Wagner, une question européenne
|1re partie. Pour un récit européen, scènes et figures du défi wagnérien
« Wagner élémentaire » : comment empêcher le naufrage de l’Europe ?
Texte intégral
1Dire que la musique romantique est nocturne, aquatique, philosophico-germanique, et que la musique baroque est lumineuse, orphique, méditerranéenne, est un lieu commun. Ce lieu commun, c’est l’exégèse wagnérienne qui est venue lui donner sa pleine mesure. L’œuvre wagnérienne condenserait ainsi toutes les rêveries bachelardiennes, jungiennes ou canettiennes sur l’eau ; et un imaginaire fort riche de l’arbre et de la forêt.
- 2 Ibid., p. 67-68.
2Mais si la musique wagnérienne est d’eau et de nuit, il n’y a pas, à son écoute, élévation de l’âme : il y a enfouissement ou noyade. Si la forêt wagnérienne illustre l’affinité privilégiée entre le germain et la nature, elle est aussi la forêt des pertes individuelle et collective. De la transcription littéraire de plusieurs expériences individuelles de l’échec sous la forme de suicides aquatiques, on est peu à peu passé à une dimension collective, européenne. Wagner serait alors la nuit de l’Europe, le trouble aquatique de l’Europe. Mieux : la musique wagnérienne d’eau et de nuit serait l’image d’un suicide européen, d’un sabordage programmé. Nietzsche écrit ainsi sans Le cas Wagner : « L’intention poursuivie par la musique moderne dans ce qu’on nomme maintenant avec autant de force que d’imprécision "mélodie continue ", il faut, pour la comprendre, s’imaginer que l’on entre dans la mer, perd pied peu à peu, et pour finir, s’en remet à la merci des éléments : il ne reste alors plus qu’à nager2. » Représenter l’eau et la nuit musicales wagnériennes, c’est alors dire à la fois l’envie et l’angoisse de ce suicide, et le désir d’une issue. En littérature, délivrer la musique du paradigme wagnérien, c’est vouloir faire sortir l’Europe de la menace d’un naufrage, c’est vouloir guérir l’esprit de son attirance pour l’obscur et le trouble.
Eaux tristaniennes
- 3 Michel Leiris, Langage Tangage, Souple mantique et Simples tics de glotte, Paris, Gallimard, L’Ima (...)
3Les eaux les plus massivement représentées sont les eaux tristaniennes ; des eaux qui déclarent la toute puissance de Wagner sur l’individu. Cette eau, c’est celle de la dissolution mortifère du Moi dans le grand Tout du monde, qui réconcilie Eros avec Thanatos. C’est la mer de Tristan, personnage ainsi décodé par Leiris dans Langage Tangage : « celui que sa transe attise » ; c’est la mer de Wagner, du ou de la « vague aux nerfs »3.
- 4 Virginia Woolf, Les vagues in Romans et Nouvelles, La Pochothèque, 1993, p. 867.
- 5 Hermann Hesse, Klein et Wagner, in Romans et Nouvelles, La Pochothèque, 1999, p. 721.
4Le suicide aquatique wagnérien est particulièrement représenté, on s’en doute, chez deux auteurs pour qui ce vertige-là a été constitutif de leur biographie : Woolf et Hesse. Il n’y a pas à proprement parler de suicide wagnérien chez Woolf. Rachel de La traversée des apparences ne se noie pas ; Perceval, dans Les Vagues (The Waves, 1931), fait une chute de cheval… mais le choc que provoque sa perte est comparé à une barque qui a chaviré4. Ce n’est que la mise en résonance de ces matières qui permet de parler de suicide aquatique wagnérien. Chez Hesse, en revanche, les suicides wagnériens abondent. Dans Peter Camenzind, un jeune musicien amoureux de Wagner, et prénommé Richard, meurt en se noyant. Dans l’Ornière (Unterm Rad, 1906), il y a deux noyades, celle d’un jeune camarade de Hans, puis de Hans lui-même. Le peintre Verraguth, dans Rosshalde, par ailleurs amoureux de l’œuvre wagnérienne, rêve lors d’un bain lustral de retomber en enfance. Demian aspire à la noyade, par laquelle succombera également, dans le Jeu des perles de verre, Joseph Knecht. Le roman orientalisant Siddhartha est hanté par l’image du fleuve, tantôt positif, tantôt négatif. Mais c’est surtout Klein et Wagner qui contient la représentation la plus pure du suicide aquatique wagnérien. La mort de Klein décalque la mort d’Isolde : « Maintenant, Klein distinguait sa propre voix. Il chantait. D’une voix qu’il ne connaissait pas, claire, puissante, résonnant au loin, il chantait la gloire de Dieu. Tandis qu’il était emporté par les vagues, mêlé à d’innombrables créatures, sa voix de prophète s’élevait, annonciatrice. Son chant retentissait, un concert d’harmonies montait jusqu’à la voûte. Au centre éclatait la splendeur de Dieu. Les flots bruissaient prodigieusement5. »
- 6 Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, op. cit., p. 20.
5Dans toutes ces œuvres en outre, cette noyade est annoncée par une pierre d’attente : la noyade dans l’ivresse bachique. Le thème de la noyade tristanienne ne se limite pas à ces deux auteurs, bien au contraire. Dans La mort de Siegmund de Lawrence, les protagonistes sont hantés par l’image de la noyade à deux ; l’eau, sous n’importe quelle forme, envahit d’ailleurs toute la fiction. Siegmund, le plus tenté par l’abîme du malheur, se suicidera seul. Le triomphede la mort de D’Annunzio offre une configuration exactement similaire. La partition de Tristan est mise en relation avec des baignades de plus en plus dangereuses. Du haut de la falaise, Giorgio Aurispa finit par se précipiter avec Ippolita dans les flots tumultueux. Chez Gracq, la dérive de la barque sur les eaux fait le cadre des Eaux étroites. Dans Le balcon en forêt, Grange, endormi au milieu des Ardennes, dérive comme s’il s’abandonnait également au fil de l’eau ; l’eau tristanienne imprègne tout le décor de la Presqu’île. Quant à Robbe-Grillet, il place toute la première partie du Miroir qui revient sous le signe du marin wagnérien (et baudelairien) : « Au cours des années et des récits, la famille n’a cessé de grandir, accueillant toujours avec la même simplicité de nouvelles présences, depuis la pâle fiancée de Corinthe jusqu’au Hollandais maudit, debout sur le pont de son vaisseau sans équipage, qui traverse la nuit, toute sa voilure rouge déployée, au-dessus des vagues phosphorescentes. Voilà donc déjà l’océan qui revient. O mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre6… » Forster se souviendra de la mer wagnérienne davantage encore que de celle de Melville quand il fera pour Britten le livret de Billy Budd (1951). Enfin, chez ces deux auteurs pour qui l’élément marin est essentiel que sont Claudel et Conrad, celui-ci est plusieurs fois, soit mis en relation avec Wagner, soit exprimé en termes wagnériens – ainsi de Partage de midi, du Soulier de satin, de Falk ou de Fortune.
6Le liquide et le marin wagnériens sont avant tout liés au pulsionnel et à l’incommensurable. Parce qu’il sont décrits en les termes de l’attirance et du monstrueux, ils sont désirés et redoutés à la fois, liés au sac du désir – comme la mer californienne chez Walser – et au ressac de la mort. Ils joignent de façon cyclique le bain lustral de l’enfance et la dissolution finale de la mort. Ce sont des entités métaphysiques, mais aussi herméneutiques, images d’une signification qui se forme et se déforme sans cesse, d’un Surmoi qui imbibe le Moi et empêche sa caractérisation. Ces différentes manifestations littéraires du liquide wagnérien s’enrichissent d’une réflexion sur la littérature et sur la musique. Ce n’est plus la mer wagnérienne qui devient le lieu symbolique d’un naufrage de l’individu, mais la musique elle-même, qui préside symboliquement à cette mise à mort. La musique wagnérienne, son chromatisme, sa mélodie infinie, sa dilatation de la temporalité, son entrelacement mouvant de leitmotive conducteurs d’une signification aussi évidente qu’inqualifiable, est mise en relation directe avec la pénétration de l’élément aqueux dans un organisme solide. Il témoigne d’une attirance irrationnelle pour cette matière aquatique et nocturne. En ce phénomène selon Nietzsche, se lit la dangerosité décadente de Wagner : sa musique liquéfie le jugement, délite la force et la volonté.
7Ceci est particulièrement évident dans la section « Wagner considéré comme un danger » de Nietzsche contre Wagner, déjà citée. Ailleurs, il créera ironiquement le vocable de « récitatif mouillé » pour caractériser la mélodie continue chez Wagner, en opposition avec le « recitativo secco » méditerranéen des anciens opéras italiens. La nature maritime, aquatique de la musique wagnérienne – celle de la haute mer selon Gracq, mais aussi des marais paludéens – est révélatrice et annonciatrice du danger qu’elle constitue pour l’individu et, partant, pour la collectivité. Les suicides aquatiques wagnériens que la littérature enregistre à foison, ne sont que les métaphores de l’emprise de la musique wagnérienne sur un entier état de civilisation qu’elle conduit droit sur les récifs de la catastrophe. L’exaltation de l’eau et de la nuit à travers Wagner déclare un goût pour les vertiges de l’irrationnel, qui authentifie la qualité même de l’humain, animal métaphysique, mais fait surgir de l’ombre d’inquiétantes sirènes auxquelles semble acquiescer sans réticence une partie de l’Europe.
Forêts parsifaliennes
- 7 Curzio Malaparte, Kaputt, Folio Gallimard, p. 403-404.
- 8 Elias Canetti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, Tel, 1966, p. 88.
8À la mer tristanienne, qui dit la toute puissance wagnérienne, correspondent les forêts parsifaliennes, forêts enchantées ou maléfiques, forêts de la tentation et de l’errance. La forêt fait perdre à l’investigateur tout repère chronologique plus encore que toute orientation : il déambule entre christianisme, ésotérismes divers et paganisme ; entre réel, légende et conte enfantin. La forêt dresse un épais tapis de non-sens, d’indéchiffrables énigmes entre l’individu et l’objet de sa quête. Elle a partie liée avec le sens, donné et repris, l’activité de déchiffrement, et donc la littérature. S’enfouir dans la profondeur de la forêt, c’est certes se dépouiller de la parole civilisée pour retrouver une intimité avec un supposé langage originel, mais c’est aussi s’enfoncer dans la compacité du sens. L’individu est ainsi toujours menacé de se perdre, réellement et philosophiquement, sur un « chemin qui ne mène nulle part ». La littérature wagnérienne brode alors, à partir de Wagner, sur le thème de la supposée affinité naturelle – et philosophique – entre l’homme allemand et la forêt, affinité qui serait due à une relation maintenue, par-delà la civilisation, avec ces dieux païens d’autrefois : « Mais il y avait quelque chose de merveilleux, quelque chose de pur qu’il ne m’était encore jamais arrivé de découvrir chez un Allemand. Peut-être était-ce leur cruauté bestiale, leur innocence cruelle, semblable à l’innocence des bêtes et des enfants. […] Ils paraissaient se contenter de la cruauté de la nature, comme si leur vie solitaire dans ces interminables forêts, leur éloignement de la civilisation, l’ennui de l’éternelle nuit hivernale, de ces longs mois de ténèbres déchirés de temps en temps par l’incendie des aurores boréales, le supplice de l’interminable jour estival du soleil regardant jour et nuit à la fenêtre de l’horizon – les poussait à répudier la cruauté propre à l’homme. Ils avaient pris l’humilité désespérée des bêtes sauvages, leur sens mystérieux de la mort. Ils avaient l’œil du renne, cet œil obscur, luisant, profond, ce mystérieux regard de bête qu’ont les yeux des morts7. » Affinité entre le « Germain » et la forêt qui fait dire à Canetti que la forêt germanique, avec son folklore völkisch, préfigure déjà l’armée allemande, le Reich en marche8.
- 9 Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, Paris, Editions de Minuit, 1988, p. 85.
9La forêt parsifalienne de la perte de soi, du déchiffrement impossible, on la trouve dans la trilogie autobiographique de Robbe-Grillet, et particulièrement lors des variations corinthiennes du deuxième opus – qui correspond par son emplacement dans l’économie du récit à Siegfried, l’épisode « forestier » de la Tétralogie. Cette forêt s’appelle d’ailleurs « la forêt des Pertes »9. On la retrouve également chez Gracq, aussi bien dans Au Château d’Argol, Un balcon en forêt, que Le Roi pêcheur. Elle prend une signification tout à fait intéressante dans Le jeune homme de Botho Strauss (Der junge Mann, 1984). La forêt parsifalienne y est en effet une image d’un renversement des lois du roman initiatique traditionnel : la quête initiatique est mimée, certes, mais l’enchâssement infini des récits engendre un perpétuel effet d’enlisement, lors même que les péripéties se font de plus en plus nombreuses, fantasmatiques et irrationnelles. La forêt des pertes, ici, met en abyme l’activité de lecture, à la fois dans la diégèse (le jeune homme se trouve confronté à un simulacre d’initiation), et hors de celle-ci : pour le lecteur lui-même.
Images de l’Inconnu
10Face aux eaux tristaniennes, il existe une autre forme de représentation musico-littéraire, wagnérienne, de l’élément liquide. Ces eaux, à première vue, sont liées non à la dissolution du Moi mortifère, mais à un acte positif, constructif, de saisie de soi, de révélation. Grâce à l’eau wagnérienne, l’individu accède à une vérité sur lui-même et sur le monde. Cette eau, procuratrice d’une joie intense ou d’une sérénité nouvellement acquise, semble être celle d’une réconciliation du Moi avec lui-même et avec le monde. Mais ces instants peuvent n’être que fugaces, ou trompeurs, et en réalité accélérer le trajet de l’être vers sa propre déchéance. Si bien que ces eaux wagnériennes, plus ambiguës que les eaux tristaniennes, s’avèrent tout autant être celles d’un Moi gagné que d’un Moi noyé.
- 10 Romain Rolland, Jean-Christophe, op. cit., Tome I, p. 78-79.
11Le fleuve chez Hesse et Rolland, le lac chez Pourtalès, la Venise aquatique chez D’Annunzio, offrent autant de ces moments indirectement wagnériens, propices à une forme de révélation d’ordre esthétique et ontologique à composante musicale. Chez Hesse, le fleuve étincelant fait résonner les mille voix de l’humanité passée et à venir. Chez Rolland, la figure de Jean-Christophe émerge musicalement du Rhin, moteur lyrique de l’écriture ; en retour, JeanChristophe se penche sur le fleuve musical de sa pensée pour y pêcher de merveilleuses « tétralogies »10. Le fleuve est l’entité abstraite, musicale, par laquelle la spiritualité de la Vie devient écriture. Au terme du roman-fleuve, Jean-Christophe meurt dans l’extase maritime d’une révélation : à travers le fleuve de l’être, il est le passeur-christophore de l’aube nouvelle. Chez Pourtalès, les traversées du lac sont autant de moments d’euphories ; c’est là que s’effectue la pêche miraculeuse. Dans le Feu, le mouvement de l’eau enflammée par le soleil couchant donne la révélation à Stelio de la grande symphonie universelle. L’eau musicale est l’occasion d’une révélation quasi mystique par laquelle l’individu communie avec le grand Tout. Ainsi, au terme du Soulier de satin de Claudel, cet anti-Tristan qui commence sur l’image de l’orchestre-mer et se prolonge en celle d’une mer-orchestre, l’eau séparatrice est-elle, en creux, ligature : pour Sept-épées une érosion des frontières entre l’en-dedans et l’au-delà, le lieu de la communion des saints. Mais en même temps, chez Ibsen ou chez Conrad, ces moments de révélation wagnéro-aquatiques peuvent être des moments où le monstrueux, l’irrationnel, l’inhumain viennent s’infiltrer dans le cœur de l’humain. C’est par la mer que vient l’attirant et terrible Etranger, frère du Hollandais, qui dans La dame de la mer d’Ibsen, rappelle Ellida à ses devoirs, à ses noces maléfiques avec l’océan. C’est également sur mer que Falk pratique ces sacrifices humains qui lui permettront de survivre, puis trouve la vierge germanique qui lui apportera le salut ; ou encore que les prétendants de la belle Freya-des-sept-îles s’affronteront ; et enfin que les amants maudits de Fortune seront réunis. Pour Henri de Corinthe, comme pour les héros de Yeats dans Les ombres sur la mer (The shadowy waters, 1911), la mer est le lieu où rode le visage dangereux et désiré de l’aimée d’autrefois. La mer wagnérienne, mer de désir et de mort, est donc le lieu où l’individu découvre l’inhumanité placée au cœur de l’humain.
Sur les cimes de l’Europe
12Si musique et eaux se confondent en Wagner, Valéry signale que la littérature qui parlera de Wagner ne sera qu’un miroir gelé dressé devant cette eau en perpetuum mobile. Jamais elle ne pourra dire la puissance mouvante et intangible de l’œuvre wagnérienne. De fait, pour Robbe-Grillet, le fragment autobiographique sera comparable à un miroir flottant sur les eaux. De fait, surtout, la littérature la plus critique à l’égard de Wagner – la plus à même de soupeser, en un sens européen, ce que signifie Wagner – opérera dans le cadre significatif des sommets neigeux. La neige, c’est de la musique wagnérienne dont la littérature a gelé l’effet ; la cime est ce nouvel Ararat qui permet à l’individu d’échapper à l’océan wagnérien. Zarathoustra, la figure la plus puissante que la littérature et la philosophie aient élaborée contre Wagner et le wagnérisme, construit sa philosophie sur les cimes. L’écriture poétique et aphoristique de Nietzsche, le summum de l’anti-wagnérisme en littérature, est une écriture des sommets. Tristan de T. Mann, qui propose, avec son personnel de sanatorium, une caricature petit-bourgeoise du sublime wagnérien, se déroule aussi sur les sommets neigeux. La partie de chasse propice à la formation du couple adultère se dégrade ici en partie de traîneau. La neige, c’est l’ironie pratiquée à l’encontre de l’esthétisme wagnérien. La Montagne magique, variante ironique du Venusberg et du jardin de Klingsor wagnériens, offre la meilleure saisie critique du rôle de Wagner dans une Europe en un sens anti-européenne. Chez Lawrence, la neige de Suisse signe un définitif crépuscule non des dieux, mais des déesses. C’est le lieu où meurt Gérald, le Siegfried de Lawrence. Les montagnes italiennes, méditerranéennes de Klingsor, dans la nouvelle de Hesse, sont le cadre où se signe l’échec splendide de l’artiste post-wagnérien, définitivement dégradé en mage châtré. Les cimes neigeuses de l’Europe constituent le temps suspendu, le temps de suspens tour à tour ironique et tragique, où Wagner est soumis à la question de son sens et de sa fonction.
Dérives de la rêverie élémentaire
13Face à la déréliction européenne, sabordage crépusculaire dans l’eau et la nuit wagnériennes, il faut trouver une issue : la lumière, la terre ferme, la clairière. Beaucoup d’écrivains ont tenté de trouver cette issue dans l’œuvre wagnérienne elle-même. Devant le roman tristanien décadent, d’eau et de nuit, s’est dressé son pendant wagnérien : la figure héroïque et énergique de Siegfried, une figure lumineuse à la chevelure solaire. Ce fils du soleil représente la quête européenne d’une alternative au tristanisme qui endort les peuples et les mène à leur perte. On le retrouve dans de nombreuses pièces symbolistes, chez Claudel, Yeats, D’Annunzio ou Lawrence. Au milieu de la forêt des Pertes est aussi apparu Parsifal, héros androgyne qui vient conjurer le drame tristanien de l’individuation. Parsifal sort de la forêt dans laquelle il a erré sans fin et ramène Graal et lance sacrée à la collectivité. Mais ces figures ne sont pas des issues pour l’Europe en voie de naufrage tristanien : ce sont au contraire, ainsi que nous le verrons plus loin, des accélérateurs de déchéance. Cette rêverie élémentaire wagnérienne vient dire l’impossibilité de congédier la philosophie de l’histoire. L’image de l’aube siegfriedienne triomphant de l’obscurantisme, ou du crépuscule des dieux wotaniens, celle de la tension en clair-obscur de la quête du Graal, sont les images les plus communes, les plus galvaudées, en même temps que les plus nécessaires pour venir informer la philosophie de l’histoire.
- 11 En plus des ouvrages déjà cités, voir Lionel Richard, Le nazisme et la culture, Bruxelles, Edition (...)
14C’est dans le temps du nazisme – et de la littérature qui s’en fait l’écho – que le caractère trompeur et dangereux d’une information du devenir européen par la symbolique du wagnérisme élémentaire éclate de la façon la plus évidente. Elias Canetti, Peter Reichel, Lionel Richard, Eric Michaud, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy11 ont bien montré l’importance de la rêverie élémentaire wagnérienne et wagnéro-nietzschéenne dans le temps nazi. Un roman comme Kaputt de Malaparte pousse ce symbolisme élémentaire et animal à son extrémité, pour en dévoiler les dangers et les contradictions. L’imaginaire aryen, solaire, siegfriedien a, pour l’idéologie nazie, une fonction de typification. Cette typification est avancée en opposition à tout ce qui la nie. L’élémentaire wagnérien, ainsi que le montre Michel Schneider, fournit les formules chocs de la praxis nazie la plus monstrueuse : la brise printanière de la Walkyrie (« Winterstürme ») voile la rafle du Vélodrome d’hiver ; le tristement fameux « Nuit et brouillard » (« Nacht und Nebel »), inscrit dans le programme des camps de concentration, est une citation de L’Or du Rhin. Pour Quignard, dans La haine de la musique, cette conjonction de l’élémentaire wagnérien nocturne, aquatique, et des camps de concentration n’est pas fortuite : elle était écrite de tout temps. La musique est liée intrinsèquement à l’obscur, au scandaleux criminel de la civilisation. Les soleils wagnériens perçant la nuit wagnérienne ne sont que des fanaux trompeurs, menant les vaisseaux de l’Europe vers les récifs les plus dangereux.
Le chant du coq : le terme de la nuit germanique
15Si l’issue européenne des dangers wagnériens exprimés par la symbolique élémentaire n’est pas en Wagner, alors il faut la chercher dans ce que la littérature et la culture européenne ont avancé comme négations de Wagner. Celles-ci relèvent toutes plus ou moins d’un paradigme méditerranéen de clarté apollinienne, d’un Logos propre aux Lumières, ou d’un christianisme étoilé venant déchirer la nuit intégrale des dieux païens. Si Proust est un des rares à avoir trouvé dans la nuit schopenhauerienne et wagnérienne les ferments d’une sotériologie, Cocteau demandera, dans Le Coq et l’Arlequin, que le Coq français vienne apporter enfin l’aube tant désirée, le terme de cette nuit wagnérienne, germanique, d’une métaphysique ampoulée, qui s’est abattue sur l’Europe. T. Mann ou Moravia, feront briller dans Joseph et ses frères (Joseph und seine Brüder, 1933-1943) et Le mépris (Il disprezzo, 1954) des soleils bibliques et odysséens dans la nuit de l’Europe wagnérienne : un idéal de classicisme retrouvé, non exclu de sacralité contre la morale douteuse de l’homme du nord. Dans La mort de Virgile de Broch (Der Tod des Vergil, 1945), l’élémentaire est mis au service d’un lyrisme qui viendra contrecarrer la chute des valeurs. Claudel, enfin, laissera Siegfried perdu dans sa forêt hercynienne et dressera des étoiles symboles de chrétienté dans la nuit tristanienne du nihilisme européen pour écrire son propre Tristan : Partage de midi et non plus de minuit. La mutation de l’imaginaire élémentaire dans l’œuvre littéraire wagnérienne vient ainsi donner le récit d’une Europe confrontée à ses démons et amenée à les surmonter.
Notes
2 Ibid., p. 67-68.
3 Michel Leiris, Langage Tangage, Souple mantique et Simples tics de glotte, Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1985, p. 60, 66 et 68.
4 Virginia Woolf, Les vagues in Romans et Nouvelles, La Pochothèque, 1993, p. 867.
5 Hermann Hesse, Klein et Wagner, in Romans et Nouvelles, La Pochothèque, 1999, p. 721.
6 Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, op. cit., p. 20.
7 Curzio Malaparte, Kaputt, Folio Gallimard, p. 403-404.
8 Elias Canetti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, Tel, 1966, p. 88.
9 Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, Paris, Editions de Minuit, 1988, p. 85.
10 Romain Rolland, Jean-Christophe, op. cit., Tome I, p. 78-79.
11 En plus des ouvrages déjà cités, voir Lionel Richard, Le nazisme et la culture, Bruxelles, Editions Complexe, 1988 ; Peter Reichel, La fascination du nazisme (Der Schöne Schein des Dritten Reiches, 1991), Editions Odile Jacob, 1997.
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