Élie Fréron
| , ,3. Fréron et la critique d’art
La voix de Blondel dans le commentaire de Fréron
Texte intégral
- 1 Voltaire, Œuvres complètes, Paris, Garnier, 1877-85, xxiv, p. 186 : « Blondel a dirigé l’appartemen (...)
- 2 Patte, qui préférait de beaucoup la technique à la théorie, aurait bien pu collaborer au compte ren (...)
1Si l’architecture n’est pas le sujet le mieux représenté dans les périodiques de Fréron, un bon nombre de comptes rendus et d’articles révèlent que ce journaliste s’intéressa à la théorie et même à la pratique de cet art. Voltaire semble avoir été le premier à signaler que Fréron fut aidé en cela par les architectes Pierre Patte et, surtout, Jacques-François Blondel1. Pour notre part, nous croyons que Patte n’y joua qu’un rôle mineur2, et que c’est surtout la voix de Blondel qui résonne dans le commentaire de Fréron.
2Nous connaissons tous Fréron. Mais il est peut-être nécessaire d’introduire Jacques-François Blondel, l’architecte que le journaliste avait l’habitude de caractériser d’« habile Professeur » (1759. iii. 23 ; 1763. iii. 52).
- 3 Frank A. et Serena L. Kafker, The Encyclopedists as individuals : a biographical dictionary of the (...)
- 4 Pierre Patte, dans Jacques-François Blondel, Cours d’architecture (Paris, Desaint, 1771-77), vol. v (...)
- 5 Kenneth Frampton, Modern architecture : a critical history, 2e éd. (London : Thames and Hudson, 198 (...)
3Né en 1705 à Rouen, il portait le patronyme de François Blondel, architecte sous Louis XIV et auteur de la porte Saint-Denis, sans toutefois être de sa lignée. Le jeune Blondel vint à Paris vers 1725, et il est supposé avoir étudié auprès de Gilles-Marie Oppenord, ou de son oncle, l’académicien Jean-François. Il envisagea des projets à Cambrai, Chalons, Metz, Strasbourg et même à Moscou, mais la plupart restèrent inachevés. Bon dessinateur et graveur, il illustra l’Architecture françoise de Pierre-Jean Mariette (1727-38) et le Cours d’architecture d’Augustin-Charles Daviler (1737). Il publia également ses propres ouvrages : De la distribution des maisons de plaisance (1737-38), une Architecture françoise (1752-56), une édition de Vignole (1767), un Cours d’architecture (1771-74), et plus de 400 articles et quelques planches pour l’Encyclopédie3. Ses écrits lui firent une réputation de théoricien, réputation reconnue de son temps et du nôtre. Selon Patte, c’était Blondel qui « [a préparé], par ses instructions, la révolution qui s’est faite depuis vingt ans dans le goût de notre Architecture […] il est important de ne pas laisser ignorer qu’on lui a cette obligation4 ». Et selon Kenneth Frampton, « la tâche d’intégrer la théorie de [l’abbé de] Cordemoy et le magnum opus de [Jacques-Germain] Soufflot à la tradition académique française est tombée sur J. F. Blondel, qui […] est devenu le maître de cette génération d’architectes “visionnaires” qui comprend Etienne-Louis Boullée […] et Claude-Nicolas Ledoux5 ».
- 6 Nous avons analysé l’enseignement de Blondel dans les articles suivants : « Continuing education an (...)
- 7 Cf. Patte : « Avant [Blondel], il n’y avait pas d’Ecole à Paris où un jeune Architecte put se forme (...)
- 8 Mercure de France (février 1745, 150-51 ; janvier 1755, 188-89 ; juin 1755, 198-207 ; novembre 1756 (...)
- 9 AL 1754. v. 354, vii. 334-36 ; 1755. ii. 206-215 ; 1757. iii. 213-16, vi. 347-55, viii. 235-37 ; 17 (...)
4Mais Blondel fut surtout pédagogue6. De 1743 jusqu’à sa mort en 1774, il forma des architectes et des ingénieurs dans son école privée, l’Ecole des Arts, école qui resta unique dans son genre7. Après 1762, il dirigea le programme pédagogique de l’Académie d’Architecture. Et à partir de 1754, il offrit trois cours publics d’architecture, destinés à trois auditoires différents : un cours élémentaire pour les hommes du monde et des lettres, un cours de théorie pour les architectes et les artistes, et un cours de pratique pour les artisans et les ouvriers. La plupart de ces cours furent annoncés, expliqués même, par Fréron dans L’Année littéraire. Il y avait de pareilles annonces dans le Mercure de France, La Nouvelle Bigarure, les Mémoires de Trévoux et les Affiches de Paris8 – mais Fréron semble avoir été le seul à avoir suivi le cours de Blondel, et donc le seul à pouvoir parler de sa propre expérience. En fait, il en parlait si souvent, et avec tant de détails, que nous pourrions reconstituer la carrière pédagogique de Blondel d’après les pages de L’Année littéraire, presque sans avoir à consulter d’autres sources9.
5Blondel commençait chacun de ses cours élémentaires par un discours. Fréron fit un compte rendu de celui de 1754, publié aussitôt sous le titre de Discours sur la nécessité de l’étude de l’architecture. C’est ce texte qui décida notre journaliste de s’inscrire au cours élémentaire : « Je voudrais pouvoir le suivre [Blondel] dans toutes les routes qu’il trace [à ses auditeurs] & parcourir avec lui tous les objets d’application qu’il leur fait envisager » (1754. v. 348). Fréron suivit le cours de 1757 (1757. iii. 216, VI. 347) ; il assista aux discours de 1755, 1762, 1763 et 1771 (1755. ii. 214,1763. iii. 52, 1771. viii. 337) ; et il parsema son journal de références à ses propres expériences avec le maître (1758. vii. 125, 1759. viii. 254, 1766. vii. 60, 1767. i. 287, 1771. viii. 337 et 348).
6C’est en 1754 que Fréron mentionna Blondel pour la première fois, à l’occasion d’une critique peu favorable du Dictionnaire étymologique des termes d’architecture de Gastellier de La Tour. Il est possible que le journaliste, qui connaissait les articles de Blondel parus dans l’Encyclopédie, ait également lu son Discours sur la nécessité de l’étude de l’architecture, dont il fera plus tard le compte rendu : de nombreux reproches faits au malheureux La Tour présageaient les louanges accordées à Blondel.
7Fréron annonça qu’il n’avait « rien lû de plus intelligible & de plus satisfaisant à cet égard, que ce que M. Blondel nous a donné jusqu’à présent dans les trois premiers Volumes de l’Encyclopédie » (1754. i. 234). La Tour, par contre, bien que son ouvrage ait « été puisé dans ce que nous connaissons de meilleur en ce genre » (1754. i. 233), n’avait pas réussi à faire « de définitions intéressantes, capables de piquer la curiosité du Lecteur, & de lui inspirer le désir d’approfondir la connoissance de l’Architecture ». Fréron reprocha également à La Tour l’omission de « la plus grande partie des termes de l’Art, tels que Bienséance, Convenance, Distribution, Ordonnance, Proportion, Goût, & c. », ainsi que « la plupart des Termes qui concernent le Métier […], tels que Maçonnerie, Charpenterie, Menuiserie, Serrurerie, Marbrerie, & c. » (1754. i. 235). Quelques mois plus tard, par contre, le journaliste notera que, dans le Discours de Blondel, « on apprend ce que c’est que Construction, Forme, Proportion, Ornement, Symétrie, Disposition, Ordonnance, Bienséance, Exposition, Distribution, Décoration, Convenance, & c. » (1754. v. 349). Le Discours de Blondel rectifiera une autre faute que Fréron avait reprochée à La Tour. Au lieu d’offrir une liste de « livres nécessaires aux Architectes [sans indiquer] les raisons de leur utilité » (1754. i. 237), Blondel « fait imprimer une liste des meilleurs Livres […] sur l’Architecture ; il les apprécie en deux mots, & fait observer dans quelle partie ils sont estimables » (1754. v. 350). Et si Fréron trouvait « aride » et « sèchement compilé » (1754. i. 234, 237) le Dictionnaire de La Tour, il caractérisera le Discours de Blondel comme une « Pièce d’éloquence […] écrite d’un style noble, élevé, plein & nombreux » (1754. v. 354).
- 10 Cf. Blondel, Discours, p. 32 : « ce goût sûr & exquis […], qui sait distinguer d’un coup d’œil le d (...)
8En plus du compte rendu du Discours sur la nécessité, Fréron mentionna Blondel encore deux fois en 1754. En décembre, il informa ses lecteurs qu’un cours élémentaire de Blondel contiendra une discussion sur le goût, « sans lequel il est impossible de parvenir à discerner l’excellent, le médiocre & le défectueux » (1754. vii. 335), distinctions chères à l’architecte10.
- 11 Mathieu, Patte, p. 8.
- 12 Joseph Rykwert, The first moderns : the architects of the eighteenth century (Cambridge, Mass., MIT (...)
9Quelques semaines avant cela, Fréron avait fait le compte rendu d’un petit livre de Pierre Patte dont le titre rappelait celui de Blondel : Discours sur l’architecture, où l’on fait voir combien il seroit important que l’étude de cet Art fit partie de l’éducation des personnes de naissance. La comparaison entre les deux auteurs était inévitable, et Fréron, tout comme d’autres critiques, préféra de beaucoup l’ouvrage de Blondel : « Ce Discours, comme vous le voyez, Monsieur, paroit fait sur le même plan que celui de M. Blondel, avec cette différence, que l’on n’y remarque ni la même division, ni les mêmes preuves, ni des notes aussi intéressantes » (1754. vi. 60). Selon Fréron, la ressemblance n’avait rien d’extraordinaire, étant donné que « M. Patte a été pendant quatre ans l’élève de M. Blondel » (1754. vi. 60). Cette assertion est curieuse. Bien qu’en 1752 Patte ait gravé sept planches pour l’Architecture françoise de Blondel11, il ne fut jamais son élève. Fréron le savait, d’ailleurs, parce que le jeune architecte avait annoncé dans son Discours même qu’il avait été l’élève de Germain Boffrand12. Est-ce que Fréron voulait insinuer par ces faux rapports que l’ouvrage de Patte resemblait beaucoup trop à celui de Blondel ? C’est tout-à-fait possible.
10En 1755, Fréron présenta un deuxième discours de Blondel, la continuation du Discours sur la nécessité qui ne fut pas publié à part, mais qui, grâce aux longues citations faites par le journaliste, existe, au moins en partie, dans les pages de L’Année littéraire. Ayant été lui-même membre de l’auditoire, Fréron avait obtenu le manuscrit, « sur le désir que j’ai témoigné de le lire, après l’avoir entendu » (1755. ii. 214). Fréron – poète et journaliste – acceptait l’argument de Blondel qu’une connaissance de l’architecture aiderait le journaliste, tout comme le poète, « à décrire avec plus de justesse » (1755. ii. 208, 209) ; et encore une fois, il loua la rhétorique de l’architecte :
Ce morceau m’a paru d’autant mieux fait, que l’Orateur avoit […] à […] concilier le langage de l’art avec le style Oratoire, la multiplicité des faits historiques avec la brièveté d’un ouvrage d’environ trois quarts d’heure de lecture, enfin, éviter les répétitions monotones dans un sujet qui en paroissoit si susceptible (1755. ii. 214).
11Peu après cet article élogieux, Fréron écrivit deux articles dans lesquels il renia un compte rendu qu’il avait publié dans les Lettres sur quelques écrits de ce temps. Il s’agissait de l’Essai sur l’architecture du P. Laugier, où l’auteur avait proposé que toute architecture est – ou doit être – basée sur la nature. En 1753, le journaliste avait beaucoup goûté les « lois fixes & immuables » qu’il avait trouvées dans l’ouvrage de Laugier, lois qui, selon Fréron, donnaient à l’amateur « tout ce qu’il est nécessaire de sçavoir pour bien juger d’un morceau d’Architecture » – même, le cas échéant, « pour être Architecte [lui]-même » :
12Mais à l’occasion de la seconde édition de l’Essai, Fréron s’avoua « obligé de rabattre des éloges que j’ai donnés il y a deux ans » (1755. ii. 247).
- 14 Lettres 1753. ix. 192.
13La Font de Saint-Yenne, parmi d’autres, lui avait reproché son admiration pour une église imaginée par le P. Laugier 14, reproche qui « n’a fait qu’exciter en moi le désir d’apprendre, de consulter d’habiles gens, & de recueillir leurs sentimens sur un Ecrit dont j’avois parlé avec trop de précipitation » (1755. ii. 337). Fréron avait donc cherché des occasions « d’en raisonner avec plusieurs Maîtres de l’Art » et de puiser « dans leurs entretiens des notions & des idées qui m’ont éclairé sur plusieurs défauts [du livre] » (1755. ii. 247). Seul Blondel est cité parmi ces maîtres, mais les défauts sont analysés en gros et en détail.
14Fréron commença par nier le principe de base du P. Laugier, c’est-à-dire que l’architecture était une imitation de la nature. Il protesta que, quoique cette théorie puisse être admissible pour la peinture, la sculpture ou la musique (1755. ii. 249-253), « la Nature ne lui offre [à l’architecture] point des objets d’imitation, si ce n’est des grottes & des antres qui ont pu donner l’idée des caveaux » (1755. ii. 252). Et il prit la défense des pilastres que Laugier avait rejetés parce que « la nature ne fait rien de quarré », faisant remarquer à ses lecteurs que : « Je ne conçois pas l’antipathie de l’Auteur pour un genre de décoration qui dans tous les temps a été reçu dans l’Architecture » (1755. ii. 258-59).
15Ici et ailleurs, Fréron parla d’une voix d’architecte exaspéré qui pouvait bien être celle de Blondel : « puisque notre Auteur demande ce que signifie un Pilastre, qu’il avoue de bonne foi qu’il n’en sçait rien, voici ce que nous nous proposons de lui apprendre » (1755. ii. 259). Ou bien, « Ne pourroit-on pas lui demander ce que signifie un morceau d’Architecture, & comment il se peut qu’un morceau d’Architecture ne porte sur rien ? Une Console n’est-elle pas quelque chose ? » (1755. ii. 272). Et ainsi de suite…
- 15 Cf. Blondel, Discours, p. 63-67, 83-89.
16Fréron – ou bien Fréron-Blondel – corrigea également la terminologie du père Laugier : « Il falloit dire la Colonnade […] & non le Portique […] ces Colonnes ne sont pas portées par des Piédestaux, mais par des Socles » (1755. ii. 262). Il lui enseigna les nuances d’un bâtiment : « Rien à mon avis, ne demande tant de méditation, de prudence & de jugement que les ouvertures » (1755. ii. 274-75). Il lui expliqua les « deux formes recevables en fait d’Architecture régulière pour les Portes & les Croisées » (1755. ii. 275), tirant son explication de l’article « Croisées » que Blondel avait écrit pour l’Encyclopédie.Il parla des auteurs à étudier et des structures à admirer, empruntant ses listes à Blondel, et les citant à peu près dans le même ordre que l’avait fait l’architecte dans son Discours sur la nécessité15 (1755. ii. 253-55).
- 16 Lettres 1753. ix. 183.
- 17 Lettres 1753. ix. 192.
- 18 Lettres 1753. ix. 192.
17Dans la seconde partie de sa rétraction, Fréron critiqua sinon le plagiat, du moins le manque d’originalité : le père Laugier n’avait fait « qu’une répétition [des] Mémoires Critiques sur l’Architecture […] parus il y a près de 20 ans » (1755. ii. 323) ; ses « Articles ne contiennent rien de neuf : une infinité de Brochures nous ont dit […] ce que l’on répète ici » (1755. ii. 327). Il attaqua également le style de Laugier : sa « manière d’écrire », qu’il avait trouvée « claire […] précise […] agréable16 », était devenue « légère […] affectée […] fleurie » (1755. ii. 234). De plus, l’église dessinée par Laugier d’après ses propres principes, église que Fréron avait autrefois jugée « magnifique17 », était devenue « ce qu’il y a de moins raisonnable » (1755. ii. 325). Il révisa son opinion sur la contribution de l’amateur à l’architecture. En 1753, il avait écrit que, « sans joindre la pratique à la théorie, un homme d’esprit & de goût peut étendre la sphère des Arts, fournir aux Artistes eux-mêmes de nouvelles idées, & augmenter le nombre des amateurs18 ». Mais en 1755, il affirma qu’il ne suffisait pas d’avoir du goût, et qu’il fallait encore « une profonde Théorie, soutenue d’une longue expérience & d’une pratique habituelle » (1755. ii. 338).
- 19 Cf. Lettres 1742. i. 114-125.
18Mais malgré ces affirmations – et l’aide, du moins nous le supposons, de Blondel –, Fréron dit qu’il « hazarde en tremblant » ses propres théories à cause du « peu de connoissance que j’ai encore de l’art de bâtir » (1755. ii. 249)19. C’est pour mieux s’y connaître en architecture que le journaliste s’inscrivit au cours public de Blondel. En octobre 1757, il annonça qu’il avait suivi ce cours, et qu’il avait trouvé les leçons « indispensables […] à l’homme de Lettres qui souvent a besoin de parler de cette science dans ses productions » (1757. vi. 354).
- 20 Cf. AL 1757. vii. 335-36 ; 1761. vii. 284-87 ; 1762. ii. 165-67 ; 1762. v. 263-64 ; 1768. v. 70-72 (...)
19Cette introduction à l’architecture semble avoir eu un résultat inattendu. A partir de 1757, à quelques exceptions près, Fréron réduisit à deux ou trois pages seulement ses comptes rendus des livres sur cet art20. Nous pouvons bien demander la raison. Est-ce qu’il voulait se protéger des critiques telles que celles offertes par La Font de Saint-Yenne à l’occasion des louanges accordées « avec trop de précipitation » (1755. ii. 337) à l’Essai du P. Laugier ? Bien que Fréron avait déclaré qu’il trouvait ces sarcasmes « trop bien fondés & trop singuliers pour que j’en sois blessé » (1755. ii. 336), il est possible qu’il en avait été affecté quand même.
20Mais il est également possible que le cours de Blondel lui ait fait prendre conscience des aspects artistiques de l’architecture, aspects qui s’accordaient avec son intérêt croissant pour les beaux-arts. En tout cas, il se détourna en quelque sorte des livres sur l’architecture, et il commença à critiquer les dessins et les modèles architecturaux qu’il voyait aux Salons et à d’autres expositions. Ce qui est certain, c’est que dans ses commentaires, nous continuons à entendre la terminologie – et peut-être même les opinions – de Blondel.
21Ainsi, en 1759, à l’occasion de l’exposition du modèle de l’Hôtel de Ville de Rouen exécuté sur les desseins de Le Carpentier, Fréron offrit une analyse suivie de cet « ouvrage qui prouve que l’Architecture s’élève parmi nous à la même perfection que la Peinture, la Sculpture & la Gravure ». Passant par Vitruve et Palladio, il loua les « beaux entrecolonnemens […], un Attique ingénieusement situé sur le principal avant-corps […] un dôme quadrangulaire par son plan, terminé par une campanile agréablement pyramidale », l’escalier à trois rampes, le salon à l’italienne et, surtout, « l’unité universelle dans les masses, dans les parties & dans les détails ». Il finit par noter que les perfections du modèle même étaient dues au « Sieur Drouin Menuisier, très-célèbre en ce genre d’ouvrage, l’un de ces hommes formés pour la théorie de son métier dans l’Ecole des Arts de M. Blondel […] qui depuis vingt ans […] travaille […] à former des hommes intélligens dans la République des Arts utiles & des Arts de goût » (1759. v. 235-37).
22Dans son compte rendu du Salon de 1761, Fréron loua « L’Eglise de Sainte-Geneviève, peinte par M. de Machy ». Le journaliste avait visité cet édifice avec Blondel pendant qu’il suivait son cours (1757. vi. 353), et nous entendons dans ses remarques le discours qu’avait pu tenir le maître, enrichi, peut-être, des connaissances que Fréron avait acquises de son association avec Charles-Nicolas Cochin :
M. de Machy a très-bien exécuté ce tableau, & rendu selon les loix de la perspective linéale & aërienne tout l’effet qu’on peut attendre de l’ensemble de la Nef & du Chœur de cette Eglise. Mais ce qu’il n’a pu rendre, qui n’est pas moins intéressant, & dont on ne peut juger que par le plan, ce sont les percés agréables que laisseront dans tous les points de cette église où l’on pourra se placer, les espaces ménagés entre les colonnes isolées dont elle est ornée (1761. vi. 12-13).
23De la même manière, Fréron nota qu’un autel proposé pour la Cathédrale d’Amiens par Charles de Wailly, architecte et peintre, était « sans élégance dans les proportions, qui n’ont point de rapport sensible entr’elles ; de plus, il est bas, surchargé, ou, pour mieux dire, écrasé d’un couronnement lourd que ne peuvent supporter les Cariatydes » (1761. vi. 20).
24Le journaliste employa le même vocabulaire technique pour décrire le Mausolée du Dauphin érigé à Notre-Dame en 1766. Le plan du catafalque « étoit parallélogramme & formoit un Temple isolé d’Ordre Corinthien, élevé sur un soubassement d’albâtre oriental […]. Douze colonnes & quatre pilastres de lapis-lazuli portoient un entablement d’amétiste » (1766. ii. 146-47). Continuant ce discours de connaisseur, il nota que M. Challe avait fait quatre planches du catafalque, à savoir « l’élévation géométrale […], la partie latérale, la coupe […], les plans du soubassement & des plafonds » (1766. ii. 150).
25A l’occasion du Salon de 1771, dans lequel Fréron loua le modèle d’un escalier par de Wailly, nous entendons comme un dernier écho de la voix de Blondel :
A propos de ce modèle, je ne puis m’empêcher d’exprimer le vœu général des bons citoyens ; c’est qu’il y eût aussi pour les Architectes une Exposition où l’on pût voir les modèles des grands ouvrages publics dont ils sont chargés, & qu’ils fussent les premiers à demander de mettre leurs plans sous les yeux de la Nation […]. Il résulteroit de cet établissement qu’ils corrigeroient leurs Dessins s’ils étoient défectueux, & qu’ils ne seroient plus exposés à la Critique, quelquefois même à l’indignation des connoisseurs à la vue de leurs ouvrages, lorsqu’ils sont exécutés & que le mal est sans remède (1771. v. 302-303).
- 21 La citation est prise de De l’utilité de joindre à l’étude de l’architecture, celle des sciences et (...)
26Ce souhait est proche de ce que Blondel avait dit dans le Cours d’architecture, qui commença à paraître en 1771 et que Fréron avait analysé (1771. v. 52-71) avant de visiter le Salon. Dans cet ouvrage, Blondel avait noté qu’un modèle « donne l’idée générale du projet, il enseigne les moyens de se rectifier, avant de passer à l’exécution ; […] en un mot, un modèle en relief fait connoître à l’Architecte, la perfection ou l’imperfection des premières pensées21 ».
27Pendant vingt ans, Fréron ne s’est jamais lassé d’informer ses lecteurs sur les cours publics offerts par Blondel, et de leur rappeler combien il avait lui-même profité de son expérience avec le maître (1766. vii. 60 ; 1767. i. 287 ; 1771. viii. 52). Il nous reste à présent à explorer pourquoi le journaliste fut tellement fasciné par l’architecte.
- 22 Voir aussi les comptes rendus de L’Ombre du grand Colbert de La Font de Saint-Yenne ; du Traité sur (...)
28Ce n’était pas uniquement le contenu du cours public d’architecture qui attirait Fréron. En tant que poète, et en rhétoricien, il louait la manière avec laquelle Blondel s’exprimait. « Au style près, qui est & qui devait être oratoire, je le regarde à plusieurs égards comme un bon Traité d’Architecture », avait-il dit dans son compte rendu du Discours sur la nécessité (1754. v. 349). En penseur, en patriote, il appréciait en Blondel ce qu’il avait déjà apprécié en La Font de Saint-Yenne et d’autres : « les préceptes utiles » (1763. iii. 52), l’inclusion des « hommes en place » (1757. iii. 213, vi. 352), « le désintéressement » (1757. iii. 216), le « zèle patriotique » (1773. iv. 122) – en somme, la citoyenneté et tout ce qui pourrait contribuer au bien-être de la patrie : « M. Blondel […] ne se borne pas toujours à ce qui est du ressort de l’Architecture ; il a souvent des vues dignes d’un bon citoyen, & dont il seroit à désirer qu’on profitât22. » (1771. v. 66) De plus, Fréron applaudissait Blondel pour son objectivité et ses « critiques mesurées » :
[C] e qui, selon moi, lui fera beaucoup d’honneur, c’est qu’en parlant des Architectes de génie, il en fait toujours le plus grand éloge, & qu’il développe avec chaleur les beautés de leurs ouvrages. Vous remarquerez encore qu’il oppose à leurs chefs-d’œuvres d’autres productions dont il a le courage d’avouer la médiocrité. C’est peut-être le seul moyen d’instruire véritablement ses lecteurs (1773. iv. 125-26).
- 23 Blondel, De l’utilité, p. 7, 40.
29Finalement, Fréron, qui croyait fermement à l’unité de tous les arts, appréciait la liaison qu’avait établie Blondel entre l’architecture et les belles-lettres, sa conviction qu’une connaissance de l’histoire, de la poésie et de la littérature enrichirait l’architecte, tout comme une connaissance de l’architecture pourrait être utile au poète et au romancier23. Selon le journaliste :
Presque tout ce que M. Blondel dit de l’Architecture peut s’appliquer à la Littérature. Il n’est point d’Art, qui, pour y réussir, ne demanda la connoissance des autres Arts ; la Poésie elle-même que nos rimeurs & la plûpart des gens du monde regardent comme frivole, exige beaucoup de sçavoir. Mais l’ignorance est le partage de ce siècle de Bel-Esprit & de Philosophie. Aussi quels Poëtes avons nous ! (1771. viii. 347).
- 24 Lettres, 1751. iv. 337.
30Fréron mentionna Blondel pour la dernière fois à l’occasion du compte rendu de L’Homme du monde éclairé par les arts de Jean-François de Bastide. L’auteur avait incorporé les principes de Blondel que Fréron se vantait d’avoir fait connaître, mais il avait fait cela d’une façon assez inattendue, les intégrant à des lettres amoureuses. Fréron n’appréciait pas cette formule, car, selon lui, « il n’étoit pas naturel de faire écrire à un Amant des observations sur les édifices publics » (1774. v. 187,188). Bastide, dit-il, aurait du « converti [r] ces Lettres d’amans en une trentaine de Lettres de deux Amis qui chercheroient à s’instruire » (1774. v. 198). L’expression rappelle ce qu’il avait dit vingt-cinq ans auparavant, quand il avait caractérisé l’Essai sur la peinture de Bachaumont comme une conversation entre amis, « sans contredit la meilleure manière d’instruire24 ». Fréron nous laisse l’impression qu’il regrettait beaucoup ses conversations avec Blondel, mort peu avant.
Notes
1 Voltaire, Œuvres complètes, Paris, Garnier, 1877-85, xxiv, p. 186 : « Blondel a dirigé l’appartement de Fréron, qui lui doit encore et ses extraits et son travail comme architecte. Patte se contentait de quelques louanges fades pour tout payement ».
2 Patte, qui préférait de beaucoup la technique à la théorie, aurait bien pu collaborer au compte rendu de l’Architecture pratique de Pierre Bullet, ouvrage qui expliquait la construction et le devis (L’Année littéraire 1755. v. 231-36 ; la plupart des références à ce journal seront données dans le texte).
3 Frank A. et Serena L. Kafker, The Encyclopedists as individuals : a biographical dictionary of the authors of the Encyclopédie, Studies on Voltaire and the eighteenth century 257 (1988), s. v. « Blondel, Jacques-François ».
4 Pierre Patte, dans Jacques-François Blondel, Cours d’architecture (Paris, Desaint, 1771-77), vol. v, p. vii. Patte complétera le Cours de Blondel après la mort de celui-ci en 1774, tout en se plaignant qu’il lui manquait des notes qui auraient facilité la tâche (Cours, vol. v, p. x, 139, note a). Ce fut sans doute l’éditeur, et non pas Blondel, qui fit la sélection d’auteur, étant donné que, en 1769, Patte avait traité assez durement l’Architecture françoise de Blondel, parue durant les années 50 : « Il seroit peut-être à souhaiter que M. Jacques-François Blondel eût joint aux Observations critiques contenues dans les deux premiers volumes de l’Architecture françoise, des Réflexions sur les ensembles de nos Edifices, et sur ce qu’il y auroit à gagner ou à perdre si on eût substitué toute autre proportion générale, décoration ou distribution à la plupart de celles qui sont exécutées ; qu’il eût fait des comparaisons entre des Edifices de même genre et élevés pour le même but ; enfin qu’il eût mis quelquefois en parallèle nos différentes manières de décorer et celles des Anciens. Ces dissertations eussent pû être propres à diriger le goût et à donner du poids aux critiques qu’il fait de chaque bâtiment » (Patte, Mémoires sur les objets les plus importans de l’architecture [1769] p. 39, note ; cité par Mae Mathieu, Pierre Patte, sa vie et son œuvre [Paris, Presses Universitaires de France, 1940], p. 95).
5 Kenneth Frampton, Modern architecture : a critical history, 2e éd. (London : Thames and Hudson, 1985), p. 14. C’est nous qui traduisons.
6 Nous avons analysé l’enseignement de Blondel dans les articles suivants : « Continuing education and other innovations : an eighteenth-century case study », Studies in eighteenth-century culture 15 (1984) : 67-76 ; « Cours publics : elective education in the eighteenth century », Studies on Voltaire and the eighteenth century 241 (1986) : 365-76 ; « The education of the architect in eighteenth-century France », British journal for eighteenth-century studies, 12 (1989) : 187-99.
7 Cf. Patte : « Avant [Blondel], il n’y avait pas d’Ecole à Paris où un jeune Architecte put se former, & apprendre tout ce qu’il lui importait de savoir […]. Il fallait qu’il se transportât successivement chez différents Maîtres pour s’instruire de chacun […] » (Patte, Cours [de Blondel], vol. v, p. v). Parmi des architectes instruits par Blondel, il y a Nicolas de Pigage, Philippe de la Guêpière, Louis-Jean Desprez, Jean-Baptiste-Michel Vallin de la Mothe, et l’anglais William Chambers (David Watkin, A history of western architecture, 2e éd. [New York : Barnes & Noble, 1996], p. 355-56, 361-62 ; Encyclopedia of interior design, éd. Joanna Banham [London : Fitzroy Dearborn, 1997], s. v. « Chambers, William »). Selon Pierre de la Ruffinière du Prey, Chambers imitait l’école de Blondel quand il aida Sir Joshua Reynolds à organiser la Royal Academy of Arts en 1768 (John Soane : the making of an architect [Chicago, Univ. of Chicago, 1982], p. 56-57)
8 Mercure de France (février 1745, 150-51 ; janvier 1755, 188-89 ; juin 1755, 198-207 ; novembre 1756, 172-76 ; juin [i] 1757, 167-69 ; février 1761, 173-74) ; La Nouvelle Bigarure (1753. vi. 137-42) ; Mémoires de Trévoux (juillet [ii] 1754, 1903) ; Affiches (2 juin 1757, s. p. ; 17 novembre 1757, s. p. ; 12 janvier 1761, s. p.).
9 AL 1754. v. 354, vii. 334-36 ; 1755. ii. 206-215 ; 1757. iii. 213-16, vi. 347-55, viii. 235-37 ; 1758. i. 302-313, vii. 124-37 ; 1759. iii. 19-24, viii. 253-62 ; 1762. vi. 286-87, ix. 90-94 ; 1763. iii. 52-52 ; 1764. iii. 94-96 ; 1766. vii. 58-63 ; 1767. i. 286-88 ; 1768. vii. 94-96 ; 1770. vi. 69-72 ; 1771. v. 52-71, viii. 337-48 ; 1772. vi. 223 ; 1773. iv. 322-47. Fréron suivit également des cours de prononciation d’anglais et d’histoire naturelle (AL 1760. v. 22 ; 1767. vi. 334).
10 Cf. Blondel, Discours, p. 32 : « ce goût sûr & exquis […], qui sait distinguer d’un coup d’œil le défectueux du médiocre, & le médiocre de l’excellent ».
11 Mathieu, Patte, p. 8.
12 Joseph Rykwert, The first moderns : the architects of the eighteenth century (Cambridge, Mass., MIT Press, 1980), p. 474, n. 26.
13 Lettres sur quelques écrits de ce temps 1753. ix. 182,192 ; cf. le compte rendu de l’Essai sur la peinture de Bachaumont, où Fréron avait dit que les artistes « vous diront qu’eux seuls sont en droit d’écrire sur leur profession », mais que « ce n’est point à eux qu’il appartient de juger ou d’instruire » (Lettres 1751. iv. 332).
14 Lettres 1753. ix. 192.
15 Cf. Blondel, Discours, p. 63-67, 83-89.
16 Lettres 1753. ix. 183.
17 Lettres 1753. ix. 192.
18 Lettres 1753. ix. 192.
19 Cf. Lettres 1742. i. 114-125.
20 Cf. AL 1757. vii. 335-36 ; 1761. vii. 284-87 ; 1762. ii. 165-67 ; 1762. v. 263-64 ; 1768. v. 70-72 ; 1766. iv. 140-42 ; 1769. ii. 155 ; 1769. iv. 20-24 ; 1775. vii. 143-44. Les comptes rendus des livres de Julien David Le Roy sur l’architecture ancienne font exception, ainsi que celui des Remarques sur un livre intitulé Observations sur l’architecture, brochure de Charles Alexandre Guillaumot qui critiqua le nouveau livre de P. Laugier paru en 1768 (AL 1764. vi. 104-22 ; 1768. i. 193-204 ; 1768. vi. 109-20).
21 La citation est prise de De l’utilité de joindre à l’étude de l’architecture, celle des sciences et des arts qui lui sont relatifs (Paris, Desaint, 1771), p. 25, brochure tirée du troisième volume du Cours d’architecture. Fréron analysa séparément ce discours, qu’il avait non seulement lu mais aussi entendu à l’occasion de l’ouverture du cours public de Blondel en novembre 1771 (AL 1771. viii. 337-48).
22 Voir aussi les comptes rendus de L’Ombre du grand Colbert de La Font de Saint-Yenne ; du Traité sur la construction des voutes plates de Félix François d’Espie ; et de l’ Architecture des voutes, ou l’Art des traits et coupes des voutes de François Derand (Lettres 1753. xii. 97-107 ; 1754. xiii. 354-55). Selon Fréron, le citoyen avait également le devoir de s’instruire ; et il applaudit « de simples ouvriers, des artisans, des maîtres & des apprentifs [qui avaient] quitté leur boutique » pour suivre avec lui le cours de Blondel, « préfér [ant] à un gain sûr & journalier l’avantage de s’instruire » (AL 1757. vi. 352).
23 Blondel, De l’utilité, p. 7, 40.
24 Lettres, 1751. iv. 337.
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