Chapitre I. Le catharisme, une origine orientale ?
p. 53-74
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Index géographique : France
Texte intégral
1L’hypothèse traditionnellement admise des origines historiques et doctrinales du catharisme établit le surgissement du mouvement cathare en Occident sous le signe d’un dualisme à deux tendances hérité de l’Orient bogomile. C’est une conception sur laquelle je voudrais revenir pour la récuser, entreprise difficile car l’insistance sur la dépendance historico-doctrinale de la secte occidentale par rapport à la secte orientale a fini par produire au fil du temps un édifice charpenté, consolidé à chaque étape de son élaboration1. Pour y parvenir, il convient de passer en revue les propositions en jeu dans cette tradition historiographique depuis longtemps bien installée et, surtout, de déceler des erreurs d’interprétation dans les témoignages documentaires sur lesquels ses tenants se sont appuyés. Je vais tenter de discerner dans l’ensemble des couches les niveaux de stratification d’une l’hypothèse que des générations d’historiens du bogomilisme et du catharisme ont contribué à consolider.
Reconstruction historiographique
2La tradition historiographique défendant l’hypothèse de la double importation orientale du catharisme a pris du corps au cours des xixe et xxe siècles, dans une certaine continuité avec le récit des origines que les polémistes catholiques avaient esquissé au xiiie siècle – récit plein d’intentions, il va sans dire2.
Genèse du thème (xiie-xiiie, xviie siècles)
3Dès les premières informations sur les cathares, données au xiie siècle, l’origine orientale est évoquée, explicitement ou implicitement par les chroniqueurs ou les théologiens catholiques. Dans la lettre qu’Evervin de Steinfeld adresse à Bernard de Clairvaux, vers 1147, lui demandant aide et conseil pour combattre les hérétiques découverts alors près de Cologne, il affirme déjà que l’hérésie soutenue par ceux avec lesquels il s’est entretenu « était demeurée cachée jusqu’à nos jours depuis le temps des martyrs et qu’elle s’était maintenue en Grèce et en d’autres terres3 ». Il faut jeter le discrédit sur les dissidents. D’ailleurs, quelques années plus tard, Eckbert, moine bénédictin puis abbé de l’abbaye de Schönau, dans l’archevêché de Cologne, rédige, vers 1163, ses Sermons contre les cathares. Il est le premier à établir la filiation historico-doctrinale entre ces hérétiques, avec lesquels il a discuté à Bonn et à Cologne, et les anciens manichéens, en s’appuyant sur les traités rédigés par Augustin au ive siècle contre les hérétiques anciens4.
4Pour l’image de néo-manichéens attribuée aux cathares du xiie siècle, on assiste à partir des premières années du xiiie siècle, à l’élaboration d’une filiation historique et doctrinale des dissidents qui perdure jusqu’à nos jours. C’est dès lors que les polémistes anti-hérétiques s’attachent à les situer dans une profondeur historique, un enchaînement d’événements et une filiation doctrinale formant un assemblage convaincant. C’est une reconstruction5. Par rapport au siècle précédent, la nouveauté réside dans la meilleure connaissance qu’ont les polémistes du xiiie siècle des hérétiques qu’ils condamnent. Ils se servent de leur savoir en le détournant, pour présenter des filiations toutes faites entre les « nouveaux » hérétiques et les anciens. La démarche n’était pas vraiment nouvelle, déjà esquissée au siècle précédent lorsque, comme Eckbert, en s’aidant des répertoires sur les hérésies condamnées par les Pères de l’Église, les polémistes se référaient aux maîtres anciens pour identifier, désigner et condamner les nouveaux6.
5Plus tard, la filiation orientale, jamais avouée par les hérétiques eux-mêmes, devient l’opinion majoritairement acceptée à partir du xviie siècle. Jacques-Bénigne Bossuet ouvre, le premier, le dossier déjà vaste de son temps des sources occidentales contre l’hérésie. Il distingue deux mouvements hérétiques médiévaux, confondus jusqu’alors, les vaudois et les cathares. Il identifie déjà comme cathares ceux qu’Adhémar de Chabannes avait condamnés à Orléans et en Aquitaine comme « nouveaux manichéens » et les rattache aux anciens manichéens d’Arménie, les pauliciens, puis à ceux de la Bulgarie médiévale, où, d’après les polémistes orthodoxes, ils se seraient installés7.
Les temps forts de la construction (xixe et xxe siècles)
Un schisme à l’intérieur de l’Église bogomile
6Au xixe siècle, l’approche historique dominante est celle de la tradition catholique. Elle continue de considérer les dualistes médiévaux comme de « nouveaux manichéens ». Le premier historien qui conteste une filiation historico-doctrinale directe entre les manichéens anciens et les cathares est un théologien protestant, Charles Schmidt. Pour la première fois et de manière générique, il attribue le nom « cathares » aux hérétiques nommés différemment, selon les lieux et les époques8.
7Ignorant encore les sources essentielles les plus anciennes pour l’histoire du bogomilisme oriental, et influencé par les travaux que certains érudits allemands de son temps consacrent à l’étude et à l’édition des sources orthodoxes contre le bogomilisme9, Charles Schmidt évoque une origine gréco-slave du dualisme cathare, dont la tendance primitive lui paraît être celle du dualisme absolu. Le système dualiste, « sorti de quelque couvent gréco-slave de la Bulgarie, peut-être dès le commencement du xe siècle », aurait pénétré la chrétienté latine au début du xie siècle par la Bosnie et l’Italie, puis en France et en Germanie, en constituant le catharisme occidental10.
8Pour Charles Schmidt, le dualisme de tendance mitigée ne se manifeste donc que vers le milieu du xie siècle, et il surgit également dans les pays slaves. Le dualisme cathare de tendance radicale précède en Orient le dualisme modéré propre des bogomiles11. Les progrès « inquiétants » d’un dualisme modéré, se développant parmi les communautés cathares occidentales, auraient conduit le dignitaire bogomile, Niquinta12, en 1167, vers l’Italie et le Midi de la France : il « vint confirmer les cathares dans la profession de leur doctrine primitive13 », le dualisme radical. Pour la première fois est formulée l’existence de deux tendances dualistes chez les cathares, du dualisme absolu que l’auteur croyait être la tendance originelle et majoritaire14, et du dualisme mitigé qui aurait surgi plus tardivement. L’apparition et l’expansion d’un dualisme mitigé au sein des cathares, qu’il situe au milieu du xie siècle, provoquent un schisme entre les deux premières Églises bogomiles, de Dragovitie15 et de Bulgarie, qui, au dire de Rainier Sacconi, étaient à l’origine de toutes les autres Églises16. Les dualistes mitigés, les schismatiques, s’écartaient ainsi des anciennes croyances fondées sur le dualisme absolu qui avaient pénétré l’Occident au début du xie siècle.
9Selon l’auteur, le schisme oriental se serait ensuite transmis aux communautés cathares, comme l’attestent les sources occidentales qui enseignent que les cathares de la communauté italienne de Desenzano restaient fidèles au dualisme absolu de l’Église bogomile de Dragovitie dont ils avaient reçu leur ordination17, tandis que la communauté de Concorezzo se rattachait à l’Église de Bulgarie, professant ainsi les nouvelles croyances du dualisme mitigé. De ce fait, les deux communautés italiennes se seraient condamnées réciproquement : « Chacun des deux partis prétendait avoir conservé la tradition de la véritable doctrine, et par conséquent la vraie succession épiscopale depuis les apôtres ; il y eut dès lors un ordre de Bulgarie et un ordre de Tragurium18. »
10Charles Schmidt est ainsi le premier historien à avoir interprété les Ordres ou Églises bogomiles comme des partis doctrinaux ou des orthodoxies différentes. Les deux tendances dualistes italiennes – du dualisme absolu représentée par les cathares de Desenzano, du dualisme modéré des cathares de Concorezzo -, lui apparaissaient comme le résultat de l’incidence du schisme bogomile oriental sur l’Occident cathare.
11Quelques années plus tard, en 1890, grâce à une meilleure connaissance des sources orientales les plus anciennes, Ignace von Döllinger, historien des religions, établit définitivement dans son ouvrage sur les hérétiques du Moyen Âge, l’ordre chronologique d’apparition des sectes dualistes médiévales. Celle des bogomiles précède celle des cathares, affirme-t-il, avant de se prononcer sur l’origine doctrinale du dualisme bogomile et par voie de conséquence, du catharisme. Double origine plus précisément : gnostique et manichéenne… Sources polémiques orientales à l’appui, il voit la tendance modérée provenir du dualisme bogomile dont la nature doctrinale est gnostique, tandis que le dualisme absolu est d’origine manichéenne, comme il en était du dualisme des pauliciens au dire du polémiste byzantin, Pierre de Sicile, dans son traité du ixe siècle. Ce dernier, dans son Historia Manicheorum, voyait dans les pauliciens, secte dualiste connue en Orient dès la fin du viie siècle, les successeurs de la doctrine de Mani19. Les adeptes assureraient ainsi la continuité d’un dualisme des principes, dualisme absolu, dans la chrétienté orientale. Les pauliciens ayant cohabité avec les bogomiles auraient influencé une partie de la secte20. Le bogomilisme, d’origine gnostique, lui semble être un dualisme modéré influençant les mouvements ultérieurs – les messaliens et même les cathares en Occident, qui accueillent les premiers la tendance21.
12Ignace von Döllinger finira par formuler l’hypothèse qui allait devenir majoritaire. Pour cela, Il renverse l’ordre suivant lequel les tendances dualistes orientales auraient pénétré l’Occident, et nuance l’interprétation que Charles Schmidt tirait du contenu de la Charte de Niquinta qui témoignait de l’assemblée cathare tenue à Saint-Félix, dans le Lauragais toulousain, et surtout du rôle de Nicétas dans cette assemblée. Si, pour Ignace von Döllinger comme auparavant pour Charles Schmidt, le courant du dualisme radical est imposé au rassemblement de Saint-Félix, en 1167, par le dignitaire bogomile, il considère, contrairement à Charles Schmidt, que les communautés cathares occidentales avaient adhéré jusqu’à la venue de Nicétas au dualisme modéré de l’Ordre de Bulgarie. Le changement doctrinal lui paraît survenir au cours de la cérémonie présidée par Nicétas, au cours de laquelle il rebaptise les parfaits et ordonne les évêques (anciens et nouveaux) présents à l’assemblée22.
Une interprétation dogmatique de la Charte de Niquinta
13La Charte de Niquinta devient donc, depuis le xixe siècle, au côté du témoignage de Rainier Sacconi et des recueils tardifs de croyances cathares italiennes, édités aux xviie et xviiie siècle23, l’une des références essentielles sur lesquelles les historiens des religions, depuis Charles Schmidt, s’appuyèrent pour étayer l’opinion médiévale sur les origines et la nature du dualisme cathare. Depuis, la Charte témoignerait du moment précis où la deuxième vague du dualisme oriental, dualisme absolu, aurait pénétré l’Occident cathare par l’entremise de Nicétas. L’identité du bogomile était établie depuis le rapport de Nicolas Vignier (Recueil de l’Histoire de l’Église), au xviie siècle, concernant les origines du catharisme en Italie, le texte originel d’où cet historien l’avait extrait n’étant pas encore connu24.
14Il faut noter que jusqu’à la fin des années 1940, les études historiques de caractère général sur les cathares n’avaient pas repris l’interprétation de la Charte à la manière d’Ignace von Döllinger25. L’étude critique à laquelle le Père Antoine Dondaine va soumettre le contenu du texte, en 1946, sera décisive26. La lecture, encore traditionnelle, que Jean Guiraud fait de la Charte, en 1935, dans l’Histoire de l’Inquisition, et un peu plus tôt Célestin Douais, montre que l’interprétation dogmatique selon laquelle Nicétas aurait importé le dualisme absolu à Saint-Félix n’était pas autour de lui encore communément admise27. Pour la plupart des historiens du catharisme, le but du rassemblement de Saint-Félix restait la création des nouvelles Églises cathares dans le Midi, sous l’égide de Nicétas, dignitaire bogomile28.
15La Charte de Niquinta, document dont l’authenticité s’est vue à plusieurs reprises contestée, et ce pratiquement depuis sa parution, fut publiée pour la première fois, en 1660, par Guillaume Besse, un historien carcassonnais dans son Histoire des ducs, marquis et comtes de Narbonne29. En réalisant une nouvelle édition critique de la Charte en 1946, Antoine Dondaine voulut d’abord authentifier la tradition textuelle d’un document contesté à cause des erreurs de datation et de transcription qui l’entachaient30. En même temps, il prétendait répondre par l’analyse du contenu aux questions complexes, demeurées pour certaines sans réponse, telles celles de l’origine et de la filiation des croyances dualistes cathares31.
16Le document mériterait à ses yeux d’être authentifié car il confirmerait de manière implicite l’information transmise par Nicolas Vignier à propos des débuts historiques du catharisme en Italie, attestant de la venue de Nicétas en Occident32. Malgré le silence du récit italien sur le voyage de Nicétas à Saint-Félix, et même sur la tenue d’un rassemblement cathare, la Charte de Niquinta devrait être considérée comme l’un des documents les plus précieux pour l’histoire du catharisme languedocien et du catharisme occidental tout court, car ce qu’il nous apprend du rôle du prélat dans cette assemblée est décisif : « […] Sous l’influence de cet hérésiarque venu de l’Orient, la foi des albigeois pencha définitivement vers le dualisme absolu de l’ordre dragovitchien. Le voyage de Niquinta d’Orient en Occident est un fait de la plus haute importance… Le Concile de Saint-Félix va en quelque sorte ordonner hiérarchiquement et unifier doctrinalement le catharisme latin33. »
17Quelques années plus tard, deux nouveaux documents provenant de la polémique catholique contre l’hérésie en Italie, découverts et publiés par le Père Dondaine, lui permettront de renforcer l’opinion médiévale dominante quant aux origines orientales34. Ils s’intéressent aux débuts de l’expansion du catharisme italien, et sont, avec la Charte de Niquinta, les seuls à nous renseigner sur l’identité de Nicétas et l’objet de sa venue en Occident. La cérémonie de réordination des évêques cathares présidée par Nicétas prouverait un changement d’orthodoxie au sein des communautés cathares occidentales : « L’antagonisme des Églises orientales incitait leurs chefs à entraîner dans leurs orthodoxies particulières tous les adhérents du dualisme35. »
18C’est ainsi que l’hypothèse de l’importation, dans l’Occident cathare, d’un dualisme des principes d’origine orientale, énoncée depuis le siècle dernier, se parachève dans les années 1950, tout en renforçant l’opinion, remontant au xiiie siècle, de l’importation du catharisme par le biais des bogomiles, comme en témoignent de nombreux ouvrages parus aux cours des décennies suivantes36.
Le doute sur la date de l’importation d’un dualisme absolu (1167 ou 1172 ?)
19Si le Père Dondaine renforce la position que la tradition catholique défendait depuis la période médiévale, en répondant à sa façon au problème de l’origine du dualisme absolu des cathares, sa réponse soulève des objections.
20Le premier historien à contester l’importation d’un dualisme absolu en Occident, au moment du rassemblement cathare de Saint-Félix est Yves Dossat. Paradoxalement, sa critique ne vise pas l’essentiel de la finalité doctrinale que le Père Dondaine confère à la visite de Nicétas, mais plutôt le moment précis où le supposé changement doctrinal se serait produit. Pour Yves Dosssat, malgré les efforts de reconstitution historique du Père Dondaine, la Charte de Niquinta n’est probablement qu’une « mystification » de son premier éditeur, Guillaume Besse, qui l’aurait fabriquée au xviie siècle. Cette opinion s’appuie sur le silence des documents italiens quant à la visite de Nicétas à Saint-Félix. Se fondant sur l’information tardive du Tractatus de hereticis, Dossat estime qu’il faut retarder le moment du changement doctrinal provoqué par Nicétas. Il propose de le situer en Italie, vers 1172, autour de Marc, évêque cathare de Lombardie37. Ce décalage serait justifié par une information du Tractatus de hereticis, où sont précisés les noms de ceux qui avaient introduit l’hérésie en Lombardie depuis Naples – parmi lesquels se trouvait Marc – et la date – autour de 117438. Si, d’après le Tractatus, les débuts de la prédication de Marc en Lombardie remontaient aux années 1174, comment expliquer, dit Dossat, qu’il ait pu aller à Saint-Félix en 1167, étant déjà le représentant de l’Église cathare de Lombardie ? Si jamais il s‘était produit, le rassemblement devrait donc être retardé : vers 1172, au plus tôt.
21Ce qui a sans doute échappé à Yves Dossat est que le Tractatus, le document le plus tardif des deux textes italiens concernant les origines du catharisme en Italie, contient des erreurs importantes sur le contexte historique des événements rapportés. Des anachronismes peuvent être décelés dans cette relation des débuts du catharisme en Occident : par exemple, l’auteur replace des événements remontant au milieu du xiie siècle dans un cadre historique qui correspond plutôt à celui de la IVe Croisade, donc au début du xiiie siècle39.
22Même si la plupart des raisons avancées par Yves Dossat pour prouver la fausseté de la Charte ne reposent pas sur des arguments très fondés40, la remise en cause de la date de la visite de Nicétas en Occident a fini par soulever le doute41. Les historiens qui croient toujours à l’authenticité de la Charte acceptent de retarder la date du rassemblement42.
23En résumé, Yves Dossat n’a fait que réajuster la chronologie admise de l’importation du dualisme des principes en Occident par Nicétas, un remaniement qui s’appuie sur une information tardive et nullement prouvée. On retiendra de ce qui précède le fait que pour tous ces historiens du catharisme, qu’ils acceptent ou non l’historicité de l’assemblée languedocienne, l’acte sacramentel mené par Nicétas, de la réordination de Marc de Lombardie, symbolisait le changement de tendance doctrinale survenu ensuite au sein des communautés cathares occidentales. En affirmant la filiation des bogomiles visitant l’Occident à des ordres ou à des obédiences différentes, l’hypothèse d’une adhésion à des partis ou à des orthodoxies différentes, voire opposées, se trouvait ainsi renforcée.
Un ordre bogomile professant le dualisme absolu ? Examen d’une conjecture
24Depuis les années 1950, l’opinion de certains polémistes catholiques tardifs n’a fait que se consolider. Un dualisme d’origine bogomile pénètre pour la première fois l’Occident, pour certains au début du xie siècle, pour d’autres à partir du retour des croisés latins, en 114943. Les historiens sont d’accord pour distinguer deux vagues ou tendances dans le dualisme importé de l’Orient, vagues qui se manifestent à deux moments précis. La première prône un dualisme de caractère modéré, tendance propre des bogomiles. La deuxième, radicale et soudaine de tendance sinon d’origine, manichéenne44, s’introduit également par la voie des bogomiles, mais un peu plus tard. La date, incertaine, se situe autour de 1167 ou de 1172.
25L’état historiographique de la question sur l’origine bogomile-orientale du catharisme à la fin des années 1970 peut être illustré par la conclusion du père Marie-Humbert Vicaire qui affirme que le manichéisme ne serait plus envisagé parmi les antécédents du catharisme « qu’au titre de l’un des témoins les plus remarquables de la mentalité religieuse dualiste… Par contre, l’origine historique du catharisme occidental à partir d’une secte de l’Orient chrétien est aujourd’hui bien établie et reconnue de tous. Il s’agit du bogomilisme45 ».
26Nous l’avons vu, pour défendre cette hypothèse, les historiens du catharisme se sont appuyés, depuis le siècle dernier, essentiellement sur l’information de sources occidentales qui attesteraient de contacts maintenus entre les prélats bogomiles et cathares, au xiie siècle. Les historiens du bogomilisme ont aussi partagé cette opinion. La question reste de savoir si cette dépendance qui fait du catharisme un dualisme bogomile importé en Occident est attestée par les sources orientales.
La version des orientalistes
Pauliciens et bogomiles, deux sectes à l’origine des deux tendances dualistes
27Pour Steven Runciman, l’Église de Dragovitie fut celle du Pop Bogomil et sa doctrine celle du dualisme absolu, tandis que l’Église de Bulgarie est la résultante d’un schisme provoqué par l’apparition du dualisme mitigé. L’historien des religions s’accorde à penser, avec Charles Schmidt, que le schisme bogomile est la cause ayant provoqué la naissance des deux tendances dualistes connues chez les cathares46. Contrairement à Schmidt et Runciman, Dimitri Obolensky ne croit pas qu’un schisme au sein des Églises bogomiles ait été à l’origine de la distinction doctrinale existant entre l’Ordo de Bulgaria et l’Ordo de Druguthia. En s’appuyant aussi sur l’information de l’Historia Manicheorum de Pierre de Sicile concernant la doctrine du dualisme absolu professé par les pauliciens, il affirme que l’Église de Dragovitie n’était pas au départ une Église bogomile mais paulicienne. Elle se situait en Thrace, dans la vallée de Dragovitsa, près de Philippopolis, où les pauliciens avaient été déportés depuis le xe siècle. Par ailleurs, l’Église de Bulgarie était celle des bogomiles et elle se situait en Macédoine47. Ainsi, les deux tendances dualistes connues des Églises cathares, rattachées par leur filiation ou à l’Ordo de Bulgaria ou à l’Ordo de Drugunthia, correspondraient en fait aux enseignements des bogomiles et des pauliciens. Selon le témoignage d’Anne Comnème, ces deux sectes avaient cohabité à Philippopolis au xiie siècle. Connue pour avoir professé un dualisme absolu, l’Église de Dragovitie a pu être la représentante, au xiie siècle, de l’influence exercée par les pauliciens sur les croyances bogomiles48. Pour Dimitri Obolensky, l’hypothèse du schisme oriental défendue par Schmidt et par Runciman pour expliquer les deux tendances dualistes chez les bogomiles n’a aucun fondement historique, parce que les sources orientales ne le mentionnent pas49.
L’Église de Dragovitie : l’« arlésienne » bogomile ?
28Charles Puech est le premier historien qui exprime des réserves sur la filiation historico-doctrinale du catharisme, même s’il reconnaît que tous les indices portent à croire que les origines de ce mouvement revenaient à celui du bogomilisme. Rappelons que depuis Jacques Benigne Bossuet au xviie siècle, les historiens défendaient l’origine orientale des hérétiques du xie siècle50. Puech souligne la difficulté de montrer la continuité, puis l’influence du dualisme paulicien sur celui des cathares occidentaux, par le biais ou non des bogomiles. Si la continuité puis l’incidence des anciens dualismes sur les nouveaux ne se laissent pas aisément démontrer, par la nature même des témoignages documentaires, cette difficulté soulève un autre écueil : « Quand et où le dualisme relatif, qui semble bien avoir été la forme primitive et normale du bogomilisme, s’est-il transformé en dualisme absolu51 ? »
29Se trouve ainsi posée dans ses incertitudes la question de l’origine doctrinale de l’Église de Dragovitie, censée avoir professé un dualisme absolu.
30Plus tard, l’historien anglais Bernard Hamilton propose une reconstitution de ses origines, sans dissimuler le silence que les sources grecques, byzantines et slavones, gardent à propos de cette Église dont l’identité – il l’avoue – est uniquement connue par la mention des sources occidentales52. À l’encontre de Dimitri Obolensky, l’auteur pense qu’elle était, dès le départ, une Église bogomile et non paulicienne. Néanmoins, comme le suggère Dimitri Obolensky, le dualisme absolude cette Église bogomile a pu effectivement surgir comme résultat de l’évolution des croyances bogomiles en contact avec la culture byzantine, plus élevée sur le plan théologique et philosophique. Après un périple dans lequel les sources occidentales sont mises à contribution, et elles seulement, pour montrer que l’Église de Dragovitie professait un dualisme des principes, Bernard Hamilton en conclut que l’Église de Dragovitie et celle de Constantinople étaient toutes les deux adeptes du dualisme absolu parce que, parmi les Églises bogomiles, elles étaient celles qui maintenaient le contact le plus étroit avec la civilisation byzantine, pendant le xiie siècle. Au dire de l’auteur, ce sont ces Églises bogomiles (Dragovitie et Constantinople) qui exerceront leur influence sur les adeptes du Sud de la France, dans la deuxième moitié du xiie siècle53.
31La reconstitution historique des origines du dualisme absolu chez les bogomiles a donc exigé pour les historiens du bogomilisme comme pour ceux du catharisme, un passage obligé par les sources occidentales, les seules à faire mention de cette Église de Dragovitie qui, depuis Charles Schmidt, était censée défendre ces croyances.
32À mon sens, les historiens ont trop peu insisté sur le silence que les sources orientales (slaves ou byzantines) observent à propos de l’existence d’une Église bogomile professant un dualisme des principes. Ce propos est renforcé par l’opinion de certains historiens des religions conscients de la difficulté de pouvoir attester par les sources orientales le dualisme absolu chez les bogomiles54. L’hypothèse extrêmement fragile justifie donc une recherche des sources occidentales, les seules à mentionner les deux tendances dualistes connues des cathares et les différents ordres bogomiles.
Retour aux Sources occidentales
33Il faut donc revenir sur les deux textes de la polémique italienne contre les cathares qui ont à la fois mentionné la venue de Nicétas et l’Ordre de Dragovitie qu’il représentait.
De l’Ordre de Bulgarie à l’Ordre de Dragovitie
34Daté vers 1210, le De heresi est le texte italien le plus ancien du diptyque qui compose l’édition et motive l’étude qu’Antoine Dondaine consacre à « la hiérarchie cathare en Italie ». Il contient un premier récit de caractère historique, puis un deuxième de caractère doctrinal.
35Dans le premier sont exposés les débuts du catharisme en Italie dont les événements remontent probablement aux années 1160. Il s’achève autour de 11801190. Il relate les faits en ces termes :
« Au commencement de l’expansion de l’hérésie des cathares en Lombardie, le premier évêque qu’ils eurent s’appela Marc, et sous son commandement se trouvaient tous les hérétiques de la Lombardie, de la Toscane, et de la Marche de Trévise. Ce Marc avait reçu l’ordre – ordinem – de Bulgarie. Puis, parvient de Constantinople en Lombardie un nommé papas Nicétas qui commence à objecter sur l’ordre – ordinem – de Bulgarie, que Marc avait reçu. Ainsi, Marc avec les siens, après quelques hésitations, abandonne l’Ordre – ordinem – de Bulgarie et reçoit l’Ordre – ordinem – de Dragovitie par le nommé Nicétas. Il (Marc) reste un certain temps avec ses complices dans cet Ordre de Dragovitie. Plus tard arriva d’outremer un nommé Petracius avec son compagnon, pour leur annoncer la nouvelle concernant Symon, l’évêque de Dragovitie de qui Nicetas avait reçu l’ordination. Ce Petracius leur dit que le dit Symon avait été surpris dans une chambre avec une femme, ce qui est défendu55. »
36Le Tractatus de hereticis, traité le plus tardif (vers 1270-1275), décrit d’abord l’origine bogomile-orientale du catharisme, qu’il fait remonter à Manés. Il envisage ensuite son entrée en Occident. D’après l’auteur du texte, les croisés français parvenus à Constantinople sont séduits par la secte manichéenne et finissent par créer l’évêché des Latins. Lorsque les Latins rentrent chez eux, ils créent l’évêché de France, ses missionnaires répandent l’hérésie jusqu’aux provinces méridionales où les évêchés de Carcassonne, d’Albi, de Toulouse et d’Agen seront institués. L’introduction de la secte en Italie est due, elle aussi, aux missionnaires français, après leur périple languedocien, et l’auteur la situe dans la période succédant aux événements de la IVe Croisade (1204), ce qui paraît de toute évidence anachronique56. Après cette esquisse des origines, l’auteur raconte la visite de Nicétas en Lombardie, recoupant sur ce point le récit plus ancien du De heresi. Voici son commentaire :
« […] Alors vint celui qui est appelé Papas Nicétas, évêque de ceux de Constantinople qui leur dit : “Vous êtes assez nombreux et il serait bon que vous ayez un évêque.” Ainsi, ils élurent Marc comme évêque, à qui obéissaient tous ceux – cathares – de Lombardie, de Toscana et de la Marche. Et ce, papas Nicétas le confirme. Plus tard, Marc apprit que papas Nicétas avait mal fini sa vie et il voulut se rendre outre-mer pour recevoir l’ordination épiscopale de l’évêque de Bulgarie57. »
37À la lecture de ces récits, on se demande ce qui a pu faire penser que l’Ordre de Bulgarie dont Marc avait reçu la consécration d’évêque professait un dualisme modéré. Ou ce qui justifie l’hypothèse selon laquelle l’Ordre de Dragovitie, représenté par Nicétas, aurait professé un dualisme des principes ?
38Les deux traités italiens présentent papas58 Nicétas venant de Constantinople et représentant l’Ordre de Dragovitie59. D’après le De heresi, chronologiquement plus proche des événements rapportés, un autre bogomile, Petracius, après la visite de Nicétas, arrive en Lombardie avec son compagnon. Il est porteur d’une mauvaise nouvelle : l’évêque dont Nicétas avait reçu l’ordre, un certain Symon, aurait été surpris – in conclavi – en compagnie d’une femme. La rumeur provoque des troubles au sein de la communauté cathare de Lombardie, dirigée alors par Jean le Juif, que Marc, son prédécesseur, avait ordonné60. Certains membres de l’Église italienne hésitent sur la validité du sacrement conféré par Symon, le prédécesseur de Nicétas, et cherchent à le renouveler. L’incertitude provoque la division de la communauté : une partie reste sous le commandement de Iohannus Iudeus, une autre élit un nouvel évêque, Pierre de Florence.
39Suit une longue période de disputes internes qui aboutira, après de nouvelles scissions, à la création de six communautés cathares indépendantes réparties entre le nord et le centre de l’Italie. Chacune des nouvelles communautés cathares italiennes envoie son futur évêque quérir sa consécration auprès des trois Ordres bogomiles : la communauté de Concorezzo reçoit l’Ordre de Bulgarie ; les communautés de Mantoue et de Vicence l’obtiennent de l’Ordre de Sclavonie, la communauté de Desenzano de l’Ordre de Dragovitie. L’identité de l’Ordre pour les deux communautés cathares toscanes (Florence et Spolète) nous est inconnue.
40Le De heresi et le Tractatus de hereticis ne font aucune allusion à des rites ou à des croyances distinctes qui seraient rapportés par les envoyés bogomiles des ordres de Bulgarie et de Dragovitie. Aucun ne qualifie de « dualistes » les ordres bogomiles ni les cathares italiens qui les reçoivent, le qualificatif est du Père Dondaine au sujet de la venue de Nicétas en Italie :
« Cet évêque (Marc), appartenait à l’ordre dualiste de Bulgarie. Or, advint de Constantinople un hérésiarque du nom de Papanicétas, de l’ordre de Drugonthia, qui prêcha contre l’ordre de Bulgarie. Après quelque hésitation Marc accepta la nouvelle orthodoxie61[…]. »
Des ordres bogomiles concurrents ?
41Faut-il penser, comme le soutient cet auteur, que le renouvellement du sacrement d’ordre avait comporté un changement de rite ou d’orthodoxie pour les cathares, c’est-à-dire que ces ordinations successives importaient en Occident le combat entre ces Ordres bogomiles, depuis le schisme doctrinal supposé ?
42Il faut d’abord noter que les sources italiennes mentionnent seulement la tournée en Italie des deux bogomiles dont il vient d’être question, Nicétas et Petracius. Le De heresi ne précise pas au nom de quel Ordre bogomile Petracius visita les cathares. Était-ce au nom de l’Ordre de Bulgarie, de l’Ordre de Dragovitie ou de celui de Sclavonie ? Il avait ordonné en dernier les cathares italiens. Le Tractatus dit seulement que, en l’apprenant, Marc avait voulu aller outre-mer se faire réordonner par l’évêque de Bulgarie62. On peut donc imaginer que Petracius soit venu représenter l’Ordre de Sclavonie car il venait contester le sacrement conféré par Nicétas, représentant de l’Ordre de Dragovitie, et que, par ailleurs, Marc se sera rendu auprès de l’évêque de Bulgarie pour renouveler son sacrement d’ordination63.
43Les deux textes coïncident sur la raison de la venue des deux bogomiles : ils cherchaient à rétablir la validité du dernier sacrement d’ordination reçu par les communautés cathares italiennes, sur lequel était jeté le soupçon. Ils renseignent sur les voyages des cathares italiens en Orient après la scission de leur primitive communauté (celle de Lombardie), dans le but d’obtenir de leurs confrères l’ordination épiscopale.
44Au regard des sources et en écartant la lecture dogmatique d’Antoine Dondaine, il est difficile d’envisager les ordres bogomiles comme des partis d’orthodoxie différente et opposée. On peut cependant s’interroger sur la sincérité de l’argument invoqué pour expliquer la raison de ces réordinations. Pour la morale cathare, le soupçon entachant la dignité du prélat d’une communauté faisait reconsidérer la validité du sacrement du consolamentum qu’il conférait ou qu’il avait jadis conféré, car il mettait en cause le salut des membres de sa communauté. Pour les cathares, l’indignité du prélat dont ils avaient reçu l’ordre en dernier, représentait un enjeu de taille, ce qui permet d’envisager que les cathares eux-mêmes ont pu éventuellement utiliser l’argument du soupçon comme d’une arme pour se débarrasser d’une autorité dérangeante ne faisant pas le consensus. Garattus, par exemple, a probablement été victime de la manœuvre. Devenant l’évêque de la communauté cathare de Lombardie, son élection ne paraît pas avoir satisfait tout le monde puisque, presque aussitôt, mais avant son départ outre-mer pour se faire ordonner, il est « surpris » en compagnie d’une femme64.
45Un fait paraît évident : l’histoire du catharisme italien a basculé au moment où a surgi la suspicion autour de la question de la dignité de Nicétas, dernier bogomile dont les cathares italiens avaient reçu l’ordre. Une partie des cathares de la communauté de Lombardie exigeait le renouvellement du sacrement, une autre ne contestait pas sa validité. Les dissensions commencèrent.
46Curieusement, les sources italiennes sont les seules à présenter la communauté cathare italienne comme étant et concernée et bouleversée par la nouvelle de Petracius à propos de la validité de la dernière ordination reçue. On peut ainsi comprendre le silence de ces sources à propos de la visite de Nicétas en Languedoc et qui paraît uniquement intéresser l’histoire du catharisme dans le Midi de la France. Nous n’avons aucune trace d’une éventuelle réordination dans la communauté « cathare » de France ou dans celles du Languedoc, après la venue de Petracius. Nos sources, languedociennes ou françaises après 1167, ne signalent pas de visites de prélats bogomiles en Occident jusqu’au début du xiiie siècle. Dans la lettre que le légat Conrad de Porto adresse aux prélats français, vers 1224, il affirme qu’existe « un antipapam dans les confins des Bulgares, de la Croatie et de la Dalmatie, vers lequel affluent les Albigeois pour le consulter… Et qu’un certain homme de sa corruption nommé Barthélemy de Carcassonne agit en son nom » dans ces régions du Midi65.
47Monique Zerner a montré comment le nom « bulgare » ou « bougre » désignant les hérétiques de France, apparaît pour la première fois en 1201 dans la Chronique de Robert d’Auxerre. Rapporté par les chroniqueurs de l’époque aux hérétiques des régions du royaume de France, ce « toponyme » pourrait, pense-t-elle, faire allusion de manière implicite à l’Ordre bogomile de Bulgarie dont les hérétiques auraient reçu le sacrement en dernier66. Je partage cet avis car il est permis, en effet, d’envisager que le nom « bulgare », donné à certains hérétiques du royaume de France, révèle des contacts existants à cette époque avec les dissidents bogomiles de Bulgarie67.
48Revenant au De heresi, il nous apprend également comment les cathares italiens, pour mettre fin aux troubles provoqués par l’information de Petracius, envoient au moins à deux reprises des délégations ultra montes, entendons chez les « cathares » de France, afin que l’évêque français décide du sort de la communauté italienne. En ces deux occasions, le dignitaire enjoint la délégation italienne d’envoyer leur candidat en Bulgarie pour se faire ordonner. Pour les communautés cathares italiennes, et s’il faut en croire le récit, l’évêque de France devait être une référence. Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas alors conféré lui-même l’ordination au membre élu de la communauté cathare italienne ? Pourquoi l’avoir envoyé en Bulgarie ?
49Rien ne permet donc d’affirmer que les « cathares » de France aient reçu une nouvelle fois l’ordination de Bulgarie dans les années 1170, ou qu’ils aient pris comme argent comptant la mise en cause de l’ordination précédente par Petracius. Tout porte à croire que ce sont uniquement les cathares italiens qui furent concernés par l’affaire de validité sacramentaire, si affaire il y eût. Une partie des membres de la communauté italienne usa peut-être du prétexte pour éliminer un candidat indésirable.
50Les récits historiques d’origine italienne démentent donc l’opinion soutenue par le Père Dondaine pour qui chaque réordination des cathares comportait le passage d’une secte à l’autre. Passage qui aurait impliqué un changement de doctrine, car selon lui, d’une secte à l’autre, et à fortiori si leurs croyances étaient de tendances différentes (entre modérés et absolus par exemple), les cathares ne reconnaissaient pas la validité du sacrement du consolamentum68. À l’encontre de cette hypothèse, signalons le fait que les textes italiens ne font pas de liaisons dangereuses consistant à identifier les noms des ordres bogomiles à des corpus de croyances distincts, voire opposés.
La Brevis Summula à l’origine de la confusion
51D’après les deux documents sur les origines du catharisme en Italie, la raison de la visite des bogomiles en Occident serait donc de caractère sacramentel69. Le soupçon jeté sur la validité de la dernière ordination reçue aurait provoqué la première scission au sein de la communauté cathare italienne. La question se pose alors à nouveau de savoir sur quel document ou information s’appuie l’opinion défendue depuis Charles Schmidt, et renforcée par Antoine Dondaine, selon laquelle l’Ordre bogomile de Bulgarie professait les croyances du dualisme modéré, tandis que celui de Dragovitie défendait les croyances du dualisme absolu ?
52Le De heresi, le texte le plus ancien, se compose, comme on l’a dit, outre le récit historique sur les débuts du catharisme en Italie, d’un deuxième récit, de caractère doctrinal. Y sont recueillies les différentes croyances des cathares italiens, les croyances particulières à chaque communauté, puis les croyances communes à tous les cathares. Cet exposé doctrinal70 était déjà connu par deux autres manuscrits, l’un d’eux étant incomplet71. Une analyse comparative du récit du De heresi avec les fragments des trois recensions principales72, permet au Père Dondaine de conclure à l’antériorité du récit du De heresi par rapport aux autres, le plus tardif étant selon lui le fragment de la Brevis Summula. Comparons les deux récits doctrinaux, celui qui semble être le plus ancien et le plus tardif.
53Le fragment concernant les croyances des cathares de l’Église de Desenzano, d’après le De heresi, s’exprime de la sorte :
« Celles-ci sont les croyances d’une partie des hérétiques. Marchisius de Soiano, évêque de ceux de Desenzano, et Amezo leur fils majeur, prélats d’une partie des cathares qui reçoivent leur ordination de Dragovitie, croient et prêchent dans l’existence de deux dieux, sans principe et sans fin, l’un bon et l’autre extrêmement mauvais73. »
54Le texte de la Brevis Summula, quant à lui, propose ceci :
« Les hérétiques qui tirent leurs erreurs de Dragovitie, et qui sont nommés Albigenses (Albanenses), affirment, croient et prêchent qu’il existe deux seigneurs, sans principe et sans fin74… »
55À propos des croyances communes aux cathares de la communauté de Concorezzo et à ceux de Mantoue, le De heresi affirme :
« Celle-ci est l’opinion ou la croyance d’une autre partie des hérétiques. Caloiannes, évêque d’une partie des hérétiques qui ont reçu l’Ordre de Sclavonie, et Garattus, évêque de l’autre partie des adultères de la doctrine de Christ, qui reçoivent leur Ordre de Bulgarie, croient et prêchent qu’il existe un seul Dieu, bon et tout puissant, sans principe, qui a créé les anges et les quatre éléments75. »
56Dans la Brevis Summula, on peut lire :
« Les hérétiques de Concorezzo qui détiennent leur hérésie de Sclavonie, et les autres hérétiques qui la détiennent de Bulgarie, croient et prêchent qu’il existe un seul Dieu, bon et tout puissant, sans principe76. »
57On peut constater que l’information apportée par le De heresi au sujet de la croyance (en deux principes) des cathares de Desenzano, ainsi que de l’Ordre bogomile (de Dragovitie) dont ils ont reçu l’ordination épiscopale, subit dans l’énoncé proposé par l’auteur de la Brevis Summula un glissement de sens. Ce dernier présente en termes de rapport de cause à effet l’information qu’il est sûrement en train de copier d’un texte plus ancien. D’après lui, les cathares « qui tirent leurs erreurs de Dragovitie » – les albanenses77 – croient en deux principes. Il sous-entend ainsi que la croyance en deux principes des cathares de Desenzano leur a été transmise par le biais de l’ordination reçue de Dragovitie. Le sacrement d’ordre de l’Église de Dragovitie apparaît donc comme la cause des erreurs des albanenses. De même, les cathares de l’Église de Mantoue et ceux de l’Église de Concorezzo, « qui auraient reçu leur ordre de Sclavonie et de Bulgarie », selon le De heresi, « tireraient leurs erreurs de Bulgarie et de Sclavonie », selon la Brevis Summula.
58Reprenant l’interprétation proposée par l’auteur de la Brevis Summula, faite, de toute évidence à partir d’un exposé de croyances cathares plus ancien, et qui par ailleurs ignore toute filiation historique et doctrinale permettant de rattacher les cathares aux bogomiles, on peut lui attribuer les fondements de l’hypothèse ayant permis aux historiens, depuis Schmidt et Döllinger, d’affirmer que l’Ordre bogomile de Dragovitie professait un dualisme des principes. C’est donc la lecture faite par l’auteur de la Brevis Summula qui est de nouveau renforcée par le Père Dondaine. Bien qu’il confirme l’antériorité et la souplesse de l’exposé du De heresi par rapport à celui de la Brevis Summula, il reconnaît que la recension de ce dernier texte, parce que plus tardive, « s’est enrichie de quelques menus détails d’ordre doctrinal que l’on aurait tort de négliger78 ». Dondaine qualifie de « menus détails d’ordre doctrinal » les filiations historico-doctrinales que le polémiste médiéval avait établies à partir de l’exposé plus ancien des croyances. Ce sont ces filiations qui confortent l’hypothèse défendant, depuis le xixe siècle, l’idée du schisme doctrinal au sein des Églises bogomiles. Le schisme se serait produit à son tour chez les cathares au moment de la venue de Nicétas puis de Petracius.
59Ainsi, d’après le Père Dondaine, le changement de rite accepté par Marc constituerait « le point de départ des schismes qui éclateront au temps de Garattus79 ». Car, d’après lui, chaque réordination des cathares supposait un changement de rite, d’orthodoxie, pour les nouveaux ordonnés. Ce serait donc à la suite des réordinations différentes que, d’après Dondaine, les cathares italiens se seraient divisés en plusieurs tendances. Ceux de Concorezzo et de Mantoue-Bagnolo professaient comme les bogomiles un dualisme mitigé, tandis que les cathares de Desenzano croyaient en deux principes comme les pauliciens puis les bogomiles de l’Église de Dragovitie. Dans cette perspective, le témoignage de Rainier Sacconi, formulé vers 1250, selon lequel toutes les Églises bogomiles, ainsi que les communautés cathares tiraient leur origine (entendons l’ordination des évêques) de deux Églises (de Bulgarie et de Dragovitie80), continue d’être interprété à la manière de Charles Schmidt : c’est au sein de ces deux Églises bogomiles que le schisme doctrinal se serait produit en premier.
60Cette lecture éminemment catholique ne peut donc envisager comme cause de la scission de la communauté cathare italienne une éventuelle rivalité entre personnes, voire entre écoles détenant des positions différentes. Elle ne peut pas plus imaginer que le soupçon sur la validité du sacrement ait pu servir à éliminer quelque candidat malvenu. C’est pourtant cette opinion que je vais défendre ensuite.
La scission de la communauté cathare de Lombardie et les différentes tendances
61Contre l’hypothèse précédente qui relie les débuts des divergences doctrinales à la venue de Nicétas en Occident, on peut envisager les divergences doctrinales au sein des cathares à l’origine de l’éclatement de la communauté cathare de Lombardie. Ces divergences ne sont-elles pas attestées uniquement dans le milieu cathare italien ?
62La plupart des traités de la polémique anti-cathare en Italie, élaborés à partir des années 1220-1230, mentionnent les disputes doctrinales que soutiennent, souvent de manière acharnée, les deux communautés cathares de Concorezzo et de Desenzano. C’est aussi vers 1230 que des schismes se produisent à l’intérieur même des deux communautés cathares. Celle de Concorezzo voit l’ensemble de ses adeptes, les concorezenses, partagés en deux groupes, les uns suivant leur évêque Nazarius, les autres leur fils majeur, Desiderius. De même, la communauté de Desenzano, dont les membres sont déjà appelés albanenses (dénomination inconnue avant 1210), se divise-t-elle entre les partisans de son évêque Belesmanza, et ceux de son fils majeur puis évêque, Jean de Lugio81.
63Le Liber contra Manicheos, attribué à Durand de Huesca et daté des environs de 1225, fait mention des trois « obéissances » auxquelles se rattachaient alors les cathares, à savoir des Grecs, des Bulgares et des Dragovities82. L’auteur exprime sa désolation envers la division existante entre les hérétiques mais il ne fait pas encore la confusion entre Ordre, c’est-à-dire filiation épiscopale, obéissance, d’une part, et doctrine ou orthodoxie, de l’autre. L’identification d’Ordre avec orthodoxie sera renforcée par les polémistes catholiques à partir de 1250.
64L’auteur du Liber supra Stella, probablement un moine de Cario qui œuvre vers 1235, affirme que l’opposition et la division des cathares entre eux, résulterait d’une évolution doctrinale puisqu’à l’origine les cathares (italiens) professaient tous les mêmes croyances. Actuellement, ajoute-t-il, et malgré les nombreux essais de réconciliation, albanenses et concorezenses se condamnent mutuellement83.
65Plus tard, Rainier Sacconi, ancien cathare qui serait resté dix-sept ans dans la secte avant d’abjurer et de devenir inquisiteur pour la Lombardie, apporte une autre information sur les croyances des cathares de Desenzano. Leurs anciennes croyances sont celles de Belesmanza et remontent à 1200. Elles étaient communes à tous les cathares de cette communauté jusqu’en 1230, moment où Jean de Lugio provoque la scission de ses membres84.
66À travers ces témoignages, nous avons de bonnes raisons de penser que les disputes doctrinales entre les communautés cathares italiennes, qui voient leurs membres se réfuter et se condamner mutuellement, ne sont véritablement ouvertes et publiques qu’à partir de 1230. Par ailleurs, on a vu que l’exposé doctrinal du De heresi ne fait pas mention de possibles disputes d’ordre doctrinal entre les communautés cathares italiennes. Parmi les sources les plus anciennes, rédigées avant 1200, figure la Confession dite de Bonacursus vers la fin du xiie siècle. Bien que ce dernier évoque l’apparition de divergences entre les cathares, il insiste plutôt sur les croyances partagées encore, selon lui, par la plupart des cathares :
« Ils (les hérétiques) affirment que Dieu est le créateur de tous les éléments, et bien qu’il (l’hérétique qui est en train d’abjurer) avoue que certains parmi eux assurent que ces éléments furent crés par le diable, la plupart d’entre eux croient que ce fut le diable qui avait divisé les éléments85. »
67De même, les croyances réfutées dans la somme attribuée à Prévostin de Crémone, qui date de la fin du xiie siècle, semblent bien être celles d’un dualisme « informel ». Il ne fait aucune référence à l’existence de différentes communautés cathares et encore moins à des divergences doctrinales qui auraient pu exister au moment où il élabore son traité86.
68En résumé, je pense que ce sont donc les croyances d’un dualisme informel qui sont toujours partagées par l’ensemble des cathares italiens au moins jusqu’à la dernière décennie du xiie siècle. Sachant que les divergences d’école ne sont pas attestées avant cette date et que le supposé schisme produit à l’intérieur des Églises bogomiles n’est pas attesté par les sources orientales, les deux tendances doctrinales connues chez les cathares italiens, dès le début du xiiie siècle, peuvent parfaitement s’insérer dans un contexte d’évolution doctrinale propre au catharisme en Italie. Le terreau où auraient pu germer les dissensions de caractère doctrinal a bien pu exister jusqu’à la première scission de la communauté cathare de Lombardie, mais il n’y a pas de raison de croire que ces divergences aient surgi en réaction au renouvellement d’ordre de Nicétas, comme l’affirme l’hypothèse traditionnellement admise87. L’incertitude des communautés cathares italiennes à propos de la validité du sacrement conféré par Nicétas a pu engendrer une histoire doctrinale propre à ces groupes. Car, si une affaire relative aux croyances a pu être à l’origine de la division et de la rivalité de personnes dans la communauté cathare italienne, elle a surgi au sein de la communauté occidentale et n’a pas résulté d’une « importation » de l’Orient bogomile. De même, l’apparition de ce mouvement dissident dans l’Occident médiéval ne nous paraît pas être le résultat d’une importation bogomile88, tout en envisageant l’historicité – pourquoi pas possible –, des contacts entre bogomiles et cathares. Ces contacts, je le rappelle, sont attestés par les sources de la polémique anti-hérétique dès les débuts du xiiie siècle mais, ce n’est que tardivement, nous l’avons vu plus haut, qu’ils établissent des liens historiques et doctrinaux permettant de croire à des rapports de dépendance étroite entre eux qui expliqueraient, encore une fois de plus comme venant de l’extérieur, l’existence des différentes tendances doctrinales connues à l’intérieur du catharisme. Ce que les dissidents eux-mêmes n’ont jamais avoué.
Conclusion
69L’étude historiographique et celle des sources sur lesquelles une tradition s’est appuyée pour défendre l’hypothèse de la dépendance de la doctrine des cathares vis-à-vis de la doctrine bogomile orientale, a permis d’identifier un témoignage tardif et de nature polémique sur lequel les historiens se sont appuyés sans le mettre en doute. La double tendance du dualisme cathare, « dualisme mitigé » et « dualisme absolu », comme résultante de l’importation d’un dualisme oriental lui-même à deux tendances, est, comme on l’a vu, uniquement accréditée par les polémistes médiévaux, à partir de 1250. En compilant des exposés antérieurs, ces polémistes ont établi des filiations doctrinales entre les bogomiles et les cathares, à partir des rapports qui présentaient seulement des filiations de caractère sacramentel. L’origine lointaine, orientale, des croyances cathares venait se surajouter au xiiie siècle au corpus de clichés élaboré par les polémistes qui, depuis le siècle précédant, présentaient l’hérétique comme un envoyé du diable, un émissaire du mal dont les origines doctrinales remontaient au Manichéisme. Un mal qui, de toute évidence, ne pouvait être endogène à la Chrétienté latine, mais qui, bien au contraire, ne pouvait prendre racine qu’en Orient, espace de défaite des croisés.
70C’est dire à quel point les anachronismes commis par les polémistes, auteurs de récits historiques tardifs tels que la Brevis Summula ou le Tractatus, ont pesé dans l’élaboration d’une histoire doctrinale du catharisme encore dominante. Par ailleurs, la critique à laquelle doivent être soumis ces textes et la méfiance dont l’historien doit faire preuve vis-à-vis de la véracité de leur contenu, ne doit pas le conduire pour autant à mettre en cause l’existence historique de la dissidence, toute la difficulté étant d’en pouvoir déceler, malgré les topos et les fabulations des polémistes, la véritable portée, et le contenu.
Tableau 1. – Prospection d’une hypothèse.

71Noteaa
72Notebb
73Notecc
74Notedd
75Noteee
Notes de bas de page
1 Excellente étude de Ch. Puech dans Oriente ed Occidente, p. 56-84.
2 Voir infra, p. 73-74, tableau 1 : Prospection d’une hypothèse.
3 Evervin de Steinfeld, Lettre à Bernard de Clairvaux, infra, chap. 3.
4 Infra, chap. 4, et tableau : Prospection d’une hypothèse, p. 73-74.
5 À ce propos les textes de caractère polémique : De heresi catharorum, A. Dondaine (éd.), puis, un peu plus tard Le Liber contra Manicheos, vers 1229. Plus tard encore, le Tractatus de hereticis attribué à l’inquisiteur Anselme d’Alexandrie, A. Dondaine (éd.).
6 Eckbert de Schönau, Sermones contra catharos. Sur l’usage des œuvres d’Augustin par Eckbert de Schönau dans sa réfutation des cathares : U. Brunn, L’Hérésie dans l’archevêché de Cologne, p. 247 sq et infra chap. 4.
7 J.-B. Bossuet, Histoire des Variations, p. 465-467. L’auteur s’inspire de l’information du traité de Pierre de Sicilia, Historia Manicheorum.
8 Ch. Schmidt, Histoire et doctrine des cathares, vol. I, p. 32-33. Infra, tableau, p. 73-74.
9 Parmi les sources du premier bogomilisme ignorées par Charles Schmidt se trouvent le Slovo, ou traité contre les bogomiles de Cosmas le prêtre, le traité d’Euthyme de la Peribleptos et la lettre du patriarche Théophylacte. Il connaît, par les publications des sources byzantines de Gieseler, la Panoplia dogmatica d’Euthyme Zygabène, l’Historia Manicheorum de Pierre de Sicile, et l’Alexiade d’Anne Comnème, ainsi que les apocryphes, la Vision d’Isaïe et l’Interrogatio Iohannis, cf., Y. Dossat, « Un initiateur : Charles Schmidt », p. 178.
10 Schmidt, I, p. 15 sq.
11 Des auteurs au xviiie siècle avaient déjà avancé l’hypothèse de l’existence de deux tendances dualistes en Orient, l’une absolue et l’autre modérée, ainsi le baron Mosheim, Institutionum historiae ecclesiasticae libri quatuor, Helmstedt, 1737-1741, cf. Y. Dossat, « Un initiateur », p. 173.
12 Nicétas, nom d’origine grecque, devient Niquinta dans les sources latines.
13 Schmidt, I, p. 73. Sur le contenu de la Charte de Niquinta, infra, p. 57 sq.
14 Ibid., p. 58, et n. 3 : « À l’origine, les Bulgares avaient professé l’ancien dualisme absolu, lequel suivant un auteur italien du treizième siècle, avait été la doctrine de tous les cathares d’au delà de la mer. » Telle est la lecture que Schmidt tire du traité de Rainier Sacconi, Sanjek (éd.), p. 59.
15 Sur les différents noms – Dugunthia, Diniguthia, Drogometia, Druguria, Bruguria, etc. – sous lesquels l’Ordre de Dragovitie apparaît dans les documents : A. Dondaine, Un traité néo-manichéen du xiiie siècle, p. 63. Pour Schmidt, I, p. 15-16, le nom de cette Église bogomile vient de la ville de Trogir ou Tragurium, plus tard Trau, en Dalmatie, sur l’Adriatique. À partir de ce centre commercial dalmate s’établissaient des relations entre les slaves et les italiens, les idées cathares en seraient parties vers l’Occident.
16 Rainier Sacconi, Summa de catharis et pauperibus de Lugduno, F. Sanjek (éd.), p. 50 : « Ecclesia Albanense… Ecclesia Philadelfie, in Romania. Ecclesia Bulgarie. Ecclesia Duguvithie. Et omnes habuerunt originem a duabus ultimis. »
17 Schmidt, I, p. 58, n. 3 : « Haeretici qui habent ordinem suum de Dugrutia, enseignent qu’il y a duos dominos sine principio et sine fine. » L’historien attribue par erreur ce témoignage à Bonacursus. Il l’a extrait du ms de Lucques, Comunale, cod. 2110, f° 77 v°, imprimé par J. D. Mansi, Stephani Baluzii… Miscellanea novo ordine digesta…, t. II, Lucae, 1764, p. 581, où l’exposé des croyances des cathares italiens est semblable à celui du ms de Bâle, C.V., 17, f° 87 r° b, édité par A. Dondaine, De heresi catharorum.
18 Schmidt, I, p. 58 et n. 4 : « Dans ces contrées se fit alors entre l’Église de Bulgarie, à laquelle se rattacha peut-être celle de Corize [Concorezzo], et les Églises de Tragurium [Dragovitie] et de l’Albanie [Desenzano] un schisme, qui eut pour suite des condamnations réciproques ». Schmidt s’appuie sur le témoignage du traité de R. Sacconi, Sanjek (éd.), p. 59 : « Omnes ecclesie Catharorum recipiunt se ad invicem licet habeant diversas et contrarias opiniones, preter Albanenses et Concorrenses, qui se dampnant ad invicem sicut supradictum est. » Mais pour affirmer l’existence d’un schisme entre ces deux Églises bogomiles, Schmidt s’inspire du rapport sur les débuts historiques du catharisme en Italie dans N. Vignier, Recueil de l’Histoire de l’Église, p. 268, puis du rapport doctrinal de J. D. Mansi, Stephani Baluzii…, p. 581.
19 Pierre de Sicile, op. cit.
20 Sur les rapprochements hasardeux que certains historiens ont fait des noms pauliciens et poplicans, ce dernier donné aux cathares allemands pour montrer l’influence de la doctrine des pauliciens sur les cathares, voir S. Runciman, Le Manichéisme médiéval, p. 111. Je partage avec A. Borst, Les Cathares, p. 209, n. 1, l’hypothèse que le nom « poplican » pourrait venir de « publicain », percepteur d’impôts (cf. Mt 21,31) et taxes dans la Palestine du début de notre ère. Ce nom a joui par la suite d’une acception péjorative, personnifiant le « pécheur public ». C’est probablement sous cette acception que les polémistes anti-hérétiques l’ont attribué aux cathares de la zone d’Empire aux xiie-xiiie siècles.
21 I. V. Döllinger, Beiträge zur Sektengeschichte des Mittelalters.
22 Ibid., p. 114-116.
23 Supra, n. 17 et 18.
24 N. Vignier, Recueil de l’Histoire de l’Église. L’extrait historique était celui du De heresi, plus tard trouvé et publié par A. Dondaine.
25 Entre autres, S. Runciman, The Medieval Manichee, p. 112 ; H. Soderberg, La Religion des cathares, p. 265.
26 A. Dondaine, « Les Actes du Concile Albigeois de Saint-Félix de Caraman », p. 324-355 et supra, chap. préliminaire, p. 29 sq.
27 J. Guiraud, Histoire de l’Inquisition I, p. 25. C. Douais, Les Albigeois. Leurs origines, p. 393-394. Interprétation reprise dans Histoire Générale du Languedoc, 1879, vol. VII, p. 4.
28 Cet avis est formulé d’abord par l’éditeur de la Charte : G. Besse, Histoire des ducs, marquis et comtes de Narbonne, 1660, p. 325.
29 Supra n. 28.
30 Les nombreuses éditions dont ce texte avait alors fait l’objet reproduisaient des erreurs de ponctuation ou de frappe inexistantes dans la première édition. La critique la plus sévère que connut la charte depuis sa parution est due à L. de Laeger, « L’Albigeois pendant la crise de l’Albigéisme », p. 272-313. Les aspects sur lesquels repose cette critique ainsi que les erreurs transmises par les différentes éditions du texte sont étudiés par A. Dondaine, « Les Actes du Concile… ». Sur la polémique soulevée par le texte et sa bibliographie, P. Jiménez, « Relire la Charte de Niquinta » (I), p.1-26. Plus récemment, un colloque s’est tenu au Centre d’Études Médiévales de l’Université de Nice au sujet de l’authenticité du document : L’Histoire du Catharisme en discussion. Le « concile » de Saint-Félix (1167), voir supra chap. préliminaire, p. 45 sq.
31 Opinion que défend, à la fin du xixe siècle, l’historien protestant Ch. Molinier, L’Inquisition dans le Midi de la France aux xiiie et xive siècle, p. 14.
32 N. Vignier, Recueil de l’Histoire de l’Église, p. 268, cf. A. Dondaine, « Les Actes du Concile albigeois… », p. 340.
33 A. Dondaine, « Les Actes du Concile… », p. 325 et p. 354-355.
34 A. Dondaine, De heresi catharorum, p. 280-312 ; Tractatus de heretici, p. 234-324. Récemment, une mise en cause de ces récits par J.-L. Biget, dans Bogomiles, Patarins, Slavica, p. 155-159.
35 Id., « Les Actes du Concile… », p. 345.
36 La première étude en date est la thèse d’A. Borst, Les Cathares, p. 84-86. De même Ch. Thouzellier, Hérésie et Croisade au xiie siècle…, p. 35. R. Manselli, L’Eresia del Male, p. 200-201 ; id., « Églises et théologies cathares », CF n° 3, p. 132, où l’historien italien affirme que la démonstration du Père Dondaine est irréprochable. Du même avis, René Nelli pour qui le « catharisme occitan » demeure celui que Nicétas introduit pendant sa visite à Saint-Félix, à savoir, le dualisme de tendance radicale : Histoire du Languedoc, op. cit., p. 68.
37 Y. Dossat, « À propos du Concile cathare de Saint-Félix », p. 201-214.
38 Tractatus de hereticis, A. Dondaine (éd.), p. 319 : « Isti portaverunt heresim in Lonbardiam a Neapoli : Marchus, Iohannes Iudeus, Ioseph et Aldricus, circa tempus quo currebat M c l xx iiij. »
39 Infra, chap. 6.
40 Sur la controverse diplomatique soulevée par les critiques de Dossat à propos de l’authenticité du texte, je renvoie à mon étude : « Relire la Charte de Niquinta (I) », p.1-26. Un des arguments les plus faibles de la démonstration de Y. Dossat consiste à nier l’authenticité du document parce qu’il n’est connu que par une source indirecte et tardive, l’original ayant disparu.
41 Voir R. I. Moore, « Nicétas, émissaire de Dragovitch, a-t-il traversé les Alpes ? », Annales du Midi, n° 85, 1973, p. 85-90. Plus récemment, le colloque de Nice, L’histoire du catharisme en discussion.
42 Ch. Thouzellier, Catharisme et Valdéisme en Languedoc, p. 13.
43 Supra, chapitre préliminaire, p. 38.
44 A. Dondaine, « Les Actes du Concile albigeois… », p. 354.
45 M.-H. Vicaire, « Le catharisme : une religion (1935-1976) », CF n° 3, p. 381-409.
46 S. Runciman, The Medieval Manichee, p. 69-79.
47 D. Obolensky, The Bogomils, p. 161-162, n. 4. Supra, chapitre préliminaire, p. 29.
48 Ibid., p. 161 et 202.
49 D. Obolensky, The Bogomils, p. 162. Pour sa part, A. Borst, Les Cathares, p. 63 et n. 5, admet, afin d’expliquer l’apparition du dualisme absolu de l’Église de Dragovitie, l’idée de la scission à l’intérieur du bogomilisme, scission qui ne serait pas, selon lui, antérieure au xie siècle.
50 H.-Ch. Puech, « Catharisme médiéval et Bogomilisme », op. cit., p. 56-84. Supra, chapitre préliminaire, n. 25 et 26.
51 Puech, p. 83-84. supra, chapitre préliminaire, p. 33.
52 B. Hamilton, « The Origins of the Dualist Church of Drugunthia », p.115-123.
53 Ibid., p. 123-124.
54 Voir à ce propos, la conclusion de H. Soderberg, La Religion des cathares, p. 265.
55 De heresi, A. Dondaine (éd.), p. 306.
56 À propos des différents fragments composant ce texte : J. Duvernoy, La Religion des cathares, p. 333.
57 Tractatus, A. Dondaine (éd.), p. 309.
58 Le mot Papas est utilisé à Byzance pour désigner les moines et les prêtres. Le bogomile Jean Tzourillas est qualifié de papas, M. Loos, Dualist Heresy in the Middle Ages, p. 129.
59 À noter que le De heresi ne précise pas le degré hiérarchique de Nicétas, tandis que le tractatus le mentionne comme étant évêque de Constantinople.
60 D’après le De heresi, lors de la venue de Petracius, l’évêque cathare de la Lombardie n’est plus Marc, mort à l’époque, mais Jean le Juif. Selon l’autre texte, plus tardif et légendaire, Tractatus de hereticis, Marc était encore vivant au moment du scandale.
61 De heresi, A. Dondaine (éd.), p. 284 et 292,
62 Tractatus, A. Dondaine (éd.), p. 309 : « Post aliquantulum temporis, Marchus intellexit quod Papas Nicheta male finierat vitam suam, et ideo voluit ire ultra mare ut reciperet ordinem episcopalem ab episcopo de Bulgaria. »
63 Sur la localisation des Ordres bogomiles, infra, chap. 6, p. 197, n. 20.
64 De heresi, p. 308.
65 Conrad de Porto (voir bibliographie).
66 Chronique, p. 226-276, aux années 1201, 1206 et 1207. M. Zerner, « Du court moment où on appela les hérétiques des “bougres” », p. 305-324. Le glissement d’appellation de « bulgare » à « bougre », vers la moitié du xiiie siècle, témoignerait d’un alourdissement du climat. Par ailleurs, les hérétiques de la Charité-sur-Loire sont appelés « bougres », B. Delmaire, « Un Sermon arrageois inédit sur les Bougres du nord de la France (vers 1200) », p. 1-15 et infra, chap. 5, n. 57.
67 Infra, chap. 6 et 7.
68 De heresi…, p. 292.
69 De ce même avis, M. Loos, Dualist Heresy, p. 130 ; J. Duvernoy, La Religion, p. 346.
70 Le texte du De heresi est celui du Ms Bâle, C.V. 17, f° 87 r° b, A. Dondaine (éd.), p. 306-312.
71 Le texte édité par J. D. Mansi, Stephani Baluzii… Miscellanea novo ordine digesta…, t. II, Lucae, 1761, p. 581, est celui, incomplet, du Ms Lucques, Comunale, cod. 2110, f° 77 v° a ; l’autre texte est celui de la Brevis Summula contra erroreres notatos hereticorum, Ms. Paris, BN, Lat. 13151, f° 347 r° a-347 v° a, C. Douais (éd.), La Somme des Autorités à l’usage des prédicateurs méridionaux au xiiie siècle, p. 114-143. Le texte publié par J. D. Mansi appartient à la tradition du Ms. Bibliothèque Vaticane, Lat. 715, f° 1 r° a-r° b, cf. A. Dondaine, « La hiérarchie cathare en Italie (I) », p.281-282, 298-299.
72 Outre le manuscrit de Lucques, publié par J. D. Mansi, puis celui de la Brevis Summula à partir du Ms. Paris, BN. lat. 13151, on dispose d’une troisième recension, Ms. BN. 14.927, f° 7 r° b-8 v° b, cf. Dondaine, De heresi, p. 299.
73 De heresi, A. Dondaine (éd.), p. 308.
74 C. Douais, La Somme des Autorités, p. 121.
75 De heresi, p. 310.
76 C. Douais, La Somme des Autorités, p. 123.
77 C’est moi qui corrige le nom d’albigenses que retient le texte de la Brevis Summula par albanenses, car de toute évidence l’auteur fait référence aux adeptes de cette communauté cathare italienne comme le montre le De heresi.
78 Il évoque, entre autres, l’apparition des noms propres dans le premier texte, absents dans les autres, car « vers 1250 les noms de ces hérésiarques étaient bien oubliés ». Des erreurs de filiation épiscopale, inexistantes dans le De heresi, sont aussi attestées dans les autres manuscrits, ce qui permet de croire dans l’ancienneté du premier, cf. Dondaine, p. 301-304.
79 Ibid., p. 291.
80 Rainier Sacconi, F. Sanjek (éd.), p. 50, supra, n. 16.
81 Un des chapitres du traité rédigé vers 1230 par Jean de Lugio, le Livre des deux principes, Ch. Thouzellier (éd.), p. 362-389, est consacré à la réfutation des « Garatenses », les cathares de l’Église de Concorezzo qui reçoivent leur nom de leur évêque, Garattus.
82 Liber contra Manicheos, Ch. Thouzellier (éd.), p. 138-139 : « Nam multas scimus habuisse corruptiones et etiam divisi sunt in tres partes et unaqueque pars iudicat aliam et condempnat. Nonnulli eniam eorum obediunt Grecis hereticis, alii autem Bulgariis et alii Drogovetis. »
83 Liber supra Stella, Milano, I. Da (éd. partielle), p. 309, et C. Bruschi (éd.), p. 5 : « Manifestum est quod Albanenses et Concoritii pluries convenerunt in unum et conscilia plurima fecerunt, tractantdo quomodo possent in unam fidem convenire, volentes tam Albanenses quam Concoritii obmittere de eo quod predicabanit, propter credentes eorum tam Albanensium quam Concorrentium, qui inter se scandalizabantur ex eorum predicatione. » Le Père Dondaine a fait reculer cette information qui répondait certainement à des événements des années 1230, au temps des divisions et des premiers efforts de la communauté cathare de Lombardie pour se rassembler, faits exposés dans le récit historique du De heresie et qui remonteraient, au plus tôt, aux années 1170-1180.
84 Rainier Sacconi, Sanjek (éd.), p. 51 : « De opinionibus Belesinanze. Prima pars tenet oppiniones antiquas quas omnes Cathari et Albanenses habebant in annis Domini currentibus MCC usque ad annos currentes MCCXXX. »
85 Manifestatio Bonacursus, Migne (éd.), P.L. 204, col. 775 : « Nam quidam illorum dicunt Deum creasse omnia elementa, alii dicunt illa elementa diabolum creasse ; sententia tamen omnium est, illa elementa diabolum divisisse. »
86 Summa contra haereticos, J. Garvin et J. A. Corbett (éd.), p. 4 : « Contra quam proponit hereticus falsitatis sententiam, dicens Deum omnipotens sola incorporalia et invisibilia creasse, diabolum vero, quem deum tenebrarum appellat, corporalia et visibilia fecisse, addens preterea duo esse principia : ununm boni, Deum omnipotentem ; alterum mali, diabolum. »
87 A. Dondaine, « La hiérarchie cathare en Italie (I) », p. 292 : « Il ne faudra donc pas voir simplement dans les divisions qui vont naître au sein du catharisme italien des rivalités de personnes, voire même d’écoles ; il s’agira d’intérêts spirituels beaucoup plus graves. Les dissidences naîtront du trouble jeté dans les âmes sur la validité du moyen essentiel de leur salut, moyen pour lequel les cathares ne concevaient aucune suppléance possible, le consolamentum. Si Papanicétas a pu entraîner Marc à son orthodoxie, c’est qu’il a jeté des soupçons sur l’ordre de Bulgarie ; […] ces suspicions continuelles devaient faire leur œuvre de division. Quand Marc passa de l’ordre de Bulgarie à celui de Drugonthia, le changement d’orthodoxie n’avait pas moins d’importance que n’en aurait de nos jours le passage de l’Église russe à l’Église romaine ou bien à une Église réformée. Or d’une secte à l’autre (du moins entre les dualistes absolus et les dualistes mitigés), les cathares ne reconnaissaient pas la validité du consolamentum ; le changement de rite supposait nul le consolamentum reçu antérieurement. »
88 C’est encore l’opinion majoritairement défendue, supra, chap. préliminaire, p. 36 sq.
a J’entends par acteurs tous ceux, chroniqueurs monastiques, théologiens ou polémistes médiévaux qui ont été les premiers à élaborer l’image pesant fortement sur l’origine de la dissidence cathare. Elle est véhiculée plus tard par les historiens modernes, voire contemporains.
b Il s’agit d’une dénomination des sources médiévales dont les historiens, à partir du xve siècle, vont s’inspirer pour appuyer l’opinion sur l’origine orientale du catharisme. Le traité de Pierre de Sicile, l’Historia manicheorum, en constitue un bon exemple. C’est sur cette information que Bossuet s’appuie pour affirmer que les Albigeois, néo-manichéens médiévaux apparus selon lui au début du xie siècle, tirent leur origine de la Bulgarie.
c Parmi les dissidents autour de l’an Mil, certains sont qualifiés de néo-manichéens (abrév. : N.M.). Voyant les cathares du xiie et du xiiie siècle ainsi dénommés (N.M.), les historiens, depuis Jacques-Benigne Bossuet, ont identifié comme cathares les hérétiques du début du xie siècle.
d Le nom de « cathares » est donné comme synonyme de néo-manichéen (N.M.) par Eckbert de Schönauaux hérétiques qu’il combat dans ses régions d’Empire. À propos de l’usage de ce nom depuis l’Antiquité tardive, voir U. Brunn, « Cathari, catharistae et cataphrigii ».
e Les hérétiques considérés, dès la deuxième moitié du xiie siècle, comme des néo-manichéens reçoivent différents noms selon les régions, tels que patarini en Italie, albigensi dans le Midi de la France, « bulgare » ou « bougre » dans le royaume de France, cathari en Rhénanie, « piphles » ou « popelican/publicain » en Flandre, etc. Les polémistes ne cherchent pas à connaître la véritable identité des hérétiques qu’ils combattent.
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