1Ce colloque et ce sujet, interdisciplinaires par excellence, se trouvent à la jonction de mes deux domaines d’intérêts. Je travaille en effet (avec quelques autres) à l’émergence d’une médiologie, c’est-à-dire plus précisément à une phéno-médiologie de l’événement en général : comment celui-ci nous arrive, selon quels relais, rythmes, formats, vecteurs, etc. Cette archi-question me semble philosophiquement préalable à toute histoire (et ce terme recouvrira ici l’histoire des historiens, qui inclut l’histoire au présent des journalistes et les récits de l’information, autant que les histoires de la littérature). J’aimerais mieux comprendre les chemins de l’information, ses traitements variables, selon quelle emprunte la voie de l’Histoire ou des fables. Et comprendre du même coup comment, si l’on englobe ces deux versants sous le seul nom de texte ou de récit, il arrive que l’histoire et la fiction échangent leurs pouvoirs et se croisent. Car je ne voudrais pas distinguer trop vite ou prématurément les deux types de récit ; face aux événements, tentons de retracer la palette ou la panoplie des réactions assimilatrices, les ressources et les ruses du « faire sens ».

Le trauma de l’événement

2Rupture, tranchant, coup, choc… toutes les études insistent sur l’événement comme trauma, donc sur les aspects cathartiques, assimilateurs du traitement de l’information.

3À son surgissement (au climax de son ébranlement), l’événement entraîne sidération et aphasie primaire. « My God ! », s’écrient les pompiers de New York filmés par les frères Naudet lors du premier impact dans la tour, au matin du 11 septembre. (Le deuxième impact n’aura pas du tout la nature du premier.) Et les images qui repassent en boucle sur toutes les chaînes du monde disent l’effroi, le patinage du traitement de l’inouï : on répète, on ressasse, on abréagit (cris, pleurs, fuite…). Il faut du temps pour accéder au symbolique, c’est-à-dire au récit, au recadrage géopolitique ; pour dire l’histoire, et retisser le cocon domestique de la réception, là où les événements nous arrivent.

4Il est instructif d’accompagner l’onde de choc d’un grand événement ou de suivre sa phéno-médiologie, selon qu’elle transite et se renouvelle sur différents supports (le 11 septembre a peu à peu infiltré la littérature et le cinéma)…

5Faire événement : la grammaire bizarre de ce verbe suppose non seulement une rupture, mais encore sa publicité ou son retentissement. Comment désenchevêtrer l’importance intrinsèque d’un événement de son acoustique ou de son tapage médiatique ? Il n’y a sans doute pas d’événement sans médias, mais cette médiatisation publicitaire - condition nécessaire – ne suffit pas à faire l’événement. Trop de pseudo-événements lancés à grand renfort de pub (la « communication événementielle ») nous montrent qu’il faut, non pas disjoindre, mais examiner l’articulation entre événement et média. Aux deux extrêmes : le 11 septembre (tapage/sidération mondiale, et scénarisation maximum), et ces « grands événements qui arrivent sur des pattes de colombe » (Nietzsche), comme une maladie mortelle qui infiltre le corps à bas bruit, ou encore le débarquement des Pilgrims du Mayflower sur la côte du Massachussets, ou la prise de la Bastille (« Rien », dit l’agenda du roi à la date du 14 juillet 1789). On en parlera plus tard et le 14 juillet deviendra – à quelle date ? – un événement historique ; l’après-coup est le propre et la signature de beaucoup d’événements.

6À terme, l’événement n’existe que si l’on en parle. Selon quelle énonciation, et qui parle ? Qui oriente le projecteur ou le grand miroir ? Dans le numéro 10 de nos Cahiers de médiologie consacré à la lumière, j’ai proposé d’étudier l’information médiatique comme une espèce d’éclairagisme. Mais si tout événement est média-dépendant – si une nouvelle que personne ne reprend n’est pas une nouvelle mais, étymologiquement, une idiotie (dirons-nous la même chose d’une œuvre d’art ?) –, il convient de toujours distinguer au moins deux degrés :

• avec la guerre, l’accident ou le terrorisme, « ça » arrive et on en parle (dans le dernier cas, ça arrive pour qu’on en parle : le terroriste calcule et exploite sa média- dépendance, il frappe de préférence les cibles les plus médiatiquement exposées) ;
• le scandale ou la notoriété : ils n’ont lieu que parce qu’on en parle ; ici, les médias ne constatent pas mais ils performent le phénomène.

7Dans actualité, on peut entendre l’acte de parole ou le performatif au sens d’Austin ; mais comment toujours, ou parfaitement, débrouiller dans le traitement (qui commence avec la scénarisation) de l’information le constatif du performatif, c’est-à-dire le fait, sa publicité et ses récits ? Nos médias affrontent une permanente demande de sens, mais aussi de « coups » ou de divertissement au sens de Pascal. Comment faire sens, c’est-à-dire récit ? par quelles scénarisations et réinscriptions du nouveau (parfois de l’inouï) dans l’horizon d’attente et les mondes propres de chacun ? Il est tentant pour certains mass-médias de cultiver le choc sans plus (le choc des photos qui éclipsent le poids des mots), de livrer le sens sur un mode sensible, en s’exemptant de la signification et de la direction (les deux autres sens du mot sens). Mais une succession de scoops ou de coups sonores, rétiniens, n’a jamais fait une culture et se situe plutôt aux antipodes ; l’information se trouve rabattue sur une cascade de clips, de flashes, de moments sensibles ou primaires que le flot audio-visuel enchaîne « sans transition » (sans syntagme). Comme dit Serge Daney citant le mot post-moderne par excellence, « J’te raconte pas ! »

8Or, l’information est une variation qui arrive à une forme (préexistante) : elle navigue entre le cristal et la fumée, ou suppose pour faire sens un horizon de prévisibilité. Ce qu’exprime bien une page célèbre de la Critique de la raison pure de Kant : « Si le lourd cinabre était tantôt rouge tantôt noir […] aucune synthèse empirique de la reproduction des phénomènes ne pourrait avoir lieu », c’est-à-dire aucune « expérience (en tant que celle-ci suppose nécessairement aux phénomènes la faculté de se reproduire) ». Une expérience, autrement dit, ne s’inscrit jamais que dans l’horizon d’un déjà-vécu, ou s’enregistre entre un passé familier et un avenir possible.

9De même nous traitons l’information (et nous avons un besoin vital de celle-ci) pour conjurer, à la fois ou symétriquement, l’écueil de l’anxiété – quand tout peut arriver -, et celui de l’ennui - quand plus rien n’arrive au roi sans divertissement isolé dans sa chambre…

L’œuvre et le flot

10De ce que l’événement est média-dépendant – on ne le cueille pas tout prêt ni déjà disponible, hors récit, ready made, il faut le scénariser… – plusieurs esprits critiques (sociologues à sensibilité gauchiste ou adeptes de la théorie du complot) tirent une sur-suspicion : ce dont on parle tant est nécessairement un coup monté, aucun avion ne s’est jamais écrasé sur le Pentagone, ou Kennedy vit toujours dans une île des Bahamas, ou la NASA a bidouillé dans le désert du Nevada les images du débarquement d’Apollo sur la lune, etc. La mise en image ou en récit est tour entière virée par eux dans la catégorie fiction. Sans du tout les approuver, il faut néanmoins soutenir que l’événement médiatisé doit toujours demeurer sujet au doute ou à la querelle, et que cette ouverture - cette réfutabilité – est au cœur du grand jeu médiatique de l’information, ou de la bagarre qu’on appelle actualité.

11Et au nombre de ces médias, il faut introduire la littérature et définir sa place sur l’échelle des fameux traitements.

12Il est tentant d’opposer ici l’œuvre au flot, en définissant l’œuvre comme ce qui coupe ou transcende le flot : une information chasse l’autre et nous jetons le journal d’hier, alors que nous conservons pour la relire, et parfois la relier, la (bonne) littérature. De la télévision, nous magnétoscopons les films, non les « nouvelles ». L’œuvre est un œuf à couver, à chérir délicatement ; en gestation lente, comme l’imaginaire, chaque œuvre nous ouvre un espace-temps différent des news. Quel repos parfois, et quelle satisfaction, d’échapper aux urgences d’une actualité harcelante en se plongeant dans un bon livre ! Car il est urgent de se dégager de l’urgence, de regarder le monde d’un autre œil ou de raconter autrement. Et nous sentons qu’il y a risque de nivellement par le flot chaque fois que la confession du footballeur, ou la biographie du candidat politique, ou ce que Mallarmé appelait déjà pour s’en plaindre « l’universel reportage » recouvre sur les tables les bons livres, c’est-à-dire les œuvres.

Journaux d’information, romans de formation

13De part et d’autre pourtant, dans les romans comme dans l’information, règne le récit. Et quelques grands romanciers de ce siècle. Camus, Aragon, Marquez ou Tom Wolfe (pour ne rien dire du xviii^e siècle…) pratiquèrent le journalisme avec passion. « Aimer le réel parce qu’il est le réel, une source d’individualités, de détails, de singularités, avoir le goût du réel parce que le réel a du goût, qu’il est l’école du goût », écrit Pierre Pachet1… Le grand romancier ne saute pas par-dessus son temps, il réussit à en tirer, comme dit Kundera, une « suprême synthèse intellectuelle2 » en mêlant le reportage à la fiction. Mais si tout roman digne de ce nom apporte une quantité appréciable de renseignements sur le monde qui nous entoure, on trouve inversement de la fiction ou du roman dans la mise en œuvre quotidienne de nos informations.

14La capacité à traiter des informations autant qu’à écrire des romans est probablement solidaire d’une forme de culture qui englobe des choses essentielles telles que la démocratie, ou l’épanouissement de l’individualisme contemporain. Le développement d’une presse d’information et celui du roman comme genre eurent de fait partie liée, et datent du xviii^e siècle. En quoi ces deux phénomènes sont-ils complémentaires, et dans leurs effets pourtant tellement différents ? Le roman comme l’appareil d’information suppose sans doute pour se développer pleinement le retrait de la théocratie, ou d’une idéologie qui dicte aux hommes l’état du monde jusqu’en ses moindres détails. L’homme occidental a progressivement acquis, depuis la fin du Moyen Age, une sensibilité historique : il sait qu’il peut jusqu’à un certain point faire l’histoire, et il est pour cela sensible aux informations, et aux histoires. En bref, il vit dans un monde ouvert’3, un monde sensible à l’événement et aux informations.

15Mais le traitement de cette information apparaît bien différent dans les journaux et dans les romans. L’enquête journalistique court, celle du roman piétine et ressasse ; l’une prétend nous montrer le monde objectivement, l’autre nous dévoile celui-ci à travers la vision d’un personnage ou d’un narrateur qui s’explique avec l’événement plus qu’il ne le surplombe, qui vit empêtré ou enchevêtré aux circonstances ; l’une vise à la connaissance, l’autre peut-être à l’expérience. L’une est soumise aux tournois de la réfutation, et tombe sous l’alternative du vrai et du faux, l’autre se retire dans l’intouchable fiction ; l’une construit un « monde commun » et un espace public, l’autre en appelle aux mondes propres et à l’intimité de chacun.

16Le roman de formation se distingue ainsi du journal d’information ; car tout roman au fond propose une éducation sentimentale, et un essai des passions. Or, ce temps de la passion n’est pas linéaire, et à peine historique ; les passions forment des nœuds complexes, elles appellent une interrogation méditative, et leur résolution tient moins dans une forme de science que dans une sagesse. Question de tempo ou de rythme dans la lecture - ou la relecture : ralentir roman… Proust fut sans doute l’un des champions de cette lenteur labyrinthique, de ce labeur dans la composition. Et nous sentons combien son infinie complexité est intraduisible dans le langage des médias. Mieux que tout roman peut-être, La Recherche constitue une somme plus intelligente et savante que son auteur, ou que chacun de ses lecteurs ou critiques pris individuellement. Si le sens d’une œuvre est inépuisable, c’est que l’expérience sensible de ce sens est l’affaire de chacun, et l’accompagne dans sa formation. On y revient, on s’y mesure, on y tient.

Suprême synthèse intellectuelle ?

17Hegel (que la synthèse intellectuelle obsédait particulièrement) faisait de la lecture des gazettes sa « prière réaliste du matin ». Sans nous attarder ici à la contradiction d’une réalité objet de prière, demandons-nous plutôt si les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ne tendent pas à morceler irréversiblement le ou plutôt les mondes, désormais placés au-delà de toute synthèse possible. Nos médias sont hétérotopiques, et parataxiques ; ils juxtaposent et pulvérisent l’information, que le roman utopique, et syntaxique, tendrait au contraire à unifier - au moins dans sa visée classique, alors que l’âge moderne puis post-moderne se définirait, peut-être, comme l’époque où le roman, et l’œuvre d’art en général, se trouvent saisis par l’information.

18Toute information, à commencer par celle du Journal télévisé, esquisse certes une brève synthèse de l’actualité ; et quand elle déferle en direct sur le plateau, nous voyons le présentateur essayer tant bien que mal de rassembler les morceaux d’une histoire disjointe. Cette mise en récit, qui s’enracine peut-être dans quelques dispositions structurelles des mécanismes mentaux de l’attention et de la mémoire, demeure une contrainte forte, et une condition quasi transcendante de la sélection d’un événement par l’appareil médiatique : passe bien, et se trouvera donc reprise, l’information qui se laisse aisément scénariser ou raconter4. Toutefois, et quel que soir l’impératif secrètement romanesque de l’information, il est clair que les actualités et les fictions nous tirent en sens inverse. Placées sous l’autorité du réel, les informations nous font en permanence courir un risque d’effondrement symbolique sous le flot des nouvelles ; et c’est pourquoi il demeure essentiel de s’écarter de ce flot avec les artistes ou les œuvres, et de reconstruire à bonne distance la transcendance d’un imaginaire.

19L’information, par définition pulvérisante, multiplie tes mondes, et elle manque de style (ces « anneaux d’un beau style » où Proust voyait le gage d’un rythme et d’une suprême synthèse). Peut-être l’audiovisuel, dont le comble serait la forme du clip, a-t-il aujourd’hui le tort d’aggraver ce sentiment d’une dispersion affolante, et sans retour5, du moins aux yeux des intellectuels qui rêvent d’une recomposition par l’écrit d’images jugées centrifuges, carnavalesques et autozappées.

20Contrairement à l’optimisme onto-théologique de Hegel qui postulait une Wirklichkeit à l’œuvre dans l’Histoire (confondant du même coup celle-ci avec un Bildungsroman en train de s’écrire à l’insu de ses personnages), il faut donc avouer que l’information tend, au sens fort du terme, au dés-œuvrement de notre monde. La question devient de savoir, face au poudroiement des nouvelles, comment ressaisir le fil ou la tresse de l’expérience. Est-il vrai que la pulvérisation des morceaux de réel saisis par les médias ne fait plus rien, ni entre les morceaux ni avec nous ? L’information moderne serait dès lors menacée d’un permanent déficit de syntaxe, de contact, d’expression personnelle ou d’articulation symbolique. Mais, face à la montée du flot, ne le dira-t-on pas de l’art aussi ? Dans la dispersion sauvage des signes et des images qui s’étalent partout sous nos yeux, notre puissance à penser et à faire l’histoire ne s’est-elle pas épuisée, ou du moins dépolarisée ?

La querelle de l’information

21L’inquiétude contemporaine venue des médias est en vérité fort ancienne, si l’on se réfère à l’émergence de la grande presse et du reportage (lentement distingué de la littérature). À relire certaines polémiques en effet, on est frappé par la résistance, voire le mépris qu’inspire à d’excellents esprits du xix^e siècle le simple projet d’informer ses contemporains. La notion même d’information, valeur pour nous évidente, peine alors à se dégager d’une gangue intellectuelle où les fonctions tribuniciennes de la polémique, de l’influence, du commentaire ou du beau style l’emportaient de beaucoup sur la décision basse et triviale de rapporter les faits.

22Longtemps le misérable métier d’informer sans plus passe pour une intolérable mutilation ; au début du xix^e siècle, le journaliste prévoit les événements, et guide les esprits. L’écrivain qui oscille entre littérature et presse, comme Balzac, voit avec une espérance mêlée d’effroi son métier s’industrialiser. L’ouverture du marché le contraint désormais à produire de la prose comme le « pauvre canut produit des bas ou du calicot », écrit Balzac qui dénonce dans Monographie de la presse parisienne la phraséologie et les stéréotypes des « faiseurs de tartines ». Et Théophile Gautier, dans la préface à Mademoiselle de Maupin, prolonge la célèbre prophétie hugolienne « Ceci tuera cela » : « Le journal tue le livre, comme le livre a tué l’architecture ».

23En 1842, le mot journaliste ne figure pas au Dictionnaire des professions. C’est un moyen quelque peu honteux d’arriver ailleurs ; en littérature, en politique… L’écrivain dogmatique, fier de son style et de ses beaux sentiments, considère d’assez haut le reporter crotté (généralement anglo-saxon), incapable de rassembler dans une synthèse fougueuse et de présenter sous un jour agréable un émiettement de broutilles, une poussière de faits sans consistance. C’est le chien qui rapporte. Privée d’idées, l’information demeure informe, elle n’élève ni ne forme l’esprit, elle éparpille l’attention au lieu de la rassembler, elle empêche la volonté et risque même de diviser la Nation. Zola - qui n’est pas encore le héros de l’affaire Dreyfus qui donnera au journalisme d'investigation ses lettres de noblesse – écrit ainsi dans la préface à La Morasse : « Le fiot déchaîné de l’information à outrance a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviewers ». La fin déjà des grands récits et de la culture du débat, dénoncée en 1888 !

24Les imprécations se multiplient à la fin du siècle contre les horribles dangers de l’information qui ne pense pas, qui n’enseigne ni n’édifie, préférant se vautrer dans les faits ; contre l’homme pressé de la presse et de ses dépêches. Le réel, voilà l’ennemi ; et le réalisme est partout dénoncé comme platitude d’esprit et empirisme sans imagination. L’histoire du naissant journalisme est celle d’un combat entre la fonction éditoriale (noble) et l’enquête de terrain (subalterne et triviale) ; entre le commentaire et l’investigation.

25Il serait intéressant de voir cette querelle de l’information ou du journalisme rebondir au xx^e siècle au cœur d’une œuvre littéraire, par exemple dans l’anathème jetée en 1923 par Breton contre ceux de ses camarades qui cèdent alors aux sirènes du journalisme : Aragon coupable de diriger quelques mois Paris-joumal de Jacques Hébertot, Desnos, Vitrac ou Soupault (exclu avec pertes et fracas en 1926 pour crime de compromission journalistique). Breton pressent bien la catastrophe d’un art qui serait saisi par l'information ; il demandera plus tard l’occultation profonde, définitive, du surréalisme qui ne doit surtout pas faire événement au sens des échotiers (on sait combien cette demande sera peu suivie d’effets), il annonce l’« entrée des médiums » – ce furent les médias qui débarquèrent.

Vers le dés-œuvrement démocratique ?

26Les médias ont désormais le monopole du traitement des événements qualifiés de « merveilleux des sociétés démocratiques6 ». Et il arrive que ce traitement opère en temps-lumière. Pour comprendre cette mutation, rappelons-nous comment le traitement de l’information, du temps de la traditionnelle graphosphère, distinguait cinq maillons au moins dans une chaîne d’opérations successives. Soit Michelet écrivant son Histoire de France ; il y a d’abord l’événement proprement dit, qui entraîne sa saisie documentaire par l’historien (qui accumule des fiches, recoupe des données), suivie de la rédaction du texte définitif, lequel se trouve publié, pour qu’enfin, et aujourd’hui encore, nous puissions recevoir les volumes et les lire… Le fait, sa documentation, sa représentation, l’édition de celle-ci, sa réception enfin : la photographie rend les trois premières étapes simultanées ; le reportage-transmission en direct (dans le cas par exemple de la navette Apollo débarquant sur la Lune) fait coïncider toute cette chaîne avec le présent- vivant du spectateur. On pourrait se demander, face aux prouesses du direct, si le sentiment et l’efficace de l’histoire ne tiennent pas à un certain retard ou au différé des informations.

27Ce retard constitue, manifestement, le privilège de l’écriture. L’écrivain fait sa pelote à l’écart ; et l’œuvre s’intéresse à ce que ne retiennent pas les écrans ni les téléscripteurs. Mais les informations qu’on y cueille s’apparentent peut-être, selon le beau titre de Mona Ozouf, aux aveux7.

28Retard, écart, isolement, lenteur, archaïsme…, tout ceci éloigne du rythme trépidant des news ; c’est qu’il y aurait péril pour la littérature et pour l’art h se réclamer du nouveau, et des avant-gardes. Cette rhétorique a fleuri pourtant, non sans arrogance, au cours du siècle écoulé. Ceux qui la revendiquent se rendent-ils compte qu’ils parlent à leur insu le langage des médias ou, pire, de la pub8 ?