Annexe. Notes prises pendant la guerre 14-18
p. 255-268
Texte intégral
1Senonches 7bre 1914
2La guerre de 1914 était bien, dans l’esprit du Kaiser, une guerre de liquidation. Pour l’Allemagne obérée, le moment allait venir de vivre de ses dettes.
3Il ne s’agissait que de s’entendre.
4Quand les socialistes allemands disaient : « Ôtez-vous de là que nous nous y mettions », ce n’était point à leurs exploiteurs qu’ils pensaient. Ils annonçaient l’intention d’exproprier, sans indemnité, naturellement, les Français de France.
5La guerre de 70 fut l’œuvre de trois bandits : Bismarck, de Moltke et Roon.
6Guillaume II leur a dit : « Levez-vous ! Sortez de votre tombeau ! »
7Et l’on a vu s’avancer en foule les vers provenant de leurs cadavres.
8J’ai compris que la France était immortelle, quand j’ai vu sortir la victoire du gouvernement le moins capable de la lui donner : celui du début de la guerre.
9On ne parle plus de Messimy1… Après avoir embourbé le char de la Défense, où peut-il bien, pour le dégager, pousser aujourd’hui à la cinquième roue ?
10Dans la déception qu’éprouve Paris de n’être pas assiégé, il entre encore un peu de crainte…
11Si le gouvernement allait revenir de Bordeaux !…
12Un parlementaire, Charles Benoist, voulait organiser en province, des conférences de salut public.
13Ses collègues et lui, en s’envolant vers la Gironde, avaient pourtant donné l’exemple du départ des bouches inutiles.
14Il faut qu’une ville soit ouverte ou fermée.
15Un certain nombre de maires semblent avoir pris la fuite à l’approche de l’ennemi, afin de lui démontrer qu’on pouvait sortir de la ville – et y entrer – librement.
16Il y a une question des loyers. Ce ne sont pas les propriétaires qui le disent. Pour eux, cela ne fait pas question. Leurs locataires se battent ; ils paieront.
17Paul Bourget, réfugié à Clermont-Ferrand depuis le début de la guerre, sert d’assistant à un chirurgien au chevet des blessés. Il leur donne, dit-on, le chloroforme. Je croyais qu’il le donnait seulement, sous le nom de Junius, aux lecteurs de l’Écho de Paris. Il est vrai que l’un n’empêche pas l’autre.
18Tout compte fait, j’aime mieux, auprès des blessés, la cornette de la sœur de charité, que le bandeau élégant des dames de la Croix-Rouge.
19Une M’as-tu écoutée, vaut deux M’as-tu vue.
20Arthur Meyer nous dit, dans son journal2, ce que sera la France de demain : mystique et militaire.
21Enfin, ce qu’était l’Allemagne de Guillaume II, quand l’Europe coalisée a jugé nécessaire de la détruire.
22Merci de l’augure !
23Les journaux publient chaque jour sous cette rubrique : Morts glorieuses, une sorte de palmarès comportant des prix, des accessits, des mentions…
24Cette distribution de prix devrait être interdite.
25Il n’y a qu’un champ d’honneur. Quiconque y tombe, meurt glorieusement. L’armée française est une Société anonyme au capital de 3 millions d’hommes.
26Quotidiennement, Maurice Barrès sonne la charge aux bouillants lecteurs de L’Écho de Paris.
27On croirait entendre le clairon de Paul Déroulède, dans le gramophone.
28Barabbas : « En croirais-je mes yeux ! J’ai vu fuir, ce qui s’appelle fuir, devant l’invasion ennemi, le président du tribunal qui m’a si souvent condamné !…
29Il était pourtant, j’en porte témoignage, d’une grande bravoure… devant moi.
30Je le plains, comme je plains tant d’autres fonctionnaires de tout poil, à qui l’approche des allemands l’a défrisé !
31Ces lièvres, je le reconnais, n’ont pas eu l’invasion qu’ils méritaient.
32Le mépris qu’avait pour nous l’allemand, avant la guerre, nous le lui rendrons après.
33C’est nous qui avons raison. On ne connaît bien l’artisan qu’à l’œuvre.
34Tous les vieux bardes académiques, Barrès, Richepin, Lavedan, Bourget, Lavisse, Masson, Bazin, exempts de service militaire aussi bien dans leur jeunesse que dans leur âge avancé, ont, en ce moment, aux lèvres, le refrain de marche :
35Y a la goutte à boire là-haut !
36Qu’en savent-ils, eux qui sont toujours restés en bas ? Et depuis quand l’eau sédative a-t-elle les propriétés d’un cordial ?
37Il se publie, chaque jour, un Bulletin des armées, auquel les Invalides semblent envoyer tous leurs canons de parade. Quand il n’y en a plus, il y en a encore ! Et je crache à blanc, et je tousse, et je fais la mouche du coche, autour des batteries de campagne, dont les pointeurs et les servants n’ont pourtant pas besoin d’être exhortés.
38Ne pourrait-on pas enclouer une bonne fois les Lavisse, vieilles bouches à feu qui se chargent par l’anus ?
39L’allemand n’est pas discipliné : il est domestiqué !
40C’est pour l’émanciper que, malgré nous, nous lui faisons la guerre.
41La guerre scientifique moderne m’a été révélée hier, à La Loupe3, par un jeune soldat blessé, après dix combats. Il venait regarder passer les trains de blessés et de prisonniers allemands. C’étaient les premiers allemands qu’il vît.
42Il n’y aura de bons, de véridiques peintres militaires, au prochain Salon, que les paysagistes.
43Ils représenteront des étendues désertes et nues ou parsemées de boqueteaux, sur lesquelles on verra seulement flotter quelques petits ballons de nuées. Le catalogue portera : Bataille de…
44Les peintres se rattraperont, heureusement (pour eux) sur les ruines.
45Quelque langage qu’on tienne sur la guerre, à cette heure, en France, il y a quelque part, en Allemagne, un endroit où l’on tient, à la même heure, exactement le même langage.
46Combien de poilus, après la guerre, regarderont avec dédain ceux qui ne l’auront point faite et leur infligeront l’intarissable récit de leurs prouesses ?
47Quel nom donnera-t-on à ces auditeurs confus et résignés ?
48Je propose : les rasés.
49Les verbes prophétiques.
50L’homme qui défendit mal Paris en 1870-71, s’appelait Trochu, participe passé du verbe trop choir, disait-on alors.
51Le généralissime de nos armées, en 1914, est un indicatif : Joffre.
52On prétend qu’il n’a plus rien à ambitionner… Si. Un complément : la Victoire.
53Ce sont les Joyeux des Bat’s d’Af’qui ont enlevé – héroïquement – la Maison du Passeur4.
54Ils ont justifié leur réputation : coupables de tout ; capables de tout.
55Déjà nous leur devions l’extermination, dans les marais de Saint Goud5, de la garde prussienne, commandée par la noblesse de l’Empire.
56C’est bien. Canaille oblige.
57La guerre terminée, c’est avec les cadavres qu’on se battra.
58Février
59Le printemps est averti : l’Europe attend, souhaite son retour, qui permettra à des millions d’hommes de se ruer les uns contre les autres, avec une énergie nouvelle !
60Avril
61On parlait, avant la guerre, de l’augmentation du prix des terrains. Que sera-ce après ? Le terrain autour de Verdun, par exemple, ne vaudra pas moins de mille hommes le mètre carré.
62Mai
63Celui-là était ambitieux, rêvait une mort glorieuse. Il disait : « Je voudrais ne pas être tué avant d’en avoir démoli une douzaine !… »
64Il entendait : une douzaine d’allemands. Or, il fut tué avant d’en avoir vu un seul. Il en est de la mort comme de la vie : Imprudent qui trop exige d’elle !
65Juin
66Beaucoup de personnes s’agacent d’entendre dire : le miracle de la Marne. Aiment-elles mieux : Le Jeu de la Marne et du Hasard ?
67On appelle Calliphora, Lucilia, Sarcophaga, Pyrellia, les mouches « sarcophages » ou mouches des cadavres.
68Jolis titres pour des périodiques destinés à remplacer, après la guerre, Fémina, Culina, Musica, etc.
69Les mots les plus souvent prononcés pendant la guerre, sont sans doute : « On m’a dit que… »
70Juillet
71J’ai été anarchiste. Je ne le suis plus. Je le redeviendrai le jour où l’anarchiste digne de ce nom, au lieu de s’attaquer à un président de République6, tuera le Kaiser, son vil héritier ou quelqu’un de sa séquelle.
72Ce n’est pas un poète national qui nous manque ; c’est le poète, d’où qu’il vienne, capable d’écrire Les Châtiments, en les appelant sur Guillaume II.
73Août
74Différence de race.
75Pierre Lalo, en Bavière au moment de la mobilisation allemande, note dans Le Temps (4) qu’elle ressemble peu au tableau qu’on en a fait.
76« Pas un cri, dit-il, pas un chant ; un mutisme lugubre, comme hébété, jusqu’au moment où un sous-officier, pour rompre le silence, commandait d’entonner le Wacht am Rhein. À la station de Kreussen, comme ces tristes soldats chantaient trop mollement, c’est à coups de poing et de pied que le sous-officier leur communiqua l’énergie convenable… »
77Essayez un peu, pour voir, de faire chanter La Marseillaise ou Le Chant du Départ, à un soldat français – en tapant dessus !
78 Temps 14/10 1915
79Les Allemands, instructeurs des Turcs, auraient, paraît-il, établi une butte de tir au Golgotha. On ne nous dit pas s’ils ont relevé la Croix, pour qu’elle serve de cible. Barabbas, le mien, n’allait pas jusque là.
80Chronique médicale 15/10
81Ils n’ont pas besoin de nous dire que la sentimentalité n’est plus leur fait. Ils le prouvent par des exemples. Un officier prussien s’étonnait, à l’ambulance, devant le Dr Fruitier, des soins prodigués à de grands blessés allemands.
82– Alors, disait-il, vous allez mettre à notre charge tous ces éclopés. Dans la prochaine guerre (192 ?…) on ne fera plus de prisonniers et l’on enterrera ou brûlera vifs les blessés.
83Au milieu des hécatombes sans précédent de cette guerre, lorsqu’on voit encore vivants et debout, un François-Joseph, un Guillaume, un Constantin et un Ferdinand, on est bien obligé de conclure à la faillite du régicide.
84L’Allemagne, au fond, n’a que deux méthodes :
85Faire peur, quand elle est la plus forte ;
86Faire pitié quand elle a le dessous.
87Ce qu’ils appellent discipline n’est que servilité.
88Dans son Journal intime, Benjamin Constant note avoir ri d’un officier hessois que le duc de Weimar présentait comme non marié et qui répondit par une révérence, quoique ayant femme et enfants.
89On a constaté, paraît-il, depuis le début des hostilités, une augmentation sensible du nombre des jumeaux.
90Nécessité de subvenir aux besoins de la défense nationale – dans 20 ans.
91Dès maintenant, en effet, on juge opportun de nous apprendre que l’Allemagne fait l’élevage de onze millions de garçons de neuf à douze ans, tandis que notre cheptel n’en possède pas plus de trois millions.
92Quand on pense que c’est la prolifique Germanie qui, pour s’ouvrir des débouchés, nous accule à des guerres comme celle-ci, on demande à la Science un contre-fléau qui empêcherait ces lapins-là de se reproduire ou qui limiterait leur fécondité.
93Est-ce triste de songer qu’il a fallu des siècles de civilisation pour que l’exhortation à s’aimer les uns les autres, aboutît à l’obligation de s’armer les uns contre les autres !
94Quelle qu’elle soit, la paix qui nous pend au nez, ne sera qu’une paix armée – jusqu’aux dents.
95Dépêchons-nous de vivre pour avoir plus vite fini : nous aurons peut-être ainsi la chance de ne pas voir cela.
96Il faut plaindre les gens qui ont attendu jusqu’à ce jour pour manifester une curiosité : celle du lendemain.
97Le sage et l’historien ne sont curieux que de la veille. Il est déjà si difficile de savoir ce qui s’est passé hier !
98Qui vivra, reverra.
99Les noms ont leur physionomie, c’est entendu. Celui du ministre Malvy7, semble provenir du verbe Malvyvre.
1009bre
101On apprendra plus tard que beaucoup de théâtres pendant la guerre ont dû renoncer à reprendre certaines pièces de leur répertoire, non pas faute de jeunes premiers pour les jouer, mais parce que les pères nobles étaient tous sur le front !
102Titre d’un joli roman à écrire : Les embusqueuses. Tous les élèves du Conservatoire et les jeunes cabots non encore mobilisés ou casés dans la 22è Section, les états-majors, les services de l’arrière, etc., doivent, en effet, cette faveur aux jolies femmes qui leur témoignent de l’intérêt : mondaines, demi-mondaines et comédiennes influentes. Le protecteur leur a conservé l’amant.
103Dbre
104Dans le seizième mois de la guerre, une dame nous disait :
105– Moi, j’ai un fils ou un gendre…
106– Sur le front ?
107– Non, sur le qui-vive ! Avec cette loi Dalbiez et ce Galliéni qui la veut appliquer, ils s’attendent à partir d’un jour à l’autre.
108Dbre
109J’ai déprécié, une fois (1), La Marseillaise vieillie. Je lui demande sincèrement pardon. Elle ne nous donnera pas la victoire ; mais elle nous y aura fait penser.
110 (1) Barabbas [note de Lucien Descaves]
111La Marseillaise a été définitivement avilie par la radio au début de la guerre expiatoire 1939-194… [note de Lucien Descaves, ajoutée en marge vingt-cinq ans plus tard]
112Légende d’un dessin qui représenterait un soldat mutilé ou aveugle, rendu à la vie civile, à ses obligations et à ses travaux :
113« C’est à partir de maintenant qu’il s’agit d’être un héros ! »
114À la succursale des Quinze-Vingts, rue de Reuilly, un jeune soldat aveugle me disait, l’autre jour, qu’on lui faisait vraiment trop attendre la croix de guerre à laquelle il avait droit. Il répétait : la croix., cette croix., ma croix., comme s’il n’avait pas, à présent, pour la porter, sa croix, toute une vie !
115Qu’elle était belle, au début, la croix de guerre, et combien il est regrettable qu’on la puisse obtenir, aujourd’hui maintenant, après une sollicitation à l’ordre du jour !
116Les journaux, à notre époque, n’ont plus de directeurs, ils ont des dirigeants. Quelques journaux seulement, tels que Le Figaro et le Journal, ont à la fois un directeur et des dirigeants.
117Le plus belliqueux de nos dessinateurs est toujours sous les armes : vêtu de bleu horizon, le crayon sur l’épaule, le canif au côté et la mèche sur le front.
118Par 461 voix sur 461 votants, la Chambre, dans sa séance du 10 Xbre 1915 a supprimé les cours martiales. Elles avaient condamné à mort et fait exécuter sur l’heure quelques innocents.
119Là-dessus, la presse bourgeoise pousse les hauts cris.
120Elle a raison. Si l’on s’avise maintenant de protester contre le massacre des innocents, c’est d’abord à la guerre actuelle qu’il faut mettre un terme.
121Janvier 1916
122En 1870, on lisait les Appels de Victor Hugo aux Français, aux Allemands, aux Parisiens.
123En 1916, on ne lit pas les « Lettres à tous les Français » de M. Ernest Labarbe. Pardon, Lavisse.
124La guerre aérienne transforme, paraît-il, le ciel en un vaste champ de bataille, le plus vaste des champs de bataille !
125Comme s’il avait jamais été autre chose – au figuré !
126Févr. 16
127Il ne manque pas de gens affligés qui jugeraient leur présence déplacée au théâtre, et qui se permettent le cinéma.
128Le cinéma est demi deuil.
12921 janvier
130Au grand café de Châteauroux, deux de ces vieux officiers qui ont repris du service non pour défendre la Patrie, mais pour toucher la solde de leur grade, jouaient au piquet à côté de moi.
131« Quinze et six, vingt et un et quatorze, quatre-vingt quinze ! » dit soudain l’un, avec éclat.
132Et l’autre de protester, sous le coup : « Ah ! commandant… Vous me marmitez !… »
133Mai 1916
134Après 2 ans bientôt de guerre, ce que l’on envisage avec le plus d’inquiétude, ce n’est pas la guerre, c’est la paix.
135Juin 1916
136D’une mère à qui la guerre a tué ravi deux fils et qui en a un troisième sur le front : « Ma vie ne tient plus qu’à un fils… »
137Nous assistons peut-être au plus grand événement de l’histoire universelle : la destruction d’une partie du monde, l’Europe, par elle-même.
138Le Japon, en fournissant aux alliés armes et munitions, accélère la besogne. Pourquoi ne donnerait-il pas aux blancs les moyens de s’exterminer ? C’est pour les jaunes autant de fait.
139Verdun : une enclume ; l’artillerie allemande : un marteau. Entre l’enclume et le marteau : nous.
140Juillet
141L’arrière a aussi ses cuistots, moitié civils, moitié militaires, les Rousset et les Cherfils, dont l’art d’accommoder les restes consiste à faire tenir debout le manche de pelle avec lequel ils écrivent, dans la pâte épaissie du communiqué.
142Bons apôtres !
143La Sozialdemokratie, y compris Liebknecht, ont oui oui ou non [sic], le 4 août 1914, voté les crédits de guerre ?
144Oui. Ce qui revient à dire que le parti, aujourd’hui divisé, vivrait en paix sur notre dos, si la guerre avait duré six mois au lieu de se prolonger.
145Toujours l’amusante lithographie de Gavarni représentant deux petits dévaliseurs de pommes, l’un sur la crête d’un mur, l’autre au pied.
146– Il y a un chien de garde, dit le gamin qui est en haut.
147– Gros, le chien de garde ? demande l’autre, d’en bas.
148– Dame… oui.
149– Redescends, va… C’est pas à nous, les pommes.
150Les scrupules tardifs de Liebknecht donnent surtout une haute idée de la résistance française.
151Émile Faguet, mort récemment, s’était défini : un penseur en tous genres. Il travaillait surtout dans le vieux. Il rapetassait. Il mettait des doubles semelles aux classiques, pour que le maître et l’élève pussent, avec le moindre effort, les traîner à travers leurs classes. Aucun livre, aussi bien, ne lui tombait sous la main sans qu’il entreprît d’en tirer des sons, c’est-à-dire des lignes. Il y avait en lui un peu de La Harpe et beaucoup de l’accordéon. Sa place n’était pas au bout du pont des Arts : elle était dessus.
1528bre 1916
153Un chef de service au Mont-de-Piété me disait, le lendemain du terme : « Les pauvres dégagent beaucoup plus qu’ils n’engagent. Personne n’a besoin d’argent ! » Je lui répondis : – Parbleu ! Quand la boucherie va, tout va !
1549bre
155La République a remplacé les Éminences d’autrefois par des Influences. Il y a son Éminence Bourgeois, Éminence grise…, Son Éminence de Freycinet, etc.
156Xbre
157La suppression du parlementarisme ferait gagner un corps d’armée à la Défense Nationale.
158Il y a, en effet, neuf cents députés et sénateurs environ. Chacun d’entre eux ayant fait embusquer pour le moins une cinquantaine de mobilisés, ce sont 45.000 hommes à récupérer du jour au lendemain.
159On entend beaucoup de vieillards et d’incurables dire qu’ils ne voudraient pas mourir sans savoir comment la guerre finira.
160Voilà une curiosité que je n’ai pas ! Je suis trop convaincu qu’elle finira comme elle a commencé : bêtement.
1612e Expon de Jouets de l’Union des Arts décor. (Xbre 1916 Janv. 1917) [texte dactylographié et collé]
162Devant des poupées en tissus souvent curieuses, parfois déconcertantes par leur laideur voulue, agressive, appuyée, presque douloureuse à force de grotesque, je me demandais un jour : D’où cela vient-il ?
163Le lendemain, dans le métro, je pâlis tout à coup en voyant monter trois mutilés, non ! trois défigurés de la guerre ! Les pauvres gens ! Leur visage tuméfié n’était plus qu’une vaste blessure aux lèvres nombreuses et recousues. La bouche avait changé de place. Le nez aussi. Les yeux n’étaient plus sur la même ligne. À un soldat le menton manquait. Une des joues de son voisin était rabattue sur l’oreille, et le front du troisième, raboteux, mamelonné, criblé d’éclats, avait l’air d’un plan en relief. Je me rappelai les poupées en étoffes comprimées, chiffonnées et peintes. Leur vision me poursuivait. L’artiste s’était probablement trouvé comme moi en face de la réalité et l’avait interprétée inconsciemment ; telle une femme dont la grossesse est impressionnée par une rencontre, un chagrin, un péril, et qui met au monde son épouvante !
164Février
165Si le journalisme a quelquefois honoré l’Acad. Franç., on peut dire d’elle que, pendant cette guerre tout au moins, elle n’a point honoré le journalisme !
166On reconnaît à présent un membre de l’Acad. Franç. à ce qu’il ose réunir en volume ce qu’aucun écrivain n’oserait réunir en article.
167Mai
168« Les tranchées… un creuset où s’est opérée la fusion des classes ! » Quelle bonne blague ! Pas même la confusion.
169On a dit des Anglais qu’ils faisaient la guerre riche.
170Nous faisons, nous, la guerre lente.
171Comme d’autres font durer le plaisir, nous faisons durer la peine – longtemps.
172On aura vu, pendant cette guerre, beaucoup d’hommes toucher cinq sous par jour pour mourir, tandis que beaucoup d’autres étaient payés 10, 15, 20 frs et davantage, pour vivre.
173Juin
174Juste retour des choses.
175Les gens riches vont, en ce moment, prendre le frais au Bois de Boulogne ; et ce sont peut-être les pauvres qu’il chauffera l’hiver prochain.
176Novembre
177Le nombre et la qualité des scandales qui se succèdent depuis quelque temps, donnent un sens à la devise : Jusque au bout ! Il faut entendre : Jusqu’aux boues ! Nous y sommes, et en plein !
178Vision de l’après guerre : un directeur de journal recevant sa rédaction en uniforme chamarré de croix, galons, fourragère, etc…
179Le nouveau directeur du Pays, un nommé Vidal, capitaine, m’a donné ce spectacle. Je cours encore…
180Décbre
1811917
182La France doit sa richesse moins à son travail qu’à sa prévoyance, car cette prévoyance le Français la porte surtout, hélas ! dans l’épargne.
183Notre dette, à la fin de cette année, est de 118 milliards. La première chose à donner aux nations qui nous ressemblent, c’est un conseil judiciaire.
184L’uniforme confère la martialité. C’est du moins ce que s’imaginent, pendant cette guerre, quantité de porte-coton qui se prennent pour des porte-drapeau.
1851918
186Dieu bénit peut-être les nombreuses familles, mais il n’épargne que celle des souverains : témoin la famille du Kaiser régnant au complet, et joyeuse, sur un peuple en deuil.
187Le Chemin des Dames. Un moyen de parvenir auprès d’elles, pour les réchappés qui racontent leurs exploits.
188Le progrès, c’est peut-être d’avoir fait pousser des cheminées d’usines, là où poussaient des céréales, des produits de la terre… bref de quoi donner aux hommes le superflu à la place du nécessaire.
189Il est à remarquer que la plupart des découvertes de l’homme dans le domaine scientifique, se retournent contre lui. Il perfectionne la guerre en faisant le rêve de la supprimer. C’est un conservateur qui détruit.
190Au-dessus des blessés et des mourants abandonnés sans secours sur un champ de bataille, le ciel est bleu – sans excuses.
191Il n’en a pas davantage d’ailleurs quand on vient les relever.
192La légion d’honneur pour les civils est le fard des boutonnières. Il y a des rubans trop neufs sur lesquels semble avoir passé le petit bâton de rouge que les femmes emploient pour se rajeunir les lèvres. La rosette est la moue permanente d’une vieille coquette qui minaude.
193Ne pas se prosterner devant la Vie ; au contraire : toujours la regarder de haut.
194Le Dr Gaubert disait à G. Sand qu’elle était « l’arbre de vie de son fils Maurice. » On pourrait, à une étude sur les mères pendant la guerre, donner ce titre : Les arbres de vie… et examiner comment ils se sont comportés vis-à-vis de leurs fruits. Le cri des mères : « En deçà des tombes, en arrière ! » Elles vivent dans le passé.
195Septbre
196Que la France sera belle à l’étranger – après la guerre !
197Sera-t-elle aussi belle en son miroir ?
1988bre
199On évalue à plus de dix millions le nombre des morts au bout de 4 années de guerre universelle. La peste et le choléra, réhabilités, demandent pour qui on les prenait, et la grippe dite espagnole s’évertue, pour se faire aussi grosse que le bœuf. [ajouté en 1939]
200À combien s’élèvera le nombre des morts quand sera terminée la période 1939-194… ?
201Doubler le chiffre ! La Russie y aura contribué…
202Le rêve des Français d’autrefois était de mettre la poule au pôt [sic] tous les dimanches ; le rêve des Français d’aujourd’hui est de la mettre au pieu tous les jours.
203Je n’ai pas de rancœur, mais j’ai de la mémoire8.
204Quand il m’arrive de penser aux personnages des trois romans que je voudrais écrire terminer, de la pièce que je voudrais écrire
(La Pension Denizelle), et des sans parler des biographies de Huysmans, de Varlin, de Louise Michel, de Benoît Malon et d’André Léo, et de la de Vermersch et de Pyat, sans parler de la publication des lettres de Pauline Roland…, le découragement me prend : trop de monde à nourrir !
205Est-ce que, sans nous en apercevoir, en effet, nous ne nourrissons pas quotidiennement, une foule de créatures de notre imagination, comme une femme enceinte ? Mais nous portons les nôtres plus de 9 mois ; il arrive même que nous n’en accouchons jamais.
Notes de bas de page
1 Adolphe Messimy (1869-1935), homme politique, sénateur de l’Ain, ministre de la guerre dans les gouvernements Joseph Caillaux (1911-1912) et René Viviani (13 juin-26 août 1914).
2 Le Gaulois.
3 Commune d’Eure-et-Loir, proche de Senonches, où Lucien Descaves possédait une maison.
4 Prise de la « Maison du Passeur », sorte de blockhaus tenu par les troupes allemandes près de Dry-Grachten, en Flandre, le 5 décembre 1914.
5 Site près du village de Mondement-Montgivroux, épisode de la bataille de la Marne (septembre 1914).
6 Allusion à l’assassinat du président Sadi Carnot par l’anarchiste Caserio le 24 juin 1894.
7 Louis Malvy (1875-1949), homme politique, ministre de l’Intérieur au moment de la première guerre mondiale (cabinets Gaston Doumergue, René Viviani, Aristide Briand).
8 Lucien Descaves usera de cette expression, bien plus tard, au terme de son différend avec Jean Ajalbert. Voir Lucien Descaves 1861-1949. De la Commune de Paris à l’académie Goncourt. Catalogue de l’Exposition, Bibliothèque municipale de Brest, 2005, p. 82.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007