Avant-propos
p. 9-13
Texte intégral
1L’œuvre de Saint-Pol-Roux a conservé son pouvoir de fascination même si elle peut dérouter par sa singularité et sa puissante originalité. Située au confluent de deux siècles et de multiples recherches esthétiques, elle est traversée de désirs, d’ambitions, de tensions qui la rendent extraordinairement diverse et dynamique.
2Le colloque intitulé « Saint-Pol-Roux, passeur entre deux mondes » qui s’est déroulé à la faculté des lettres de Brest en février 2009, a cherché à situer cette œuvre complexe dans le champ littéraire, à définir le message esthétique et spirituel qu’elle nous livre aujourd’hui encore. Les différents intervenants se sont plus particulièrement interrogés sur la notion de passage entre deux mondes, ces « mondes » pouvant être des lieux géographiques, des milieux sociaux, des représentations du réel, des perceptions différentes de la temporalité, des conceptions esthétiques ou métaphysiques… Il est tout d’abord apparu que, recueillant l’esprit du Romantisme, partageant les recherches du Symbolisme, annonçant la voie surréaliste, l’œuvre se nourrit à la fois de tradition et d’innovation, d’héritages divers et de tendances novatrices ; elle associe intimement « souvenir » et « avenir » qui sont « un même mouvement de l’esprit » car « l’écriture révèle ce qui est éternellement présent » comme le souligne Jean Roudaut dans l’article qui ouvre ces Actes. Partant de ce constat fondamental, le présent ouvrage s’organise selon trois perspectives qui correspondent aux temps principaux du colloque : Fragments d’une vie, Affinités littéraires et esthétiques, Ambitions d’une œuvre.
3On sait l’importance de la lumière et du soleil dans l’œuvre de ce méditerranéen. Les sensations, les expériences, les réflexions accumulées durant la jeunesse marseillaise engendrent progressivement une inspiration solaire et composent un inépuisable « trésor de l’homme ». Ce sont ces années de formation, riches d’expériences « vécues et magnifiées » par l’œuvre qu’examine Georges Reynaud. À ces impressions fondatrices de Provence viendra s’ajouter plus tard l’influence des paysages, des coutumes et du langage de cette Bretagne que Saint-Pol-Roux sut si bien adopter et exalter. Les bretonnismes que Marcel Burel relève dans les « poèmes roscanvélistes » témoignent d’une insertion toujours plus profonde dans la réalité bretonne, d’une « initiation graduelle » qui conduisit Saint-Pol-Roux à « faire partie de ce gigantesque madrépore de pierre qu’est Roscanvel » comme il le dit lui-même dans « Coupe de goëmon en Roscanvel ». Durant le séjour breton se produisent également des rencontres fécondes d’esprits fraternels comme Théophile Briant, fondateur de la revue de poésie et d’art Le goéland et premier biographe du poète avec qui il partageait, comme le montre Dominique Bodin, l’amour des paysages marins, des spéculations ésotériques, de la création verbale, ainsi que l’attachement indéfectible à cette Bretagne qui offre naturellement « la grande leçon du ciel et de la mer » (Th. Briant) et une « mystique des éléments et de l’esprit » hors de laquelle tout « semble vain » (Saint-Pol-Roux). La correspondance qu’ils entretiennent de 1936 à 1940 est riche de renseignements sur l’esthétique du Magnifique qui s’affirme alors avec force.
4Jean-Louis Debauve montre également tout l’intérêt de la publication à venir d’une correspondance générale. Parmi les lettres actuellement disponibles son étude mentionne entre autres celles qui furent adressées à Léon Frapié, Paul Fort, Vincent d’Indy, Alfred Vallette, Edouard Dujardin, Victor Segalen, Maurice Barrès, Octave Mirbeau, Max Jacob, André Breton, Rolland de Renéville, Jean Giono… La correspondance permet souvent à Saint-Pol-Roux de jouer le rôle de passeur et de médiateur, en attirant l’attention de son destinataire sur certaines œuvres encore peu connues, sur des tendances novatrices en poésie, musique ou peinture, sur certains aspects de sa propre esthétique. C’est le cas de la correspondance avec Victor Segalen, présentée par Jean-André Le Gall, qui révèle l’importance de la figure de Gauguin dans l’aventure créatrice des deux poètes. L’intérêt de Saint-Pol-Roux pour la peinture ne s’est en effet jamais démenti et trouvait à se satisfaire à Camaret que Renée Mabin évoque comme une « cité des peintres du paysage ». Camaret accueillait en effet à cette époque Richon-Brunet, Georges Lacombe, Maufra, Sérusier, Henri Rivière, Charles Cottet… S’intéressant à la fois au symbolisme, à l’impressionnisme, au pointillisme, Saint-Pol-Roux voit dans la peinture l’art de la Lumière, complémentaire de la poésie, art du verbe, « Verbe et lumière étant des forces premières, des principes » (R. Mabin). Proche dans le temps et dans l’espace de Gauguin, d’Emile Bernard, de Filiger, de Sérusier, de Maurice Denis, il cherche comme eux un monde primitif et des formes nouvelles.
5Sensible à la beauté infinie des formes, des sons, des parfums et des couleurs – c’est-à-dire à l’univers des correspondances – Saint-Pol-Roux fut, en pleine crise des valeurs symbolistes un « poète du réenchantement du monde » selon la formule de Jean-Luc Pestel qui étudie l’influence rimbaldienne sur l’œuvre du Magnifique. Fasciné par ce « prodigieux explorateur de l’absolu », Saint-Pol-Roux s’intéresse plus particulièrement à la mythologie solaire, au rapport à la voyance et au questionnement de la vérité qui structurent l’œuvre de Rimbaud. C’est la situation complexe de Saint-Pol-Roux dans la mouvance symboliste qu’étudie Julien Schuh en faisant l’historique et l’exégèse de la notion centrale d’idéoréalisme. Si, en 1912, Saint-Pol-Roux identifiait celui-ci au Symbolisme et voyait dans ces deux termes la traduction du désir de réunir l’absolu et le contingent, l’idée et la forme sensible, il cherchera progressivement à affirmer et préserver la spécificité de cette notion qui exprime ses conceptions métaphysiques très personnelles. Mikaël Lugan démontre que l’on retrouve la même alliance d’adhésion et de distance, de sympathie et de réserve, dans la relation de Saint-Pol-Roux avec le surréalisme. Si Breton reconnaît dans la poésie idéoréaliste une « voie à suivre et à explorer », si les deux poètes s’accordent à penser que « La belle à délivrer, c’est l’imagination », Saint-Pol-Roux restait un chercheur solitaire qui assumait le rôle inconfortable de « passeur » entre Symbolisme et modernité, « deux mondes en constante redéfinition ». Ses relations a priori plus discrètes mais profondes avec d’autres poètes comme Francis Jammes et Armand Godoy, relations qu’analyse Dominique Millet-Gérard, témoignent toutefois de la solidarité secrète du « solitaire de Camaret » avec les interrogations et aspirations de son temps, en particulier l’exploration passionnée du « mystère des êtres, des choses, du verbe ». Chez ces trois poètes s’élabore une « écriture du mystère » qui tend à favoriser ce « passage entre deux mondes » que veut être l’œuvre de Saint-Pol-Roux, passage en particulier « du monde de la Nature à celui de l’Idée ».
6Les affinités révélées par ce colloque ne sont pas seulement d’ordre littéraire ; rêvant d’un art total, Saint-Pol-Roux entretient avec la musique comme avec la peinture, des « rapports riches et parfois passionnés ». Son intérêt, souligne Patrick Besnier, se manifeste par l’écriture de livrets d’opéras et de nombreux comptes rendus de concerts, l’admiration pour Beethoven et Wagner, l’intérêt pour les musiques populaires. L’interrogation sur les rapports entre texte et musique, sur la préséance du verbe ou de la musique, est au cœur de sa réflexion esthétique. L’ambition de synthèse des arts englobait aussi tout naturellement la dimension théâtrale ; Jean-Louis Meunier s’interroge sur le rapport très particulier du texte et des didascalies dans La Dame à la faulx. Il conclut à une « résistance du poétique à la réalisation scénique » mais souligne aussi la théâtralité d’un texte qui « conjugue en un même ensemble la durée du drame et le temps des didascalies ».
7Saint-Pol-Roux associe étroitement et constamment création et réflexion métapoétique. Les différentes communications du colloque, dans leur diversité, ont donc permis de faire apparaître les lignes de force d’une esthétique et les ambitions profondes d’une œuvre. Toutes les recherches et entreprises de Saint-Pol-Roux trouvent leur cohérence et leur justification dans ce que Jacques Goorma appelle la « poésie comme force d’union et d’émancipation ». Approfondissant le concept d’idéoréalisme il y voit une révélation, une recherche et une création, trois aspects « le plus souvent étroitement mêlés » dans « l’unité vivante de l’œuvre ». La voie idéoréaliste engendre l’art comme union et émancipation, révolte et don, le poème étant essentiellement paradoxe et source possible d’éveil de la conscience. C’est cette fondamentale capacité d’éveil et de voyance que révèle Odile Hamot dans son « Portrait du poète en Ezéchiel ». Relevant l’image singulière et récurrente de l’échelle d’Ezéchiel, elle y voit la métaphore d’un poète « passeur entre ciel et terre, inlassable arpenteur d’un entre-deux ontologique et eschatologique où prennent sens son acte et sa vocation ». Le poète en Ezéchiel est celui qui montre à l’humanité son destin de transfiguration et d’ascension vers un au-delà d’elle-même.
8La représentation du destin poétique se retrouve dans la correspondance Saint-Pol-Roux-Jean Royère (1915-1937) dont un ensemble important a été acquis en 2008 par la bibliothèque municipale de Brest et que présente Nicolas Tocquer. Elle met particulièrement en relief la souffrance du poète incompris, presque réduit à la misère, désireux de reconnaissance et soucieux de se faire une place dans les affaires de la cité, par nécessité matérielle certes mais aussi parce que le poète a le pouvoir de « vivifier le réel » (N. Tocquer). L’exigence éthique est en effet très étroitement associée à l’esthétique de Saint-Pol-Roux et à sa quête métaphysique. Le travail du poète est de faire émerger la Beauté en ce monde, d’en révéler l’ordre caché ; l’influence de Platon et de Plotin (en particulier des notions de procession et de conversion) que met en relief Jean-Michel Kervran conduit à l’affirmation dans le second tome des Reposoirs de la procession que « La Beauté c’est l’exaltation de la vérité » et que « les Magnifiques » sont les « contemporains de toujours » de la Vérité.
9Ce retour à l’un et à l’origine explique sans doute aussi – sur un autre plan et selon d’autres modalités – le désir de primitivisme qui s’exprime chez Saint-Pol-Roux comme chez Gauguin. Françoise Daniel évoque son « goût pour l’art populaire et exotique, manifesté par son intérêt pour la peinture et les idoles de Gauguin, la peinture de Charles Filiger, sa collection d’objets africains et de vases chinois ». Il cherche dans le primitivisme une « forme originelle mais génératrice de nouveaux schémas mentaux et esthétiques », les voies de passage entre les manifestations multiples de la beauté à travers le temps.
10Il semble en effet que pour Saint-Pol-Roux l’art soit essentiellement passage et don et c’est ce qu’essaie de montrer Marie-Josette Le Han en méditant sur une formule des Féeries intérieures : « Le poète, pèlerin de la charité… » Par cette image du poète pèlerin Saint-Pol-Roux souligne le caractère essentiellement dynamique de sa création et suggère aussi que la « charité » est le but ultime de sa quête, englobant et sublimant « beauté » et « vérité ». Cette « charité » qui s’exerce en poésie peut être définie comme une parole engagée dans le malheur des hommes, une parole partagée pour magnifier la Vie, une parole sacrée qui reconstituera le corps du Verbe et le restituera à l’humanité.
11Dans une lettre adressée à Austin de Croze et datée du 2 juin 1930, Saint- Pol-Roux écrivait :
[…] ce qu’on nomme la gloire me laisse d’une froideur absolue. Pour l’éviter je diffère dès longtemps de très valables publications. Les peuples heureux sont ceux sans histoire, dit-on. Les hommes aussi. Mon heure viendra quand il faudra1…
12Nous ne pouvons que formuler le vœu que cette heure se manifeste pleinement désormais ; tous les participants de ce colloque ont contribué à cette manifestation et nous les en remercions.
Notes de bas de page
1 Je remercie Monsieur Jean-Marc Hovasse, directeur du Centre d’étude des correspondances et journaux intimes (UMR 6563) de m’avoir très aimablement communiqué ce texte. (Lettre de Saint-Pol-Roux à Austin de Croze, Manoir de Coecilian, 2 juin [1930] ; librairie Les Autographes, Thierry Bodin, catalogue n° 94, Noël 2000, lot n° 255.)
Auteur
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