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L'éducation spécialisée en Bretagne, 1944-1984

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Mathias Gardet
, 
Alain Vilbrod

Introduction

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Géographique :

France

Texte intégral

1Les lois de Décentralisation, promulguées au début des années 1980, ont fait l’objet de nombreuses réflexions, en particulier sur la place des politiques publiques nationales et sur le rôle d’instances régionales, départementales, voire plus locales, redéfinies dans la foulée de ces dites lois. Cette période singulière, associée à la personnalité haute en couleurs de Gaston Defferre, est souvent évoquée comme celle d’un grand bouleversement. On en retient volontiers la redistribution complète des compétences et des responsabilités, notamment pour ce qui est de l’action sociale. Il y eut effectivement, dans ce domaine, des délégations et des transferts de charge importants. Mais s’agissait-il vraiment d’une rupture radicale ?

  • 1 Mathias Gardet et Alain Vilbrod, Entre planification volontariste et adaptation aux réalités local (...)
  • 2 Michel Chauvière, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Paris, Éditions ouvrières, 1980.

2En choisissant de nous pencher sur le secteur de la Protection de l’enfance et de l’adolescence, nous avons été amenés à questionner de telles représentations1. Si, comme l’avait déjà analysé Michel Chauvière2, nous avons repéré au niveau national, au tournant de la Seconde Guerre mondiale, une politique de planification très volontariste de l’État dans ce secteur, nous avons été surtout frappés par la force, dès cette époque, des montages régionaux et départementaux. La difficile mise en place par les pouvoirs publics, au fil des années 1940-1950, d’instances fédératrices que sont les Associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (ARSEA) puis d’associations départementales du même nom (ADSEA), et la transformation de ces premières en Centres régionaux pour l’enfance et l’adolescence inadaptées (CREAI) au tournant des années 1960, semblent refléter non seulement des velléités de coordination des œuvres privées, mais aussi une articulation subtile, non exempte de tensions, entre les différents représentants locaux de l’État (préfets, inspecteurs régionaux de la population, procureurs…). Ces hauts fonctionnaires sont devenus peu à peu les maîtres d’œuvre d’une politique de proximité : distribution locale des finances publiques, mainmise sur les équipements, répartition stratégique et concertée des nominations aux postes clés (notamment au sein des conseils d’administration de nombre d’instances associatives ou paritaires), contrôle des inspections… Nous pouvons parler alors bel et bien d’une politique de décentralisation avant la lettre même si elle n’accorde pas, loin s’en faut, autant de latitude aux élus locaux que présentement.

  • 3 Pierre Bodineau, La Régionalisation, Paris, PUF, 1995.

3Les premières tentatives de planification repérées dans le secteur, les ARSEA, sont avant tout régionales. Étant donné la date de leur impulsion (1943), nous ne pouvions que nous interroger sur les concordances entre ce projet et les politiques de régionalisation menées par le régime de Vichy. Or, nous avons constaté très vite que les ARSEA ne suivaient pas la géographie des nouvelles préfectures régionales, mais plutôt celle des cours d’appel. Nous avons dû alors à notre tour analyser les échelles d’intervention de l’État en amont de la tentative d’harmonisation administrative initiée par la mise en place des circonscriptions d’action régionale, le 2 juin 1960. Le maintien des ARSEA à la Libération, tout en encourageant à la fi n des années 1940 la formation d’ADSEA, n’a fait que confirmer notre perception des ambiguïtés et limites de ces politiques de régionalisation. À l’image de l’analyse entamée par Pierre Bodineau3, nous avons donc toujours cherché en contrepoint les actions au niveau départemental ou infra-départemental, ne considérant jamais comme acquise une hiérarchisation « naturelle » ou pyramidale qui irait du national au local, en passant successivement par la région, puis le département.

4Par ailleurs, nous nous sommes intéressés aux aménagements sur le terrain par rapport au projet initial des ARSEA. Étaient-ils révélateurs des identités locales rencontrées, ont-ils contribué en eux-mêmes, du fait des réactions que ces ARSEA ont pu susciter, à forger une nouvelle « culture de territoire » ? La spécificité et la diversité des formes que semble bien revêtir chacune de ces coordinations régionales sont-elles inhérentes au terreau dans lequel elles se sont implantées ou résultent-elles des différents types de stratégies menés par les promoteurs de ces coordinations d’un genre bien particulier, au fil de toutes les alliances qu’ils ont nouées, des résistances rencontrées et des moyens financiers obtenus ?

  • 4 Pierre Meignant, Les Associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, thèse (...)
  • 5 Françoise Tétard, « Les Sauvegardes dans leur rapport avec la loi de 1901 : ni tout à fait privées (...)

5Les ARSEA avaient été officiellement investies, par l’État, d’une mission de planification et de gestion des moyens financiers. Elles devaient donc intervenir tant au niveau des équipements qu’au niveau des besoins en personnel. Ce faisant, elles reprenaient à leur compte l’idée de reconnaissance mais aussi de contrôle, de recension et d’habilitation des œuvres privées déjà exprimée par les ministères de l’Intérieur et de la Justice depuis la fin du xixe siècle. Or, il s’agit d’associations privées, organisées selon la fameuse loi 1901, tout en étant très proches des règles de fonctionnement des services publics, avec par exemple un conseil d’administration comptant plus du tiers de fonctionnaires. Nombreux sont les travaux qui ont pointé les ambiguïtés de leur fonctionnement à la frontière du public et du privé : elles ont ainsi été qualifiées d’ » aberration juridique4 » ou de « cas d’exception5 ».

6Nous avons choisi de prendre ces analyses sous un autre angle, en cherchant à savoir si cette configuration, pour le moins surprenante, était vraiment unique en son genre ou plutôt le fait de cette période de Vichy où se mêlent interventionnisme d’État, appel à l’initiative privée, corporatisme et désorganisation administrative. Ayant repéré parallèlement la mise en place d’ « associations familiales » instituées à la même période, sur des principes similaires, par des personnalités que l’on retrouve d’ailleurs comme administrateurs dans les ARSEA, nous avons donc opté pour une démarche comparative.

7De plus, en nous penchant tout particulièrement sur le cas de figure de l’ARSEA bretonne, nous avons cherché à suivre de près l’implication de certaines personnalités qui se trouvent à la croisée de plusieurs réseaux, de plusieurs fonctions pour mieux saisir cette articulation subtile entre public et privé : hauts fonctionnaires nommés membres de droit et pourtant administrateurs impliqués dans la défense de leur association ; personnes privées aux multiples casquettes louvoyant avec aisance dans les arcanes des différents ministères de tutelle. Nous avons pu ainsi mieux saisir l’usage détourné de la loi 1901, tant du côté des associations que de celui de l’État.

8Théoriquement les ARSEA étaient appelées à coordonner l’ensemble des institutions publiques ou privées de la région prenant en charge des enfants dits « en danger moral » par le système des affiliations. Elles devaient de plus créer en amont un centre d’observation, qui deviendrait pourvoyeur des différents établissements, ainsi qu’un centre de formation pour les différents personnels. Si, à lire les comptes rendus d’activités annuels, les ARSEA semblent affirmer l’avancée de leur installation et de leurs prospections, nous avons systématiquement cherché à en détecter les limites et les impasses. Nous avons ainsi toujours confronté la constitution du nouveau dispositif, les alliances qui se tissent autour de l’association régionale, avec les autres réseaux, telle que l’Union nationale interfédérale des œuvres privées sanitaires et sociales (UNIOPSS), qui lui échappent et font contrepoids.

9C’est ce paysage contrasté bien délimité que nous avons à nouveau interrogé avec la transformation des ARSEA en Centres régionaux pour l’enfance et l’adolescence inadaptées (CREAI) au début des années 1960. Nous étions convaincus qu’il ne s’agissait pas là d’un simple changement d’appellation. En effet cette réforme a entraîné la participation de nouveaux partenaires qui, jusque-là, étaient restés plutôt en retrait, non sans ménager leurs critiques vis-à-vis d’un organisme dans lequel ils ne se reconnaissaient pas. Nous avons alors étudié de près la composition des instances dirigeantes pour repérer l’arrivée éventuelle de nouveaux administrateurs. Nous avons suivi parallèlement sur le terrain les associations gestionnaires d’équipement au niveau local, pour voir si elles ne déployaient pas de nouvelles stratégies visant à occuper des postes clés au CREAI.

10À l’instar des autres CREAI, celui de Bretagne va être confronté, au cours des années 1965-1985, à bien des vicissitudes. Sans prétendre rendre compte de tout ce à quoi il a dû faire face, nous avons cependant étudié par le menu nombre de points susceptibles de restituer les activités qu’il a déployées, les virages qu’il a dû négocier bon gré mal gré.

11On a affaire là à un montage bien particulier, symptomatique de ces relations mêlées entre pouvoirs publics et initiative privée où s’entrecroisent les hommes et les réseaux. Les représentants de l’État tendent, au cours de cette période, de plus en plus à pousser leurs feux, là où les associations occupaient largement la place. C’est aussi l’une des causes de la transformation des ARSEA en CREAI. Pour autant, nous avons plutôt observé des figures du compromis, des alliances tactiques sur fond d’hésitation des administrations à trop s’impliquer. Jeu de dupe ? Navigation à vue ? Il nous faudra, au fil de la présente étude, préciser les choses. Probablement découvrira-t-on que cet État, trop vite réifié, sait être pragmatique, que tous les acteurs qui s’engagent pour la cause des enfants et adolescents – voire des adultes – inadaptés, en savent long, par expérience, sur les mille et une façons de l’approcher, de donner le change peut-être, de mettre à profit ses failles, ses tensions internes aussi. Dans tous les cas il sera beaucoup question de ce que représente cet État sur le terrain…

12Nous suivrons aussi les protagonistes de l’initiative privée dans la diversité de leur géométrie, dans les conflits d’intérêts qui les traversent. Le CREAI de Bretagne se voudra toujours un pôle de rassemblement par-delà les divergences de tous les militants agissant dans ce champ de l’inadaptation. Y est-il parvenu ? On peut en douter, mais là encore il nous faudra aller y voir de près, interroger les raisons de l’engouement des uns pour un organisme censé être fédérateur, la défiance des autres, les abandons en cours de route…

13Les enjeux locaux de l’action sanitaire et sociale, observés et analysés ici à travers ces coordinations régionales, qui préfigurent d’une certaine manière, les politiques de déconcentration, de régionalisation puis de décentralisation, sont passionnants à saisir. À condition de descendre à une échelle suffisamment réduite, de se défi er a priori de toute généralisation (ce qui n’empêche en rien les mises en perspectives et l’attention aux différences), il est possible d’appréhender ce que peuvent recouvrir ces enjeux. Telle était notre conviction. Invite est faite au lecteur de découvrir présentement les raisons qui nous font penser que nous n’avons pas fait fausse route en optant ainsi pour une étude régionale, limitée dans son ambition, mais informée au cœur de ce qu’a pu recouvrir, durant ces quelque quarante années d’action sociale, une articulation bien singulière entre les représentants d’un État jamais univoque et d’une initiative privée protéiforme.

Notes

1 Mathias Gardet et Alain Vilbrod, Entre planification volontariste et adaptation aux réalités locales. Les coordinations régionales en Bretagne dans le secteur de l’enfance et de l’adolescence inadaptées (1944-1984), rapport MiRe, ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, convention 20/00, 2003.

2 Michel Chauvière, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Paris, Éditions ouvrières, 1980.

3 Pierre Bodineau, La Régionalisation, Paris, PUF, 1995.

4 Pierre Meignant, Les Associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, thèse de droit, université de Nancy, 1960.

5 Françoise Tétard, « Les Sauvegardes dans leur rapport avec la loi de 1901 : ni tout à fait privées ni tout à fait publiques », Sauvegarde de l’enfance, vol. 56, n° 3, 2001.

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