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Penser et faire la géographie sociale

 | 
Raymonde Séchet
, 
Vincent Veschambre

Première partie. Les postures de la géographie sociale : vers une théorie critique et une épistémologie de l’implication

La géographie sociale et la cohésion territoriale : une question d’échelles

Guy Baudelle

Texte intégral

  • 1 [Guy.baudelle@uhb.fr].

1Note portant sur l’auteur1

2Par définition, la géographie sociale est engagée et par conséquent fondamentalement concernée par la correction des inégalités socio-spatiales. Elle revêt donc intrinsèquement une dimension praxéologique, la praxéologie étant la science de l’action (Reymond, 1981). Mais si la géographie sociale paraît très bien assumer cette fonction régulatrice des disparités sociales à grande échelle, elle semble moins concernée par la « question régionale » au sens où elle a émergé à propos du Nord anglais (Hall, 1992) puis du Mezzogiorno. À plus petite échelle, elle est même singulièrement – et paradoxalement – absente vu l’ampleur des enjeux, notamment sur les questions d’envergure européenne. Cette discrétion est d’autant plus regrettable que le principe européen de cohésion territoriale l’interpelle aussi bien sur un plan conceptuel, dans son projet scientifique, que par ses implications pratiques en termes de recommandations pour l’action. Compte tenu en particulier des effets sociaux négatifs d’une excessive polarisation spatiale de la croissance, la géographie sociale devrait en effet s’approprier cet objectif communautaire de cohésion des territoires en promouvant un développement plus équilibré à l’échelle de l’Union européenne face aux discours indifférents aux enjeux socio-spatiaux des dynamiques économiques.

UNE GÉOGRAPHIE INÉGALEMENT IMPLIQUÉE SELON LES ÉCHELLES

La géographie sociale éclaire efficacement les politiques à grande échelle

3La géographie sociale, par essence, cherche à démontrer l’existence d’inégalités sociales pour mieux les dénoncer et, ce faisant, contribuer à leur réduction (Frémont et al., 1984). Comme G. Hard (1986) en a défendu l’idée, la géographie sociale devrait en conséquence étudier les espaces non pas pour eux-mêmes, dans une perspective ontologique ou axiomatique réifiante, et pas davantage dans une démarche purement conceptuelle, qui n’est selon lui qu’« une stratégie sémantique perdante ». Sa « quintessence », c’est au contraire d’appréhender résolument les espaces comme des éléments orientant l’action (Handlungsorientierung). En ce sens, nous pouvons considérer comme constitutive de la géographie sociale une approche scientifique par les buts, de nature téléologique, en vue d’une diminution des inégalités sociales observées dans l’espace. Le point de vue de G. Hard est d’autant plus frappant qu’on sait que Sozialgeographie a en allemand un sens plus proche de « géographie humaine » que de « géographie sociale » (Werlen, 1995, 1998, 2000, 2004).

4Cette attention fondatrice portée à la dimension spatiale des disparités sociales implique logiquement pour la géographie sociale d’attacher une importance symétrique aux politiques territorialisées comme instruments de résorption de ces inégalités. Les géographes sociaux s’y emploient, notamment là aussi à grande échelle, où leurs travaux éclairent efficacement l’intervention publique. C’est le cas en particulier sur une question aussi vive que la ségrégation sociospatiale, dans la tradition de la géographie sociale et de la sociologie urbaine. La mise en œuvre de politiques comme celles de la Ville ou du Logement est alors le plus souvent étudiée dans ses effets locaux. Des problèmes tels que celui de l’égal accès aux services au public, de plus en plus étudié, ont conduit la géographie sociale à élargir l’horizon de ses réflexions à l’échelle des bassins de vie, sans remettre pour autant en cause son échelle d’investigation privilégiée. Ce faisant, les chercheurs répondent à une demande politique et sociale réelle. On peut d’ailleurs légitimement considérer que des politiques menées à ces échelles de proximité peuvent gagner en pertinence et en efficacité lorsqu’elles sont éclairées par la géographie sociale. Pareille convergence entre les attentes sociales et les travaux scientifiques, le cas échéant confortée par un contrat d’étude, explique le succès renouvelé des thématiques originelles et la prédilection pour des recherches focalisées sur des territoires locaux.

Une géographie apparemment moins concernée par la question régionale

5La géographie sociale semble en revanche moins concernée par les enjeux du développement régional, que ce soit à l’échelle nationale ou a fortiori d’un plus vaste ensemble géographique tel que l’Union européenne. Elle paraît manifestement s’intéresser moins aux inégalités régionales que la géographie économique, la science régionale, l’économie spatiale ou même la science politique (Baudelle, 2001). Or, des indicateurs basiques tels que le PIB/habitant ou plus encore le revenu moyen des ménages montrent la persistance de fortes inégalités interrégionales au sein des États de l’Europe communautaire (Commission…, 2004). À l’échelle de l’Union européenne, ces inégalités sont encore plus marquées et elles ont même tendance à s’accentuer : la relative convergence des économies régionales au niveau communautaire – soutenue par la politique dite de cohésion – semble bien en effet s’effectuer au prix d’un accroissement des inégalités régionales entre les régions d’un même pays (Martin, Tyler, 2004). De tels contrastes ne renvoient qu’en partie à des différences de composition socioprofessionnelle entre les régions : toutes choses égales sur ce plan, les écarts subsistent dans lesquels la géographie a quelque chose à voir. La géographie sociale devrait se sentir interpellée par la robustesse de semblables disparités. En effet, pareils écarts de développement régional ne sont pas sans conséquences sur les inégalités sociales dans la mesure où les chances des individus et des groupes sociaux seront loin d’être les mêmes selon leur lieu de naissance, de résidence, d’études ou d’entrée dans la vie active. Il s’agit bien là d’un défi d’ordre spatial dont la géographie sociale ne saurait dès lors se désintéresser ni se dessaisir puisque sa raison d’être est justement, on l’a dit, de lutter contre ces inégalités, sous peine de s’exposer à de féroces critiques portant aussi bien sur son localisme que sur son désengagement (Cailly, 2003).

6Cette relative discrétion de la géographie sociale sur le « problème régional » (Hall, 1992) conduit à s’interroger sur ses causes. On peut intuitivement avancer plusieurs hypothèses – éventuellement contradictoires – telles que le sentiment d’une efficacité plus directe des politiques locales, un reste de réticence à l’égard d’une association trop étroite à la définition des politiques, le moindre attrait d’une problématique régionale à l’image un peu obsolète en considération de son succès des années soixante ou encore la concurrence de chercheurs de disciplines mieux placées auprès des décideurs : économistes, juristes, politistes, statisticiens. Cette lacune paraît d’autant plus regrettable que l’Europe s’impose de plus en plus comme une échelle de référence en termes de réduction des inégalités socio-spatiales.

LA COHÉSION TERRITORIALE, L’EUROPE ET LA GÉOGRAPHIE SOCIALE

Le principe européen de cohésion territoriale interpelle la géographie sociale

  • 2 Le texte a été rédigé antérieurement au référendum organisé en France le 29 mai 2005.

7L’Union européenne est en effet en train d’adopter officiellement le concept de cohésion territoriale en complément de celui de cohésion sociale. L’expression a été introduite en 1997 par le Traité d’Amsterdam (Traité consolidé instituant la Communauté européenne) à côté du principe de cohésion économique et sociale à la suite du lobbying de l’Assemblée des régions d’Europe alors que l’irruption de cet « OVNI politique » (Grasland, Hamez, 2005) a pu apparaître comme « un tremblement de terre » aux yeux des partisans d’une Europe libérale (Husson, 2002). La cohésion territoriale vise « à réduire l’écart entre les niveaux de développement des diverses régions et le retard des régions […] les moins favorisées » (article 158 du Traité) pour « parvenir à une distribution géographiquement équilibrée de la croissance sur le territoire de l’UE » selon les termes du Schéma de développement de l’espace communautaire (SDEC) (Réunion…, 1999). Dans le projet de Traité constitutionnel2, la notion est également inscrite dans les objectifs fondamentaux de l’Union (I-3) qui « promeut la cohésion économique, sociale et territoriale » (articles III-220 sqq.). Signifiant ainsi l’importance accrue octroyée à la classique action régionale et, d’une façon générale, à l’action publique territorialisée, cet objectif est mis au service d’une Europe conçue comme « un cadre de solidarité visant à promouvoir l’égalité de chances entre citoyens et territoires de l’Union Européenne ». D’après le Troisième Rapport sur la cohésion (Commission, 2004), « cela implique que les personnes ne doivent pas être désavantagées où qu’elles vivent et travaillent dans l’Union ».

8Le concept de cohésion territoriale reste cependant à préciser (Faludi, 2005a ; Grasland, Hamez, 2005), car c’est selon Andreas Faludi « quelque chose de nouveau, un concept récent, très français, qui n’existe que depuis dix ans » et « encore peu connu » (DATAR, CDC, OCDE, 2004). Il semble revêtir une double signification. L’expression renvoie d’abord à la cohésion entre les territoires. Il s’agit de rechercher une cohésion du territoire européen, autrement dit d’éviter de trop fortes inégalités régionales qui menaceraient la bonne entente de l’Union et provoqueraient des conflits par refus des États et des régions les plus riches d’exercer leur solidarité envers les moins développés ou par crainte des espaces plus périphériques de se faire concurrencer et marginaliser.

  • 3 [www.europa.eu.int/comm/regional_policy/index_fr.htm].

9La référence aux services d’intérêt général, présente aussi bien dans le Traité d’Amsterdam que dans le projet constitutionnel, montre qu’on recherche aussi l’équité territoriale. On sait que l’équité n’est pas l’égalité, qui supposerait le même niveau de développement partout, mais la possibilité pour chaque citoyen d’accéder aux mêmes chances d’épanouissement où qu’il se trouve, comme l’avait exposé P. Massé (1964) avec une lucidité et une perspicacité étonnantes. L’équité territoriale peut ainsi être définie, avec A. Da Cunha (1993, 2003), comme un « principe géographique » visant à « faire face aux disparités entre les centres et les périphéries et (à) assurer à chacun, où qu’il réside, une qualité de vie satisfaisante ». La cohésion territoriale constitue alors un outil de la cohésion sociale : avoir les mêmes opportunités d’accès à l’éducation, au travail, aux nouvelles technologies, quel que soit son lieu de vie, est essentiel, sinon les Européens, comme l’indique la DG Regio sur le site Web de la Commission3, n’auront « pas les mêmes atouts et les mêmes chances de réussite devant les défis de la mondialisation selon qu’ils habitent une région prospère ou en retard de développement, une zone dynamique ou en crise, en ville ou la campagne, à la périphérie de l’Union ou dans un de ses pôles économiques centraux ». On vise donc aussi la cohésion par le territoire. Le professeur de géographie sociale H. Arnold considérait d’ailleurs, en conclusion de son essai critique (1995), que l’Europe serait plus sociale dès lors qu’elle se montrerait plus attentive à réduire les disparités régionales en son sein. Veiller à la cohésion territoriale est donc d’une certaine manière une façon « de ramener la question sociale » dans le débat politique et scientifique (Grasland, Hamez, 2005). En ce sens, la cohésion territoriale n’est plus très éloignée de la justice socio-spatiale (Reynaud, 1981).

10Le chercheur en géographie sociale doit donc assumer ses responsabilités sur ce thème. Sur un plan purement conceptuel, la notion de cohésion territoriale mériterait ainsi d’être davantage explorée dans ses liens avec celle de cohésion sociale. En termes d’action publique, il faudrait analyser dans quelle mesure une politique visant à réduire les inégalités interrégionales d’un territoire national ou dans l’espace communautaire contribue à la réduction des inégalités sociales. L’échelle régionale est-elle efficace ? Les politiques de cohésion territoriale sont-elles préférables à une action agissant plus directement sur le social ? Les unes et les autres sont-elles complémentaires ? Ou une action territoriale masque-t-elle l’impuissance ou l’abandon d’une politique de cohésion sociale ? La question se pose donc à ces échelles comme à d’autres, en des termes toujours plus critiques.

La concentration mégapolitaine aggrave les inégalités socio-spatiales

11Si la Commission européenne se préoccupe en effet de cohésion territoriale tout comme la Conférence des régions périphériques maritimes (CRPM), c’est que la polarisation régionale se poursuit au profit de quelques très grandes agglomérations millionnaires. Si le bilan coût-avantages d’une telle concentration métropolitaine reste discuté sur le plan économique (Gérard-Varet, Mougeot, 2001), il ne fait en revanche pas de doute qu’un tel processus s’accompagne quasi mécaniquement d’une aggravation des coûts sociaux associés, ce que C. Lacour et S. Puissant (1999) appellent les « forces mortifères » et les « aspects punitifs » de la métropolisation : les coûts fonciers et l’inélasticité consécutive de l’offre foncière et immobilière renforcent obligatoirement la ségrégation résidentielle et accroissent l’exclusion. La mégapole relègue ainsi à distance les accédants de l’upper working class et même de la low middle class, cette expulsion se traduisant par l’allongement des migrations alternantes consenties par les catégories populaires (Maurin, 2004 ; Behar et al., 2004 ; Berger, 2004). Ce choix résidentiel par défaut commandé par la « centrifugeuse pour les portefeuilles légers » que constitue la très grande ville selon le mot de D. Behar, a une traduction pathologique (Lipietz, 2001) : difficultés de recrutement pour les emplois peu rémunérés – le cas de Londres et Paris est patent à cet égard – et délinquance accrue dans les banlieues lointaines, le périurbain éloigné et les villes-réceptacles des régions voisines (Bui Trong, 2000 ; Guilluy, 2000). La concentration géographique aggrave donc indiscutablement les inégalités sociales à l’intérieur même des régions métropolitaines, l’argument économique de l’élargissement de l’offre de travail trouvant ses limites pour les actifs modestes dans des temps de migrations pendulaires dissuasifs (Berger, 2004).

UN AGENDA POUR LA GÉOGRAPHIE SOCIALE

Une responsabilité : promouvoir un développement plus équilibré

12La géographe sociale a le devoir d’alerter sur ce lien entre l’hypercroissance métropolitaine et le risque d’aggravation de la ségrégation sociale : il est illusoire de penser qu’une politique de la Ville ou les laborieux efforts de gouvernance interne d’une agglomération géante peuvent venir à bout de ses coûts sociaux. On fait donc tout autant de la géographie sociale en défendant le polycentrisme (Baudelle, Castagnède, 2002) qu’en dénonçant la ségrégation spatiale. Rappelons que la polarisation sociale constituait un versant majeur des Villes globales de Saskia Sassen (1991), mais qu’elle a curieusement été passée sous silence à la sortie du livre, les décideurs n’ayant souvent retenu que l’aspect positif de la métropolisation. C’est que l’élite n’a sans doute guère conscience de la relation entre polarisation économique dans l’espace et aggravation des conditions de vie des couches populaires, parce qu’évidemment elle est en mesure d’optimiser son propre choix résidentiel (Maurin, 2004 ; Guilluy, 2004), de sorte qu’elle n’a pas à souffrir des inconvénients du « tout-à-la-mégapole », pour reprendre l’expression de leaders de l’École régulationniste d’inspiration marxiste (Benko, Lipietz, 1992).

13Cette référence à l’École de la Régulation est aussi une invitation à réinterroger le vieux modèle centre-périphérie fondateur d’une certaine géographie sociale globale et régionale (Baudelle, 2001) dans la mesure où la polarisation du développement sur les villes mondiales et les plus grandes agglomérations accroît naturellement aussi les inégalités entre les régions, à l’encontre de l’objectif de cohésion territoriale.

Un agenda : dévoiler les enjeux idéologiques et sociaux des discours favorables à la polarisation

14Or, certains chercheurs, principalement économistes (Davezies, 1996), recommandent la polarisation au nom de l’efficacité. Le développement est nécessairement polarisé, nous disent-ils, et cette polarisation du développement est inéluctable parce qu’elle crée plus de richesses. Certains vont jusqu’à considérer la ségrégation sociale comme optimale du point de vue de l’efficacité économique globale (Jayet, 2004). De façon analogue, L. Davezies (European Commission, 1998) estime que « donner de l’argent à Lisbonne est […] une façon de donner de l’argent à l’Alentejo » puisque « l’argent dépensé à Lisbonne induit plus de croissance que l’argent dépensé dans l’Alentejo ». C’est pourquoi le Schéma de développement de l’espace communautaire (SDEC) qui promeut un développement polycentrique au niveau européen ne serait qu’une « sorte de lettre au père Noël rédigée pour l’essentiel par des géographes […] tout entier tournés vers « l’équilibre territorial » et la qualité de la vie […] [mais qui ignorent] les avantages économiques des déséquilibres territoriaux ! » (Davezies, 2002a). D’après les défenseurs de la concentration mégapolitaine, plus la ville est grosse, plus elle est productive (Prud’homme, 1999). D’où les prétendues « performances » des agglomérations plurimillionnaires. D’où surtout l’idée selon laquelle investir ailleurs que dans les pôles majeurs serait carrément une erreur source de gaspillage. Mieux vaudrait prendre acte des performances des mégapoles en y concentrant de façon « utile » les investissements publics pour redistribuer ensuite en direction des régions moins favorisées le surcroît de richesses ainsi créé selon la formule : « investissements sociaux dans les régions à faible potentiel productif, investissements de soutien au système productif là où le potentiel est le plus fort » (Davezies, 2002b). Ce modèle d’assistance fait l’impasse sur les surcoûts économiques et sociaux de la polarisation urbaine et de la divergence régionale alors même qu’« il n’existe pas […] de caractérisation théorique complète d’un optimum collectif en matière de localisation, ni même d’évaluation rigoureuse en termes de surplus collectif des phénomènes de métropolisation » (Gérard-Varet, Mougeot, 2001). La Commission européenne et la DG Regio communautaire l’ont bien compris dans la mesure où la politique régionale et la politique de cohésion ne visent pas à compenser à fonds perdus les retards des espaces les plus pauvres, mais bien à doter ces derniers en capacités de développement propre.

15Ce débat doit mobiliser la géographie sociale parce qu’il est susceptible d’avoir des conséquences sur les arbitrages stratégiques et financiers aussi bien en matière d’investissement productif qu’en termes d’action correctrice à mener en direction des territoires et des populations. Au niveau communautaire, la politique de cohésion est régulièrement contestée comme l’ont montré les conclusions du rapport Sapir (2004) donnant explicitement la priorité à la croissance, même aux dépens de la cohésion régionale et au prix d’une aggravation des écarts de revenu entre les régions et les individus (Faludi, 2005c). La même « idéologie de la concentration » (Dumont, 1993) s’accompagne – en France, mais aussi en Italie voire en Allemagne, en Belgique et même aux Pays-Bas – d’une offensive relative à la contribution respective des régions au PIB et au revenu nationaux et régionaux. On affirme par exemple que l’économie « (sur)productive » de l’Île-de-France alimente une économie provinciale purement résidentielle via les transferts sociaux : « La métropole répartit vers les autres espaces l’essentiel des bénéfices de la métropolisation » (Davezies, 1993, 1996). Cela conduit ensuite à réclamer davantage de fonds publics nationaux et communautaires pour venir en aide aux populations et aux quartiers défavorisés de la région-capitale. Ainsi peut-on lire dans le rapport officiel du Comité stratégique de la DATAR (2003) que le « transfert de ressources à partir des zones les plus productives […] est d’autant plus inquiétant que, dans le même temps, les grandes villes, amenées à distribuer une partie de leurs ressources, se trouvent moins bien armées pour traiter leurs propres problèmes, notamment ceux qui tiennent au fait qu’elles concentrent les plus grands nombres de personnes en situation précaire ». Cela revient à demander aux régions moins riches de financer le développement social des banlieues en difficulté parce qu’on ne voit pas que la région Île-de-France, comme toute métropole géante, est à l’origine de ses propres difficultés sociales étant donné l’exacerbation de la ségrégation sociale et l’absence de solidarité entre collectivités territoriales, sachant que les bases fiscales des collectivités franciliennes sont les plus élevées mais leurs taux les plus bas. On voit le raisonnement pervers : on prétend que c’est une soi-disant solidarité avec les régions périphériques – dont on peut démontrer le caractère fallacieux – qui engendre les difficultés sociales des quartiers alors que celles-ci résultent avant tout de l’absence de redistribution à l’interne. Le cas de Bruxelles illustre parfaitement les conséquences socialement douloureuses de l’absence d’auto-régulation métropolitaine (Swyngedouw, 1999) dans une agglomération qui compte aussi bien la commune dont le revenu moyen des habitants est le plus élevé de Belgique (Watermael) que celle où il est le plus faible (Saint-Josse), avec un rapport 1 à 2,7, et une différence d’espérance de vie de sept ans, soit nettement plus qu’entre la Belgique et l’Albanie (Goffette-Nagot, Thomas, Zenou, 1998 ; De Lannoy, De Corte, 1999 ; Kesteloot, 1999 ; Kesteloot, Meert, 2000 ; Vandermotten, Marissal, 2004).

Se montrer juste avec l’équité

16La géographie sociale doit d’autant plus s’exprimer sur la validité scientifique de ces raisonnements « à la lombarde » qu’ils manipulent parfois le concept rawlsien d’équité au nom de l’efficacité apparente et instrumentalisent celui de compétitivité dans un sens libéral malheureusement parfois fort bien reçu par les responsables des politiques d’aménagement du territoire (Comité…, 2003). Il faut en effet préciser que, contrairement à ce qu’on lui fait dire trop souvent, la philosophie de Rawls (1971) ne vise pas à préserver l’efficacité économique des excès d’une redistribution qui viserait l’égalité mais bien à tendre vers la plus grande justice sociale en maximisant les chances des plus faibles. La pensée de Rawls constitue en effet une éthique où, selon ses propres termes, « la justice est prioritaire par rapport à l’efficacité » économique car il y a « priorité du juste sur le bien » puisque de toute manière « un système parfaitement juste est également efficace » (Baudelle, Peyrony, 2005). Or, des individus vivant dans des villes, des régions ou des quartiers éloignés des services, notamment éducatifs et culturels, ne peuvent se voir garantir une égalité des chances réelle, de sorte qu’une politique parvenant à offrir de meilleures perspectives aux moins bien pourvus est juste de ce point de vue, ce qui est par exemple le cas de la future installation du « Louvre II » à Lens au cœur d’un bassin déshérité à forte population ouvrière. De même, une mesure d’aménagement qui contribue à améliorer le bien-être de la région la plus défavorisée est équitable au sens de Rawls, dans la mesure où la mobilité censée remédier selon les économistes néo-classiques aux situations désavantageuses est plus coûteuse à tous les sens du terme pour les populations les plus pauvres (Gérard-Varet, Mougeot, 2001 ; Lipietz, 2001 ; Ollivro, 2005). La politique communautaire de cohésion territoriale vise précisément à concilier des considérations d’équité avec l’objectif de compétitivité européenne et de croissance durable exprimé par la stratégie de Lisbonne (Faludi, 2005c ; Esping-Andersen, 2003).

CONCLUSION : RAPPROCHEMENTS

  • 4 Cf. la session « Le polycentrisme : une notion pertinente ? », Colloque international « Villes et (...)

17Étudier les politiques de cohésion territoriale et leurs fondements idéologiques ramène à une géographie sociale nécessairement vigilante et engagée sur ces enjeux. La géographie sociale ne doit donc pas renoncer à l’échelle régionale, il lui faut au contraire s’efforcer d’apporter sa contribution à la définition de politiques d’aménagement du territoire équitables face à des arguments d’ordre strictement économique dont les fondements sont loin d’être assurés en l’état de nos connaissances comme l’indiquent les meilleurs spécialistes des économies d’agglomération à propos de la question de la taille optimale des villes : « les villes sont-elles trop grandes […] ou […] trop petites […] ? La vérité est que personne ne sait et que personne ne saura tant qu’il n’y aura pas eu un énorme travail empirique sur le sujet » (Fujita, Krugman, Venables, 2001). Nous pratiquons donc une géographie sociale, attentive aux conditions de vie et aux chances d’épanouissement des plus mal lotis, quand nous défendons le polycentrisme compte tenu de sa contribution à l’objectif de cohésion territoriale (Faludi, 2005b). Le polycentrisme est en effet un « bridging concept » qui permet de surmonter en partie la contradiction apparente entre les objectifs de compétitivité mondiale et de cohésion régionale de l’Union européenne (Waterhout, 2002 ; Baudelle, 2002). La question de sa pertinence théorique et de son efficacité pratique pour la réalisation d’une meilleure équité et cohésion spatiales reste discutée (Allain, Baudelle, Guy, 2003 ; Gloersen, 2005)4. Il est sûr en revanche que l’étude du territoire européen par les chercheurs, notamment géographes, n’a jamais été aussi nécessaire que depuis que l’Europe s’est placée « sous le pavillon de la cohésion territoriale », en particulier pour évaluer les progrès de la réalisation de cet objectif (van Gestel, Faludi, 2005 ; Ritter, 2002) et cela à toutes les échelles compte tenu de la dimension pluriscalaire de la cohésion territoriale (Grasland, Hamez, 2005). Cet impératif plaide pour un rapprochement de la géographie sociale avec les recherches conduites en science politique et en aménagement, mais également avec une géographie théorique traditionnellement plus « spatialisante », d’ailleurs récemment qualifiée de « géographie sociale spatiale » (Philo, Söderström, 2004) sans que cela puisse sembler aberrant si l’on songe que l’un de ses articles fondateurs (Watson, 1955) appelait à étudier les barrières sociales observables dans l’espace au point d’estimer, fort joliment, que « les géographes devraient s’intéresser aux Himalayas sociales du monde autant qu’aux physiques ». On notera du reste que G. Hard, tout en adhérant à la « théorie du renversement » (Rochefort, 1984) et en mettant non moins classiquement en garde contre toute « géométrisation » des systèmes sociaux, notamment par une cartographie forcément réductrice, a néanmoins donné la priorité à la dimension spatiale de la géographie sociale, parlant même de « raumwissenschaftliche Sozialgeographie », c’est-à-dire d’une géographie sociale comme science de l’espace, point de vue cohérent avec sa conception active de la géographie sociale.

Notes

1 [Guy.baudelle@uhb.fr].

2 Le texte a été rédigé antérieurement au référendum organisé en France le 29 mai 2005.

3 [www.europa.eu.int/comm/regional_policy/index_fr.htm].

4 Cf. la session « Le polycentrisme : une notion pertinente ? », Colloque international « Villes et réseaux en Europe : quelles intégrations territoriales ? », La Rochelle (20-21 octobre 2005), organisé par l’UMS-RIATE, l’IGEAT (Université Libre de Bruxelles), l’Institut de géographie sociale et économique (Université Catholique de Leuven) et le Ministère néerlandais de l’aménagement du territoire.

Auteur

Professeur de géographie
RESO, UMR 6590 ESO CNRS
Université Rennes 2 Haute-Bretagne
Chaire européenne Jean-Monnet

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