L'éveil politique de la Savoie
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1Les événements de 1848 ouvrent bel et bien en Savoie une période inédite, marquée par la forte présence des référents partisans. Sous cet angle, la « descente de la politique » est un processus bien réel. Il a pu être mis en valeur des éléments bien connus de ce transfert, de cette contamination venue du « haut » : le rôle de relais des notabilités (à condition d’entendre ce terme dans une acception large : à chaque communauté, ses notabilités à sa mesure), le rôle des bourgs (Moûtiers, mais aussi dans bien des exemples retenus, des bourgs généralement « très ruraux »), le rôle de l’affirmation de sociabilités (celle de l’auberge, celle de la garde nationale...), le rôle de l’imprimé... Pour autant, cette « descente » n’implique nullement que la politique se surimpose aux réalités des communautés, ni même qu’elle les transforme radicalement.
2Ce qui se dégage de la lecture des sources, c’est la forte perméabilité de certaines fractions des communautés aux thèmes portés par le souffle de 1848. Le signe le plus tangible, le plus élémentaire, réside dans l’usage de référents qu’on peinerait à trouver avant 1848. La « Liberté », la « Savoie », la « République », la « Marseillaise » dans ses variantes multiples, le « Peuple », etc., témoignent de la circulation d’un folklore du haut en bas de la société, mais aussi de l’efficience protestataire qui lui est prêté. Que ces référents surgissent dans les révoltes du printemps 1848 contre les octrois, les douaniers, les gardes forestiers, les carabiniers ou les soldats piémontais, ne doit ni surprendre, ni être sur interprété : il s’agit avant tout de formes traditionnelles du mécontentement. Il n’est pas question de révolution, mais de mobilisations qui traduisent très concrètement l’assouplissement ressenti et espéré de l’ancienne société. Si ces manifestations montrent donc une réceptivité certaine au changement, le conflit avec les autorités n’est pas vraiment une révolte au sens propre : il est la traduction légitime du changement en réponse à une réalité qui résiste aux attentes, et qui implique le passage à l’acte. Il y a bien dans ces agissements un peu d’un sentiment de revanche, mais dans l’arsenal protestataire ainsi mis en œuvre, il y a au fond beaucoup de légalisme, du moins du point de vue des acteurs. Cette attitude est durable.
3On y a insisté : le changement est vécu sans rupture et c’en fut même la condition. Il s’opère dans l’ensemble à l’insu des acteurs : c’est le sens du terme parfois employé de « sas ». Les formes anciennes de la protestation, ou de la démonstration tapageuse, perdurent parce que le débordement légitime a ses convenances. Ce fut précisément là toute leur efficience : elles rendaient pertinents les mots de la révolution. Le pas se fit donc dans des tumultes, mais sans heurts. Dans un premier mouvement, les slogans et les symboles politiques ne servent qu’à identifier les camps. Point de catéchisme partisan au bourg ou au village, mais des affirmations identitaires, voire claniques. Ces intégrations se font souvent sur un mode festif et sur fond de sociabilité juvénile régénérée. Il y a bien là une question de génération. Cette remarque est globalement valable pour le milieu particulier que constitue la « classe ouvrière » chambérienne, peut-être plus perméable à l’esprit du temps et dont s’affirme alors l’identité sociale. L’appropriation se réalise au prix d’aménagements : le processus de politisation n’est jamais « pur », il se diffuse d’abord par des détours, des acclimatations qui dénaturent le politique au risque de le faire perdre de vue. Le slogan ou le référent politique, n’est pas un signe d’adhésion mais plutôt une attitude protestataire. Il y a loin des invocations et des symboles aux faits. Le refus de l’ordre piémontais qui invoque la République, n’est pas un appel à la révolution politique ; la volonté de faire déplacer un curé n’est pas l’anticléricalisme ; planter un arbre de la liberté n’est pas nécessairement un acte spontané d’adhésion aux valeurs du Statut ou de la Révolution ; le « charivari politique » n’est pas à proprement parler une émeute ; l’invocation du « peuple » dans les agitations n’a pas clairement de desseins révolutionnaires... Ces référents s’inscrivent dans l’immédiateté du paysage quotidien, et c’est en regard de ce paysage qu’ils font sens. Ils ont avant tout une portée limitée aux enjeux communautaires. Les contemporains – les témoins des procédures judiciaires – ne s’y trompaient pas quand ils faisaient preuve d’indulgence à l’égard des manifestations « séditieuses ». Les autorités elles-mêmes, apparemment si sourcilleuses, usent de beaucoup de modération. C’est que les mots ne sont pas la chose. En s’emparant des mots dans l’air du temps, on s’emparait avant tout d’une légitimité, d’une légalité nouvelle aussi.
4La politique s’insère dans les communautés quand elle peut y servir de levier. On peut penser que certains propagandistes – songeons aux communaux d’Arbin – ont pu profiter de micro-conjonctures pour politiser les conflits. C’est ainsi que les autorités percevaient souvent les désordres, mais ces autorités, quoique souvent lucides, étaient elles-mêmes imbues de leurs propres représentations, à commencer par une obsession de la manipulation, qu’on pourrait diagnostiquer sous l’appellation de « syndrome du carbonarisme ». Dans les faits, la plupart des acteurs, souvent modestes, ne sont pas des agents séditieux étrangers à la communauté. Cela signifie qu’il existe bien une forme d’appropriation qui relève d’une stratégie en prise avec les enjeux communautaires. La protestation politique est donc ambiguë et sert d’abord à trancher d’anciennes dissensions et, finalement, elle les perpétue sous d’autres formes. Il n’est pas question ici de surgissement venu de l’extérieur, pas plus que de génération spontanée.
5En cela, les manifestations carnavalesques que nous avons plusieurs fois décrites, n’ont rien d’anecdotiques. Elles participent du processus de banalisation de valeurs et de leur intériorisation. Pour ce faire, il fallait d’abord passer par les enjeux de proximité, avec leurs modes d’expression propres. Toute généalogie de la politique nous ramène donc apparemment à l’infime, au dérisoire. Elle nous ramène en fait à la vie des hommes et des femmes et à ses exactes nécessités. Dans cette configuration, la politique est d’autant mieux acceptée que, précisément, les formes d’oppositions frontales qu’elle revêt – brutalement en Savoie, on ne le dira jamais assez – s’adaptent assez aisément aux représentations et pratiques agonistiques souvent en vigueur dans des communautés divisées. L’assimilation des référents partisans fut facilitée par l’affrontement qu’ils encourageaient. La politisation n’a rien à faire d’abord avec la pacification des rapports, encore moins avec la civilisation des mœurs. Elle permet de recharger l’identité de factions, de groupes, de clans et prend parfois des atours carnavalesques. Le rôle de la jeunesse dans les exemples qu’on a pu développer est significatif : c’est par elle d’abord que s’opère une affirmation publique des slogans partisans. La fonction dévolue au chant qui est une forme d’emprise sur l’espace public, les « courses nocturnes », les injures..., tout cela est d’abord révélateur de l’ancien pour son fond. Il y a beaucoup d’orgueil dans la protestation de l’identité politique. Sa forme première est la rodomontade. De ce point de vue, le sentiment national, dont conservateurs et démocrates se disputent avec obstination l’apanage, se mue et se décline aisément en une protestation identitaire, précisément parce que ses ressorts sont une forme d’orgueil. La garde nationale de Reignier, proclamant l’élection de son capitaine « jour de fête nationale », en est l’illustration caricaturale. Mais c’est ce qui se joue un peu partout : chez les ouvriers chambériens ou avec les frères Bordet d’Évian. Progressivement, cette appropriation des formes tend à modifier la nature de la protestation ou des affrontements. D’abord d’un usage instrumental, l’argument ou le référent politiques influent sur la nature des conflits en les reliant à des valeurs extérieures à la communauté.
6Aussi, les mots et les symboles permettent à terme d’importer la chose : absents des manifestations traditionnelles, ils montrent la contamination de thèmes ressassés dans la presse. Ils attestent que l’information circule et pousse à l’infléchissement des représentations. Les révoltes contre les octrois s’effectuent au nom du Statut ou de l’ère nouvelle, la contestation des forces de l’ordre invoque la liberté, la rivalité avec le curé se fonde sur le respect dû aux autorités élues de la commune, la garde nationale se réclame de l’esprit de la Constitution contre les pouvoirs des notabilités établies... La concurrence s’impose pour règle, bousculant l’acception des hiérarchies notabiliaires. En somme, ce sont de nouvelles formes de légitimité qui sont invoquées, précisément celles qui définissent la société nouvelle. Le lien s’opère ainsi entre les enjeux locaux et la « société englobante ». D’abord au service des débats qui divisent la communauté, le référent politique tend à opérer le changement d’échelle. C’est particulièrement clair dans le cas de l’anticléricalisme, dont on a vu les nuances et les ambiguïtés. Pas plus que les catéchismes politiques, l’anticléricalisme idéologique n’a d’emblée de place au village. Tout comme les slogans républicains, il est d’abord strictement pragmatique. On en use parce qu’on lui prête une certaine efficacité, à commencer pour faire déplacer un curé impérieux. On passe désormais par la justice : ce procédé, qui résulte des réformes institutionnelles, est un phénomène de première importance de transfert symbolique des pouvoirs, rapidement approprié et instrumentalisé. Si l’usage de slogans ou de thèmes disqualifiants dénote à l’évidence d’une certaine perméabilité à l’air du temps, donc de la circulation de l’information, il dénote néanmoins surtout d’un pragmatisme. Il n’empêche qu’avec les mots, la chose pénètre au bourg ou au village. C’est une des petites voies que la politique a pu emprunter dans la Savoie de 1848. Car en certains endroits, comme il a été montré, ces manifestations contribuent finalement à déplacer les enjeux, sans rien bousculer. Les mots réorganisent progressivement des représentations intériorisées. De ce point de vue, la prégnance de l’influence française importe en des contrées censitaires des conceptions liées au suffrage universel. Là encore, la coïncidence entre l’attitude des élites cherchant une légitimité dans l’assentiment « national » contre Turin et l’irruption de la parole des humbles est frappante. Ce qui est fondamentalement à l’œuvre, c’est un pas dans le sens de la constitution d’une opinion publique débordant le « pays légal ». La concurrence des notables ne fit que traduire et accélérer ce processus.
7La modération a peu de prise dans la Savoie de 1848 : on est d’un côté, ou d’un autre. Cette polarisation facilite l’établissement de repères partisans. Au surplus, ces repères rejetés ou revendiqués, sont souvent identiques : le cabaret, ici lieu infernal, là lieu saint ; La Marseillaise, ici chant diabolique, là chant divin, etc. Au bout du compte, les anathèmes réciproques contribuent à poser un paysage stable de l’identité politique. Le processus de politisation est foncièrement dialectique. Les clivages qui s’instaurent traversent les strates de la société. Songeons à l’attitude de Nicolas Parent en mars 1849, avocat et futur député de la IIIe République : les élans patriotiques et hyperboliques du leader démocrate n’ont rien à envier à la mobilisation des ouvriers chambériens qui s’emparent alors de la rue. La mobilisation des femmes de Chevron contre leur syndic se fait au nom d’une non moins hyperbolique hantise révolutionnaire qui fait écho à la culture des conservateurs et, en l’occurrence, aux discours du clergé. Ce dernier, de haut en bas de la pyramide ecclésiale, joue activement, et à ses dépens parfois, le rôle de mise à proximité de la politique. Ce passage est d’autant plus facilité que le clergé, sous le Buon Governo, était partie prenante de la chose publique : il peut en rester mémoire chez les ouailles, habitude chezle curé. Au demeurant, le statut ambiguë dévolu à l’Église dans le régime nouveau encourage l’affrontement : ici encore, il n’y pas de révolution puisque l’Église reste foncièrement perçue par les autorités comme une force morale du régime. En dernier ressort, la personne du curé permet de mettre à l’échelle communautaire l’argumentaire anticlérical. La personnalisation des rivalités est une dynamique fondamentale pour comprendre la greffe de la politique : elle en est le substrat. Des rivalités et des concurrences naissent les opinions. Les acteurs de ces rivalités impriment les formes élémentaires du pluralisme au village. Dans les campagnes et les bourgs de Savoie, les référents révolutionnaires surgissent encore après 1848-1849 dans les temps de conflits locaux. Cette permanence montre la diffusion des clivages partisans et s’explique désormais pour l’essentiel par leur efficacité dans les jeux des rivalités locales. Des clivages stables sont en place.
- 1 L’emploi du terme « Vorace », en référence aux ouvriers lyonnais venus de Lyon au début 1848 pour (...)
8La presse joue un rôle déterminant dans ce processus. Le journal a ses lieux – les cabarets, évidemment –, et du même coup il implique le développement de certaines formes de sociabilités : un nouveau type d’apostolat par la lecture à voix haute et le commentaire. L’influence de ces journaux est difficile à mesurer, car se pose le problème de leur assimilation effective. Ce que l’on saisit assez clairement, c’est le stock de référents qu’ils mettent à disposition. Ces référents sont ensuite instrumentalisés par quelque notabilité ou par la jeunesse : ils résonnent à l’identique dans les colonnes de la presse et dans les rues de tel bourg, de tel village. Ils circulent, ils s’inscrivent dans le paysage, comme des invocations alternativement presque magiques ou diabolisantes. Les factions des villages divisés deviennent les « blancs » et les « rouges ». À l’évidence, ces appellations ne correspondent pas aux réalités : s’il y a une forme de légitimisme en Savoie, elle est aux couleurs de la dynastie, « bleue » ; quant aux « rouges », on ne voit guère l’ombre de leur drapeau en Savoie – sinon métaphoriquement dans les journaux –, le seul arboré dans les rues étant le drapeau tricolore national. Le coq de village installé comme syndic, n’est pas un « aristocrate », encore moins un « Autrichien », pas plus que le lecteur du Patriote savoisien n’est un « communiste », ou un « Vorace », variation locale et durable du « rouge »1. Cette inflation du vocabulaire contribue toutefois à dilater la réalité : « l’aristocrate » n’est plus une classe, mais une posture, et il en va de même du « Vorace » qui n’est plus, ce qu’il était essentiellement, un élément prédateur venu de l’extérieur. En ce sens, les identités conflictuelles des communautés s’infléchissent. Les mots importent la chose en fissurant les anciennes représentations, mais ils ne les chassent pas.
- 2 Pour les exemples qui suivent : J. Lovie, La Savoie dans la vie française de 1860 à 1875, Paris, P (...)
9La période est donc fondatrice. Car le souvenir de 1848 est durable comme tend à le suggérer les formes de la renaissance du mouvement démocrate en 18692. C’est la même géographie qui se dessine : la Tarentaise et Albertville, le Faucigny. Les anciens leaders de 1848 s’imposent comme les meneurs de l’hostilité à l’Empire : N. Parent à Chambéry, J. Philippe à Annecy, F. Carquet en Tarentaise. En Tarentaise, on retrouve même les noms des artisans qui ont agité les rues de Moûtiers de 1848 à 1850 parmi les républicains actifs de la fin de l’Empire. Le Patriote savoisien renaît en 1869 et s’impose immédiatement comme l’organe des républicains. La Marseillaise refait son apparition, accompagnée des cris séditieux. En 1869, à Aix, des troubles ont lieu durant le tirage : les conscrits parcourent bruyamment les rues en arborant un ruban rouge à la boutonnière, réitération de scènes que nous avons détaillées. En 1869 encore, un banquet commémore à Chambéry le souvenir de 1848. Autant d’éléments qui assurent la portée symbolique et fondatrice de la période du Printemps des peuples en Savoie.
10Il n’y a pas de modèle exclusif capable de rendre compte de la complexité du cheminement de la politique. S’il est assez aisé de convenir de la progressivité du processus de politisation, ainsi que de sa fonction finale d’intégration, il est en revanche plus malaisé de définir ses modalités exactes. C’est qu’au fond il est polymorphe, varié, qu’il se compose d’éléments hétérogènes mais solidaires, et que sa nature en est finalement assez brouillée. C’est un phénomène de vaste ampleur qui accompagne et alimente des transformations profondes de structures (sociales, économiques, mentales...). Il se situe donc au sein d’un réseau aux causalités complexes. On peut s’efforcer, pour finir, de présenter quelques réflexions à ce propos à partir de l’exemple de la Savoie, tout en ayant à l’esprit sa profonde originalité, liée à la soudaineté de l’irruption de la vie politique et à une situation historique et géographique qui surdétermine la « question nationale ». Celle-ci donne une acuité indéniable à certains thèmes déjà dégagés par l’historiographie.
- 3 M. Agulhon, « 1848, le suffrage universel et la politisation des campagnes françaises », Histoire (...)
11Les élections, longtemps centrales dans l’approche du politique, ne tiennent pas, instantanément du moins, un rôle dominant dans le processus de politisation. C’est d’autant plus vrai dans le cas du suffrage censitaire. Les élections locales, bien que marquées par une forte abstention, méritent néanmoins de retenir l’attention. Il est vraisemblable que, sur le moyen terme, elles aient pu contribuer, en avivant les concurrences, à fissurer les représentations des communautés. De ce point de vue, dès la période qui nous intéresse, les transformations qu’elles impliquent relèvent moins d’une pratique qui favoriserait un apprentissage de la pluralité d’opinions, que de leur rôle dans l’étiolement des anciennes conceptions de la notabilité. Ce rôle s’inscrit très concrètement dans le paysage visuel et sonore qui accompagne les campagnes électorales : c’est sans doute sur ce point que la rupture fut la plus perceptible pour les contemporains. La première conséquence de l’instauration des élections s’inscrit dans le paysage « mental » : les anciennes représentations des légitimités hiérarchiques se fissurent et les failles courent de manière plus ou moins souterraine. Cette conséquence peut être effective et immédiate quand la communauté est au préalable traversée de tensions. En l’absence de dissensions, la politique n’a d’abord aucune pertinence. En revanche, et c’est le signe des temps, lorsque la communauté s’émeut et se divise, alors la politique s’en mêle, pour ainsi dire, systématiquement. C’est en cela que les micro-conjonctures sont importantes. Elles peuvent expliquer les variations chronologiques, tout en validant les mécanismes. Aussi peut-on reprendre le mot de Maurice Agulhon, en l’adaptant à une échelle encore plus réduite : « Mais pourquoi chercher dans le temps, des différences qui sont dans l’espace3 ? »
12La question du vote invite à poser celle du rôle des notables. Il est crucial, c’est indéniable. C’est autour d’eux que vont se polariser les divisions, donc les opinions. Il y a là une personnalisation des enjeux communautaires. Est-ce à dire qu’ils jouent le rôle de relais dans la « descente de la politique » ? Oui, par leurs rivalités et les argumentaires qui tendent à les justifier. Il fait peu de doute qu’ils contribuent à disséminer, et à appliquer, les discours généraux (les thèmes développés par la presse par exemple), c’est-à-dire à répliquer des modèles. Cependant, il convient de bien saisir la pluralité de la notabilité. Tout d’abord, il faut souligner que les réformes constitutionnelles contribuent à varier les lieux de notabilités et à en étendre l’acception (songeons à la garde nationale) : elles jouent donc un rôle initiateur. Il faut de ce fait tenir compte des différentes échelles de cette notabilité : l’aristocratie nobiliaire et l’aristocratie financière, mais aussi les notabilités de fonctions, infiniment plus variées (de l’avocat à l’avoué, du syndic au coq de village, du médecin au notaire, etc.). Chacun de ces notables agit dans sa sphère et à chaque étage se déploient des concurrences propres qui influent en profondeur sur les acceptions des hiérarchies. Ce dispositif invite à une étude renouvelée des formes et fonctions des notables – et tout spécialement des « petits notables » – et de leurs réseaux. Plus fondamentalement, s’il faut admettre le rôle de relais des notables, encore faut-il en bien mesurer la nature. Sans trop s’attarder sur les théories de la manipulation entretenues par le pouvoir, il faut nuancer toute approche en termes de stricte rationalité. Tout en faisant la part de l’empreinte angoissée et utopique propre au Printemps de peuples, il n’en reste pas moins qu’il convient de réduire à sa juste mesure le statut réel du notable : il ne sur plombe pas la situation. Il émerge parfois fort mal du « peuple », d’où l’ambiguïté d’un mot qui recouvre un réalité sociale mal définie, dont il partage au moins pour partie les représentations qui sont au fond celles du temps. Il contribue notamment à diffuser des peurs, des hantises, des rejets, des anathèmes qui facilitent la circulation des thèmes politisants. En ce sens, une partie des notables participe donc pleinement de la culture « globale » et ils ne sauraient être isolés comme de simples passeurs ou agents acculturant. En dernier lieu, ces considérations amènent donc à faire la part de l’irrationnel dans le processus de politisation. La diabolisation de l’adversaire n’est pas l’apanage des humbles : bien au contraire, l’atmosphère de défiance mutuelle est d’abord issue des couches dominantes. Il serait hâtif de n’y voir qu’une stratégie consciente ou un instrument de pouvoir : il suffit pour s’en convaincre de lire les correspondances privées ou les archives de l’administration. Et cette remarque est valable aussi bien pour les « progressistes » que pour les « conservateurs ».
13Outre la dialectique, fondamentale, entre la droite et la gauche, il convient de souligner le rôle des conservateurs dans le processus de politisation. Il n’est pas possible de les cantonner dans une forme de passivité dans laquelle leur rente de situation – leur capital social et leur capital tout court – assurerait seule le maintien de leur domination. Certes, leur assise clientéliste explique pour partie la perpétuation de leur emprise et explique que leur action soit, au premier abord, moins repérable que la bruyante propagande de leurs adversaires. Néanmoins, les réseaux de clientèle, à supposer qu’ils soient identiques à ceux de la période antérieure, sont entretenus et vivifiés par une activité bien en prise avec les conditions nouvelles de la vie politique : l’activité de la presse et les brochures, les proclamations électorales, les associations, le rôle du clergé prouvent que ces conservateurs ne sont pas taiseux. Au contraire, ils construisent un argumentaire polémique qui atteste de l’appropriation immédiate des libertés nouvelles. Ils contribuent de manière substantielle à la polarisation des opinions, et, tout simplement, à l’émergence de l’opinion publique. Il s’agit-là d’un point capital car il remet en cause la nature du processus de politisation trop souvent envisagé du point de vue de la gauche. Si les conservateurs ont pu provoquer un rejet qui a précisément permis la descente de la division partisane, ils ont aussi provoqué des fidélités et des ralliements, et bien au-delà des limites de la classe sociale des privilégiés. Cette participation conduit à remettre en cause toute vision linéaire de la politisation parce qu’elle démonte toute vision téléologique du processus. Au-delà, il en modifie la nature : la politisation n’est pas la marche inéluctable vers la République. Pour partie, cet aspect dépasse quelque peu l’objet du présent ouvrage puisqu’il nécessite de faire appel à l’action politique publique des conservateurs tant à la Chambre que dans les différents conseils délibératifs ou dans la presse et d’en pister l’effet en cascade ou les différents jeux d’échelles. Toutefois, il invite à repenser les relations entre conservatisme politique et modernité : si, comme on le sait, l’adhésion à la gauche peut rimer avec « archaïsme » en matière de conception sociale, l’adhésion à la droite peut rimer avec une forme de modernité politique. Il convient de ne pas sous-estimer la capacité, non seulement de résistance, mais aussi d’adaptation des élites traditionnelles : il existe bien, en Savoie et à son échelle, une forme de « persistance de l’ancien régime », pour reprendre le titre célèbre de l’ouvrage d’Arno Mayer. Les conservateurs sont des acteurs à part entière du processus de politisation, et pas seulement en tant que repoussoirs.
14Si le processus de politisation est innovation, il l’est en son terme ou vu « à vol d’oiseau ». Dans ses articulations précises, il en va autrement. En effet, il se manifeste d’abord par le surgissement, non du nouveau, mais du traditionnel. D’abord protestataires, du moins dans le contexte de la Savoie de 1848, les revendications qu’il libère ne sont point tournées vers l’avenir : elles se conjuguent au présent et aspirent le plus souvent au retour d’un ordre juste, qui fut. Ordre juste, mais non nécessairement idéal : c’est précisément une forme originale de politique, peu en phase avec les grands principes théoriques du « temps des prophètes » des années 1830-40. Il y a ici un point de première importance puisqu’il justifie l’identification d’une transition sans rupture. En un sens, le processus de politisation pourrait à cette échelle consister dans la modification de l’inscription de l’individu dans ses rapports au temps. Le premier mouvement du processus résiderait dans l’arrachement à la prégnance de la pensée de réitération et à l’intériorisation du possible, des virtualités du lendemain. Il s’agirait alors d’une mutation profonde.
15Cerner avec précision ce qui relève de la politique est sans doute la question la plus cruciale et la plus porteuse d’ambiguïtés. Les réponses qu’on peut apporter à cette question conditionnent des approches qui se focalisent plutôt sur telle ou telle composante du processus et qui impliquent la chronologie qu’on en déduit. L’analyse se situe en fait à deux niveaux distincts : l’action consciente des acteurs – dont l’aboutissement est l’adhésion et la reconnaissance des systèmes de valeurs issus des élites – et un mouvement moins conscient, donc moins repérable, qui correspond à un vaste processus de transformations qui dépasse pour partie la volonté des acteurs. La première approche se limite au fond à prendre acte du changement. La seconde, en revanche, cherche à établir une généalogie et permet de reconstruire l’élaboration progressive d’une politique « moderne », laquelle ne sort pas armée et casquée des théories. Néanmoins, cette élaboration n’a pas a priori de fin attribuée et lui assigner un terme risque d’en fausser la perception et la nature. En somme, toute démarche régressive touche ici à ses limites.
16On peut y préférer la méthode du sondage : partir d’un événement nettement identifiable, bruyant (en l’espèce 1848), et en mesurer l’écho et la réception. Une forme de « carottage » de la société qui permet de saisir les échelles, les ramifications, les disséminations, les impacts différenciés des secousses. Cette méthode n’a nullement la prétention d’être originale, ni même nouvelle. Elle permet, non pas en premier lieu d’identifier une étape du processus de politisation, mais de préciser la nature plurielle et différenciée du phénomène. Partir de l’événement, c’est en revenir aux faits, mais sans forme aucune de positivisme puisqu’il s’agit précisément d’en rétablir les ambivalences. Ces ambivalences sont néanmoins une construction d’historien : si elles lui permettent justement de confronter les modèles et les pratiques, et de mesurer le hiatus, il n’y eut en revanche pour les acteurs aucune espèce de contradiction ou d’équivoque. Cet effet « schizophrénique » est seulement dû au recul du temps. Les acteurs quant à eux mettaient en œuvre des logiques spontanément cohérentes, sinon efficaces. De ce point de vue, tendent à s’estomper les oppositions entre « l’infrapolitique », plus ou moins pulsionnel et sauvage, et la politique, avec ses cadres rationnels. Il se révèle alors une politisation « par le bas » faite pour partie d’appropriations de référents ou de pratiques qui ne revêtent plus nécessairement leur fonction ou sens originels. Il ne s’agit nullement d’un détournement, d’un appauvrissement ou d’une vulgarisation dénaturante, mais du processus de politisation lui-même, foncièrement dialectique. La rencontre entre les idées politiques, et leur arsenal théorique et partisan, et les aspirations sans doute plus confuses et prosaïques ne forme pas un front, mais une frontière mouvante où, précisément, s’élabore la politique en tant que pratique efficace et utile. En ce sens, il n’y a pas deux sphères autonomes, mais réactualisations et ajustements permanents qui fondent le fait politique. Ce qui vient du haut s’ajuste aux réalités et aux attentes, et en est modifié, sinon enrichi, mais vivant, actif et opératoire. En ce sens, la « descente de la politique » est un processus où la politique se transforme : fluctuant et mouvant, il ne s’agit pas d’un « produit stable » et personne ne saurait dire s’il revêt jamais une forme définitive. Sa forme est toujours « historique », jamais aboutie.
17Dans cette dynamique, les conflits jouent un rôle déterminant. Si ce rôle découle peut-être d’un effet d’optique lié aux sources – les épisodes conflictuels laissant nécessairement plus de traces –, il n’en reste pas moins que les affrontements, et leur recrudescence, se prêtent par essence à la diffusion de divisions nouvelles, ou du moins à leur complexification. Là encore, la politique emprunte des voies déjà tracées et se coule dans les schèmes en place qu’elle réactualise. Le conflit encourage la mobilisation clanique, forme initiale de la division partisane, et, surtout, la mobilisation d’un arsenal identitaire. La politisation serait dans cette optique une variation de la conflictualité. On observe sur ce point le rôle organisateur de ce qu’on pourrait nommer une mythologie politique : l’omniprésence des référents liés à la Révolution française, repoussoirs pour la droite et sacralisés pour la gauche, est particulièrement révélatrice. Or, cette mythologie est apparemment présente du haut en bas de la société, ce qui suggère une forte cohérence à l’œuvre qui nuance une fois encore une approche par strates sociales ou niveaux de culture, même s’il est évidemment possible de repérer des variations de formes. Il est d’ailleurs à noter que la fonction référentielle et mythologique de la Révolution, loin de s’effacer, constitue au contraire un trait durable du processus de politisation qui aboutit à une institutionnalisation et, finalement, à une « culture politique ». Or, cette dernière semble précocement en latence. Cette quête des mythologies mérite attention car elles structurent les imaginaires collectifs, ou du moins les reflètent, et ont une vertu englobante. Rappelons ainsi que Raoul Girardet, dans Mythes et mythologies politiques, avait rangé la théorie du complot – « La conspiration » –, si récurrente dans la Savoie de 1848 et à des échelles variées, au rang des grandes catégories mythiques. Tout porte à croire qu’on se trouve là en face d’un facteur de premier ordre de la politisation. Le doute, la peur, la suspicion, qui naissent de l’incertitude devant l’inédit, bousculent l’ordre du monde. La menace, précisément parce qu’elle est inidentifiable, permet l’irruption de figures nouvelles : songeons tout spécialement aux rumeurs et aux discours sur le complot, les trames secrètes des rouges et des noirs, qui furent de puissants catalyseurs pour une mobilisation de repères partisans nouveaux. En ce cas, un des ressorts de la politisation, loin d’être une prise accrue sur le réel, serait au contraire une réponse panique à l’irruption de l’inattendu, sinon de l’incompréhensible, et cet élément irrationnel est un trait durable de la politique dans les sociétés de masses. Pour en revenir à l’omniprésence de la référence à la Révolution, elle pose question : s’agit-il de la descente des repères réélaborés par l’onde de 1848 ou du resurgissement d’une mémoire endogène ? Sans doute est-ce encore une rencontre de l’une et de l’autre. Quoi qu’il en soit, on l’a dit, 1848 n’est pas un début, mais un temps paroxystique où peuvent se révéler des cheminements peut-être antécédents. C’est sous cet angle qu’il convient de restituer la fonction de l’événement.
18C’est bien sous le souffle du Printemps des peuples que la Savoie découvre la vie politique. Cette découverte s’accompagne d’élaborations identitaires qui entrent en résonance avec le temps des nationalités. La période a donc constitué un temps fort de l’intégration, du changement d’échelle de l’appartenance communautaire. Il existe sans doute une archéologie de la politisation du duché : elle commencerait autour de 1792 et courrait de manière souterraine dans les méandres obscurs du Buon Governo. Cela est probable. En ce cas, 1848 ne serait pas moins une libération.
Notes
1 L’emploi du terme « Vorace », en référence aux ouvriers lyonnais venus de Lyon au début 1848 pour proclamer la République, est très répandu dans les journaux pour stigmatiser les fauteurs de troubles. On le retrouve fréquemment dans la bouche des plus humbles dans les procédures judiciaires.
2 Pour les exemples qui suivent : J. Lovie, La Savoie dans la vie française de 1860 à 1875, Paris, PUF, 1963, notamment p. 471-477.
3 M. Agulhon, « 1848, le suffrage universel et la politisation des campagnes françaises », Histoire vagabonde, t. III, Paris, Gallimard, 1996, p. 82.
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