont il s’agit pour les deux italiens et les enjeux de popularité sont importants. Alessandro reproche à Beccaria non seulement de ne pas le mettre en valeur, mais de l’empêcher de parler :
… loin de vouloir m’élever au-dessus de la foule et faire sortir mes talents de l’obscurité, il contribue, à l’occasion, à les y enfoncer. Veux-je parler de mes études de droit criminel ? Il me coupe la parole et ne le permet point… (18 nov 1766, 103).
25En outre, Beccaria ne supporte pas que la présence d’Alessandro éclipse la sienne dans les salons. Ils en viennent à des minuties. Dans cet univers d’apparences, si Alessandro se fait confectionner un costume en velours, Beccaria qui n’a qu’un habit de drap, lui reproche de vouloir le faire passer pour son valet. Vive dispute puis négociations : pour clore la querelle, chacun se fera un habit de velours ras. (27 oct. 1766, 62). Les griefs d’Alessandro sont simples :
Dans ses succès il manque d’une certaine délicatesse. Il en jouit et oublie son ami. Ensuite il rentre à la maison, revient à ses pensées et veut trouver en cet ami un être passif qui supporte tout le poids de sa tristesse. (27 oct. 1766, 63)
26Dépaysé, l’auteur Des Délits et des peines ne se plaît pas à Paris. Sa santé est fragilisée, son organisme ne supporte pas les changements de régime causés par le voyage – en termes crus Alessandro se plaint des incommodités malodorantes qui résultent des malaises de son ami. Celui-ci présente un tableau clinique proche de la mélancolie. "Son mal est physique comme la fièvre et Wansvietten en parle comme dans les Maladies des armées : cela s’appelle le mal du pays et certains meurent de ce mal c’est-à-dire d’une profonde mélancolie accompagnée du fort désir de regagner leur patrie, lequel use les forces vitales et s’achève en consomption." (26 nov. 1766. 98)
27Selon l’interprétation d’Alessandro, comme tout mélancolique, Beccaria est si auto-centré qu’il n’accepte de partager ni réputation, ni succès. Il souffrirait d’une pathologie narcissique exacerbée, d’une jalousie qui lui rend le bonheur des autres insupportable.
28Revient alors régulièrement dans les lettres d’Alessandro le motif du "dessous des cartes" :
- 17 "Il disotto delle carte è sempre cosi in questo mondo."
Moi qui connais le dessous des cartes quant au caractère de mon compagnon, je trouve quelques réflexions à faire quand je le vois au milieu de ses admirateurs. (19 oct. 1766, 41).
Je le vois adoré hors de chez lui et imbécile à mes côtés. Le dessous des cartes est toujours ainsi en ce monde. (25 oct. 1766, 52)17
29Ce que les frères ne pardonnent pas à Beccaria, c’est sa faiblesse, sa fragilité qui renversent les rôles : "Moi qui suis venu à l’ombre de ses ailes, s’exclame Alessandro, je dois maintenant le tenir à l’ombre des miennes." (25 oct. 1766, 52) De plus, époux jaloux et épris, Beccaria rêve d’écourter son séjour afin de rejoindre la jeune femme qu’il a laissée à Milan, il craint pour sa santé. Les frères Verri se gaussent des ridicules de l’amoureux mari. La situation s’envenime. Alessandro prédit que Beccaria deviendra le pusillanime poupon de sa femme." (236, 13 janvier 1767). Beccaria a appris que sa jeune femme est enceinte et Pietro et Alessandro se livrent à des commérages : "Quelle bourde ce serait si sa femme lui avait fait courir les postes comme un fou pour mettre le fromage sur les macaronis déjà cuits !" (2 février 1767, 289)
30De son propre aveu, l’affaire Beccaria tourne à l’obsession chez Alessandro.
31Si entre eux, les frères ne se privent pas de régler son compte à leur ami, ils le protègent à l’extérieur. Pietro s’efforce de légitimer sa décision de repartir et de l’excuser aux yeux du monde : "Lui, applaudi par l’Europe ne sera pas victime du mépris d’un milanais, qui ne pourra le traiter d’imbécile qu’en se référant à de lointains jugements" (26 nov. 1766, 100)
32Après le retour de Beccaria à Milan, les relations sont durablement altérées. Pietro sent un voile lui tomber des yeux : "J’ai eu la générosité de contribuer à rendre un de mes amis plus grand que moi, je savais ce que je faisais quand je le poussais ; l’amour du bien, le fanatisme bienfaisant de l’amitié ont été les seuls objets qui m’ont fait oublier mon amour-propre !" (16 déc. 1766) Mais sa réaction demeure ambivalente : il semble avoir le regret de leurs conversations stimulantes ; il n’est pas si facile de trouver un partenaire intellectuel à sa mesure dans Milan. "Quant à moi, écrit Alessandro, je crois que Beccaria reviendra, sur un coup d’enthousiasme à notre amitié, ou bien il deviendra peu à peu un foutu cornard. Nil medium, c’est sa devise." (2 fév. 1767, 289)
33En avril 1767 la renommée du Traité des délits et des peines vaut à Beccaria la curiosité de la tsarine et une invitation à Saint Petersbourg, Alessandro prédit l’échec de ce nouveau voyage et Pietro se répand en propos venimeux :"Il écrira des préceptes pour faire un code, mais il ne saura certainement point par où commencer pour le faire : il est comme une ballerine qui écrit un traité sur la danse alors qu’elle souffre de la goutte." (3 avril 1767, 373). Beccaria ne prendra jamais le chemin de la Venise du Nord.
34Le séjour à Paris a révélé un conflit de rivalité envieuse passé inaperçu à Milan. Les frères Verri ont trouvé dans la cristallisation haineuse au sujet de Beccaria un moyen de consolider leur lien en évitant peut-être la naissance ou le renforcement d’une rivalité fraternelle potentielle. Bien involontairement, Beccaria leur a servi de bouc émissaire.
35Pour Alessandro, le voyage en France fut inutile dans la mesure où il n’obtint pas la métamorphose attendue : le succès, la gloire qui lui auraient permis de sortir de l’ombre et d’occuper une place en vue.
- 18 Cité par Bruno Toppan, Du Caffè aux Nuits romaines : Alessandro Verri, romancier, PUN, 1984, p. 20
Je ne me dominerai jamais assez pour prendre la parole en public : sur ce point mes voyages ne m’ont été d’aucune utilité et la perspective d’exprimer mon point de vue dans une assemblée me désole infiniment." (…) Je n’ai aucun espoir d’en sortir et je suis définitivement "cuit". (…) La seule préoccupation de mon esprit a été de cacher cette timidité aux yeux profanes de ceux qui ne la soupçonnent aucunement18.
- 19 Une chaire à l’université de Milan.
36Alessandro a compris en revanche quelle était sa vraie nature. Après son retour, il renonce à publier sa Storia d’Italia déjà confiée à l’imprimeur et abandonne ainsi sa place entre Pietro et Beccaria. Il refuse les charges auxquelles il pouvait légitimement prétendre19 : "Il vaut mieux, dit-il, qu’on dise de moi pourquoi ne l’emploie-t-on pas ? Plutôt que "pourquoi l’a t-on employé ?" Comme la jalouse épouse du duc de Lost, Alessandro, très sensible à la symbolique de ce rapport de place, préfère l’oubli plutôt que de rester l’éternel cadet et, bien que tendrement chéri de son aîné, l’éternel second.
Notes
1 Sauf mention contraire les références des citations (date entre parenthèses suivie du chiffre de la page) proviennent de Pietro et Alessandro Verri, Voyage à Paris et à Londres, traduction de l’italien et notes par Monique Bacelli, préface de Michel Delon, éd. Laurence Teper, Paris, 2004. Nous ferons référence à l’édition italienne occasionnellement. Viaggio a Parigi e Londra, carteggio di Pietro e Alessandro Verri, a cura si Gianmarco Gaspari, Adelphi, Milan, 1980.
2 La Storia, selon les termes employés par Alessandro, ne sera pas publiée du vivant de l’auteur. Bien que l’éditeur pressenti n’hésite pas à comparer l’ouvrage aux Considérations de Montesquieu, Alessandro renonce en septembre 1767 à la publication de cet ouvrage qui remettait en question la politique pontificale.
3 Il ne s’agit pas véritablement de romans. Alessandro Verri est également traducteur. Ses œuvres sont répertoriées dans la bibliographie de l’ouvrage de Bruno Toppan, Du caffè aux Nuits romaines : Alessandro Verri romancier, Presses universitaires de Nancy, 1984.
4 Nous nous réfèrons à l’édition, Cesare Beccaria, Des délits et des peines, préface de Robert Badinter, traduction par Maurice Chevallier, G-F., 1991.
5 Pietro Verri, Observations sur la torture, Essai, 1777, traduit de l’italien par François Bouchard, Viviane Hamy, 1992.
6 Lettre du 9 nov 1771, cité par B. Toppan, op. cit., p. 18.
7 Les quelques notations concernant la mère des frères Verri, Barbara Dati della Somaglia, évoquent sa violence et son caractère despotique. Viaggio… p. 520. lettre du 6 oct. 1766, "Père et mère ne parlent pas plus d’Alessandro que s’il n’existait pas" (24).
8 "Le Cavalieri me plaît de plus en plus, et je crois que nous finirons par être des amis intimes. (…) J’ai découvert chez le Cavalieri des sentiments qui sont l’honneur de son cœur et de sa pénétration." (4 oct. 1766).
9 13 janvier 1767.
10 31 mars 1767, 372 et par exemple : "Sache que chaque fois que tu me fais des suggestions, tu n’offenses point mon amour-propre, mais tu fais preuve de véritable et constante amitié ; En toute circonstance tu pourras te régler sur ce principe inamovible." 20 janv. 1767, 269.
11 Sur les valeurs de l’amitié, voir Jean Maisonneuve, Lubomir Lamy, Psychosociologie de l’amitié, Puf, 1993, p. 254.
12 "Les passages qui peuvent être lus par tous, je les communique aux amis (…) et tout ce que tu écris fait la même impression sur chacun d’eux". (14 fév. 1767, 277).
13 "Moi, j’avais formé le projet d’extraire de ta correspondance tout ce que l’on pouvait impunément lire, et de le mettre en ordre pour satisfaire la curiosité de ceux qui me le demanderaient, mais ensuite j’ai réfléchi que, de cette façon, je gâchais le matériau d’un petit livre fort intéressant, qui pourrait te faire honneur après ton retour. Tu trouveras tous nos échanges fidèlement classés et recopiés très lisiblement Milan : tu pourras facilement relire l’ensemble de tes lettres, qui serviront à réveiller en toi toute une série d’idées que tu as pu oublier sur le moment soit par manque de temps, soit à cause des jugements hâtifs que tu as peut-être portés dans les premiers jours qui ont suivi ton débarquement, et tu pourras offrir à l’Italie un délicieux opuscule, instructif et intéressant à tous points de vue" (14 fév. 1767, 278).
14 Cité par Bruno Toppan, Du Caffè aux Nuits romaines : Alessandro Verri, romancier, PUN, 1984, p. 20.
15 "Les français sont bons, ils n’ont pas beaucoup de profondeur mais ils sont aimables et le plus souvent incapables de causer du déplaisir. (…) Ils sont bons. Ils sont bons, il faut le dire et en vivant ici je me sens moi-même devenir meilleur, plus doux si toutefois je ne me fais pas d’illusions". (12 nov. 1766, 95)
16 "Il plaît et l’on m’en fait compliment" (19 oct 1766, 37)
17 "Il disotto delle carte è sempre cosi in questo mondo."
18 Cité par Bruno Toppan, Du Caffè aux Nuits romaines : Alessandro Verri, romancier, PUN, 1984, p. 20.
19 Une chaire à l’université de Milan.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.