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Lectrices d'Ancien Régime

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Isabelle Brouard-Arends

Première partie. Pratiques de la lecture-civilité et sociabilité

En préambule : La bibliothèque de la Marquise de Pompadour

Françoise Weil

Texte intégral

1Les ventes de bibliothèques privées se multiplient en France à partir de 1750 ; dans la plupart des cas ces ventes ont lieu après la mort du propriétaire et sont précédées par l’impression d’un catalogue.

  • 1 Nous en avons repéré six autres.

2Ces catalogues sont une mine précieuse de renseignements mais leur interprétation se heurte à deux difficultés : 1/ le propriétaire a-t-il acquis lui-même ces ouvrages (par achat ou par don) ou en a-t-il hérité de son père et parfois de son grand-père ? 2/ le propriétaire a-t-il lu ou voulu lire ces livres ou les a-t-il considérés comme des objets de collection ? Lorsque le propriétaire était une femme, la première difficulté est écartée, et nous aurions aimé comparer les bibliothèques de plusieurs femmes 1 mais le catalogue de la marquise de Pompadour (1764), est le seul qu’on puisse vraiment utiliser.

  • 2 Lever E., Madame de Pompadour, Paris, Perrin, 2000.
  • 3 Tableaux conservés à la Pinacothèque de Munich et au Victoria and Albert Museum de Londres.
  • 4 Madame de Pompadour en Vestale » (Montréal, David M. Stewart Museum).
  • 5 Madame de Pompadour et les arts (Connaissance des arts, hors-série, n° 173, 2002).
  • 6 La publication était limitée à 2 500 exemplaires. Louis XV en souscrivit 200 et Mme de Pompadour 50 (...)

3Son intérêt pour les livres est incontestable : elle n’avait guère plus de vingt ans lorsqu’elle commença à constituer à Etiolles « une bibliothèque qu’elle ne cessa jamais d’enrichir, achetant régulièrement aux libraires 2. » C’est cette bibliothèque qui fut transportée dans l’hôtel d’Evreux, aujourd’hui palais de l’Elysée, après l’acquisition du 24 décembre 1753. En 1755 Maurice Quentin de La Tour la représente dans un pastel où on distingue l’Histoire naturelle de Buffon, l’Esprit des loix, la Henriade et le Pastor fido de Guarini. C’est avec un livre à la main que François Boucher la représente en 1757 3 et après sa mort Hubert-François Dumas 4. En 1755 elle compte parmi les premiers souscripteurs des Mémoires sur la vie de Madame de Maintenon imprimés par La Beaumelle 5. Elle souscrivit également à l’édition des Œuvres de Corneille avec illustrations de Gravelot 6. On dit qu’elle fit imprimer à Versailles sous ses yeux le Cantique des Cantiques et le Précis de l’Ecclésiaste paraphrasés par Voltaire ; elle fit aussi imprimer Rodogune, princesse des Parthes, au Nord, 1760 in-4°.

  • 7 Lettre de 1745 au président Hénault citée par E. Lever, o. c., p. 58.

4Mme de Pompadour était bibliophile, sensible aux beaux livres et aux belles reliures. Alors que c’est la lectrice qui nous intéresse, celle dont Voltaire écrivait en 1745 : « Elle a plus lu à son âge [24 ans] qu’aucune vieille dame du pays où elle va régner 7. »

5Devons nous croire les Goncourt lorsqu’ils écrivent :

  • 8 Goncourt E. et J. (de), Madame de Pompadour, nouvelle édition, Paris, Hachette, 1881, p. 273-275.

« Elle cherchait le délassement dans la lecture. Elle appliquait son esprit ou laissait aller sa pensée à quelqu’un des livres de cette bibliothèque qui satisfaisait tous les goûts de son intelligence et répondait à tous les besoins de sa situation. La bibliothèque de Mme de Pompadour n’était pas seulement en effet le cabinet de lecture d’une femme, elle était encore l’arsenal et l’école de la favorite. Les plus sérieux volumes n’y figuraient point pour la représentation et la parade ; ils complétaient l’éducation de Mme de Pompadour, ils lui fournissaient des armes de gouvernement, les termes des choses d’État, la connaissance des précédents historiques, l’art de toucher à la politique sans gaucherie, la facilité de parler sur les plus graves questions d’autorité et sur les plus grands conflits de prérogatives avec l’accent et presque la compétence d’un ministre… 8 ».

  • 9 Jean-Louis Alexandre, relieur et historien de la reliure, a attiré mon attention sur cet état trans (...)

6Quelle lecture pouvons-nous faire du catalogue de sa bibliothèque ? Pour essayer de comprendre les goûts personnels de Mme de Pompadour, nous avons tenté de comparer ce catalogue avec celui du commissaire de Rochebrune, catalogue comprenant sensiblement le même nombre de notices (3554) et dressé en 1774, soit dix ans plus tard. Et nous avons privilégié trois approches : l’importance des diverses catégories, la proportion d’ouvrages reliés et brochés, la date de publication des ouvrages. La plupart des ouvrages brochés sont des ouvrages récents, ce qui peut indiquer que leur propriétaire a eu l’intention de les faire relier par la suite, après les avoir lus ou au moins feuilletés 9.

Théologie :

785 titres chez Mme de Pompadour, 145 chez Rochebrune ;

8Sur ces 85 ouvrages 33 ont été publiés entre 1743 et 1762, dont 27 ont été reliés en maroquin.

9Deux titres communs : une Nouvelle version des Pseaumes par Langeois, parue en 1762, Mme de Pompadour en possédait deux exemplaires, reliés l’un en maroquin rouge (comme celui de Rochebrune) et l’autre plus modestement en veau fauve ; et L’Antilucrèce de Polignac, édition de 1763 ; son exemplaire est broché.

Jurisprudence :

1034 titres chez Mme de Pompadour, 362 chez Rochebrune ;

11Sur ces 34 ouvrages, 18, soit plus de la moitié, ont été publiés entre 1750 et 1764 ; 6 seulement sont reliés en maroquin, 8 sont brochés.

12Les deux premières notices de la classe « jurisprudence » sont particulièrement intéressantes :

  • 10 Dictionnaire des journaux 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, t. II, p. 648.

13n° 86 : Journal de jurisprudence. Le Journal de jurisprudence, dont la marquise possédait 42 volumes ou plutôt fascicules brochés, fut publié à Bouillon par Pierre Rousseau et J. L. Castilhon de janvier 1763 à mai 1764. On lit dans le discours préliminaire : « Ramenons les hommes à la loi naturelle et nous les ramènerons à la vertu, c’est le but que nous proposons à l’entreprise que nous avons formée ; aucune coutume, aucune loi, aucun jugement ne seront discutés dans ce journal sans examiner s’ils sont conformes au droit naturel ». Henri Duranton précise que ce journal est fort bien fait, qu’il couvre à peu près toute l’actualité concevable, avec de nombreux documents, servant de lien entre droits français et germaniques 10.

14n° 87 : Essai sur la possibilité d’un droit unique attribué à un certain J. F. Le Vayer.

15Il convient évidemment de relativiser le jugement des Goncourt écrivant que « Les livres de droit public, vieux droit français […] lui apprenaient tout ce qu’il était nécessaire qu’elle sût pour être, sinon à la hauteur, au moins dans les convenances de son rôle » car la marquise ne jouait apparemment plus de rôle politique la dernière année de sa vie.

Sciences et arts :

16339 titres chez Mme de Pompadour, 1102 chez Rochebrune ;

17Cette classe rassemblait généralement des ouvrages très différents, avec des subdivisions variables selon les catalogues ; aussi nous ne comparerons que les rubriques scientifiques : physique, histoire naturelle, médecine, mathématiques :

18 Physique : 12 ouvrages (48 chez Rochebrune) tous publiés entre 1745 et 1758 ; 1 est broché (de 1753), 2 sont reliés en maroquin (1754-1758).

19 Médecine : 22 ouvrages (207 chez Rochebrune) ; au moins 5 reliés en maroquin (publiés entre 1747 et 1762).

20 Mathématiques : 38 ouvrages (86 chez Rochebrune) ; au moins un relié en maroquin.

21Par contre en histoire naturelle Mme de Pompadour possédait 67 ouvrages, alors que Rochebrune n’en avait que 45.

22Sur ces 67 ouvrages 33 ont été publiés entre 1745 et 1754 ; 14 sont reliés en maroquin et 4, publiés entre 1761 et 1764, sont brochés.

23C’est encore en « sciences et arts » que se trouvaient la philosophie, la morale, la politique, les finances, l’économie. Beaucoup des ouvrages récents sont brochés : citons l’Histoire abrégée de la philosophie de Formey (1760), les Doutes proposés à l’auteur de la « Théorie de l’impôt » de Pesselier (1761), l’Essai sur le luxe de Pinto (1762), Question politique si les religieux sont utiles (1762), Idées d’un citoyen de Turben (1762), La France agricole et marchande de Goyon de la Plombanie (1762), L’Homme en société ou vues politiques du même (1763), L’Esprit des monarques philosophes de l’abbé de La Porte (1764), les Lettres sur le christianisme dans l’Emile de Jacob Vernet (1764).

Histoire :

24Elle possédait 1149 ouvrages, soit plus de 32 % du total de sa bibliothèque, parmi lesquels 450 ouvrages d’histoire de France (chez Rochebrune on trouve 645 ouvrages d’histoire dont 195 pour l’histoire de France) ; on trouve deux ouvrages publiés par (ou sous l’adresse de…) Marc Michel Rey à Amsterdam en 1762 sur des campagnes militaires ; 30 ouvrages concernent le règne de Louis XV. Dans l’histoire littéraire figurent 5 collections de périodiques : le Mercure Galant (1672-1764) ; les Mémoires de Trévoux (depuis le début 1701 jusqu’en 1762, 301 volumes reliés en veau) ; le Journal œconomique depuis son début, janvier 1751, 60 volumes ; le Journal encyclopédique, depuis son début, 1756, jusqu’en 1764, dont 85 volumes reliés en veau jusqu’en 1762, « 1763 et 1764 sont brochés » ; l’Avant-coureur, 1760-1764, brochés.

Belles lettres :

25Les Goncourt ont insisté sur « Cette suite unique sur le théâtre […] dont le beau cabinet de Beauchamps avait fait le premier fonds » et sur le roman : « La bibliothèque de Madame de Pompadour était le palais du roman ».

26Le catalogue de la bibliothèque de Mme de Pompadour recense 986 titres pour les Belles Lettres, soit 28 % du total, alors que celui de Rochebrune en donne 1102, soit 31 % ; la différence est importante pour les romans : 729 chez Mme de Pompadour, 200 chez Rochebrune.

27Sur ces 729 romans 68 seulement sont des années 1751-1764 (il faut tenir compte des éditions de luxe des romans de chevalerie par exemple) ; les années 1754 et 1763 sont de loin les mieux représentées avec 13 et 14 notices.

  • 11 Martin A., Mylne V., Frautschi R., Bibliographie du genre romanesque français, 1751-1800, London, 1 (...)

28Nous avons comparé ces données avec celles fournies par la Bibliographie du genre romanesque français 1751-180011 : pour la même période de 1751-1764 nous obtenons 480 romans, soit :

Année

Bibliographie

Pompadour

1751

42

4

1752

43

2

1753

35

5

1754

34

14

1755

42

2

1756

32

0

1757

17

0

1758

21

2

1759

27

3 dont 1 broché

1760

34

5

1761

26

9 dont 2 brochés

1762

38

4 dont 4 brochés

1763

43

14 dont 13 brochés

1764

46

5 (décédée le 15 avril) brochés

29Que conclure ? Que le palais du roman ne comprenait pas la totalité de ceux qui paraissaient. Que la marquise s’intéressait certes à ce qui touchait à la politique, mais peut-être sans que cet intérêt soit lié à son influence possible sur le gouvernement ; que l’économique, les finances, l’agriculture ou agronomie l’intéressaient également et que certes elle aimait la lecture et les livres, et pas seulement pour les belles reliures. Nous ignorons comment se faisaient ses acquisitions : ses choix ne sont pas exactement ceux de l’Avant-coureur, hebdomadaire qu’elle recevait. Quel était le rôle de son bibliothécaire l’abbé Bridard de la Garde, luimême auteur de romans ? Celui de ses libraires ? Nous l’ignorons. Il faut avouer que le personnage de la marquise de Pompadour reste mystérieux.

Notes

1 Nous en avons repéré six autres.

2 Lever E., Madame de Pompadour, Paris, Perrin, 2000.

3 Tableaux conservés à la Pinacothèque de Munich et au Victoria and Albert Museum de Londres.

4 Madame de Pompadour en Vestale » (Montréal, David M. Stewart Museum).

5 Madame de Pompadour et les arts (Connaissance des arts, hors-série, n° 173, 2002).

6 La publication était limitée à 2 500 exemplaires. Louis XV en souscrivit 200 et Mme de Pompadour 50 » (Lever, p. 230).

7 Lettre de 1745 au président Hénault citée par E. Lever, o. c., p. 58.

8 Goncourt E. et J. (de), Madame de Pompadour, nouvelle édition, Paris, Hachette, 1881, p. 273-275.

9 Jean-Louis Alexandre, relieur et historien de la reliure, a attiré mon attention sur cet état transitoire du livre broché.

10 Dictionnaire des journaux 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, t. II, p. 648.

11 Martin A., Mylne V., Frautschi R., Bibliographie du genre romanesque français, 1751-1800, London, 1977.

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