Chapitre I. L’invention du semi-public et de la politique de proximité : les Associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence
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Texte intégral
1À partir de 1943, des Associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (ARSEA) sont créées sous l’impulsion du secrétariat d’État à la Famille et à la Santé, auquel venait d’être attribuée la coordination des services de ce secteur. Selon l’analyse de Michel Chauvière, cette orientation marque un tournant, une phase nettement plus technicienne sous forme d’« une planification rationnelle, dotée de moyens financiers exceptionnels1 ». Les ARSEA sont alors appelées à coordonner l’ensemble des établissements de leur région ; elles canalisent et régulent les subventions publiques. Chacune d’entre elles est chargée également de créer un centre d’observation et de triage pour les enfants et une école d’éducateurs.
2Les ARSEA reprennent ainsi à leur compte l’idée de contrôle, de recension et d’habilitation des œuvres privées exprimée par les ministères de l’Intérieur et de la Justice, depuis la fin du xixe siècle. Sous le Front populaire, une tentative de coordination interministérielle pour l’enfance déficiente et en danger moral avait d’ailleurs déjà été ébauchée.
3Sous Vichy, cette politique apparaît de prime abord comme très volontariste et de grande envergure. L’opération est en effet menée tambour battant puisque l’association bretonne créée en mars 1944 est la neuvième du genre, après celles de Toulouse (janvier 1943), Lyon et Clermont-Ferrand (mars 1943), Montpellier (mai 1943), Marseille (octobre 1943), Paris et Grenoble (novembre 1943), Lille (décembre 1943). Celle de Rennes est suivie de près par celles d’Orléans et de Nancy en avril et juin 1944. Curieusement, pourtant, il n’y a pas de cadre législatif défi ni pour en légitimer la création ; seuls « une plaquette réunissant les statuts types, un modèle de règlement d’affiliation, un projet de budget et un dossier modèle de demande de subventions2 » sont largement diffusés par le secrétariat d’État à la Famille et la Santé. Le succès de ces implantations sur le territoire national semble reposer avant tout sur le dynamisme et l’activisme de certains hauts fonctionnaires nommés à la tête du service de coordination et du conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral, institués tous deux au début de l’année 1943 pour mener à bien ces objectifs. Le juge Jean Chazal, détaché par le ministère de la Justice pour cette question, est omniprésent : il sillonne la France et mène une véritable tournée de conférences, convoque les différentes personnalités locales, chapeaute les réunions constitutives. Ces figures emblématiques au niveau national trouvent des relais locaux en la personne des directeurs régionaux à la Population, des procureurs généraux et des préfets.
4Si volonté étatique il y a, encore faut-il décrypter le partage des compétences et des champs d’intervention entre ministères, principalement ceux de la Santé, de la Justice et de l’Éducation nationale, tout comme les évolutions internes à chacun d’entre eux. Par ailleurs, du fait des prérogatives qui leur sont octroyées, les ARSEA ne se heurtent-elles pas à des initiatives locales parfois très anciennes et solidement implantées ? Ne sont-elles pas amenées alors à transiger, à négocier et à s’adapter ? Ne doivent-elles pas faire preuve de pragmatisme et de prudence, afin de ménager les susceptibilités locales ? Les aménagements, qui sont inévitables, montrent-ils la force des identités régionales rencontrées et ne contribuent-ils pas, en eux-mêmes, à forger une nouvelle « culture de territoire » ? La spécificité et la diversité des formes que semble revêtir chacune de ces coordinations régionales sont-elles inhérentes au terreau dans lequel elles s’implantent ? Ou résultent-elles des différents types de stratégies menés, d’alliances nouées, de résistances rencontrées, de moyens obtenus ? Dans tous les cas, ces interrogations nous renvoient à l’importance de l’échelon régional dans une histoire qui jusqu’ici a été surtout appréhendée au niveau national. L’application et la réalisation de telles directives, aux niveaux local et régional, nous amènent aussi à nous interroger sur cette rupture que représenteraient la guerre et l’après-guerre et sur leur impact réel dans le paysage contrasté et aux racines très anciennes des établissements et services prenant en charge les enfants dits à l’époque « déficients » ou encore « en danger moral ». Elles nous renvoient à l’articulation subtile et complexe entre initiatives privées et pouvoirs publics, ainsi qu’au problème du partage des domaines et des espaces d’intervention entre les établissements, les services de coordination, les services de placement et les ministères. La Bretagne offre à cet égard un champ d’observation privilégié de par l’ancienneté, la complexité et la variété des structures existant sur le terrain.
5Sans reprendre par le détail les analyses sur l’ambiguïté et les contradictions de cette politique – pointées il y a déjà vingt ans par Michel Chauvière, et poursuivies dans les nombreux travaux effectués depuis 3 –, nous voudrions insister sur trois points : le statut mi-privé mi-public, l’échelle d’intervention de l’État et la planification par le dépistage.
Une formule à la frontière du droit public et du droit privé
6Pour mener à bien la politique de coordination des organismes en faveur de l’enfance inadaptée, en grande majorité privés et gérés par des structures associatives, l’État ne trouve rien de mieux que de créer à son tour des associations loi 1901.
Une délégation de service public
7Or, les ARSEA, telles qu’elles sont conçues et mises en place, se trouvent être des structures hybrides semi-publiques semi-privées. De manière dérogatoire par rapport à la loi 1901, l’État y impose des membres de droit et des statuts types : financièrement les ARSEA dépendent quasi exclusivement des subventions publiques et se soucient peu de développer une campagne d’adhésion ; elles sont en cela parfois beaucoup plus proches des règles de fonctionnement des services publics, avec par exemple un conseil d’administration comptant plus du tiers de fonctionnaires, qui sont à la fois juges et partie ; elles peuvent être considérées comme des entreprises privées d’intérêt public. Françoise Tétard insiste sur les nombreuses anomalies que présente la structure des ARSEA qui se verront systématiquement refuser la reconnaissance d’utilité publique (RUP) quand elles en feront plus tard la demande4, condition pourtant indispensable notamment pour recevoir dons et legs et s’assurer une certaine indépendance financière, mais aussi pour gagner en visibilité. Paradoxalement ces refus émanent du Conseil d’État, la plupart du temps sur avis du ministère de la Santé publique, qui a été pourtant le principal initiateur des ARSEA : « La reconnaissance d’utilité publique, cela se prend au Conseil d’État, sur notre avis favorable […] on ne l’a pas estimé nécessaire, leur travail n’est pas le même, il y avait un aspect effectivement de fonctionnement administratif5. » Était-ce une façon de marquer son territoire et de rappeler que ces ARSEA se devaient de demeurer des montages bien maîtrisés ?
8Cet équilibre subtil entre initiative privée et interventionnisme renvoie à une longue histoire. Depuis le milieu du xixe siècle, ce secteur est structuré, presque organiquement, sur une espèce de délégation de service public. Par le biais de la loi sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus, le 5 août 1850, l’État confie l’instruction « morale, religieuse et professionnelle » des mineurs détenus au secteur privé et n’entend intervenir qu’en cas de défaillance de ce dernier, envisageant alors la possibilité d’ouvrir des colonies publiques. C’est sur ce modèle que vont s’élaborer par extension toutes les politiques en matière de protection de l’enfance et de l’adolescence. Pour encourager l’essor des œuvres et associations accueillant des mineurs confiés par les différents ministères, l’État institue une sorte de contribution directe, appelée « prix de journée » et calculée à la journée et « à la tête » de chaque enfant séjournant dans les centres6 ; l’État contribue par ailleurs au fonctionnement des établissements en distribuant au coup par coup des subventions. Il entend en échange avoir un droit de regard sur l’utilisation des fonds publics et rêve de s’ériger en instance de contrôle suprême.
9Ces velléités de contrôle se font plus prégnantes dans l’entre-deux guerres ; les enquêtes minutieuses menées par l’Inspection générale des services administratifs (IGSA) du ministère de l’Intérieur sont plus nombreuses et exigeantes7. Elles pointent ainsi les multiples carences des préfectures et des sous-préfectures dans l’application de la loi 1901 sur les associations, et en particulier sur celles reconnues d’utilité publique :
« L’action et le contrôle de l’administration sont tout à fait insuffisants. Ils ne se manifestent qu’en matière d’acceptation de dons et legs, ou d’aliénation de biens dépendant du fonds de réserve ; en un mot : lorsque l’association est obligée de fournir un dossier à l’occasion d’une affaire qui ne peut être réglée que par l’intervention de l’autorité publique. Le contrôle sur place et la surveillance prévus dans les statuts ne sont nulle part organisés8. »
10Ces rapports, malgré leur sévérité, font preuve d’une grande prudence :
« Ni la loi du 1er juillet 1901, ni le règlement du 16 août n’ont entendu établir un contrôle sur la formation et le fonctionnement intérieur des associations […]. Par contre, si l’administration ne possède pas ce droit de contrôle qui pourrait être appelé “contrôle de l’opportunité”, elle a le devoir strict de veiller à l’accomplissement des prescriptions formelles “légales et réglementaires”9. »
11Cette ambivalence entre volonté de contrôle et peur de froisser la susceptibilité d’un secteur privé sur qui repose la gestion de la majorité des établissements et services en faveur de l’enfance et de l’adolescence dite inadaptée est particulièrement manifeste dans l’énoncé de la loi du 14 janvier 1933 « relative à la surveillance des établissements de bienfaisance privés ». Comme son nom l’indique, cette loi entend imposer un certain nombre d’obligations : déclaration d’ouverture à la mairie, indiquant le siège de l’œuvre, les moyens d’existence, les conditions d’hygiène de l’installation, le but, la ou les personnes responsables de la direction ; les œuvres recevant des mineurs doivent en outre spécifier dans quelles conditions l’enseignement primaire et professionnel sera donné et garantir aux enfants accueillis un pécule et un trousseau. L’application de la loi est confiée à l’IGSA, mais aussi très rapidement au ministère de la Santé, qui développe son propre service d’inspection.
12Si cette loi ne vise théoriquement que les établissements d’hospitalisation privés, la notion même d’hospitalisation est suffisamment floue pour étendre le champ d’intervention du ministère. Auguste Rivet10, fervent défenseur des œuvres, ne s’y trompe pas et publie l’année suivante un réquisitoire contre cette loi, accusant l’État de se « défier de la charité privée », de relancer les vieux débats en germe depuis la fin du xixe siècle, établissant contre les œuvres un « état de suspicion légale », et de souhaiter étendre sa mainmise sur toutes les manifestations de la charité. Il donne notamment comme origine de la loi de 1933, le projet de 1914 défini de la façon suivante par le sénateur Dreyfus : « Ce que la loi entend surveiller et contrôler, ce sont les établissements dans lesquels les assistés font un séjour prolongé11. »
13Le rapport d’inspection présenté par le ministère de l’Intérieur en 1937, qui fait pour la première fois le point sur l’application de loi de 1933, cherche à se défendre de telles accusations, en précisant que le nouveau texte ne « porte pas suspicion contre la bienfaisance privée » et tient à rapporter le contenu des discussions qui ont précédé le vote :
« Le contrôle ne doit pas être un contrôle vexatoire ou inquisitorial. Il doit conserver la forme d’une collaboration bienveillante, de confiance réciproque entre la bienfaisance privée et les représentants de l’État. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres sur le terrain social philanthropique, si nous y apportons l’accord de toutes les bonnes volontés12. »
14Cette volonté de collaboration se reflète dans la composition des Conseils départementaux de l’Assistance publique et privée, qui est chargée d’une part d’examiner toutes les questions qui lui sont soumises pour avis par le préfet et d’autre part de statuer sur les affaires contentieuses. Si, parmi les quinze membres, figurent des membres de droit représentants de l’État (le préfet, le premier président de la cour d’appel, le maire du chef-lieu et l’inspecteur départemental de l’Assistance publique), y sont conviés aussi trois membres élus par les présidents d’œuvres reconnues comme établissements d’utilité publique ainsi que deux membres élus par les présidents des œuvres de bienfaisance déclarées ayant au moins deux ans d’existence. La personnalité et le parcours de ces différents membres, qui restent encore à étudier, nous renverraient certainement à de multiples facettes entre engagements publics et privés.
15L’action de ces conseils s’avère d’autant plus délicate que la loi comporte de nombreuses imprécisions et que son application effective est tardive :
« Bien souvent, il a fallu laisser aux œuvres existantes des délais autrement plus longs que ceux prévus dans le règlement de l’administration publique. Les déclarations se sont espacées sur toute l’année 1935, parfois même sur l’année 1936. […] Les conseils départementaux, la plupart du temps, n’ont pas osé prendre une position nette, de peur d’encourir le blâme d’être trop stricte à l’égard des œuvres privées13. »
16La relation entre les œuvres et les pouvoirs publics ne peut donc se concevoir à sens unique. De même que la loi du 1er juillet 1901, celle du14 janvier 1933 renvoie aux velléités de l’État d’organiser et de réglementer une nébuleuse d’œuvres et autres initiatives privées, qui fonctionnent de façon plus ou moins autonome et échappent de ce fait à tout contrôle ; une partie des institutions de bienfaisance se maintiennent en effet aux franges et fonctionnent pendant de longues années sans subsides publics. Le flou des définitions, les nombreuses précautions énoncées et les difficultés rencontrées dans l’application des lois reflètent le malaise des services administratifs pour intervenir dans un domaine où traditionnellement l’appel aux bonnes volontés et à la générosité privée a toujours été de mise. Le rapport de l’IGSA de 1937 reflète toute cette ambiguïté :
« Au moment du vote de la loi une sorte de compromis s’est trouvée réalisée entre les partisans de la liberté de bienfaisance privée et ceux du contrôle de l’État. Pour que ce compromis, voulu par le législateur, conserve son effet, pour que la loi soit appliquée avec l’esprit de libéralisme dans lequel elle a été votée, il est nécessaire de donner aux autorités locales toutes indications susceptibles de les guider, comme aussi d’éviter de regrettables malentendus dont les malheureux feraient les frais14. »
17Il en va de même dans la mise en place des ARSEA : Jacques Guyomarc’h, secrétaire de l’association bretonne, définit ainsi à contre-pied la mission qui lui est confiée :
« Il est devenu courant de qualifier les associations régionales d’organisations semi-publiques. Nous nous permettons de dire de cette expression qu’elle est pour le moins déplorable. Pourquoi semi-public et non semi-privé ? Ce terme ne signifie rien et dénature le caractère original des associations régionales. Elles ne sont pas faites de la moitié des efforts de l’État et de la moitié des efforts de l’initiative privée. Elles doivent au contraire être la somme de la totalité des efforts publics et privés15. »
Les ARSEA, une figure d’exception ?
18S’arrêtant sur leur structure aux confins du public et du privé, Pierre Meignant, en bon juriste, qualifie les ARSEA d’ » auxiliaires des pouvoirs publics » et les considère comme une « particularité exorbitante du droit commun associationnel16 ». Il ne faut pas oublier qu’il est lui-même fils du fondateur de l’ARSEA de Nancy. Peut-on donc vraiment parler d’« aberration juridique » ou d’une construction singulière propre à la période de Vichy ? Malgré les orientations autoritaires du régime, il est en effet surprenant de constater le nombre d’organismes para-publics qu’il a engendrés. C’est le cas par exemple de l’œuvre du Secours national. Fondée une première fois en août 1914 pour gérer les aides aux victimes de la Première Guerre et reconnue d’utilité publique le 29 septembre 1915, elle est reconstituée par un décret du 19 octobre 1939. Comme en 1914, son rôle se limite aux populations civiles éprouvées par la guerre. Mais, à la différence de la première réalisation, on reconnaît à celle-ci la capacité de recevoir, en plus des dons des particuliers, des subventions de l’État ou des collectivités publiques. Dès la fin de 1939, la question de la nature du Secours national – œuvre privée ou publique – est déjà posée. Le gouvernement de Vichy va aller plus loin en faisant du Secours national, par une loi du 4 octobre 1940, l’instrument principal de la politique d’entraide nationale vis-à-vis des victimes civiles directes ou indirectes de la guerre.
« Il est doté d’une triple mission : exercer le monopole des appels à la générosité publique ; subventionner les œuvres ; demander au Conseil d’État la suspension ou la dissolution d’une œuvre. Possédant un pouvoir de tutelle sur les œuvres, le Secours national va développer une action autonome avec des moyens considérables générant une activité fortement bureaucratisée. En organisant une assistance par le travail, le Secours national déborde le strict cadre des interventions d’urgence pour mettre en œuvre une action sociale dont les objectifs sont davantage marqués idéologiquement et qui est appelée à durer17. »
19Nous avons choisi de nous attarder tout particulièrement sur une expérience qui offre des ressemblances et des connexions troublantes avec celle des ARSEA : la mise en place des associations familiales suite à la loi du 29 décembre 1942. La comparaison est d’autant plus intéressante que l’initiateur du projet est juriste et que, contrairement à Pierre Meignant, il trouve tout naturel de concevoir une structure légale mi-privée mi-publique. De plus, il sera lui-même sollicité pour fonder l’ARSEA de Lyon avec l’appui de Jean Chazal en 1943.
20Le 21 juillet 1941, Emmanuel Gounot, avocat à la cour d’appel et maître de conférence à la Faculté catholique de droit de Lyon, est nommé par Jacques Chevalier (secrétaire d’État à la Famille et à la Santé) membre de la commission du Comité consultatif de la famille française, chargée d’étudier le statut des associations familiales. Sa désignation n’est pas surprenante : père de douze enfants, Emmanuel Gounot est vice-président de la Ligue des familles nombreuses du Rhône depuis 1937, avant d’en devenir le président effectif en 1940 ; en 1941, il devient de ce fait vice-président du Centre national de coordination et d’action des mouvements familiaux pour la zone libre. Le rôle joué par Emmanuel Gounot au sein de la commission du Comité consultatif de la famille française s’avère rapidement central : c’est lui qui est l’auteur des avant-projets de statuts et qui dialogue avec les différents responsables des mouvements familiaux, avant de rédiger le texte final de la loi n° 1107 du 29 décembre 1942 relative aux associations familiales (parue au Journal officiel [JO] du 31 décembre), qui portera son nom.
21Il s’agit, à travers cette loi, de valider les actions menées par les mouvements familiaux privés, de leur faciliter l’obtention des moyens financiers sous forme de subventions régulières du secrétariat d’État à la Famille et à la Santé, en leur reconnaissant dorénavant un certain nombre de fonctions officielles : constitution d’un fichier familial avec le concours de la municipalité ; attribution des médailles des mères de familles nombreuses, des cartes de priorités, des prêts pour le mariage, des caisses dotales et des primes à la natalité ; choix des représentants désignés dans les administrations publiques, notamment auprès du délégué régional de la jeunesse et du centre d’orientation professionnelle ; coordination de toutes les œuvres régionales ayant un caractère familial…
22Les questions posées quant à la stratégie à mettre en place rejoignent, elles aussi, celles des ARSEA :
« L’association des familles, qui jusqu’ici a tenté de se réaliser sur le plan privé, doit-elle s’effectuer sur le plan du droit public ? Doit-elle devenir un organe d’État ? Quelle sera en tout cas sa position et quel sera son rôle vis-à-vis de l’État ? Doit-elle être unique ou y a-t-il place pour une pluralité de groupements ? Faut-il qu’elle groupe obligatoirement toutes les familles ou l’adhésion de chacune d’elles doit-elle demeurer libre ? Que deviendront dans l’organisation nouvelle les groupements actuellement existants18 ? »
23La formule finalement adoptée est exactement la même :
« La meilleure solution technique paraît être de les maintenir associations de la loi 1901, donc d’ordre privé quant à leur constitution initiale, mais associations spécialement reconnues et consacrées par une loi qui, leur attribuant un rôle officiel de représentation, étend leur capacité juridique et leur confie la gestion de certains services d’intérêt public19. »
24Les justifications juridiques d’un tel procédé sont d’autant plus intéressantes que leur auteur est lui-même à la fois un juriste reconnu et un militant associatif engagé :
« La tâche était délicate et le danger apparaissait grand de compromettre certaines libertés essentielles de la famille et de l’absorber dans l’État sous couleur de l’introduire dans l’ordre politique et administratif. […] Les associations de familles se situent en effet sur les frontières du droit public et du droit privé et participent de l’un et de l’autre. […] Les associations de familles ne sont pas des établissements publics, des organes de l’État, organisés et dirigés par lui, et intégrés dans un ordre purement administratif. Ce sont, au point de départ, des associations privées, se constituant librement dans les conditions de la loi 1901. Comme telles, elles jouissent de la plus large initiative et elles peuvent se proposer toutes les fi ns d’ordre matériel ou moral qui intéressent la collectivité des familles, même les fi ns qui excèdent la compétence normale de l’État et de ses administrations. […] Mais d’ordre privé par leur mode de constitution et par leur liberté d’action, ces associations, par le seul fait de l’agrément prévu par l’article 8, reçoivent une sorte d’investiture officielle qui non seulement étend leur capacité juridique (art. 4), mais les habilite à certaines missions de droit public et leur assure l’appui et les subventions de l’État. Ainsi, elles s’intègrent dans l’armature officielle du pays sans devenir à proprement parler des organes de l’État et sans constituer des corps publics20. »
25Cette idée d’extension de la capacité des associations de bienfaisance n’est pas nouvelle ; elle avait déjà été émise par le conseil supérieur de l’Assistance publique au début du xxe siècle et avait été accordée à titre exceptionnel aux œuvres de guerre par la loi du 30 mai 1916 et aux syndicats professionnels, par la loi du 12 mars 1920. Ce privilège permettait à ces dernières, sans avoir la reconnaissance d’utilité publique, d’accepter des libéralités entre vifs et testamentaires, y compris les donations avec réserve d’usufruit, à la condition toutefois de se soumettre au contrôle prévu pour les associations reconnues d’utilité publique. La loi de 1933, dans ses articles 35 et 37, remettait de l’ordre dans ce procédé :
« Une disposition finale de la loi (art. 35), étrangère à vrai dire à son objet, est de nature cependant à nous rassurer sur les intentions de nos législateurs. Elle étend aux associations simplement déclarées, pourvu qu’elles aient un but exclusif de bienfaisance, la faculté de recevoir des libéralités entre vifs ou testamentaires, qui étaient jusqu’ici réservées aux seules associations reconnues d’utilité publique […] une mesure libérale et une heureuse innovation, à laquelle nous ne pouvons qu’applaudir21. »
26Une telle pratique rencontre cependant une certaine réticence du ministère de l’Intérieur qui, à travers les rapports de l’IGSA, pointe les dérives possibles et entend laisser au Conseil d’État le seul pouvoir réel de contrôle sur les associations : celui de l’attribution ou non de la reconnaissance d’utilité publique.
Le rêve de la nationalisation
27Ces débats autour du concept d’extension de la capacité juridique nous invitent à nous défier d’une lecture par trop rigide de la loi 1901 ou d’une vision à sens unique – très prégnante lors de la commémoration du centenaire de la loi en 2001 – qui ne prendrait en compte que l’utilisation qu’en auraient faite les associations sans les mettre en regard avec les stratégies et les enjeux développés par l’État. Si les autorités de Vichy semblent aller plus loin dans la distorsion de cette loi, en devenant les maîtres d’œuvre d’organismes para-publics, comme le sont les associations familiales de la loi Gounot ou les ARSEA, paradoxalement, c’est le seul gouvernement à avoir réellement imaginé une étatisation du secteur.
28La loi votée le 3 juillet 1944 « relative à la protection des enfants déficients et en danger moral », tout comme celle du 5 juillet 1944 « relative au remboursement des frais d’entretien et d’éducation des mineurs en danger moral et des enfants anormaux en institutions privées » tendaient ainsi
« […] à organiser un service national public de l’enfance “déficiente” ou “en danger moral” (à l’exception de l’enfance délinquante à laquelle elle ne s’appliquait pas). Deux organismes étaient institués auprès d’un secrétaire d’État délégué à cet effet par le chef du gouvernement : un service administratif et un conseil technique. Dans le cadre de la région était créé un établissement public placé sous l’autorité du préfet (l’Institut de protection de l’enfance) dont les attributions étaient proches de celles des associations régionales. […] Cette loi qui avait été l’objet de réserves de l’Éducation nationale aurait vraisemblablement soulevé de sérieuses difficultés dans l’application. Mais c’était la première fois qu’on assistait à une tentative de règlement général du problème de l’enfance inadaptée22 ».
29Contrairement à celle du 5 juillet, la loi du 3 juillet ne connut jamais le début d’une mise en application et fut abrogée à la Libération ; elles marquent cependant toutes deux pendant quelques années les projets de tout un courant qui continuera à travailler les réseaux des ARSEA et qui ne renoncera jamais véritablement à voir ces associations rejoindre d’une manière ou d’une autre le giron de la puissance publique. Le ministre de la Santé communiste François Billoux, auquel succédera bientôt son collègue M. Arthaud, signe le 1er octobre 1945, par une circulaire, la reconduction de facto des ARSEA ; pour autant, cette forme de coordination est prévue comme transitoire. Tout au long des années 1946 et 1947, cette intégration demeure d’actualité et il ressort nettement des différentes circulaires et autres invites pressantes émises par les services ministériels à leurs administrations régionales qu’il est impérieux pour elles de maîtriser la donne, de contrôler attentivement ce qui se réalise, d’être en ordre de marche pour « constituer le service public qui, dans l’avenir, devra normalement traiter de toutes ces questions23 ».
30Le docteur Louis Le Guillant, lui-même, psychiatre de renom, spécialiste depuis les années 1930 des questions de l’enfance, dans le premier numéro de la revue Sauvegarde, se fait l’écho d’une telle évolution :
« Il y a dans la vie des organismes d’assistance des moments différents, une évolution. Lorsqu’ils ont atteint un certain développement, lorsqu’ils répondent à des besoins bien définis, permanents, que leur structure et leurs méthodes se sont dégagées des expériences, ils doivent tout naturellement se transformer et généralement passer à l’état de service public. À ce moment l’initiative, l’enthousiasme, l’action personnelle sont moins nécessaires et doivent céder le pas à un certain ordre, à certaines règles, à une subordination à l’intérêt général qui sont les caractéristiques des services publics24. »
31Autant de réactions qui conduisent Henri Joubrel, avocat breton, un des principaux propagandistes du secteur privé pour l’enfance inadaptée, à lancer ce qui semble être un cri d’alarme sous le titre provocateur de « Va-t-on nationaliser les œuvres privées ? » dans lequel il profite alors pour souligner la position hégémonique de ces dernières, en les invitant à défendre leurs prérogatives et leur indépendance :
« Il existe environ 120 œuvres privées, accueillant huit mille enfants, contre huit établissements publics, ne pouvant recevoir que deux mille pupilles […]. Beaucoup de responsables d’œuvres privées manifestent pourtant à l’heure actuelle une vive inquiétude. […] Ils se trouvent fort alarmés par l’attitude de certains inspecteurs de l’Assistance (on dit maintenant directeurs de la Population), de certains Conseils généraux qui paraissent ne les tolérer qu’avec le secret désir de les faire mourir. C’est pour essayer de calmer cette crainte que nous avons voulu écrire ces lignes. […] Une seule politique nous paraît donc de nature à sauvegarder l’existence des œuvres privées : c’est qu’elles se procurent une partie de leurs ressources de la charité individuelle. Il faut que, comme le patronage Rollet qui organise des quêtes dans Paris avec l’aide du scoutisme, comme le centre de Ker-goat qui donne à l’extérieur fêtes et kermesses, et qui va entreprendre dans toute la Bretagne une tournée de chants avec le fi lm La Cage aux rossignols, il faut qu’elles participent, par un effort constant, aux besoins de leur entretien25. »
32Avec la fin du tripartisme26, en mai 1947, et le renvoi des ministres communistes27, ces velléités intégratives semblent définitivement abandonnées et la nature intrinsèque des ARSEA n’est plus questionnée. Le ministre de la Santé du Mouvement républicain populaire (MRP) nouvellement nommé, Robert Prigent, semble favorable à ce type de structure. Ancien militant familial catholique, il avait été nommé commissaire général à la Famille à la Libération et avait reconduit en partie la loi Gounot sur les associations familiales avec l’ordonnance du 3 mars 1945, qui institue l’Union nationale des associations familiales (UNAF), dans une formulation qui laisse encore plus de marge de manœuvre aux initiatives privées. Par ailleurs, il avait assuré une première fois l’intérim au ministère de la Santé sous le gouvernement De Gaulle, entre novembre 1945 et janvier 1946, au grand soulagement des promoteurs des ARSEA qui sentaient leur projet menacé :
« Voilà bien longtemps que je ne sais plus rien de vous et de votre travail. Hélas, ce ne sont pas les soucis qui ont dû vous manquer, d’autant plus que d’après ce que j’ai pu apprendre, le ministère ne semblait nullement disposé à favoriser l’action des associations régionales. Mais maintenant cela va peut-être changer, puisque la Santé “pure” se trouve de nouveau subordonnée à un ministère plus social. Prigent qui a été à la tête de la Famille va probablement développer les services qui ont une action moins immédiate et restreinte, parmi lesquels, j’espère, ceux de l’enfance déficiente28. »
33Germaine Poinso-Chapuis, qui succède à Robert Prigent en novembre 194729, est elle-même fondatrice et présidente de l’ARSEA de Marseille et défendra paradoxalement avec ferveur une certaine autonomie des ARSEA vis-à-vis du ministère qu’elle a dirigé. Ce sera le cas par exemple lors des débats sur le rôle et le fonctionnement de l’Union nationale constituée en 1948, qui regroupe toutes les ARSEA (UNAR ou UNARSEA) :
« Puisque la coordination ne se fait pas, puisque les associations régionales ne veulent plus continuer à vivre dans cette anarchie, il s’agit de savoir si nous accepterions qu’une coordination pour laquelle nous n’aurions pas été consultés, qui n’aurait pas une base technique et dont les associations régionales ne seraient pas à l’origine, nous soit imposée par le ministère le plus fort du moment, le plus dynamique, ou peut-être par tous ensemble, qui chacun prétendront coordonner et ne coordonneront pas dans le même sens. Si nous voulons nous défendre, il faut nous mettre d’accord sur la nécessité de donner à l’UNAR un caractère représentatif en ayant nous-mêmes une doctrine générale30. »
Dualité ou complémentarité de fonction ?
34Cette double casquette de personnalités comme Robert Prigent ou Germaine Poinso-Chapuis, à la fois hauts fonctionnaires de l’État et administrateurs engagés au sein d’une association, montre que l’imbrication entre la sphère publique et la sphère privée est beaucoup plus subtile que l’on ne se l’imagine souvent. En 1946, dans une circulaire à ses différents représentants, Georges Marrane, troisième et dernier ministre communiste de la Santé publique, définit de façon explicite le rôle des fonctionnaires au sein des ARSEA :
« J’ai l’honneur d’attirer à nouveau votre attention sur le rôle que vous devez jouer dans les Associations régionales pour la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence. Je vous rappelle que ces organismes à structure semi-officielle, semi-privée ont été créés à l’instigation de mon ministère pour répondre à certaines nécessités de l’action en matière de protection de l’enfance inadaptée. Financées à peu près exclusivement par des ressources publiques, contrôlées techniquement par un service spécialisé de mon ministère, elles constituent des secteurs de la protection de l’enfance où vous devez directement intervenir. Je vous rappelle que vous êtes membre de droit du conseil d’administration. À ce titre vous devez coopérer, à côté d’autres fonctionnaires intéressés aux diverses activités et à l’orientation générale de l’association régionale. […] Dans la mesure où vous êtes chargés du contrôle des œuvres privées et où mon ministère est particulièrement intéressé à la bonne marche des associations régionales, je tiens à ce que vous surveilliez avec une particulière vigilance la gestion administrative de ces organismes et la bonne utilisation des subventions qui leur sont accordées. […] Il y aura donc lieu pour vous, sans contrarier l’esprit d’initiative et de réforme indispensable en ce domaine, d’apporter aux associations régionales les conseils de votre expérience et de veiller attentivement à tous les actes administratifs d’une certaine importance accomplis par les associations régionales : gestion de fonds, baux, travaux, traitements du personnel, etc.31. »
35Le témoignage d’un ancien directeur des Affaires sanitaires et sociales à Paris, Roland Assathiany, semble exemplaire de la grande fidélité à ces directives : « À l’époque on ne voyait pas d’objection à ce que des fonctionnaires participent à la gestion de ces associations, étant donné que nous les subventionnions, qu’on avait les mêmes buts, après tout on ne voyait pas l’inconvénient qu’on avait également à être dedans32. » Cependant, si l’on étudie de plus près son itinéraire, on ne peut que s’interroger sur ses engagements et sur sa manière d’investir les postes d’administrateurs, notamment à l’ARSEA de Paris, qu’il occupe pourtant en tant que membre de droit. Interrogé sur ses débuts dans la profession par la revue Lien social, il répond :
« Je n’ai jamais eu le diplôme, mais entre 1932 et 1935, j’ai suivi une formation intensive au “Pot de Fer”, le premier service social pour les enfants en danger moral, service attaché au tribunal pour enfants de Paris. Le “Pot de Fer”, du nom de la rue dans lequel il se situait, est devenu aujourd’hui l’association Olga-Spitzer et j’en suis l’actuel vice-président. »
36Interpellé sur les raisons de ses engagements, il dit :
« Très jeune, j’ai participé au mouvement des Éclaireurs de Courbevoie ; j’ai rejoint ponctuellement l’Armée du salut et nous avions des sessions de formation sur les problèmes sociaux et économiques. Il faut se rappeler que nous sortions de la guerre de 14-18. En 1929, on disait déjà que la bonne volonté n’était pas suffisante si elle n’était pas soutenue par des compétences techniques. »
37Puis sur sa nomination au ministère de la Population :
« J’y suis entré en 1943, après mon retour de captivité. J’avais en poche une licence de droit et cette expérience de service social. En 1932, j’étais délégué à la liberté surveillée, nous faisions des enquêtes pour les tribunaux pour enfants ; ensuite, j’ai effectué mon service militaire en 1935 et j’ai été suivre des études durant six mois en Angleterre. En 1937, je suis devenu secrétaire itinérant de l’association “l’Enfance coupable” ; c’est drôle ce nom, on devrait faire une étude sur les changements d’appellation. Je faisais des conférences sur l’enfance délinquante dans toute la France. En 1939, je me suis occupé du comité pour l’intégration des réfugiés espagnols. Le 1er août 1939, j’ai été mobilisé puis en captivité jusqu’en 1943, date de mon entrée dans la fonction publique. »
38Sur son itinéraire dans cette fonction :
« J’ai toujours pensé qu’il fallait rendre l’administration humaine, humble et efficace. J’ai été nommé au commissariat à la Famille, muté à Lille. Je contrôlais entre autres les établissements. J’ai fait la connaissance de Fernand Deligny qui était un créateur et non pas un gestionnaire ; on se complétait bien, même si nous n’étions pas toujours d’accord sur les moyens employés. Je suis revenu en 1946 à Paris et j’ai demandé un an de disponibilité pour diriger le Chalet d’entraide universitaire à Combloux en Haute-Savoie, qui recevait des étudiants, anciens déportés, victimes de la guerre ; c’était un milieu très passionnant. Ensuite, j’ai réintégré le ministère à la direction de la Population. Depuis 1976, je suis à la retraite. »
39Et pour finir, sur ses activités parallèles :
« J’ai été président de l’IRTS [Institut régional de travail social] de Paris, de l’École de service social de Montparnasse, je suis toujours administrateur de “La Vie au grand air”, président d’honneur des CMPP [Centres médico psycho-pédagogiques] Vialat, de Claparède et puis d’autres. Je ne m’ennuie pas. J’ai toujours pensé que les associations avaient un rôle primordial et une fonction indispensable face aux administrations ; même fonctionnaire, je militais au sein des associations pour être plus près du terrain33. »
40Si Roland Assathiany est sans doute un homme d’exception, par la densité de son parcours et la multiplicité de ses engagements, la complémentarité exprimée entre responsabilité publique et militantisme associatif n’est en revanche pas unique. Elle montre que la plupart du temps les fonctionnaires ministériels ne figuraient pas dans les différents conseils d’administration à titre purement représentatif : ils s’y investissaient intensément et en défendaient les intérêts. Ils se situaient bien dans la droite ligne de la tradition philanthropique. Cette position délicate sera dénoncée par Pierre Meignant comme une situation des plus bizarres étant donnée « la dualité de fonctions de certains agents de l’État, à la fois administrateurs et contrôleurs34 ». Le témoignage donné a posteriori par Robert Prigent est à cet égard représentatif :
« Dans ces ARSEA, des fonctionnaires prenaient des responsabilités, qui pouvaient les mettre en opposition avec leurs supérieurs hiérarchiques. Des personnalités dynamiques, vivantes, pouvaient devenir secrétaire général, secrétaires généraux de certaines ARSEA, et dans leur congrès faire la leçon à leur directeur général, soit du ministère de la Justice, soit du ministère de la Santé et, à l’époque, je sais que Ceccaldi à la Justice et Lory à la Santé se préoccupaient de cette situation35. »
41À l’inverse, certaines personnalités emblématiques du secteur privé, comme Robert Lafon, médecin psychiatre de renom, fondateur de l’ARSEA et de l’école d’éducateurs de Montpellier, puis président de l’UNAR, se revendique dans une grande proximité avec les ministères au point de dire qu’il lui était permis de croire qu’il jouait « quelque peu le rôle de conseiller technique officieux de la direction générale36 ».
42Plus qu’un affrontement entre partisans d’une étatisation et militants associatifs veillant jalousement sur leur indépendance, se joue donc une sorte de connivence tacite qu’illustre parfaitement la composition habilement négociée des conseils d’administration. C’est dans cet équilibre diplomatique à la croisée de plusieurs engagements que la frontière entre public et privé est la plus ténue, d’autant qu’elle est souvent incarnée par une seule et même personne.
Quelle échelle d’intervention pour l’État ?
43La mise en œuvre des ARSEA a été étudiée jusqu’à maintenant essentiellement du côté national. Pourtant, dès 1943, leur implantation et leur rayon d’action sont prévus essentiellement au niveau régional. Un organisme central, l’UNAR, ne sera créée qu’en 1948. Cette union gardera d’ailleurs, malgré le succès des congrès annuels, une allure de plate-forme d’échanges relativement informelle. Les ARSEA veillent chacune jalousement sur leur indépendance et leur autonomie de décision. Or, si chacune défend son pré carré et semble avoir un territoire bien délimité, paradoxalement il apparaît difficile de le circonscrire : la notion même de région est extrêmement fl oue et variable selon les époques.
Une région aux multiples frontières
44Le 19 avril 1941, avec la mise en place des préfectures régionales de l’État français, une entité administrative semble prendre corps et instituer un nouvel échelon d’intervention de l’État. Malgré les échecs de nombreux projets gouvernementaux antérieurs, le régime de Vichy veut initier à son tour une politique de régionalisation avec des frontières bien délimitées et reposant sur d’autres réalités que des facteurs de type économique ou historique, jusqu’alors assez flous. Il était tout naturel alors de penser que la politique d’encouragement à la création des ARSEA, impulsée à partir de 1943, serait calquée sur un tel découpage. Or, la plupart des ARSEA créées entre 1943-1944 ne recoupent pas les frontières des préfectures, mais reprennent celles des cours d’appel. Ainsi, alors que la nouvelle préfecture bretonne de 1941 comprend les départements du Finistère, des Côtes-du-Nord, du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine, l’ARSEA de Rennes – à l’image de sa cour d’appel – englobe en plus des quatre départements mentionnés la Loire-Inférieure (devenue par la suite Loire-Atlantique).
45Or, la carte judiciaire ne constitue pas à l’époque un cas de figure singulier ; elle n’est qu’une des divisions administratives parmi tant d’autres. Malgré l’instauration des préfectures régionales, la France instaurée par le régime de Vichy se retrouvait donc elle aussi maintes fois « redécoupée » (pour reprendre la très belle expression utilisée par Jean-Marc Benoît, Philippe Benoît et Daniel Pucci dans leur ouvrage37). La coordination prônée à travers les ARSEA s’est effectuée dans un secteur ou pas un des partenaires, pas même les ministères de tutelle, ne suit la même géographie d’intervention. Les ARSEA semblent donc faire partie de ces « nombreux services régionaux de circonstance » dont se plaignent les nouveaux préfets ; elles soulignent l’échec de la politique de régionalisation menée par Vichy38.
46Le paradoxe, c’est que malgré cet échec et la suppression du découpage vichyssois à la Libération, le niveau régional ne disparaît pas. Les dix-huit commissaires régionaux institués par l’ordonnance du 10 janvier 1944, puis les IGAME (inspecteurs généraux de l’Administration en mission extraordinaire) introduits par la loi du 24 mai 1948 font perdurer cette échelle d’intervention supra-départementale sans pour autant arriver à une harmonisation des services.
47En regardant par exemple la planche des divisions administratives présentée dans l’Atlas de la France de 195639, nous avons été frappés par le nombre et la diversité des figures proposées (treize cartes !), selon que l’on a à faire à l’Armée, à l’Éducation nationale, à l’Église, à la Justice, à l’Inspection du travail, à l’Administration pénitentiaire pour ne citer que les administrations qui ont un lien direct avec l’histoire de la protection de l’enfance et de l’adolescence. En tentant de superposer les cartes, nous nous sommes aperçus que pas un seul de ces découpages ne concordait avec les autres. Les académies, les cours d’appel, les diocèses, les régions militaires n’avaient ni les mêmes frontières, ni souvent les mêmes chefs-lieux. La Bretagne dans laquelle va s’inscrire l’Association régionale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence est ainsi composée : tantôt de quatre départements (Finistère, Côtes-du-Nord, Morbihan, Ille-et-Vilaine) si elle a à faire aux autorités de l’Église ; de cinq départements (avec en plus la Loire-Inférieure) quand elle traite avec la Justice et la cour d’appel de Rennes ; de sept départements (avec en plus la Mayenne et le Maine-et-Loire) quand elle négocie avec l’inspecteur d’Académie ; de neuf départements (avec en plus l’Indre-et-Loire et la Sarthe) quand elle s’adresse à la VIIe circonscription de l’Inspection du travail et surtout à la Caisse régionale d’action sanitaire et sociale qui en dépend, et dont le siège est à Nantes ; de onze départements (avec en plus la Manche, le Calvados et l’Orne, mais sans l’Indre-et-Loire) quand elle discute d’un équipement régional avec l’Administration pénitentiaire ; ou même de douze départements si elle traite avec la XIIe région militaire.
48L’action de l’association bretonne va donc devoir jongler avec ces découpages. Selon les partenaires qu’elle va solliciter, elle va se retrouver dans une région aux multiples frontières (voir carte 1) : celle des Académies quand elle va tenter d’obtenir des instituteurs détachés ou la mise en place d’une école ; celle de l’Église avec ses diocèses et archidiocèses quand elle demande un aumônier ou quand elle cherche à conquérir les grosses institutions religieuses40 ; celle de l’Inspection du travail quand elle réclamera les allocations familiales et des subventions de la Commission régionale d’action sanitaire et sociale de Rennes ; celle de l’armée, une grande partie de ses pensionnaires passant sans transition du centre où ils sont placés au régiment auquel ils sont affectés41 ; celle de l’Administration pénitentiaire avec son réseau d’institutions qui théoriquement font partie de la coordination (avec en Bretagne la présence d’un établissement célèbre : Belle-Île-en-Mer).
49À la fin des années cinquante, le gouvernement, par la voix de son Premier ministre Michel Debré, exprime son désir de changer cet état de fait et de mettre de l’ordre dans les administrations publiques, partant du constat que « chaque ministère, voire chaque service a mis en place son découpage régional ; on ne compte pas moins d’une trentaine de tracés différents conduisant à des incohérences et des dépenses supplémentaires ; certains ministères comme l’équipement ne possédaient pas d’organisation régionale42 ».
50Cependant, les premières réflexions menées sous forme d’atlas par le Commissariat général à la productivité du ministère de l’Industrie et du Commerce, en 1958, montrent tous les atermoiements d’un tel projet politique. Tout en pointant le morcellement du territoire français, qui ressemble à un puzzle aux pièces éparses selon que l’on projette les vingt-deux « régions programmes » ou les circonscriptions régionales, les responsables du commissariat revendique cette diversité comme une richesse :
« Peut-être certains se complairont-ils, en feuilletant cet atlas, à faire ressortir le grand nombre d’organismes qui ont vocation à promouvoir l’expansion régionale et y verront-ils une manifestation d’incohérence. En réalité, après une longue période de centralisation excessive et de régression marquée de certaines régions, ce foisonnement paraît plutôt de bon augure. N’est-il pas réconfortant de penser que, derrière chacun des nombreux signes de ces cartes, mûrit une idée, s’affaire un groupe d’hommes, existe une activité au service de tous ? Sans doute, après les années où il fallait surtout “réveiller”, stimuler, diffuser et s’efforcer d’agir avant de penser à rationaliser, le temps est-il venu de coordonner43 ? »
51La situation demeurera inchangée jusqu’en 1963-1964 avec la délimitation des nouvelles circonscriptions d’action régionale, et ce n’est pas un hasard qu’un tel changement entraîne un profond bouleversement dans l’organisation des ARSEA. Ces dernières devront non seulement modifier leur appellation – se transformant en Centres régionaux pour l’enfance et l’adolescence inadaptée (CREAI) – mais aussi leurs attributions et leur rayon d’action, les modifications territoriales provoquant une véritable valse des départements.
Région ou département, une oscillation constante
52Si, de par l’essor qu’elles ont connu, les ARSEA semblent avoir été une priorité de la politique du régime de Vichy en matière de protection de l’enfance et de l’adolescence, en revanche, l’adoption de l’échelon régional n’a pas toujours fait évidence. Cette contradiction déjà pointée dans l’ouvrage de Pierre Bodineau est particulièrement flagrante pour ce qui concerne les textes qui tentent de légiférer dans ce secteur. Avant la mise en place effective des ARSEA, une circulaire du 22 septembre 1942 du garde des Sceaux, ministre secrétaire d’État à la Justice, Joseph Barthélemy, adressée à tous les procureurs généraux près la cour d’appel, met plutôt l’accent sur la création de centres d’accueil en favorisant l’échelon départemental, voire infra-départemental :
« Ma Chancellerie estime, en effet, au vu des résultats particulièrement heureux obtenus par ce procédé dans certains départements, que le moyen le plus rapide de mener à bien la réalisation des centres d’accueil est de confier cette tâche aux “services sociaux de sauvegarde de l’enfance” qui fonctionnent déjà dans certains ressorts et peuvent être constitués à bref délai dans les autres. […] Chaque département, en principe, possédera son centre ; mais rien ne s’oppose à ce qu’une autre distribution géographique de ces établissements soit adoptée, compte tenu des facilités locales de communications et de l’importance respective des juridictions intéressées. Les limites des ressorts ne devront pas faire obstacle à l’adoption d’une répartition rationnelle des centres44. »
53L’action combinée du juge Jean Chazal, de M. Ricaud, procureur général de la cour d’appel de Rennes, et de Pierre Bianquis, inspecteur divisionnaire de la Population, va ainsi s’attaquer tout d’abord à une uniformisation des différents services sociaux au niveau départemental. Dans son enquête préparatoire à la création de l’association régionale bretonne, le jeune avocat, Henri Joubrel, mandaté par ces derniers, tout en mettant l’accent sur la nécessaire coordination régionale, affirme ainsi :
« La preuve est faite que le service social départemental est excellent pour intéresser à la cause de l’enfance malheureuse les autorités et les compétentes du chef-lieu du département. On ne saurait toucher celles-ci de la même manière par un comité de gestion uniquement régional (dans l’avenir, et nul ne le souhaite plus que nous, peut-être pourra-t-on descendre d’une manière systématique à la circonscription de l’arrondissement, de façon à se trouver auprès du siège de chaque tribunal ?)45. »
54La loi votée le 3 juillet 1944 « relative à la protection des enfants déficients et en danger moral », tout comme celle du 5 juillet 1944 « relative au remboursement des frais d’entretien et d’éducation des mineurs en danger moral et des enfants anormaux en institutions privées », avaient elles-mêmes pensé, nous l’avons vu, certaines structures dans le cadre régional tout en faisant la part belle au département :
« Sur le plan départemental était constitué un conseil de protection de l’enfance déficiente ou en danger moral avec un service social de protection. Chaque département devait disposer d’un établissement public de rééducation pour mineurs déficients ou en danger moral. Les dépenses d’équipement des principaux établissements (centres d’observation et stages en formation, consultations médico-psychologiques) étaient réparties par moitié entre l’État et les départements intéressés, la part des départements constituant une dépense obligatoire46. »
55Cette oscillation entre le régional et le départemental, voire l’infra-départemental est encore une constante dans l’après-guerre. À la Libération, les ARSEA se trouvent validées par les nouveaux textes, passant de onze en 1944 à dix-sept en 1947. Dans une circulaire du 5 mai 1947, Georges Marrane, ministre de la Santé publique et de la Population, justifie de la façon suivante le choix de la conservation d’associations régionales :
« L’association constitue à l’échelon régional un organisme de coordination entre les ministères intéressés et le secteur privé. Bien que la division administrative de la France en régions ait été supprimée dans la plupart des secteurs, il a paru indispensable de la maintenir en ce qui concerne l’action de ces associations. En effet, d’une part, un de leurs buts essentiels est la création d’un centre d’observation et les ressources techniques et financières ne se trouvent pas à l’échelon départemental. D’autre part, chaque circonscription départementale ne peut posséder toute la gamme des établissements nécessaires à la rééducation des mineurs47. »
56Pourtant un mois plus tard, son remplaçant Robert Prigent, bien que favorable aux ARSEA, évoque sa décision de créer des « Comités départementaux et locaux de protection de l’enfance inadaptée » précisant « qu’ils sont appelés à remplacer au niveau de l’action les associations régionales48 ». Deux ans après, l’échelon départemental est à nouveau préconisé en complément des ARSEA ; le principal avantage invoqué, qui sera repris de nombreuses fois par la suite, étant celui de la proximité :
« Une autre question mérite votre attention : c’est la constitution d’associations départementales pour la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence. Leur création ne doit être suscitée que si elle se révèle indispensable et après préparation minutieuse. L’association départementale peut jouer un rôle utile d’agent de liaison entre votre conseil d’administration et les œuvres du Département. Mais, pour cela il est nécessaire que les personnes éventuellement appelées à la constituer aient une notion exacte des problèmes de l’enfance inadaptée et qu’elles possèdent une conception de l’orientation à donner à leur activité qui s’harmonise avec le rôle dévolu à l’association régionale. […] À titre d’information, vous voudrez bien me faire parvenir la liste des associations départementales existantes, affiliées à votre association régionale. Il y aura lieu de m’indiquer si les rapports que vous avez pu établir avec leurs dirigeants sont satisfaisants ou s’ils donnent lieu à difficultés49. »
Les mythes d’une planification par le dépistage
57Le domaine d’intervention des ARSEA tel qu’il est délimité par Louis Le Guillant est large ; la population ciblée, l’ » enfance irrégulière », étant très vaste :
« Toute subdivision, toute catégorisation sont, pour une part, artificielles. Les séparations tracées entre cas “individuels” ou médicaux et cas sociaux sont sans cesse franchies dans la pratique. Ces divers types existent bien sans doute, mais, constamment, la réalité nous propose des associations, des “constellations” de manifestations, de facteurs étiologiques, de problèmes. Tel enfant, ses frères, ses sœurs, sa famille appellent, tour à tour ou simultanément, des interventions pédagogiques, médicales, professionnelles, sociales ou judiciaires. Celles-ci relèvent nécessairement de disciplines et d’organismes différents. Cependant elles doivent être rassemblées50. »
58Si les ARSEA ont la mission de coordonner les expériences existantes, elles sont aussi implicitement chargées de planifier la mise en place d’une palette ou d’une gamme d’établissements qui couvriraient de façon rationnelle les différents besoins, chacun se spécialisant dans un type de prise en charge grâce à un dépistage en amont du placement : les uns prenant les délinquants, les autres les orphelins, les débiles et arriérés, les handicapés physiques, les malades, etc. Les nosographies élaborées à l’issue de la période d’observation sont alors extrêmement complexes, même si les moyens d’analyse sont parfois rudimentaires. Derrière cette idée de planification se trouvent des conceptions de l’enfance dite « inadaptée » très ambivalentes, ainsi que l’éternel rêve d’une coordination interministérielle.
Délinquants, prédélinquants, non-délinquants : un même combat
59Pierre Bianquis, dans son introduction à l’enquête menée par Henri Joubrel en préparation de la mise en place de l’ARSEA en Bretagne, insiste sur la nécessité de construire une politique qui ne se limiterait pas aux seuls établissements accueillant des délinquants :
« Henri Joubrel a volontairement restreint son sujet au problème de l’enfance délinquante. M. le procureur Chazal, dans son allocution à Rennes, le 20 octobre 1943, a montré que la coordination des services de l’enfance déficiente et en danger moral avait un champ beaucoup plus vaste, et il a insisté sur le fait que les crédits importants dont elle dispose ne devaient pas être réservés aux seuls enfants délinquants. Les frontières sont d’ailleurs bien arbitraires qui séparent les délinquants des prédélinquants et ceux-ci des non-délinquants. Il est une autre façon de classer les enfants, celle-ci d’ordre médico-psychologique, qui permet une organisation plus harmonieuse des services les concernant et, en fait, une meilleure récupération. Il n’y aura pas trop de jeunes en France pour refaire la grandeur du pays. Beaucoup d’enfants peuvent y contribuer, qui ont fait un mauvais départ dans la vie en raison de circonstances dont ils ne sont pas responsables. Plus nous préparerons d’ouvriers pour la moisson de demain, plus belle elle sera51. »
60Dans son allocution donnée à Rennes le 20 octobre 1943, Jean Chazal, qui est pourtant magistrat, développait en effet ce type d’arguments :
« Le problème de l’enfance en danger moral est considérable et il faut d’abord nous entendre sur la définition même de ce problème. J’estime que doivent être considérés enfants déficients et en danger moral tous les mineurs qui sont inadaptés à la vie sociale. Il est bien certain que cette inadaptation à la vie sociale se manifeste le plus souvent par des réactions qui conduisent leurs auteurs devant les tribunaux : ce sont dès lors de jeunes délinquants ou de jeunes vagabonds. […] Tous les enfants déficients ou en danger moral ne sont pas des délinquants. C’est pourquoi je crois qu’il ne faut pas restreindre le problème de l’enfance irrégulière à celui de l’enfance coupable. Il est bien certain que notre effort doit tendre à la rééducation de tous ces enfants, à leur reclassement social, qu’il s’agisse d’enfants déficients au sens médical du mot ou d’enfants victimes de leur milieu familial52. »
61Henri Joubrel, à l’époque encore avocat, va même plus loin en affirmant :
« L’enfant qui porte dans ses fibres une tare alcoolique et qui commet, dans un accès de fureur érotique un attentat à la pudeur, n’est pas plus coupable, pas plus responsable que son frère qui est tuberculeux ou syphilitique…, lorsqu’on connaîtra mieux les lois de l’hérédité – et la biologie avance à grands pas – il est probable qu’on révisera les conceptions actuelles du droit pénal sur le libre-arbitre et la responsabilité. Lorsqu’on sera mieux informé de la loterie des quarante-huit chromosomes (compte tenu évidemment de l’influence du milieu), sans doute châtiera-t-on surtout les criminels en fonction de l’intérêt social, beaucoup plus qu’au nom de la culpabilité. Le délinquant, le tuberculeux, le syphilitique doivent être soignés par la société pour qu’ils se guérissent et enrichissent la nation au lieu de l’appauvrir. »
62Cette confusion faite entre l’enfant arriéré ou handicapé, l’enfant victime et l’enfant délinquant au nom d’un idéal de bienfaisance révèle aussi une vision très déterministe de la société. Le regard porté sur le jeune ne dépend pas de sa plus ou moins grande culpabilité dans un acte accompli, mais plutôt du milieu social et familial dont il provient. En voulant le protéger, on cherche ainsi à s’en protéger, convaincu que de l’enfant malheureux à l’enfant dangereux il n’y a qu’un pas. Cette conception fut par ailleurs bien commode quand, pour répondre à de nouvelles législations en faveur de l’enfance victime, il fallut trouver des établissements d’accueil. Il ne parut alors pas particulièrement choquant de les placer dans des institutions existantes créées pour les jeunes détenus. Puisque l’enfant n’était par essence pas coupable, mais plutôt victime de son milieu, la coexistence dans de nombreux établissements de différentes catégories d’enfants (orphelins, vagabonds, délinquants, victimes…) semblait toute naturelle, outre les avantages économiques que présentait cette formule.
63Cependant, malgré le flou des définitions et les mélanges de populations, tous les établissements n’ont pas suivi les mêmes stratégies. Seule une partie d’entre eux ont demandé l’habilitation vis-à-vis du ministère de la Justice ou l’agrément sanitaire vis-à-vis du ministère de la Santé, et ceux qui ont fait la démarche ne l’ont pas tous obtenue. Derrière les discours très globalisateurs des promoteurs des ARSEA, il importe donc de cerner quelles sont les institutions qui seront réellement concernées par cette planification.
Les mineurs sous le feu de l’observation
64Un des éléments clés de l’équipement prévu pour les ARSEA est la mise en place de centres de triage et d’observation. Ces nouveaux centres, expérimentés juste avant la Seconde Guerre mondiale, sont généralisés à partir de la loi du 27 juillet 1942 qui décrète que « les mineurs y sont soumis, par toutes les méthodes appropriées, à un examen portant notamment sur leur état physique, intellectuel et moral et sur leurs aptitudes professionnels53 ». Ils signent alors l’entrée en force de nouveaux experts de l’enfance : médecins, neurologues, psychologues, psychiatres… Depuis le xixe siècle, des nomenclatures ou nosographies de plus en plus sophistiquées avaient déjà été mises en place autour de l’enfant avec la naissance de la criminologie puis de la neuro-psychiatrie infantile. En dédiant, dès 1914, sa thèse de médecine à l’étude des « enfants anormaux et des délinquants juvéniles », Georges Heuyer fait figure de précurseur en proposant de nouvelles méthodes de détection à partir de fiches alliant l’observation médicale, pédagogique et psychologique. Pour la première fois, la population ciblée sort de la seule arriération pour s’attaquer aux troubles du comportement. Il devient alors « impossible de séparer, théoriquement et pratiquement, les anormaux des délinquants ; ceux-ci se recrutant parmi ceux-là54 ». C’est le démarrage de la vaine quête des facteurs étiologiques de la délinquance juvénile, imprégnée longtemps par l’anthropométrie et les théories sur l’hérédité. Dans les années 1920-1930, sont créées les premières cliniques spécialisées et les consultations d’hygiène mentale infantile. Enfants pervers, caractériels, impulsifs, névrotiques-conflictuels… Chaque psychiatre défi nit alors ses propres catégories, élabore de nouveaux diagrammes de dépistage, publie des ouvrages savants, démultipliant à l’infini les classifications dont l’usage sur le terrain a donné lieu à des systèmes de classement sommaires, quand elles n’ont pas tout simplement tourné court55.
65Les centres d’observation inaugurés dès 1943, et qui se multiplient par la suite, s’avèrent des laboratoires de choix. Des dossiers sont constitués sur chaque enfant avec entretien d’arrivée, fiche médicale, examen psychiatrique… Tout devient alors objet d’observation : travail manuel, cahier scolaire, exercices sportifs, comportement à table… Et tous les acteurs de la prise en charge contribuent à alimenter le dossier (rapports de gendarmerie, enquête des assistances sociales, ordonnances du juge, notes de comportement des éducateurs…). Au cours des années, se développe et se multiplie ainsi toute une batterie de tests qui participe de cette volonté de peser, quantifier, mesurer les corps et les troubles de l’esprit dans le but de soigner. L’observation se veut être une science, mais elle est rapidement une impasse. À l’issue d’une période de trois mois en moyenne, un rapport synthétique d’observation vient clore le dossier qui est remis au juge pour statuer de la mesure définitive de placement. Or, la plupart du temps, faute d’un équipement adapté et d’une palette d’établissements correspondant à l’orientation préconisée par le psychiatre, le mineur est souvent accueilli en fonction des places disponibles quand il n’est pas rendu tout simplement à sa famille.
Une fausse coordination ministérielle
66En 1946, après plusieurs années de fonctionnement du service de Coordination et du Conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral, Louis Le Guillant56, un des maîtres d’œuvre de la mise en place des ARSEA, n’hésite pourtant pas à parler de « conflits d’attributions » :
« Une seconde difficulté, la plus considérable peut-être : la multiplicité des départements intéressés à l’enfance déficiente, en danger moral ou délinquante. D’abord les trois ministères : Santé publique et Population, Éducation nationale, Justice, avec parfois même au sein de ces ministères des tendances particulières. Et nous ne parlons pas du Travail, peu intéressé à ces problèmes où il y aurait cependant beaucoup à dire, puisque le but final de tous nos efforts est la réintégration des enfants inadaptés dans une communauté de travail. Ensuite certains grands organismes : Assurances sociales, Offices d’hygiène sociale, d’orientation professionnelle, Services sociaux, Entr’aide française, etc. […] Il faut bien le dire, la coopération entre les diverses administrations a fait souvent défaut. Ce sont les conflits d’attribution bien plus que les obstacles financiers ou techniques qui retardent depuis vingt ans l’organisation de la protection de l’enfance inadaptée57. »
67En 1947, Robert Prigent, récemment nommé ministre de la Santé et de la Population, préside une réunion du comité interministériel de « coordination » reconduit par arrêté en 1945. Tout en rappelant que, par décret du 24 décembre 1945, son administration a été chargée de « coordonner l’activité des administrations publiques et des œuvres ou entreprises privées assurant la protection des mineurs en danger moral, déficients ou délinquants et victimes de la guerre », il cherche « à dissiper les malentendus éventuels » et se défend avec véhémence de toute accusation d’exercer un monopole dans ce domaine : « Je veux préciser à ce sujet qu’il n’est en aucune façon dans mes intentions d’outrepasser ce rôle de coordination et de revendiquer pour mon ministère un rôle prééminent en la matière. »
68Il fait appel alors aux différents partenaires institutionnels pour entamer une coordination plus « sincère » et mener des actions communes. Il s’adresse bien entendu au département de la Justice, dont l’action concertée avait déjà fait preuve pendant la guerre, par l’entremise notamment du juge Jean Chazal toujours aussi actif à la Libération. Il rend hommage à la nouvelle direction de l’Éducation surveillée créée en son sein ; puis il rappelle la « mixité » régnante dans les établissements au niveau de la population accueillie : les mineurs délinquants côtoyant la plupart du temps les vagabonds, les enfants victimes de sévices… et que, de ce fait, « les attributions et l’action de nos fonctionnaires s’imbriquent sans cesse étroitement dans ce domaine ».
69Robert Prigent interpelle aussi l’Éducation nationale. Il reconnaît la spécificité et l’ancienneté des actions menées par cette dernière en faveur des enfants arriérés, ainsi que la nécessité d’appliquer à la lettre le terme de « médico-pédagogique » qui caractérise certains centres, en alliant plus étroitement l’action des médecins et des pédagogues. Chose plus nouvelle, Robert Prigent aborde de front le problème du statut des « rééducateurs », ainsi que la question de leur formation dans des « écoles de cadres » spécialisées. Tout en confirmant le partage des tâches qui délimite l’action d’un personnel enseignant et celle d’un personnel éducateur « en dehors des heures de classe et d’atelier », il regrette que le fonctionnement des écoles de cadres ne soit pas plus articulé avec l’Éducation nationale :
« Mon désir est qu’elles ne demeurent pas sous leur forme actuelle. […] Il me semble que la formule d’“écoles habilitées” à la formation de “moniteurs d’encadrements spécialisés” dont le statut général et les programmes seraient établis d’un commun accord avec l’Éducation nationale et dont les différents diplômes seraient délivrés par les soins de ce ministère, constituerait une formule simple, immédiatement réalisable et acceptable pour tous les départements intéressés au recrutement de cadres qualifiés58. »
70Il ne s’agit pas seulement d’une déclaration d’intention puisque dès 1948 un projet de loi est élaboré, relatif à « la formation de personnel d’encadrement des établissements recevant des mineurs atteints de déficiences physiques ou psychiques, de troubles du caractère ou du comportement ou en danger » et que les trois ministres cosignataires nommés sont le ministre de la Santé publique et de la Population, le ministre de l’Éducation nationale et le garde des Sceaux59. Cette sorte d’ » union sacrée », rêvée par Robert Prigent et projetée par ses successeurs, se heurte en fait – outre les divergences politiques (« chrétiens qui investissent le MRP, laïcs qui siègent à l’Éducation nationale60 ») – à la constitution de blocs corporatistes bien définis.
71Le 15 juillet 1947, se crée ainsi une Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés (ANEJI). Elle est pensée au départ comme une plate-forme d’échanges d’expériences et comme un service d’information que ne tardera pas à concrétiser sa revue Liaisons, dont le premier numéro sort en décembre 1951. Elle est aussi imaginée comme la gardienne des valeurs et de la déontologie du métier ; elle cherche ainsi à susciter des vocations mais aussi à limiter l’accès dans la profession « aux seuls candidats qui en seront dignes et compétents ». Elle exerce un véritable contrôle et une sélection symbolisés par son service de placement et surtout par la mise en place d’un « fichier noir » qui suit le mouvement des éducateurs « indésirables ». L’association joue enfin un rôle déterminant dans la négociation des premiers accords collectifs de travail pour les éducateurs, signés le 16 mars 1958, qui viennent réglementer ce qui n’était jusqu’alors qu’une affaire de vocation61.
72Simultanément, à la fin du mois de juillet 1947, une Union nationale interfédérale des œuvres privées sanitaires et sociales (UNIOPSS) est constituée. Proche du milieu congréganiste, même si elle se défend de tout affichage confessionnel, l’UNIOPSS regroupe notamment les très nombreux organismes prenant en charge des orphelinats. Cette union est conçue pour faire face à la mise en place de la Sécurité sociale et à la normalisation bureaucratique qu’elle risque de provoquer ; elle défend la place des œuvres privées tout en parlant de la nécessité de « jeter un pont entre ce qui est public et ce qui est privé, entre ce qui relève de la Justice sociale et ce qui est avant tout Charité62 ». De cette position fondatrice, l’UNIOPSS devient, à partir des années cinquante, un intermédiaire indiscutable, une « caisse de résonance des positions des œuvres en direction des Pouvoirs publics, mais également comme lieu d’incitation aux nécessaires adaptations que doit entreprendre le secteur63 ». Elle noue des liens étroits avec le ministère de la Santé en recrutant à partir de 1951 comme président Robert Prigent, un de ses anciens ministres64.
73En 1948, est fondée l’Union nationale des associations régionales (UNAR) qui, comme son nom l’indique, regroupe les ARSEA.
74Le 9 mars 1949, l’Association nationale des communautés d’enfants (ANCE) dépose à son tour ses statuts. Dans un premier temps, elle s’en tient à une définition précise du sens de « communauté d’enfants », se référant aux villages Pestalozzi ; en particulier à la réunion qui eut lieu à Trogen en juillet 1948 et qui donna naissance à la Fédération internationale des communautés d’enfants, sous l’égide de l’UNESCO65. Ne sont considérés alors comme membres actifs que
« […] les associations éducatives ou rééducatives d’enfants à caractère permanent, tendant réellement à être fondées sur la participation active des enfants ou adolescents à la vie de la communauté, dans le cadre des méthodes d’éducation et d’instruction modernes, et dans lesquelles la vie de famille et la vie collective se combinent de diverses façons ».
75Elle ne tarde pas à assouplir ses critères d’admission, élargissant sa conception de communauté d’enfants à « toutes les collectivités permanentes d’enfants » ou « toutes les maisons ou l’instituteur et l’éducateur sont présents et exercent leur mission » afin d’arriver à « un vaste rassemblement des maisons d’enfants qui groupera des techniciens venus de tous les horizons de la profession, des maisons qui sont de véritables communautés et des maisons qui ne le sont pas66 ».
76Il est possible de repérer de nombreuses passerelles entre ces différentes organisations : quelques institutions étant membres de plusieurs d’entre elles, et surtout des personnalités phares faisant partie à divers titres de plusieurs conseils d’administration. L’ANEJI est elle-même membre associé de l’ANCE et organise de concert avec l’UNAR de grands rassemblements annuels ; Jacques Guyomarc’h est à la fois directeur d’un centre d’observation près de Rennes, secrétaire de l’ARSEA bretonne, membre de l’ANEJI, administrateur de l’UNAR. Une étude prosopographique permettrait sans aucun doute de détecter de nombreux autres exemples. Cependant ces points de contacts sont avant tout révélateurs de stratégies de rapprochement qui se font la plupart du temps de façon ponctuelle, cherchant à déjouer le rôle par trop prépondérant de certains.
77La question du statut et surtout du diplôme des éducateurs montre à elle seule la fragilité de ces ententes, chacun de ces organismes défendant ses prérogatives, un idéal professionnel et veillant jalousement sur son réseau ainsi que sur les liens privilégiés qu’il arrive à tisser avec des partenaires institutionnels. À partir de 1950, l’ANCE change ainsi radicalement de stratégie, défendant un idéal laïque et un statut pour des éducateurs diplômés par l’Éducation nationale. Elle s’oppose de ce fait très nettement au mouvement des ARSEA qui ont été les principales bénéficiaires des politiques sanitaires et sociales en la matière. Elle entend ainsi réhabiliter le ministère de l’Éducation nationale, grand oublié des politiques de l’enfance inadaptée. L’obtention en 1951 d’une subvention de fonctionnement de 500 000 francs de l’Éducation nationale, sur la ligne de budget du secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports ; le rôle déterminant joué par les nombreux instituteurs détachés, qui animent et souvent même dirigent les communautés d’enfants ; ainsi que la composition du nouveau bureau de l’association élu en janvier 1952 (président d’honneur : Louis François, inspecteur général de l’Instruction publique ; président : Gustave Monod, directeur honoraire de l’enseignement du second degré) viennent renforcer cette nouvelle orientation.
78Lorsque l’ANCE décide d’élargir ses rangs en 1952, son appel s’adresse uniquement aux maisons de caractère laïc. L’ANCE cherche alors à prendre la tête d’un « grand rassemblement des forces laïques » en invitant parmi ses membres les représentants du Syndicat national des instituteurs, de la Ligue de l’enseignement, de la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques, des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active, de la Fédération des œuvres laïques, du mouvement des écoles et classes de perfectionnement et des écoles et classes de plein air. Dès la réunion du bureau du 9 janvier 1952, les dirigeants de l’association proclament ainsi avec virulence : « Il est temps de réagir, il est temps que l’Éducation nationale se réveille. En effet, l’Éducation nationale contrôle un petit nombre d’enfants tandis que le ministère de la Santé en contrôle un nombre toujours plus grand. » Lors de l’assemblée générale de l’année suivante (octobre 1953), ils insistent sur la nécessité de renforcer le rôle du ministère dans l’élaboration des politiques sociales : « Deux ministères s’occupent du problème de l’enfance, à la Santé nous disons que nous avons besoin du médecin, du psychiatre, mais l’enfant est surtout en présence de l’éducateur. Donc il est normal de donner la priorité à l’Éducation nationale. » Ils s’appuient pour ce faire sur les lois sur l’obligation scolaire : « L’Éducation nationale doit reprendre en main tout le problème de l’enfance inadaptée. Ce travail doit se faire en liaison avec les différents ministères de tutelle, mais tout ce qui concerne les enfants d’âge scolaire ne peut être dissocié du grand ministère que doit être l’Éducation nationale67. »
79De son côté, Henri Joubrel, un des fondateurs de l’ANEJI, entament de multiples négociations pour tenter de faire échouer ce projet. Il s’inquiète notamment des négociations en cours entre l’Éducation nationale et la Justice :
« Il paraît certain tout d’abord que le directeur général du premier degré cherche à placer actuellement un certain nombre d’instituteurs suppléants pour lesquels il ne dispose ni de crédits ni de locaux scolaires, et que l’Éducation surveillée, dans un esprit de rapprochement, entend lui faciliter cette tâche. C’est ainsi notamment qu’une circulaire du 2 juillet, émanant de M. Beslais68, prie les directeurs d’École normale de signaler à leurs élèves l’intérêt d’une carrière d’éducateur de l’éducation surveillée […]. Cette disposition peut d’ailleurs paraître surprenante à une époque où l’Éducation surveillée a institué un concours d’entrée et va ouvrir une école de formation à Vaucresson69. »
80Faisant jouer son réseau de relations, Henri Joubrel rencontre alors entre autres M. Woetzel et Mlle Mezeix (inspectrice générale des écoles et classes de perfectionnement), à la direction générale de l’Enseignement du premier degré ; André Basdevant et M. Lacroix à la direction de la Jeunesse et des Sports. Il cherche ainsi à s’assurer de l’échec d’un projet de loi qui remettrai taux mains de l’Éducation nationale la remise du diplôme d’éducateur, en gagnant le soutien de certains de ses responsables :
« Il ressort de ces entretiens que le premier degré défend très activement son projet de loi et que la Jeunesse et les Sports ne se sentent pas de force à prendre position dans le problème de la formation des éducateurs de jeunes inadaptés (le colonel Roux70, directeur général, s’est d’ailleurs fait remettre en place assez rudement par M. Beslais au cours de la dernière réunion du Conseil supérieur de l’Éducation nationale, ce qui a eu entre autres effet de lui faire promettre de s’employer à faire échouer le projet de loi interministérielle sur la formation des éducateurs…). […] En résumé, il reste à compter sur l’esprit de conciliation de M. Beslais, sur son “loyalisme” à l’égard du comité interministériel de coordination (espoir qui n’est pas sans fondement, M. Beslais s’étant jusqu’ici montré dans ces matières beaucoup moins excessif que la Ligue de l’enseignement ou que le Syndicat national des instituteurs) pour espérer qu’un compromis honorable pourra s’établir en septembre prochain, devant le prochain Conseil supérieur de l’Éducation nationale, entre le projet de loi que nous avons approuvé et le projet de loi de l’Éducation nationale71. »
81L’enjeu est en effet de taille puisque, dès 1948, l’ANEJI entreprend de son côté des premières démarches pour défendre la mise en place d’un diplôme d’éducateur reconnu. Ces démarches dureront plus de dix ans pour aboutir dans un premier temps, le 16 mars 1958, à des accords collectifs de travail de droit privé, patronnés toutefois par le ministère de la Justice et de la Santé. Mais ce n’est que le 22 février 1967 qu’un diplôme d’État sera finalement institué par décret : « Ce sera un examen public, organisé conjointement par les trois ministères » (Santé, Justice, Éducation nationale). Vingt années de négociations, qui montrent les limites de cette coordination interministérielle, chaque administration ayant tenté de tirer la couverture à soi72.
82Pierre Meignant décrit ainsi les ARSEA comme des carrefours : « Les fonctionnaires intéressés à la protection de l’enfance doivent travailler en équipe, confronter leurs optiques particulières et surmonter en commun les difficultés. » Mais il ne manque pas non plus de pointer les tensions sous-jacentes :
« Bien loin d’être un carrefour où régnerait la concorde, les associations régionales deviendraient alors un champ clos où se rééditeront les discussions souvent stériles des services interministériels. Le danger a été évité grâce la plupart du temps aux excellents rapports personnels qu’entretiennent entre eux les fonctionnaires intéressés et grâce à une volonté sincère d’arriver à des résultats tangibles. Les membres de droit sont moins tenus de défendre pied à pied la position de leurs administrations respectives dans une association privée que dans une quelconque commission administrative : la souplesse de la formule association privée permet des concessions de part et d’autre73. »
Notes de bas de page
1 Michel Chauvière, Enfance inadaptée…, op. cit., p. 56-59.
2 Albert Rauzy, Louis Peyssard, A. J. Tissot, François Charles, Claude Moulonguet-Doleris et A. Folliard, Les Problèmes actuels de l’enfance inadaptée en France et les associations de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, rapport de l’Inspection générale de la santé, 1963, p. 38.
3 Jacqueline Roca, De la ségrégation à l’intégration, l’éducation des enfants inadaptés de 1909 à 1975, Paris, CTNERHI, 1992 ; Michel Delmas, Mathias Gardet et Françoise Tétard, « De l’ARSEA au CREAI : changement de style dans les coordinations ? », document issu des rencontres régionales du Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée (CNAHES) à Dijon, 8 et 9 octobre 1993, p. 14-17 ; Germain Wiart, « Histoire des grandes associations et leur impact dans la région Nord-Pas-de-Calais », document issu du colloque du CNAHES Nord-Pas-de-Calais, 1er et 2 décembre 1995, p. 89-93 ; Colette Bec, L’Assistance en démocratie, Paris, Belin, 1998.
4 Françoise Tétard, « Les Sauvegardes dans leur rapport avec la loi de 1901… », op. cit., p. 126.
5 Entretien de Michel Chauvière avec Madeleine Péchabrier, secrétaire générale du Comité français de service social et d’action sociale, ex-sous-directeur au ministère de la Santé, membre de l’Inspection générale des affaires sociales, 1982, CAPEA, fonds Chauvière.
6 Pour plus de précisions sur les prix de journées, voir notamment Jacques-Guy Petit, « La Détention des enfants », Ces peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, 1990, p. 283-297.
7 Marie Vogel, Contrôler les prisons. L’Inspection générale des services administratifs et l’administration pénitentiaire, 1907-1948, Paris, La Documentation française, 1998.
8 Application de la loi de 1901 sur les associations, IGSA, rapport de M. Breton effectué en 1922, reprenant presque mot à mot celui de 1912, Melun, Imprimerie administrative, 1923, p. 77.
9 Ibid., p. 78-79.
10 Il était avocat à la cour de Lyon, ancien bâtonnier, doyen de la Faculté catholique de droit, membre du Conseil départemental de l’Assistance publique et privée du Rhône.
11 Auguste Rivet, Établissements de bienfaisance privés, leur surveillance, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1934, p. 1, 10, 16-17.
12 M. Sarraz-Bournet, « La Surveillance des établissements de bienfaisance privée », rapport de l’IGSA, Melun, Imprimerie administrative, 1937, p. 39-59.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Notice sur la Fédération bretonne de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (FBSEA), 21 mai 1953, CAPEA, fonds Guyomarc’h, 1C120.
16 Pierre Meignant, Les Associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, thèse de doctorat en droit, op. cit., p. 206.
17 Jean-Pierre Le Crom, « De la philanthropie à l’action humanitaire », La Protection sociale sous le régime de Vichy, Rennes, PUR, 2001, p. 184-236.
18 Rapport sur l’avant-projet de statuts des associations familiales, rédigé par Emmanuel Gounot à la suite de la réunion de la commission le 29 juillet 1941, archives privées Gounot.
19 Ibid.
20 Emmanuel Gounot, « L’Avènement de la famille dans le droit public », notes manuscrites rédigées en mars-avril ? 1943, archives privées Gounot.
21 Maurice Coquelin, secrétaire de la Confédération générale des familles, « Le Contrôle des établissements de bienfaisance », L’Assistance éducative, n° 316, mars 1933, p. 61.
22 Albert Rauzy, Louis Peyssard, A. J. Tissot…, op. cit., p. 36.
23 Circulaire n° 129 du 5 mai 1947, dans Albert Rauzy et Suzanne Picquenard, La Législation de l’aide sociale, Paris, Berger-Levrault, 1955, p. 583.
24 Louis Le Guillant, « Les Associations régionales », Sauvegarde, n° 1, 1946, p. 14.
25 Henri Joubrel, « Va-t-on nationaliser les œuvres privées ? », Sauvons l’enfance, septembre-octobre 1946, p. 1-2.
26 Le tripartisme dure de 1944 à 1947. Trois partis sont alors ensemble au pouvoir : le MRP (Mouvement républicain populaire), la Section française de l’international ouvrière (SFIO) et le PCF (Parti communiste français). Françoise Tétard, « Généalogie du diplôme d’État d’éducateur spécialisé (1948-1967), lecture d’un carton d’archives », Sauvegarde de l’enfance, vol. 57, n° 2, 2002, p. 59.
27 Paul Ramadier renvoie ses ministres communistes le 5 mai 1947, suite à leur refus de voter la confiance la veille à l’Assemblée sur la politique économique et salariale. Georges Marrane, ministre de la Santé, mais aussi conseiller de la République, de par cette dernière fonction n’est pas concerné par cette mesure de renvoi ; il décide cependant au bout de vingt-quatre heures de se solidariser avec ses collègues et quitte le gouvernement. Voir Jean-Pierre Rioux, La France de la Quatrième République. 1. L’ardeur et la nécessité 1944-1952, Paris, Seuil, 1980, p. 177.
28 Lettre de Pierre Bianquis, inspecteur à la Population et fondateur de l’ARSEA bretonne, à Jacques Guyomarc’h, secrétaire général de la dite ARSEA, 27 novembre 1945, CAPEA, fonds Jacques Guyomarc’h, 1C104.
29 Avocate marseillaise et membre aussi du MRP, Germaine Poinso-Chapuis occupe cette fonction du 24 novembre 1947 au 19 juillet 1948. Association Les Femmes et la Ville (sous la direction d’Yvonne Knibiehler), Germaine Poinso-Chapuis. Femme d’État, Aix-en-Provence, Edisud, 1998.
30 Intervention lors de l’assemblée générale extraordinaire de Rennes en avril 1953, citée par Pierre Meignant, op. cit., p. 303.
31 Circulaire du 10 octobre 1946, citée dans Albert Rauzy et Suzanne Picquenard, op. cit., p. 581.
32 Entretien de Michel Chauvière avec Roland Assathiany, Paris, 1980, CAPEA, fonds Chauvière.
33 Roland Assathiany, « Le plus vieil assistant social de France ? Témoignage d’un “très ancien” travailleur social », propos recueillis par Brigitte Bertin, Lien social, n° 262, 26 mai 1994.
34 Pierre Meignant, op. cit., p. 205.
35 Entretien de Michel Chauvière avec Robert Prigent, 1982, CAPEA, fonds Chauvière.
36 Robert Lafon, Et si je n’avais été que psychiatre, Montpellier, Éditions de l’ACTIF, 1980, p. 129.
37 Jean-Marc Benoît, Philippe Benoît et Daniel Pucci, La France redécoupée, enquête sur la quadrature de l’Hexagone, Paris, Belin, 1998.
38 Pierre Bodineau, op. cit., p. 23-26.
39 Atlas de la France, Divisions administratives, planche n° 70, 1/8 000 000, Société française de cartographie, 1956.
40 Elle doit alors s’adresser à la fois à l’archidiocèse de Rennes et à celui de Tours pour les établissements religieux de la Loire-Inférieure.
41 Ils bénéficient souvent d’un raccourcissement de leur temps de placement : 17 ans et demi au lieu de 21 ans.
42 Pierre Bodineau, op. cit., p. 39.
43 Gabriel Ardan, commissaire général à la Productivité, avant-propos à l’Atlas de la productivité, Paris, ministère de l’Industrie et du Commerce, octobre 1958.
44 Bulletin officiel du ministère de la Justice, Bibliothèque du ministère de la Justice, Just621. L’importance de ce texte nous a été aimablement signalée par Françoise Tétard.
45 Henri Joubrel, La Délinquance juvénile en Bretagne, Centre régional d’éducation sanitaire, Rennes, 1943, p. 62.
46 Albert Rauzy, Louis Peyssard, A. J. Tissot…, op. cit., p. 36.
47 Circulaire citée par Françoise Tétard, Les Sauvegardes dans leur rapport avec la loi de 1901…, op. cit., p. 120.
48 Robert Prigent, « Coordination », allocution reproduite dans la revue Sauvegarde, n° 11, mai 1947 (ce numéro daté de mai est en fait plus tardif puisque cette allocution a été prononcée lors d’une réunion du 20 juin 1947), p. 9.
49 Circulaire du 27 décembre 1949 aux présidents des associations régionales, citée par Albert Rauzy et Suzanne Picquenard, ibid., p. 584.
50 Louis Le Guillant, « Les Associations régionales de sauvegarde », op. cit., p. 6.
51 Pierre Bianquis, « Introduction » à Henri Joubrel, La Délinquance juvénile en Bretagne, op. cit.
52 Allocution citée par Jacques Guyomarc’h dans sa notice sur la FBSEA du 21 mai 1953, CAPEA, fonds Guyomarc’h, 1C120.
53 Loi du 27 juillet 1942 relative à l’enfance délinquante (JO du 13 août 1942), art. 27.
54 Georges Heuyer, Enfants anormaux et délinquants juvéniles, nécessité de l’examen psychiatrique des écoliers, Paris, G. Steinheil, 1914.
55 Jean-Christophe Coffin, « La Psychiatrie des années 30 peut-elle dévoiler l’enfant ? », Le Temps de l’histoire, n° 6 sur Les sciences du psychisme et l’enfance « irrégulière », 2004, p. 21-44.
56 Louis Le Guillant, médecin psychiatre, a été en 1943 et en 1944 membre du Conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral, dirigé par le professeur Heuyer. De 1944 à 1947, il est conseiller technique auprès du ministre de la Santé, François Billoux, chargé de la coordination des services de l’enfance déficiente et en danger moral.
57 Louis Le Guillant, « Les Associations régionales », op. cit., p. 6.
58 Robert Prigent, « Coordination », op. cit., p. 3-10.
59 Françoise Tétard, « Généalogie du diplôme d’État d’éducateur spécialisé… », op. cit., p. 58-66.
60 Ibid., p. 59.
61 Bulletin Liaisons, numéro spécial Xe anniversaire, n° 24, octobre 1957. Thèse en cours de Samuel Boussion sur les éducateurs spécialisés et leur association professionnelle : L’ANEJI (Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés), 1947-1971, sous la direction de Jacques-Guy Petit et Éric Pierre, université d’Angers.
62 Jean Renaudin, « Notre premier congrès national », Union sociale, n° 17, mars 1951, cité par Jean-Jacques Schaller, L’UNIOPPS et les défis de l’Histoire, actes du 25e congrès de l’UNIOPSS, tome 1, séances plénières, Paris, Éditions UNIOPSS, 1997, p. 59-82.
63 Jean-Jacques Schaller, doc. cit., voir aussi « 50 ans d’UNIOPSS qui ont forgé l’union des associations », Union sociale, n° 107, septembre 1997.
64 Voir revue Union sociale, numéro spécial 50e anniversaire, n° 107, septembre 1997.
65 United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization ; en français : Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture.
66 Premier registre de délibération 1949-1955, archives de l’ANCE.
67 Ibid.
68 Agrégé de grammaire, Aristide Beslais est professeur de lettres pendant vingt-cinq ans (à Montluçon puis à Paris), appelé comme chargé de mission au cabinet du ministre de l’Éducation nationale de 1946 à 1947, il est ensuite nommé directeur de l’Enseignement du premier degré et le reste jusqu’en 1959.
69 Gaston Roux, directeur général de l’Éducation physique et des Sports puis directeur général de la Jeunesse et des Sports. Il restera à ce poste jusqu’en 1958.
70 Ibid.
71 Lettre d’Henri Joubrel à Jean Pinaud (président de l’ANEJI), 21 juillet 1951, fonds Guyomarc’h, CAPEA, 1C772.
72 Françoise Tétard, « Généalogie du diplôme d’État d’éducateur spécialisé… », op. cit.
73 Pierre Meignant, op. cit., p. 203-205.
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