L'éveil politique de la Savoie
|Chapitre III. Les formes élémentaires du pluralisme : l’urne, la baïonnette et la chaire
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1Les réformes de 1848 apportent la politique au bourg et au village d’abord sous la forme des élections. Il s’agit certes d’un suffrage censitaire mais qui n’en est pas moins une reconnaissance de l’opinion publique par le pouvoir. Toute la question est de comprendre quel en fut l’impact réel sur les représentations des habitants de la Savoie. L’enquête est malaisée. Il convient pourtant d’essayer de descendre en deçà des enjeux qui divisent les élites du duché, pour essayer de saisir la signification de la pluralité des opinions au sein des communautés. Le cas de Chambéry, que son tissu sociologique singularise, sera laissé volontairement de côté. Il n’est pas dit que les élections aient joué de manière mécanique un rôle moteur dans le processus de politisation et d’intégration des « masses ». Cette vision policée de la pénétration du politique ne correspond qu’à un pan de la réalité, celui d’une pratique : le vote. Il n’est pas question ici de bâtir un modèle, intangible et universel, mais plutôt d’esquisser quelques interactions dont découle l’apparition de la pluralité au bourg et au village.
2Dans un premier temps, l’irruption soudaine du politique, car il s’agit bien de cela dans la Savoie de 1848, est synonyme de disputes et d’antagonismes personnels et personnalisés. Avec la libéralisation du régime sarde, une conception unanimiste du corps social n’est plus de mise. Cette évolution se répercute dans les bourgs et villages en modifiant les représentations et les autoreprésentations des communautés : les rivalités et les conflits traditionnels connaissent une forme d’affranchissement. Ce bouleversement s’inscrit d’abord dans le paysage communautaire. Il met en branle, et plus généralement ravive en les déplaçant, des rivalités : celles-ci s’intègrent désormais dans le nouvel ordre des choses. Il s’avère que dans le contexte de 1848 et des années suivantes, le processus de politisation s’opère d’abord par la division, c’est-à-dire par l’affirmation d’un régime d’opinions qui repose souvent sur des divisions déjà existantes mais infléchies sous l’effet de « l’air du temps ». De ce point de vue, l’instauration des milices municipales – la garde nationale – est un facteur majeur en Savoie de l’immixtion du politique, au moins dans la vie des bourgs. D’une part, parce que la milice repose elle-même en partie sur le principe électif. D’autre part, parce qu’elle s’inscrit de manière visible, et parfois bruyante, dans le paysage communautaire qu’elle tend à bousculer. Grâce aux tensions qu’elle éveille, et parfois son activisme dans les élections, se révèlent des modalités de la pénétration de la politique dans les communautés. Elle en montre les ramifications assez opaques au premier coup d’œil.
- 1 Cette approche rejoint celle esquissée en dernier lieu par F. Ploux, « Disputes au village quercyn (...)
3Cette approche peut être utilement prolongée par l’étude des manifestations d’anticléricalisme car elles sont aussi l’expression de divisions. Les conflits autour de la religion et du curé au village sont à l’évidence une voie précoce, pour ne pas dire initiale, d’une forme de politisation des conflits. L’anticléricalisme n’est certes pas un phénomène nouveau, et c’est précisément pour cette raison qu’il est crucial. Phénomène plus ou moins endémique, il constitue un terreau pour la dissension au village, que les mutations institutionnelles de 1848 vont fertiliser et aviver. Le curé est à la fois un personnage facilement identifiable et le représentant d’une institution non moins identifiable : il permet la personnalisation des différends et, à terme, la cristallisation des clivages dans des principes qui sortent du seul cadre communautaire. Il convient donc de prendre en compte le rôle actif que tient le clergé dans cette descente d’une forme de politique au village1. Par ses discours et ses prises de positions, il participe, ne serait-ce que par réaction, à la coagulation partisane et à la diffusion de certains repères politiques. Cette dialectique est essentielle.
Les élections : temps et lieux de politisation
4L’étude des élections doit tenir compte de deux échelles : les élections législatives et les élections locales. Ce qui nous intéresse ici est, pour parler ainsi, de les prendre par le bas, c’est-à-dire du point de vue du sujet citoyen. Qu’est-ce que signifie voter au bourg ou au village ? Quelles transformations implique la pratique nouvelle pour la communauté ? De ce point de vue, les sources manquent et l’approche ne peut être que tâtonnante. Les données quantitatives tendent à nuancer l’importance accordée aux élections. Mais il n’est pas sûr que cette approche en termes de taux de participation épuise totalement la question de l’impact réel des élections. Il faut tenir compte d’aspects moins mesurables, mais peut-être plus déterminants : la concurrence des opinions qui se révèle lors des campagnes électorales tend sans doute à faire bouger les représentations de manière plus profonde.
De l’apprentissage de la politique par les élections
5En ce qui concerne l’élection des députés, il convient d’abord, après avoir rappelé l’étroitesse du corps électoral qui se situe autour de 3 % de la population du duché, de noter les fluctuations de la participation, qui oscille sur la période entre 62 et 77 % du corps électoral. L’abstention s’explique malaisément. D’une part, il ne s’agit pas d’une croissance ou d’une décroissance linéaires qui tendraient à montrer un intérêt ou un désintérêt progressifs à l’égard du processus électoral. D’autre part, la mobilisation ne répond pas non plus à des raisons « saisonnières », si importantes pourtant en ces pays montagneux et agricoles : été ou hiver ne semblent pas influer de manière déterminante sur la mobilisation.
- 2 De 1848 à 1853 (les quatre premières législatures), il y a peu de circonscriptions où on observe v (...)
6L’abstention n’agit pas non plus de manière significative sur les résultats : le paysage électoral, reste assez stable durant cette période2. L’explication la plus probante réside dans la plus ou moins grande capacité mobilisatrice des forces partisanes au niveau local. Ce qui laisse entendre qu’une partie du corps électoral, pourtant déjà restreint, n’accorde pas spontanément aux élections une importance cruciale. Les combats de presse, extrêmement virulents lors des trois élections de 1849, ne traduisent de ce point de vue que très approximativement l’état réel de l’opinion, puisque deux de ces scrutins correspondent aux taux de mobilisation les plus faibles du corps électoral. La surdétermination du processus électoral reflète le temps de notables, mais pas celui du « peuple ».
- 3 C. Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie (...)
- 4 Sont électeurs : 10 % pris parmi les 500 habitants les plus imposés (à l’identique de la loi franç (...)
- 5 C. Guionnet, op. cit.
- 6 Relevé effectué à partir de : Informazioni statische raccolte dalla regia commissione superiore, T (...)
7Cette remarque paraît devoir s’appliquer aux élections locales. Les historiens ont mis en valeur le rôle des élections municipales en France dans l’apprentissage de la politique, ou dans la descente du politique, après la loi de 18313. Au premier abord, la loi piémontaise tend à produire des effets similaires à la loi française de 1831 qu’elle prend pour modèle4 : en France, environ 9 % de la population accède au droit de vote – soit 30 % de la population masculine majeure 5 –, en Savoie le corps électoral tourne autour de 8,5 % en 18506. Toutefois, à y regarder de plus près, le rôle des élections locales dans le processus de politisation, ou d’intégration, est à relativiser en Savoie.
- 7 Les sources pour évaluer la participation aux élections communales sont rares : ce qu’il reste des (...)
- 8 79 % de votants en moyenne pour les cinq premières législatures (1848-1853, cette dernière année c (...)
8Tout d’abord, le taux de participation aux élections paraît extrêmement faible. Sur le seul échantillon disponible, celui des élections en Savoie Propre en 1856, le taux de participation tourne autour de 4 % de la population de la province, pour un corps électoral composé de 9,5 % de cette population7. Le taux de participation dans les mandements les plus mobilisés atteint péniblement 50 % du corps électoral. On reconnaîtra que ce chiffre ne plaide pas, dans une province qui de surcroît se situe dans l’échelle haute de la mobilisation pour l’élection des députés8, pour un intérêt fort à l’égard des élections locales. Cela d’autant plus que l’année disponible pour le sondage ne se situe pas immédiatement au début de l’entrée en vigueur de la loi : il ne semble pas qu’il y ait accoutumance à l’élection. On notera que les communes repérées ailleurs comme étant des lieux d’affrontements politiques – les bourgs frontières, par exemple – ne se distinguent nullement dans cette moyenne. D’un point de vue global, il est difficile, dans cette province d’avant-pays et non montagneuse, de mettre en avant les contraintes liées au déplacement nécessaire vers le lieu de vote pour expliquer la relative atonie électorale. Les modalités du vote sont en revanche déterminantes. En effet, bien qu’ayant pris pour modèle la loi française de 1831, les autorités piémontaises se sont efforcées d’en neutraliser les effets. Alors qu’en France, le conseil est éligible pour six ans et renouvelable par moitié tous les trois ans, en Piémont il est élu pour cinq ans et renouvelable par cinquième tous les ans. Cette disposition a certes le mérite de provoquer une pratique intense du vote, mais elle en annihile généralement la portée en limitant toute perspective de changement réel de majorité. Si cette disposition favorise la stabilité des autorités locales, elle dévalorise en revanche le vote qui perd sa valeur « révolutionnaire ». Soulignons d’ailleurs que les élections locales sont particulièrement complexes puisque l’électeur doit remplir pour une même votation plusieurs bulletins (renouvellement des conseillers de la commune, des conseillers provinciaux, des conseillers divisionnaires) et, qui plus est, inscrire dans l’ordre plusieurs noms puisque à chacun de ces conseils plusieurs sièges vaquent chaque année. Enfin, les fonctions sont cumulables, ce qui renforce l’impression d’immobilité des cadres et l’inanité du renouvellement par le vote. Plutôt que de banalisation du vote, on parlera plutôt de banalité du vote, banalité qui conduit au désintérêt.
- 9 En référence à l’expression usuelle à l’époque dans les débats de presse sur la question des douan (...)
9Il semble donc que l’élection en tant que telle, c’est-à-dire en tant que pratique, n’est pas en Savoie au cœur du processus de politisation ou d’apprentissage de la politique. Le cheminement est moins institutionnel, plus conflictuel surtout, parce que plus soudain. Il convient tout de même de ne pas sous estimer l’ampleur des changements introduits par le Statut et de ne pas se limiter à estimer le rôle des élections en termes quantitatifs. Le Piémont passe en quelques mois d’une société solidement hiérarchisée, sans débats publics, à l’affirmation de l’appétit de nouvelles élites et à l’irruption de polémiques jusque là apparemment tues. Le tout s’opère dans le climat à la fois d’euphorie et d’incertitude du Printemps des peuples, auquel, on l’a vu, la Savoie est pour le moins réceptive. Le contexte est incomparable à celui de la France de la monarchie de Juillet : les campagnes électorales, et surtout les législatives, diffusent brutalement et bruyamment des slogans, des pratiques, des sollicitations de nature inédite en Savoie. L’impact des élections est peut-être davantage à chercher dans les modifications qu’elles produisent dans le paysage quotidien de l’homme du commun : votant ou non, l’habitant de la Savoie voit concrètement le changement s’inscrire dans son champ visuel et, pour le dire ainsi, sonore. L’activité électorale lors des campagnes législatives se focalise, dès 1848, sur l’identité de la Savoie : l’inscription de la Savoie dans le mouvement des nationalités, l’affirmation précoce d’une forme d’irrédentisme, la méfiance à l’égard de Turin, une atmosphère de fronde contre le pouvoir, contribuent à rendre audible les clameurs des partis. Celles-ci pénètrent dans les communautés en valorisant les intérêts locaux et les particularismes. De ce point de vue, les campagnes législatives ont peut-être plus d’impact que les élections locales : d’emblée, la Savoie entre dans la politique par la voie de l’affirmation identitaire, non pas locale mais « nationale » (c’est-à-dire ce qu’on appelle alors la « question savoisienne »9). Dans sa soudaineté, le phénomène implique aussi un processus plus diffus de l’apprentissage des repères politiques. Ils sont d’abord perçus dans le tumulte des années 1848-1849 : peut-être, dans un premier temps, déstabilisation de l’ancien système, ils deviennent progressivement des éléments fondateurs d’identité et d’appartenance. Ce tumulte, au sens fort, se voit et s’entend : les rites et les slogans déjà évoqués s’enracinent d’abord dans l’environnement sensoriel. Le surgissement des débats, notamment au temps des élections, modifie les habitudes taiseuses et, de là, les représentations. Les sources pour évaluer ce changement sont fragiles : nous en sommes réduits à passer d’abord par le regard des notables et, plus précisément, par celui de la presse. Ce qui doit donc retenir l’attention, ce sont les changements qui interviennent dans le paysage du sujet citoyen aux temps des élections et, autant que possible, les conséquences de ces changements.
La campagne électorale dans le paysage du bourg et du village
- 10 Le club des « Nul s’y frotte » de Bonneville est cité à l’époque comme un des grands foyers « roug (...)
10Ce que perçoit d’abord l’homme du commun, c’est la concurrence des notables : concurrence publique et légale, concurrence bientôt d’usage. Cette compétition s’inscrit ostensiblement dans le paysage. On dispose de ce point de vue de quelques renseignements, précisément parce que l’activité propagandiste est dénoncée par chacune des parties en concurrence : la presse colporte de nombreuses plaintes, surtout en 1849, relatives au déroulement des campagnes électorales. Dans le Genevois et le Faucigny, les journaux conservateurs dénoncent à plusieurs reprises les adresses aux électeurs diffusées lors des élections par le club des « Nul s’y frotte » de Bon ne ville10. Ils dénoncent aussi les pratiques des « commis voyageurs » des démagogues qui, à en croire ces journaux, sillonnent les mandements du Faucigny et tentent de séduire les électeurs, plutôt que de les convaincre :
- 11 « Un électeur des Bornes », Le Courrier des Alpes, 23 juillet 1849.
« Oui, ils ont envoyé avant les dernières élections leurs claqueurs dans toutes les directions de ces effrontés mandements [...]. Oui, ils ont levé publiquement la queue des ravissants cantons de frères, acculés vers les forêts de Samoëns, Taninges et Saint-Jeoire, où ils ont dirigé leurs corps de musique, pour égayer leurs meneurs après les avoir fait boire, rire, chanter et danser11. »
11Si les conservateurs dénoncent les rites festifs dont usent les démocrates, ces derniers ne redoutent pas moins l’activité de leurs adversaires. Lors des élections de janvier 1849 dans la circonscription de Taninges, ils stigmatisent l’activité des agents électoraux du candidat conservateur,
12G. M. Allamand. Alors qu’à l’instant les démocrates étaient dénoncés pour leurs méthodes démagogiques, les conservateurs sont quant eux dénoncés pour mettre en branle le réseau de notables qui les appuie. En somme, deux images pour deux identités politiques :
- 12 Le Patriote savoisien, 27 février 1849.
« Les jours qui ont précédé les élections, M. X a parcouru la commune de Tanninge pour recommander la candidature de M. Allamand ; il s’est mis en rapport avec les syndics et les secrétaires des communes voisines ; il les a choyés, fêtés et si bien manipulés, qu’ils sont devenus une argile entre ses mains. Placé comme un araignée au centre de sa toile, il tenait dans ses mains tous les fils de l’intrigue ; le succès était assuré : aussi, dans une réunion préparatoire, tenue la veille des élections, invoquant saintement l’autorité de Voltaire, il a osé définir la démocratie : l’asservissement du grand nombre par la canaille. Ces paroles insolentes ont été accueillies comme elles le méritaient : l’assemblée s’est levée comme un seul homme, a protesté par des cris d’indignation et s’est dissoute12. »
- 13 Le Courrier des Alpes, 24 mars 1849.
13La propagande publique est dénoncée encore à Évian où « le nom de Paul Pognient tapissait les murs de la Maison-de-Ville, l’intérieur des auberges, et se lisait en gros caractères à l’angle des rues13 ». Ces exemples font confusément sentir que l’activité électorale est réelle et que la compétition se répand, prenant à partie les électeurs et, plus largement, le sujet-citoyen du Roi. Cette propagande diffuse inlassablement les mêmes thèmes disqualifiants à l’encontre des adversaires et forgent ainsi des représentations identifiantes. Ces thèmes s’efforcent de s’ancrer dans les réalités quotidiennes du public et usent des peurs latentes. Les candidats démocrates voudraient la guerre, l’instauration du papier monnaie, la persécution des prêtres, la spoliation des églises et « l’emprunt à l’étranger hypothéqué sur les biens des particuliers ». Les candidats conservateurs se muent en réactionnaires purs et durs puisqu’ils viseraient au rétablissement du Buon Governo, dont ils ont conservé, comme suggéré plus haut, les pratiques clientélistes. En janvier 1849, circule dans le collège d’Albertville, à de nombreux exemplaires selon les carabiniers, un texte manuscrit qui résume bien les éléments de la propagande contre les candidats conservateurs :
- 14 ADS, 1 FS 525, Aux électeurs du collège d’Albertville-Grésy, janvier 1849.
« Nous voici arrivés à la veille d’une lutte décisive. Le combat va s’engager entre le peuple et la noblesse. Que veut le peuple ? Il veut que nous soyons tous libres, tous égaux et que nous nous aimions en frères.
Que veut la noblesse ? Elle veut que nous retombions sous le pouvoir des carabiniers royaux, des commandants de place et des aristocrates ; que le peuple ne soit rien et qu’elle soit tout.
Que veut encore la noblesse ? Elle veut que le peuple paye de lourds impôts pour qu’il devienne pauvre, pour qu’il soit ignorant et pour qu’elle puisse le mener et le dominer plus facilement [...].
Électeurs du collège d’Albertville-Grésy, vous êtes presque tous des hommes du peuple. Vous voulez son triomphe. Vous ne pouvez donc balancer dans le choix que vous avez à faire. Donnez vos voix à M. l’avocat Blanc. Vivant au milieu de vous, il connaît vos besoins et vos désirs. Il voudra ce que vous voulez ; il combattra ce que vous ne voulez pas14. »
14Peu de ces manifestes sont conservés dans les archives, mais ils sont mentionnés par la presse. De même, les journaux s’appliquent à publier des professions de foi qui, selon toute évidence, circulent au niveau local. Il apparaît donc que la libéralisation politique s’inscrit de manière visible dans l’espace quotidien des habitants de la Savoie. Il est impossible d’en mesurer l’impact réel, mais il convient de souligner que cette lutte entre les notables contribue très certainement à faire bouger les lignes des anciennes représentations. En effet, aux hiérarchies assez exclusives du Buon Governo, succède, de manière assez brutale, une pluralité notabiliaire : la concurrence publique des élites modifie l’acception de fonctions sociales jusque-là apparemment admise. Il n’est pas dit évidemment que les anciennes représentations s’écroulent du jour au lendemain, mais la concurrence sans phase de transition tend à les fragiliser, précisément parce que cette concurrence se revendique de la légitimité du nombre dont elle proclame l’assentiment nécessaire.
- 15 Le Courrier des Alpes, 28 juillet 1849.
- 16 Agricola Chenal (1794-1881), avocat. Député de la circonscription de Sallanches de 1848 à 1860, ci (...)
- 17 Le Patriote savoisien, 22 octobre 1850.
15L’élection introduit de nouvelles expressions de la notabilité, qui s’inscrivent elles aussi dans le paysage, sinon du village, du moins du bourg. Par exemple, les journaux rapportent les solennités qui accompagnent l’élection d’un député. B. Mollard, candidat conservateur élu par le collège de La Motte-Servolex en 1849, a droit à un banquet, où sont conviés les électeurs, avec les toasts d’usage. Pour prévenir de son arrivée à La Motte, « le tambour a battu aux champs, le son des boîtes s’est fait entendre15 ». Dans le genre, le récit de l’accueil réservé à A. Chenal16, député du collège de Sallanches de 1848 à 1858, est un modèle de grandiloquence17. Le 22 septembre 1850, à son retour de Turin, il est accueilli par la garde nationale de Sallanches et par une délégation. Les souscripteurs au banquet viennent de toutes les communes du Faucigny : ils font escorte au député, bannières communales au vent. Le corps de musique ouvre la marche. Sur la place, le député fait halte devant « un colossal arc de triomphe, qui avait, pour pieds-droits, deux peupliers plantés en 1795 ». La garde présente les armes, le député est acclamé. Un banquet se tient à l’Hôtel de Ville, au milieu de décorations évocatrices : inscriptions rappelant les victoires électorales de Chenal, triade française, écussons des communes qui ont souscrit au banquet, etc. Après les toasts, la fête gagne la place : distribution de nourriture aux pauvres, lâcher de ballons – dont un, tricolore, de « vingt mètres de circonférence » portant le devise « Monte, va dire aux cieux/Que tu as vu des heureux » –, illuminations, feux de Bengale, L’hymne des Giron dins et Le chant du Départ. On dira qu’il s’agit-là tout spécialement de manifestations partisanes, limitées à l’étroit cercle des citoyens les plus actifs. Sans doute. Il n’empêche qu’il s’agit de manifestations qui s’imposent sur la place publique et qui s’approprient, pour partie car il y a nombre de symboles nouveaux, des usages jadis réservés aux représentants du pouvoir central (l’intendant ou le gouverneur), voire au Roi lui-même. Ces manifestations traduisent dans le paysage l’appropriation festive du pou voir par des notabilités nouvelles, exclues jusque-là des hiérarchies dirigeantes et issues du suffrage.
- 18 Le Courrier des Alpes, 24 mars 1849.
- 19 Ibid., 23 juillet 1849.
- 20 U 2022, procédure contre J. Voiron, cultivateur, 47 ans, pour injures contre le syndic de Thoiry, (...)
16Durant cette période, il est prêté en fait, au-delà des discours électoraux convenus, peu d’autonomie aux électeurs. C’est ce qui explique les craintes à l’égard de la propagande électorale : le petit censitaire de Savoie est d’emblée conçu comme aisément manipulable. C’est ce qui motive les polémiques qui suivent les élections : la moindre infraction au code électoral semble être en mesure de peser sur les résultats. Ce climat de suspicion peut jouer en faveur de la « descente de la dissension » au sein des communautés et, de là, à la formation de clivages aisément exploitables par les forces partisanes. Il y a bien sûr, les infractions manifestes : affichage défectueux des règles électorales – obligatoire en chaque bureau –, appel nominal dans le bureau non conforme aux prescriptions de la loi, discours du président du bureau précédant ledit appel vantant les qualités de tel ou tel candidat, interdiction d’entrer intimée à telle ou telle personne, liste des électeurs incomplète (ou trop complète lorsque des morts votent), décret royal de convocation non distribués dans les délais dans les villages ou dans les hameaux... Ce dernier point mérite quelque attention. En mars1849, les électeurs de la vallée d’Abondance se rendent à Évian et s’opposent à la tenue des élections : prévenus in extremis, ils n’avaient pas reçu de convocation18. Même chose en juillet à Saint-Pierre-d’Albigny où quatre communes sur huit n’ont pas été convoquées19. Les électeurs d’Aillon et d’Ecole arrivent après la clôture du scrutin et ne sont donc pas admis au vote. Ce lien entre centre et périphérie est peut-être paradoxalement plus déterminant encore dans le cadre des élections communales. En effet, beaucoup de communes de Savoie s’étendent sur plusieurs hameaux. En principe, le conseil doit être équilibré et rassembler des représentants des différentes communautés. Au hasard d’une procédure pour injures contre le syndic, on apprend que, le mois précédent, les élections de Thoiry ont été annulées par suite de vociférations. Un témoin affirme : « Je crois que les élections ont manqué ce jour là parce que les électeurs du village de La Fougère se plaignaient de n’avoir aucun conseiller20. » Cette modification constitutionnelle, à savoir l’élection du conseil, tend parfois à exacerber les tensions locales entre centre et périphérie. Ces tensions peuvent alors se muer en fronts partisans.
- 21 Le Patriote savoisien, 24 juillet 1849.
- 22 L’Écho du Mont-Blanc, 30 janvier 1849.
- 23 ADS, U 1857, procédure contre Exertier accusé d’avoir distribué aux domiciles des bulletins de plu (...)
17Mais les principales polémiques liées aux élections concernent la rédaction des bulletins de vote. En effet, il s’agit bien là de la pièce sur laquelle se concentrent toutes les pressions. Le bulletin est remis au domicile à chaque votant qui le remplit dans la salle de vote, sur une table en principe à l’abri des regards indiscrets. Les journaux rapportent volontiers des anecdotes liées aux tentatives de pression. Parfois sur un mode cocasse : « L’assemblée a beaucoup ri d’un électeur qui, restant inactif au moment d’écrire son vote et invité par le président, a répondu : je ne me souviens pas du nom que l’on m’a dit d’écrire21. » Les dénonciations à l’encontre des manipulations des uns ou des autres sont fréquentes. À Taninges, le premier bureau a annulé tous les bulletins portant « M. Allamand de Sixt », sous prétexte qu’il existe un obscur homonyme en cette commune22. Il existe plusieurs exemples où les bulletins sont distribués remplis, ici par le maître d’école, là par le valet communal : il est invoqué généralement, comme le montre la procédure contre Exertier, valet communal de Saint Jean-d’Arvey, la nécessité de pallier le demi analphabétisme de bien des électeurs23.
- 24 Compte rendu de séance de la Chambre des députés rapporté dans Le Courrier des Alpes, 8 août 1849. (...)
- 25 ADS, 1 FS 395-400. Ces dossiers consignent notamment les demandes d’annulations d’élections.
- 26 Compte rendu des élections dans la circonscription de Saint-Pierre-d’Albigny, Le Courrier des Alpe (...)
18Exceptionnellement ce type d’affaire aboutit à des recours à la Chambre de Turin, sur plainte collective des électeurs lésés : c’est le cas en juillet 1849 pour les électeurs du collège de La Chambre où le chef lieu d’Aigue belle, fief du député libéral Brunier, s’est efforcé d’écarter un certain nombre d’électeurs des autres sections24. Toutefois, ces infractions, si elles sont colportées par les journaux des deux bords, donnent rarement lieu à des plaintes officielles auprès de l’administration25. Les tensions lors des élections mettent d’abord en jeu les notables et leur lutte d’influence. C’est ce qu’évoque, presque caricaturalement, l’anecdote touchant aux élections législatives de juillet 1848 à Saint-Pierre-d’Albigny. Au jour du vote, on refuse à un notable conservateur l’entrée dans la salle du vote sa canne à la main – en application de l’interdiction des armes en ce lieu –, alors qu’on laisse au contraire entrer la main sur le pommeau le syndic démocrate : « Peut-être ont-ils pensé qu’il avait besoin pour s’exhausser, de cette canne historique qui fait les 9/10e de son omnipotence26 ? » Allusion transparente aux poids que peuvent revêtir les instruments symboliques d’une notabilité disputée.
- 27 ADS, U 1822, procédure contre Crétin à propos des désordres à Montmélian, 1848.
- 28 ADS, 1 FS 995, l’intendant général au syndic, 4 janvier 1849. La liste électorale avait été une pr (...)
19Quand les élections soulèvent les passions et impliquent plus largement la population, elles paraissent généralement clore un processus plus long de tensions qui ne s’enracinent pas nécessairement dans les questions électorales, mais plutôt dans une histoire plus complexe des « passions villageoises ». C’est ce qu’invite à penser les agitations qui ont lieu à Mont mélian27. En décembre 1848, nous sommes à la veille des élections et, plus précisément, au moment de la révision des listes électorales, qui semble donner lieu à des débats houleux au conseil municipal, et qui oblige l’intendant à sommer le syndic de réaliser illico la liste des censitaires, même en l’absence de certains des membres du conseil28. Le 10 décembre, le médecin Dubouloz, conseiller de ville, se fait assaillir en entrant le soir chez lui. Il se défend et assomme à moitié son assaillant. Quelques minutes après, une foule hostile s’amasse devant chez lui, menace d’enfoncer la porte et de lui régler son compte. Le médecin s’enfuit de chez lui et se réfugie à Arbin, commune limitrophe. Dubouloz est un des patrons locaux du parti démocrate. À n’en pas douter, cette affaire clôt une journée tendue. L’élection cristalliserait donc en ce lieu, et sous une forme paroxystique, la dissension politique. Toutefois, cet exemple limite nous invite à élargir la réflexion. En effet, à regarder attentivement les dépositions, il s’avère que cette journée est le point d’orgue d’une longue liste de tensions en cette commune, mais n’en est pas un élément fondamental.
- 29 Il s’agit, en plus du docteur Dubouloz, du syndic Lacoste et du juge de mandement Bel (futur déput (...)
- 30 Pour une exposition de peinture à Chambéry, le syndic Lacoste avait donné l’autorisation pour le p (...)
- 31 ATS, Alta polizia, 250, les carabiniers au Ministre de l’Intérieur, août 48.
20L’affaire débute ce jour-là dans les cabarets de Montmélian où les jeunes gens s’affrontent : les démocrates, menés par le capitaine de la garde nationale, se livrent aux chants provocateurs habituels. Rapidement, le climat se tend entre les clans qui divisent le bourg. Dubouloz en fait les frais. Il faut souligner que ce médecin est compromis soupçonné de connivences avec les auteurs des grands troubles de Chambéry de 1848 et c’est à ce titre qu’il est apostrophé par la foule vociférante. Depuis avril, le climat est malsain à Montmélian contre les « étrangers », car, fait de première importance, les principaux leaders « rouges » ne sont pas natifs de la commune29. Au printemps, on entend dire dans les cabarets : « Nous avons eu tort de n’avoir pas coupé la tête à Dubouloz, au juge et à Lacoste. » En juillet, pour une broutille, une émeute de femmes s’oppose à une décision du syndic Lacoste30 : Il reppubblicano, pour reprendre les termes des carabiniers, est contraint de s’enfuir devant les injures et se promène durant la journée dans les rues de Montmélian flanqué de son fils armé d’un bâton31. En octobre, toujours dans les cabarets, le brigadier des carabiniers déclare : « Ah ça, lorsque l’on sonnera les cloches, vous vous tiendrez prêt parce que ce sera le signal pour massacrer tous les républicains ». En novembre et début décembre, des cortèges nocturnes passent sous les fenêtres desdits républicains en clamant : « À bas les républicains », « à bas les voraces ». En décembre 1848 et encore en janvier 1849, des affichages anonymes ont lieu :
- 32 AST, Materie polititiche..., mazzo 14, le commandant général des carabiniers au Ministre de l’Inté (...)
« 1er avis
Le noble Conseil de la Ville de Montmélian prévient le public que son illustre sindic a perdu sa tête d’âne, ceux qui la trouveraient sont priés d’en reporter au moins les oreilles à l’hôtel de ville, on les récompenserait large ment de leur peine.
2e avis
Prenez garde jeunes gens royalistes, dans votre chemin, car Dubouloz est un assassin républicain32. »
21Sans entrer dans le détail de cette affaire, elle nous importe parce qu’elle montre que les élections n’ont ici qu’un rôle secondaire. Quand elles apparaissent dans les sources comme un lieu de conflit, une connaissance un peu approfondie du milieu local permet d’en relativiser l’importance. Il ne faut pas se laisser égarer par la presse qui tend à survaloriser le processus électoral. Dans les faits, c’est plutôt le calme qui domine et, au regard des chiffres évoqués plus haut, une certaine apathie. En tous cas, l’élection en Savoie ne saurait faire figure de vecteur privilégié pour l’introduction de la politique au village. Ce que suggère l’affaire de Montmélian est que l’élection n’est franchement disputée que quand le village est déjà divisé. Ce n’est pas elle qui divise l’opinion, elle s’inscrit dans une réalité locale qui lui donne sens : si le village n’est pas divisé, elle ne suffit pas à faire pénétrer la dissension politique.
22Le rôle des élections en Savoie dans la politisation du nombre est donc singulier. Les élections nationales y tiennent un rôle fondamental, même dans le cadre du suffrage censitaire, parce que les campagnes électorales modifient en profondeur les anciennes représentations. Le contexte du Printemps des peuples y est pour beaucoup : la politique pose d’entrée des questions cruciales pour la vie des habitants et contribue d’emblée à construire une identité propre du duché entre Piémont et France. Une identité qui est à échelle « humaine » : la « nation » reste dans cette perspective une communauté de proximité. En revanche, les élections locales semblent tenir un rôle moins déterminant. L’impression peut-être fausse si l’on considère la pratique électorale en termes de processus lent et silencieux d’intégration. Ainsi, les quelques désordres sont trompeurs : ils peuvent masquer un processus de fond plus paisible. Toutefois, la faible participation électorale et les conditions de renouvellement des conseils municipaux mises en place par la loi ne plaident pas en faveur d’un rôle déterminant.
La garde nationale : arme du politique, politique en armes
- 33 E. Francia, Le baionette intelligenti. La guardia nazionale nell’ Italia liberale (1848-1876), Bol (...)
23La garde nationale tient une place symbolique considérable dans l’Italie de 184833. D’abord envisagée pour le maintien de l’ordre face aux divers troubles de 1847, elle incarne alors la méfiance à l’égard des forces légales des gouvernements de la restauration. À partir de 1848, elle devient le lieu de la « nation en arme », incarne le patriotisme exacerbé par la perspective de libération nationale. Cette dimension est particulièrement vraie en ce qui concerne le Piémont où, de surcroît, la garde nationale apparaît comme un fondement du régime nouveau puisqu’elle figure d’emblée dans la liste des promesses de Charles-Albert annonçant l’élaboration proche d’une constitution (proclamation du 8 février 1848). La demande d’instauration de la garde est pressante de la part des libéraux avancés piémontais, d’abord à Gênes puis à Turin, et significativement couplée avec la demande d’une loi électorale municipale. La loi du 4 mars 1848 qui instaure la milice communale – l’appellation s’efface rapidement pour celle de garde nationale, mais les deux locutions sont employées – confère à l’institution une charge d’ordre publique. Placée sous l’autorité administrative, elle échappe au contrôle des autorités militaires et, de ce fait, apparaît comme une institution par essence libérale. Son organisation est strictement communale et la garde relève de l’autorité du syndic. La rédaction du règlement est laissée à l’initiative des communes, sous réserve évidemment de la validation des bureaux de l’intendance. Cette organisation tend à désamorcer le souvenir révolutionnaire : pas de « fédération » envisageable au niveau national ou provincial. Malgré ces restrictions, l’institution incarne le changement de régime. Cette conception est fondamentale pour comprendre le rôle qu’elle tient en certaines communes de Savoie. La garde nationale est d’autant plus l’incarnation du libéralisme et d’un « self government » qu’elle repose sur la base d’une organisation autonome fondée sur le principe de l’élection.
- 34 Le Journal de la Garde nationale, hebdomadaire publié à Chambéry d’octobre 1848 à février 1849.
24Le service de la garde nationale concerne tous les citoyens âgés de 22 à 55 ans payant une contribution quelconque (trois livres pour les communes inférieures à cinq cents habitants). La tenue des listes relève d’un conseil de révision à l’échelon du mandement. L’organisation fut laborieuse, en Savoie comme dans tout le Piémont, tout comme la tenue des listes fut aléatoire. Il y eut certes des résistances et de la paresse. Mais là n’est pas notre propos. En de nombreux lieux de Savoie, la garde nationale va devenir le symbole d’une identité locale et, surtout, va s’autoproclamer expression de la volonté du peuple. Cette survalorisation de l’institution est sensible dans la presse, généralement libérale, où sont rapportés les cérémonies d’instauration de la garde puis les banquets annuels, véritable ritualisation nouvelle. En 1848, il est même créé un journal, assez éphémère il est vrai, qui lui est entièrement consacré34. Cette publicité contribue largement à construire l’image de la garde nationale comme contre pouvoir local légitime. C’est ce qui explique la part des membres de la garde dans les troubles locaux : la garde devient en certains lieux un levier partisan tout spécialement au service de l’activité des « rouges ».
La milice municipale : foyer d’opposition et d’action électorale
- 35 M. Larrere, « Les élections des officiers de la Garde nationale parisienne sous la monarchie de Ju (...)
- 36 E. Francia, op. cit., notamment p. 124-125.
25La garde est donc un élément nouveau de la vie communautaire et le principe électif contribue à lui conférer une forte légitimité. En effet, plus large à sa base – du fait d’un suffrage plus ouvert que ne l’est le suffrage censitaire communal –, la garde l’est aussi à son sommet : si les plus hauts gradés sont désignés par l’autorité sur une liste proposée par les officiers, ces derniers – capitaines, lieutenants..., généralement les plus hauts gradés dans les bourgs – sont quant à eux élus à bulletin secret par l’ensemble des membres de la garde. C’est parfois, selon la rapidité de la mise en place de la milice, la première expérience électorale que connaissent les Savoyards. La mise en place de la garde est accompagnée d’une ritualisation qui repose sur sa portée symbolique : bénédiction des drapeaux, etc., puis, parfois de manière durable, banquets annuels. Les exercices auxquels elle est tenue de se livrer sur la place publique, ou sur un « champ de Mars » improvisé, peuvent paraître passablement dérisoires. Toutefois, ces exercices sont la matérialisation du principe de la nation en armes et, par voie de conséquence, de la permanence d’un idéal révolutionnaire. Ce qui doit ici retenir l’attention est la fonction de contre-pouvoir qu’exerce la milice au sein de la commune. Sa légitimité – le maintien de l’ordre couplé au principe électif – lui confère une autorité face au pouvoir du conseil municipal. En son sein, des concurrences électorales se déploient. Il a été montré, dans le contexte tout différent du Paris des années 1830-1840, comment la garde a pu constituer un lieu d’apprentissage démocratique, mais sur tout, progressivement dans le contexte de la monarchie de Juillet, de concurrence électorale35. Les historiens italiens aussi ont constaté que la garde a joué dans certaines grandes villes du Piémont (Allessandria, Gênes...) un rôle important d’agitation et d’opposition au pouvoir administratif élu36. Cette analyse est valable en Savoie, pour de modestes bourgs.
- 37 Pour ce qui suit : Archives municipales de Montmélian, H 8, garde nationale et K 2, élections.
26Il convient d’abord de bien saisir la légitimité dont peut se targuer la garde nationale, et les tensions qui en résultent. Pour ce faire, on prendra l’exemple de la milice de Montmélian, commune de 1 300 habitants répartis en deux cent cinquante quatre feux. En 1848, il y a soixante et onze censitaires et, après révision des listes, soixante-deux en 1849. La garde nationale est composée de quatre-vingt dix membres, selon les modalités prescrites, c’est-à-dire de citoyens payant plus de cinq livres d’impôts37. Parmi eux, du fait des exemptions diverses, seuls vingt-et-un censitaires sont réquisitionnés, ce qui signifie que soixante-neuf membres de la garde ne participent pas aux élections politiques. En revanche, leur statut de miliciens leur donne le droit de vote pour les officiers de la milice, élections conformes dans leurs modalités – bulletin secret... – aux élections politiques. Leur mobilisation est assez importante : sur les soixante-neuf, seuls seize n’ont pas participé à l’élection des officiers d’avril 1848. Autrement dit, dès avant la première élection à la Chambre, ces sujets citoyens ont fait l’expérience du vote. Cette pratique est d’ailleurs répétée : vingt-et-un officiers et sous-officiers élus en quatre sessions. Ces soixante-neuf électeurs non censitaires forment, au sein de la commune, un corps électoral de même poids que le corps des censitaires, environ soixante-dix individus. Il est mathématiquement évident que le poids des non censitaires est déterminant dans le choix des officiers et des sous-officiers. Une rapide analyse des voix exprimées, montre qu’il existe un éparpillement assez important des votes à chaque élection, ce qui dénote d’une pluralité « d’opinions ». Si les fonctions d’officiers sont l’apanage exclusif d’électeurs censitaires, les sous-officiers sont en revanche tous issus des rangs des non censitaires. Aussi, dès avril 1848, une frange de la population exclue des droits politiques se trouve investie d’une mission nouvelle, et non des moindres puis-qu’il s’agit de l’ordre de la communauté. L’élection des officiers traduit la division du Conseil de Ville puisque parmi ces officiers censitaires se trouve, par exemple, le lieutenant Fattoud, celui-là même qui fera en décembre chanter à ses troupes les chants « républicains » dont il a été parlé lors du récit de l’émeute contre le médecin Dubouloz. Ce que suggère cette rapide analyse, c’est que la garde nationale est un lieu d’extension de la citoyenneté. En certains cas, quand la communauté est en crise, elle autorise donc l’entrée sur la scène des rivalités d’une manière de notabilité de fonction.
27Il est indéniable que la garde nationale est un véritable lieu de politisation. Il convient d’insister sur son ambivalence. Elle est marquée de l’empreinte de la Révolution et, on l’a vu, se distingue comme institution par essence libérale : entre Révolution et incarnation d’un régime « bourgeois », elle est donc un lieu politiquement ambiguë. Le pouvoir turinois le savait bien. Mais l’ambivalence est plus profonde. En effet, cette institution « nouvelle » a le mérite de pouvoir s’inscrire aisément dans les schèmes de pensée des communautés « traditionnelles ». Emanation strictement locale, s’organisant de manière autonome sans recours à l’autorité exogène et ayant pour finalité de « régler ses affaires entre soi », elle correspond assez bien à un certain idéal des communautés. La concurrence entretenue avec les carabiniers est de ce point de vue significative : les altercations sont nombreuses, précisément au nom de la légalité et de la légitimité d’une force issue du « consentement » des populations. Cela ne signifie nullement qu’elle traduise une sorte d’idéal démocratique. Au contraire, le choix des officiers se fait généralement dans l’élite communautaire : le respect des hiérarchies est conservé. Pourtant, cette institution va en maints villages cristalliser la division. Avant d’en donner quelques exemples, il convient, pour être complet, de nuancer le propos : la garde n’est pas en tous les lieux une force contestataire. Il existe aussi des milices atones, des résistances au service, etc. La réalité est complexe et plurielle. Il n’empêche que la garde est omniprésente dans les désordres : cela va de la participation passive au rôle de fer de lance dans l’agitation. Seule l’étude à l’échelon local permet d’en mieux comprendre les mécanismes.
- 38 Le Courrier des Alpes, 18 juillet et 3 août 1854 et Le Nouveau patriote savoisien, lettre datée du (...)
28D’un point de vue général, la garde nationale apparaît assez fréquemment dans les archives administratives, voire les procédures judiciaires, pour ses banquets accompagnés et suivis de chants séditieux. C’est une identité qui imprègne profondément l’institution et qui la marque : patriotique et « savoisienne » ; libérale, enracinée dans un souvenir de la Révolution. Cette identité revendiquée et assumée en bien des lieux, suscite une certaine méfiance de la part des autorités administratives. Soulignons simplement que ces manifestations se prolongent et pourraient entretenir le souvenir de l’esprit de 1848. En 1854 encore, une polémique traverse la presse à propos du banquet de la garde de Rumilly (4 453 habitants)38. Celle-ci paraît désorganisée du fait de l’inertie du conseil municipal qui néglige de revoir les listes et de veiller aux élections des officiers. La commune préfère s’appuyer sur la compagnie des pompiers pour pourvoir au maintien de l’ordre. Ce type de concurrence existe en d’autres lieux. Les pompiers de Savoie ont obtenu d’être armés et de contribuer au maintien de l’ordre sous le Buon Governo. Volontaires, mais sur des bases notabiliaires, ils incarnent donc un autre idéal corporatif. À Rumilly, ils auraient réussi à débaucher certains membres de la garde nationale. À la suite du banquet de cette dernière, en 1854, les jeunes gardes défilent dans les rues de Rumilly en chantant : « Ca ira, les renégats à la lanterne, les renégats on les pendra, mes frères la garde nationale ne périra pas. » Ils font la farandole devant les maisons des « citoyens honorables » en criant : « À bas les blancs ». Ce banquet précède les élections communales et est perçu comme un essai d’intimidation du parti démocrate : « On craint ces Marat aux petits pieds et l’on préfère rester chez soi que de les rencontrer aux élections et dans les autres actes de la vie publique. » Cette dénonciation anonyme adressée au Courrier des Alpes, appelle une réponse de la garde nationale dans le Patriote. Les officiers de la garde nient tout propos séditieux lors du banquet. Ils mettent en avant les provocations du capitaine des pompiers qui, dans la perspective des élections municipales, avait engagé ses troupes « à ne porter au conseil que des hommes qui soutinssent leur corps », c’est-à-dire à ne pas voter pour les quatre candidats issus des rangs de la milice municipale. Cette dernière incarnerait effectivement au sein de la commune la faction « rouge ». Les officiers de la garde ne le nient pas tout à fait : « Ces Messieurs qu’il plaît à l’anonyme de désigner comme « rouges », ne s’offusquent pas le moins du monde de cette épi thète : ils savent que quelques peureux n’ont pas aujourd’hui d’autre mot pour désigner tous les citoyens qui veulent le progrès et une sage liberté ». En somme, cette querelle entre deux corps communaux recouvre – ou favorise – deux positions politiques. La lettre des officiers de la garde évoque leur banquet en mentionnant qu’eux, à la différence du banquet des pompiers, n’ont pas disposé « du vin exquis de certaines caves de Rumilly ». L’honneur des corps correspond aussi à un antagonisme entre classes sociales du bourg. L’élection des membres de la garde au Conseil de Ville – car ses quatre candidats seront élus – est un moyen pour la garde de recouvrer son statut. La milice municipale revêt dans ce cas un rôle non négligeable de véhicule du politique. Elle transpose dans des relations de proximité des référents, d’ailleurs reconnus par leurs adversaires (« les Marat aux petits pieds »), qui dépassent le seul cadre local. Cette dialectique entre les deux corps montre, s’il en était encore besoin, le rôle des sociabilités pilotées par des notables locaux dans la « descente du politique » : le commandant des pompiers est aussi... le premier vice-syndic de Rumilly.
- 39 Qui comprend aussi le mandement des Échelles. Saint-Genix et Pont-de-Beauvoisin sont deux chefs-li (...)
- 40 Sur ces affaires : la correspondance des autorités, ADS, 1 FS 461, 1 FS 525, 1 FS 526, 1 FS 539 ; (...)
- 41 Ces votes à répétition n’influent guère sur la mobilisation qui est forte : 75 % en janvier 1849 e (...)
- 42 Eugène Parent (1790-1858), député de novembre 1850 à mars 1853. Avocat. Compromis dans les agitati (...)
- 43 Baron Joseph Jacquemoud (1802-1863), déjà cité lors du récit des troubles de Chambéry.
29Les troubles qui animent les bourgs frontières de Pont-de-Beauvoisin et de Saint-Genix – qui relèvent de la même circonscription électorale 39 – notamment en 1849 et 1850, sont révélateurs du rôle que peut jouer la garde nationale dans les concurrences locales et révèlent l’enchevêtrement, au premier abord assez opaque, entre garde et élections, entre petites affaires locales et politique générale40. Comme on l’a vu, les démonstrations patriotiques dans ces deux bourgs débutent dès mars 1848, à l’occasion des fraternisations avec les bourgs situés du côté de la France. On sait aussi que ces deux bourgs constituent des refuges pour les réprouvés lyonnais, qui donnent lieu à plusieurs expulsions de la part des autorités sardes. Les campagnes électorales sont en ces deux chefs-lieux de mandement sont d’autant plus vives, que les démissions des députés élus multiplient les scrutins : pour 1849 seulement, les électeurs sont appelés par cinq fois aux urnes et ils y sont rappelés encore en 185041. Les élections en ces mandements se déroulent sous l’étroite surveillance des autorités qui redoutent des troubles. On ajoutera que c’est dans cette circonscription électorale que se présente à deux reprises comme candidat l’avocat Parent, « leader historique » des « rouges » en Savoie42 : battu à deux reprises, il est finalement élu en novembre 1850. Il fait peu de doute que sa candidature contribue à exacerber les passions locales en surinvestissant les enjeux de l’élection. D’autant plus que l’adversaire de Parent est d’abord le baron Jacquemoud, une des voix patentées du conservatisme dans le duché43. La garde nationale des deux bourgs va servir de levier à ces passions.
- 44 Jacquemoud vient d’être nommé conseiller à la cour d’appel.
30En janvier 1849, la baron Jacquemoud est élu député de la circonscription contre Parent, mais son élection est invalidée 44 et les électeurs sont à nouveau convoqués aux urnes. Cette élection avait donné lieu au Pont à une altercation assez violente entre le baron de Buttet et Pichat : face au bureau de vote, les démocrates avaient placé une affiche que le baron arrache sous les yeux dudit Pichat qui chahute Buttet et, selon le commissaire du sûreté publique, serait allé jusqu’à le gifler. Le soir, la voiture de Buttet est charivarisée, sous les auspices de Pichat. Buttet est capitaine de la garde nationale de Saint-Genix, Pichat en est l’un des officiers. L’affiche en question montre l’imbrication entre argumentaire idéologique et réalités locales :
- 45 ADS, 1 FS 539.
« Électeurs
Il convient à tout bon citoyen, ami de l’ordre et de la liberté, de soutenir le Ministère.
Le Ministère Gioberti est démocrate et par conséquent ami du peuple.
Le peuple, c’est particulièrement vous propriétaires habitants des campagnes qui jusqu’à présent avez supporté tous les impôts.
Que veulent les démocrates ? Ils veulent que les charges soient dans une proportion égale, supportées par les villes et par les campagnes. Ils veulent pour toujours l’abolition du régime passé dont nous avons eu tant à nous plaindre.
La démocratie ne veut pas l’abolition de la religion comme les aristocrates, en un mot, ceux qui regrettent le sistème (sic) autrichien, vous l’ont mensongèrement annoncé.
Voulez-vous appuyer le Ministère, qui se voue à l’intérêt du peuple, nommez M. l’avocat Parent Père. Regrettez-vous l’ancien régime, nommez M. le baron Jacquemoud ?
Choisissez45. »
31Ces élections s’opèrent dans le climat des débats autour de la relance de la guerre de contre l’Autriche, d’où le soutien au ministère Gioberti, qui provoque une certaine effervescence. Le 24 février, la garde nationale de Pont-de-Beauvoisin France avait franchi le pont et défilé côté Savoie. Début mars, lors de l’intronisation du nouveau syndic, le même mouvement s’était opéré, mais dans le sens inverse. Ces troubles ont pour conséquence la demande de désarmement de la garde nationale de Pont-de-Beauvoisin qui, selon toute évidence, a consenti aux différents va-et-vient.
- 46 Ferdinand Palluel (1796-1866), député d’avril 1848 à 1852. Avocat. Se distingue dès son premier ma (...)
32Suite à l’invalidation de Jacquemoud, c’est Palluel, autre grande figure parlementaire savoyarde46, qui porte les couleurs du conservatisme, tandis que les démocrates semblent en panne de candidat. Le 19 mars 1849, Gabriel Cholat, greffier au Pont-de-Beauvoisin, se porte candidat : ledit Cholat commande la garde nationale de Pont-de-Beauvoisin. Il publie une profession de foi. L’argumentaire est précis et construit un lien étroit entre activité parlementaire et réalités locales :
- 47 ADS, 1 FS 525.
« Ma profession de foi politique est dans ces trois mots : Ordre, Liberté, Progrès.
Je n’oublierai point que le ministère actuel a donné l’assurance à la Savoie qu’il lui porte la plus grande sollicitude, en promettant solennellement que les contributions ne seront point augmentées, quelles que soient les charges de l’État ; et je saurai énergiquement protester contre toute atteinte à cette promesse.
J’ai la conscience des charges qui pèsent exclusivement sur l’agriculture, et tous mes efforts tendront à les alléger par une répartition plus juste et plus équitable des impôts [...].
Nous avons aussi un grand rendement de compte à demander de nos fonds provinciaux, et je saurai le provoquer.
Notre pays est essentiellement agricole, et les bonnes routes sont à l’agri culture ce que le crédit est au commerce ; tous mes efforts tendront à leur amélioration.
L’établissement des douanes est particulièrement nuisible à notre pays [...].
Nos propriétés foncières sont obérées ; le cultivateur a beaucoup de peine à trouver de l’argent ; pourquoi le gouvernement n’établirait-il pas, exclusivement pour lui, un comptoir d’escompte ?
II est téméraire de ma part de briguer l’honneur de vous représenter ; mais lorsque je vois qu’un étranger à mon pays, ayant échoué deux fois parmi les siens, vient à vous, ma témérité devient mon devoir, le devoir de tout bon citoyen47. »
33Les élections se déroulent dans un climat tendu : le syndic publie un manifeste rassurant où il déclare que le vote se déroulera dans le calme. L’intendant général invite le commissaire de sûreté général à la plus grande vigilance : la garde nationale reste garante de l’ordre, car lui ôter cette prérogative serait assimilé à une vexation, mais sous le regard vigilant des autorités, à savoir les carabiniers. Au final, Cholat est battu.
- 48 Le Patriote savoisien, 18 décembre 1849.
34Les tensions perdurent toutefois puisque la garde nationale, chargée de la police des rues, se heurte aux prérogatives des carabiniers. Le 22 septembre 1849, le syndic suspend le service de la garde nationale à cause des désordres qu’il occasionne. Il est particulièrement reprochée la tolérance à l’égard de la fermeture tardive des cabarets. Le lendemain, le capitaine Cholat fait battre le rappel et convoque ses hommes pour leur lire le décret du syndic. Le capitaine considère que la garde est calomniée et propose à ses hommes de continuer leur service, au mépris des ordres du premier magistrat de la commune. La rupture des rangs s’opère au cri de « Vive la Constitution, à bas les Autrichiens ! » Le soir, les miliciens tiennent banquet sur la place du bourg, aux chandelles, et chantent une chanson dirigée contre diverses personnalités du lieu. On n’en connaît pas précisément le contenu, mais on sait que sont visés le syndic et le curé, et qu’un des thèmes tourne autour de la répression des cabarets qui devront être fermés au moment des offices divins. Le refrain en est : « Chantons d’une commune voix gloire aux miliciens pontois ». Un lien s’opère donc entre une certaine idée de la légitimité du pouvoir local et des représentations politiques : le conseil communal est autrichien, la milice est constitutionnelle. Cette chanson se diffuse dans le bourg et les enfants la chantent dans les rues. Une procédure est engagée contre les principaux membres de la garde nationale, laquelle est suspendue en octobre 1849. Ce même mois, un commissaire extraordinaire est dépêché au Pont-de-Beauvoisin pour assurer la tranquillité des élections à venir. Celles-ci se déroulent encore dans une certaine agitation. Le Patriote savoisien s’en fait l’écho en soulignant le rôle du clergé qui du haut de la chaire prêche aux électeurs « que s’ils voulaient conserver leur propriété, leur famille, la religion, ils devaient nommer M. le baron Jacquemoud48. » Le délégué extraordinaire fait enlever les affiches électorales du candidat du Patriote, l’avocat Pognient, sous prétexte que le candidat n’a, ni fait parvenir sa déclaration de candidature manuscrite, ni publié de profession de foi dans les journaux. Ce même délégué extraordinaire est président du bureau de vote du Pont-de-Beauvoisin. Au final, Jacquemoud est élu. Mais à ce moment l’agitation de Pont-de-Beauvoisin est relayée par celle du bourg voisin de Saint-Genix.
35À Saint-Genix, les élections de décembre 1849 ont vu les premières altercations. Comme à Pont-de-Beauvoisin, des imprimés sont diffusés et des affichages sauvages prônent la candidature de l’avocat Pognient. Le juge de mandement, armé de sa canne épée, arrache de manière systématique ces affichages : il se heurte à un nommé Amphoux, propagandiste mandaté par les démocrates de Chambéry, qu’il qualifie de « d’anarchiste imberbe » et de « merdeux », tandis que ledit Amphoux l’invite à comparaître devant les autorités communales. Le syndic de son côté fait un affichage en faveur du candidat Jacquemoud. Les tensions persistent, les élections passées et aboutissent, en septembre 1850, à des manifestations de la garde nationale de Saint-Genix. Là encore, la police des auberges est l’élément déclencheur. Le 30 août, les carabiniers verbalisent un aubergiste pour avoir reçu des clients après 22 heures. Le lendemain, les carabiniers se présentent au bureau du juge de mandement : le greffer Bellemin refuse d’enregistrer l’amende, au prétexte que la police des cabarets relève de la garde nationale. Bellemin est lieutenant de la milice municipale de Saint-Genix et ses relations avec Amphoux sont notoires. Le 8 septembre, jour des élections communales, le service de la garde nationale est suspendu afin d’éviter les heurts avec les carabiniers. Toute la journée, la tension est latente et se manifeste par des « conciliabules » dans les cabarets. On chante, on frappe de la crosse du fusil sur le sol en face des carabiniers, on parle en patois en leur présence. On envisage d’envoyer un article au Patriote savoisien. Bellemin pérore au milieu de ses hommes : « Nous nous battrons peut-être ce soir ». Le syndic est vilipendé. Du juge Saint-Bonnet, il est affirmé « que c’était un bigot » et « que c’était un aristocrate, qu’il allait être l’auteur que, dans la soirée, il y aurait une grande bataille et qu’il se commettrait des meurtres ».
36Dans la soirée, on s’attroupe devant les cabarets : on chante, on frappe dans les mains. Au soir, passé 22 heures, la colère éclate. Deux cents per sonnes font le tour de Saint-Genix vociférant, vitupérant, frappant des pierres les unes contre les autre et chantant : « À bas les bourgeois », « à bas les gros ventres », « à bas le syndic », « vive la république », « en avant, marchons contre le canon... ! ça ira, ça ira », « à bas le buon governo », « La République en Savoie règnera », « vive le Roi, vive la Constitution, à bas le démolisseur de la garde nationale », « vive le Roi, vive Siccardi », « à bas les Piémontais », « en avant, courage, marchons en avant, marchons les premiers, braves ouvriers », etc. Les haltes du cortège sont marquées d’avance : sous les fenêtres du syndic, celles du juge et devant la caserne des carabiniers. La procession est menée et encadrée par des membres de la garde nationale : en tête, Claude Viannay qui a fabriqué un drapeau de circonstance que personne, dans la pénombre, n’arrive véritablement à identifier. Des allumettes craquent dans l’obscurité. La justice prendra l’affaire en main, six individus seront punis de peines allant de deux à huit mois de prison. Parmi eux, seulement un des membres de la milice municipale, celui qui portait le drapeau. Les autres gardes mettent en avant que leur présence a permis d’éviter des débordements plus graves. Ce jour-là, sur les trois membres du conseil municipal renouvelés, Saint-Bonnet est réélu et le capitaine Bellemin fait son entrée au conseil. Le mois suivant, lors de nouvelles élections législatives, l’avocat Parent est élu : sur les huit députés de cette circonscription élus entre 1848 et 1853, c’est la seule fois où les « rouges » remportent la victoire. Cette victoire coïncide avec la suractivité des gardes de Pont-de-Beauvoisin et de Saint-Genix.
- 49 ADS, 1 FS 526, le juge de mandement à l’intendant général, 9 septembre 1850.
37Au-delà des manifestations de type charivarique déjà rencontrées, ce qui doit ici retenir l’attention est « l’économie » de ces agitations. D’une part, le lien qui existe entre les deux bourgs : il s’agit des missionnaires des candidats démocrates – Parent ou Pognient –, chargés d’organiser la propagande électorale. Ils ont pour noms Amphoux, Montudigny ou Belly. Tous sont qualifiés de Français par les autorités locales et seront finalement expulsés. On les a vus avant les troubles tenir des conciliabules avec les officiers de la garde nationale dans les auberges. Ces auberges qui dans les deux bourgs sont à l’origine des troubles. On se défie également des marchés à Pont-de-Beauvoisin dont la police est retirée à la garde. Autre ment dit, les autorités locales redoutent ces lieux de sociabilité qui sont aussi des lieux de diffusion des discours politiques. C’est là que se forgent les mécontentements et que se préparent les élections. D’autre part, la garde nationale joue le rôle complexe d’interface. À l’évidence, les officiers, Bellemin à Saint-Genix et Cholat à Pont-de-Beauvoisin, sont en contact avec les émissaires politiques. De surcroît, tous les deux sont greffiers : cela donne une intuition de la base sociologique et des relais de l’opinion démocrate en des bourgs modestes. L’écho que rencontrent ces affaires dans les colonnes du Patriote savoisien, les liens attestés avec le nommé Belly – collaborateur du Patriote – assurent de ces connexions. Ces officiers ont des desseins électoraux, évident dans le cas de Cholat qui se présente à la députation en s’appuyant sur un argumentaire qui reprend la ligne du Patriote. L’ambition est plus modeste dans le cas de Bellemin, mais son élection au Conseil de Ville, conjointement à celle de son supérieur hiérarchique conspué, le juge Saint-Bonnet, découvre en partie que les ressorts de ces agitations s’appuient bel et bien sur des rivalités de petits notables. Le portrait qui est fait de Bellemin est peu flatteur : il apparaît aux yeux des autorités comme ces « Rousseau des ruisseaux » depuis longtemps redoutés : « M. Bellemin a assuré son élection en travaillant la lie de Saint-Genix [...]. Il la pousse à la démocratie foncée rouge : il a entièrement levé la masque, il ne se gêne plus49. » La garde nationale permet de catalyser la pression politique. Les interdictions la frappant réveille des susceptibilités qui, les slogans en font foi, deviennent politiques. Parce qu’elle incarne la Constitution, le patriotisme, la liberté concédée, toute attaque à son égard signifie une violation de la Constitution. C’est pourquoi, les invectives contre les « aristocrates » paraissent légitimes.
38La chaîne des événements est assez claire. Dans un contexte tendu, en partie lié au statut de bourg frontière qui subit les influences de la France, où les campagnes électorales sont vives, et avivées encore par la qualité des candidats, les autorités locales tentent d’endiguer les difficultés en fermant les auberges. Ces dernières sont fréquentées par les officiers de la garde nationale et ce sont eux qui sont chargés d’en effectuer la surveillance et la police. Il leur est reproché leur laxisme, précisément parce que les membres de la garde y « boivent le coup » et y discutent. Ils en sortent dimanches et jours de fête en hurlant des chants révolutionnaires, ces cris séditieux venus de France et adaptés, qui semblent l’apanage de beaucoup de milices municipales de Savoie. Par voie de conséquence, les autorités démettent la garde et confient la police aux carabiniers. Cette mesure a pour conséquence de remettre en selle des forces de l’ordre honnies d’une partie de la population et de blesser l’orgueil de la garde. Cette mesure prend dès lors l’apparence d’un retour à l’ancien régime et d’une négation des concessions du Statut. Cette impression est renforcée lorsque l’intendant dépêche un commissaire extraordinaire pour veiller aux élections. Dès lors, une partie de la milice municipale s’organise comme un contre-pouvoir face au syndic, qui n’est plus le représentant de la communauté mais l’agent de l’administration centrale. Elle incarne, dans son honneur froissé, la défense des libertés nouvelles mais aussi les libertés locales. Sa résistance est légitimée parce qu’elle émane de la Constitution. Les options partisanes s’emparent facilement de cette légitimité pour stigmatiser le parti adverse et diaboliser les conservateurs. Les slogans, les allures patriotiques des manifestations, deviennent les preuves en elles-mêmes des assauts de la réaction. Le vote en faveur des démocrates devient dans cette perspective un acte de défense constitutionnel. Aussi, la garde nationale est bel et bien un levier de politisation : parce qu’à sa tête peut accéder une frange de la notabilité qui n’a pas l’assise suffisante pour s’imposer d’emblée dans les élections ; parce que la sociabilité qui s’y développe, enracinée dans une haute estime de ce qu’elle représente, permet de mobiliser le nombre. En ce sens, la garde est d’abord le levier de ses chefs.
Reignier, 1850 : une milice tapageuse, les « Aristos » et les « Bouzingots »
- 50 Cette approche repose d’abord sur une procédure judiciaire très diligemment menée : ADS, 6 FS PC 1 (...)
39Les troubles de Reignier, commune de 1 922 habitants en 1848, à proximité d’Annemasse, fort bien documentés50, permettent de préciser le rôle exact de la garde dans l’importation du politique. En novembre 1850, la justice prend en main les graves troubles qui agitent Reignier. Ces troubles, soulignons-le d’entrée, se poursuivent durant la procédure judiciaire et sont même nourris par elle. Commençons par l’exposé des faits.
- 51 « Bousingot ». Selon toute évidence, en référence aux républicains de 1830. Devenu, par extension, (...)
- 52 Sobriquet qualifiant les aristocrates en référence à l’usage de la cadenette.
40Le 17 novembre 1850, jour de la foire de Reignier, des troubles éclatent devant l’auberge Montant. Le caporal de la milice municipale, Pérréard, arrête un nommé Perroton et le conduit en prison, en lui assénant sur le trajet quelques coups de pied. Depuis un certain temps, Pérréard brûlait d’arrêter ledit Perroton qui avait pris l’habitude de huer la garde nationale et de doubler, depuis la porte de l’auberge Montant, les ordres donnés lors des exercices militaires en braillant : « Armes sur une merde ». Dans la même soirée, une rixe éclate dans une auberge concurrente à l’occasion de chansons qui brocardent différentes personnalités du village. Le domestique du syndic Burnier défend l’honneur de son maître malmené dans les chants d’un nommé Chevalier. La garde intervient, mais elle est accusée par la suite d’avoir encouragé l’altercation. Tandis que les deux parties s’expliquaient, le garde Raphoz, tapant de sa crosse sur la table, s’exclamait : « Sacré nom de Dieu, n’est-ce pas assez expliqué ! » et la garde laissa se dérouler la rossée à l’encontre du nommé Chevalier. Au soir, à 22 heures, lors de la fermeture des cabarets, après qu’ils aient chanté respectivement en leur auberge, la garde échange des mots avec un groupe de jeunes gens sortant de l’auberge Montant. Ces derniers s’en retournent chez eux, au hameau de Magny, tandis que la garde reprend le chemin du hameau de Villy. Restituons la nature du dialogue : « À bas les aristos, à bas la canaille »/« à bas les Bouzingots51, à bas les rouges »/« à bas les codinis »52, « Aristos faites votre prière, à genoux devant les Bouzingots ». Cet échange se poursuit par une altercation. D’abord, « on s’est poussé réciproque ment », puis le lieutenant de la garde, Joseph Décroux, galvanise ses troupes et lance martialement : « Hardi ! enfants, nous sommes maîtres. » Les victimes portent plainte, la procédure judiciaire débute. Les membres de la garde évoquent devant le juge la difficulté à faire fermer les auberges : l’altercation serait application de la loi.
41Le premier janvier 1851, dans l’auberge Montant, les officiers de la garde ont loué une chambre où ils commandent cinq litres de vin. L’entrain est de la partie et la joyeuse chambrée chantent Le Chant des Girondins, La Marseillaise citoyenne et une chanson attribuée à Béranger. Bientôt, on en vient aux chansons du cru, notamment celle intitulée Réponse aux codinis. Dans cette chanson, sont brocardées plusieurs figures de la commune, dont le juge de mandement. Ce dernier est dans la chambre du dessus. La domestique est formelle : les gardes chantent « en levant la tête contre le plancher » et en bissant le couplet en l’honneur du juge. Le tenancier somme l’assemblée de cesser. Dénarié, capitaine de la garde, invite le juge à descendre et menace de monter « pour le faire sortir à coups de pied au cul ». Comme on le voit, la procédure en cours ne semble pas avoir calmé les esprits. Finalement, mise à la porte, la joyeuse compagnie se poste sous les fenêtres du juge où elle chante une partie de la nuit.
42Troisième séquence de cette importante affaire : le 15 janvier 1851, encore au sortir de l’auberge Montant. Le lieutenant Décroux, embusqué, suit dans la nuit un nommé Dupenloup, marguillier, jusque chez lui. Une fois dans sa cour, celui-ci, appuyé par ses fils et sa femme, s’arme d’un trident. Posté au-devant de la maison, Décroux insulte l’ensemble de la famille durant vingt minutes. Il s’ensuit un dialogue soutenu : « Viens voir ici, sacré mauvais lieutenant de merde, nous t’apprendrons à chanter des chansons contre notre famille ; tu es un rien du tout, un cochon, un ventre pourri »/« Mauvais bedeaux, mangeurs de pain béni... Avancez si vous avez du cœur... ! ». Le lieutenant brandit son sabre de manière menaçante : « le lieutenant gesticulait avec son épée nue, dont il frappa un coup sur une pierre d’où jaillirent des étincelles ». La foule s’amasse, ce qui tend à élargir le débat : « La femme Dupenloup s’est approchée de la femme Décroux, et lui montrant le poing, lui dit : “Si tu en valais la peine, je te foutrais un coup de poing”. » Finalement, Décroux est ramené chez lui. Mais il revient à deux reprises dans la nuit devant chez les Dupenloup : « Il faut que je les pille. » Cette altercation est directement liée à la nature des dépositions réalisées devant le juge, chacune des deux parties estimant avoir été calomniée par l’autre. Les allures particulièrement agonistiques, que les témoins suggèrent non sans finesse (« l’épée nue », les « étincelles »), montrent que l’intervention de la justice n’a décidément pas pour effet à Reignier de calmer les esprits.
- 53 À l’exception des officiers Dénarié, praticien et Décroux, maréchal-ferrand.
43Au premier abord, cette affaire à tous les atours des violences villageoises traditionnelles : des acteurs âgés de 21 à 35 ans, tous cultivateurs53 ; des tensions qui éclatent un jour de vogue ; des affrontements qui traduisent plus ou moins des rivalités de hameaux (« ceux de Magny », « ceux de Villy ») et qui obéissent à des formes sociabilités juvéniles (chants et cabarets) ; des partis identifiés par la fréquentation de lieux (selon toute évidence l’auberge Montant est le repère de la jeunesse qui est hostile à la garde nationale) ; des injures et des démonstrations grandiloquentes sur la place publique pour remède à des honneurs froissés ; des conflits mettant en jeu des solidarités de fratries ou des maisons (les femmes, mais aussi le domestique du syndic qui défend l’honneur de son maître à l’auberge). Toutefois, le rôle de la garde nationale, ainsi que certaines paroles, conduisent à creuser l’affaire. Pour cela, il convient d’abord de remonter un peu le temps.
44La foire du 17 novembre s’annonçait troublée. Pérréard, le railleur de la garde, prédisait que ce jour-là « chacun pourrait chanter à sa mode ». Temps de fête donc ? Pas tout à fait, puisqu’on a aperçu l’usage clanique des chansons en question. D’ailleurs, de vagues menaces étaient prononcées en prévision de la vogue : on annonçait qu’elle serait l’occasion de vider les querelles. On redoute donc des altercations. Or, il se trouve qu’à 15 heures, seuls vingt-quatre hommes ont répondu au rappel de la garde. Premier constat : la garde, cible des lazzis, est aussi divisée. De fait, elle est travaillée en profondeur par des dissensions depuis son origine. Les deux premières élections des officiers ont été fort difficiles et entachées du soupçon de tricherie. Tant et si bien que les deux premiers capitaines élus démissionnent quasiment dans la foulée. À la troisième élection, imposée par l’intendant général, le 13 septembre 1850, Dénarié remporte la victoire au terme d’une campagne électorale en bonne et due forme. La garde nationale, ou du moins une partie, est divisée entre les « Aristocrates » et les « Démocrates ». Les deux camps mènent une campagne intense. Les Aristocrates font du porte à porte montrant qu’il ne faut pas laisser la victoire à l’irréligion sur la religion. Le comte de Magny fait pression sur ses ouvriers, via son intendant. Dénarié de son côté rédige une proclamation imprimée sur papier rose, intitulée « Citoyens miliciens ! » :
« Sachons nous nommer des chefs ; gardons-nous bien de nous nommer des maîtres.
Guidé par le seul désir de défendre la cause de la démocratie, sous le drapeau de laquelle je me fais un devoir et un honneur de combattre, encouragé par de nombreux amis, je me présente.... garde capitaine.
Enfant du pays et du Peuple, vous me connaissez tous. Vous savez si j’aime ce pauvre peuple jusqu’ici si misérablement torturé ; vous savez si tous mes vœux, tous mes efforts ne tendent pas à l’amélioration de son triste sort ; vous savez aussi si mes actes n’ont pas toujours été en rapport avec mes principes.
Inutile de vous dire quelle serait ma ligne de conduite, si j’étais votre chef. Vous ne l’ignorez pas : défendre le faible des embûches du fort ; faire prospérer cette Garde Nationale que l’aristocratie, notre ennemie commune, voudrait voir à tout jamais anéantie ; prendre tous les moyens de procurer à chacun la plus grande somme de Bonheur possible ; telle a été, telle sera toujours ma devise. Mon passé doit vous répondre de mon avenir !
Ouvriers qu’on a menacé de laisser sans travail, agriculteur qu’on a intimidé, défiez-vous des paroles mielleuses des Tartuffes. On voudrait nous ramener au bon vieux temps ! N’écoutez pas ceux qui vous disent que la garde Nationale n’est qu’un amusement, que cela ne peut pas durer, et autres mensonges de ce genre. La Garde Nationale, institution populaire, durera autant que le peuple sera libre, et certes le peuple ne veut pas rétrograder.
Que si vous ne me jugez pas digne de marcher à votre tête, vous me verrez, simple milicien, vous donner l’exemple de la subordination, dans la limite du droit et de la légalité.
Citoyens Choisissez. »
- 54 Image référencée sous le n° 859 dans : N. Garnier-Pelle, L’imagerie populaire française, t. II, Pa (...)
45Ce morceau de bravoure est un éloquent témoignage de l’hypertrophie symbolique de la garde nationale. Présentée à la fois comme la garantie de la société constitutionnelle et comme son rempart, sa mission emprunte beaucoup à la fonction conférée à la République protectrice dans la rhétorique quarante-huitarde (« défendre le faible », « procurer à chacun la plus grande somme de Bonheur possible »). Mais la déclaration s’enracine directement dans les jeux de forces locaux, notamment avec la dénonciation des pressions exercées sur ses ouvriers (en fait, paysans, locataires ou manouvriers) par de Magny. Dénarié, pour carte de visite, se présente comme un « enfant du peuple ». En somme, cette proclamation atteste d’une synthèse entre différents niveaux de la réalité et accommode l’idéologie avec les enjeux circonstanciés de Reignier. Le ton de Dénarié emprunte beaucoup à la solennité des professions de foi des députés (comme cet emprunt très net : « Mon passé doit vous répondre de mon avenir », formulation classique des professions de foi), comme au vivier plus diffus de l’esprit quarante-huitard. Cette proclamation suggère la pénétration d’une certaine forme de rhétorique politique. On pourrait rétorquer qu’il n’est pas dit que Dénarié ait lui-même rédigé sa proclamation, ou qu’en tous cas il ait été conseillé. Certes, on le verra, il n’est pas seul. Toutefois, on pourra comparer le ton de cette proclamation avec celle de Cholat, à Pont-de-Beauvoisin : celui-ci ancrait ses propos dans la réalité des électeurs. Au contraire, Dénarié décalque un discours très général, qui s’apparente assez à la littérature démocrate utopique, pour ne pas dire eschatologique. C’est un discours simple, peu technique. L’empreinte de cette mystique républicaine apparaît au demeurant dans les saisies opérées lors de la procédure judiciaire. En effet, à cette dernière est jointe une image d’Épinal. Cette image représente l’épisode qui suit le massacre du boulevard des Capucines dont les victimes sont promenées en charrettes dans les rues de Paris54. On sait que cet événement initia la levée des barricades et le début de la révolution. Ainsi, les Démocrates de Reignier sont imprégnés d’un imaginaire révolutionnaire. Ce qui explique le ton de la proclamation. Il est indubitable que les élections de la garde nationale prennent à Reignier une nette dimension partisane qui identifie les clivages. La politique s’insinue au village par la garde du fait du symbolisme – de la survalorisation – dévolu à l’institution. Toutefois, cela ne fait que repousser le problème : pourquoi à Reignier cette configuration est possible ? C’est qu’il s’avère en fait que le village est divisé dès avant et que la garde n’est que le lieu de crispation de tensions à la fois antécédentes et plus fondamentales. Pour preuve, dès la fondation de la milice, les officiers n’ont pu réunir la totalité de leurs hommes. Pour comprendre ces divisions, il est nécessaire de remonter encore.
- 55 Les renseignements qui suivent sont généralement empruntés à : J. M. Chevallier, « Mono graphie de (...)
- 56 Assemblée tenue à Chambéry qui en 1792 s’est prononcée pour le rattachement à la République frança (...)
46Reignier est une commune divisée en trente-trois hameaux regroupant 1 922 habitants55. Le hameau de Magny est dominé par le château de la famille du même nom. Louis de Magny (1789-1867) est colonel dans l’armée du Roi, chevalier des Saints Maurice et Lazare, tandis que son frère Emmanuel (1820-1859) est capitaine dans le régiment de Savoie. Issus d’une famille anoblie au xvie siècle, leur père est victime de la Révolution : en 1793, il émigre et ses biens sous mis sous séquestre. Avec la restauration sarde, Louis est syndic de Reignier (1815-1823 et 1827-1828). Le hameau de Villy est quant à lui dominé par le château acquis par André Burnier-Fontanel en 1787 : bourgeois puissant, il l’a acheté à la famille noble des de Vidonne, seigneurs de Villy. En 1792, Burnier-Fontanel a été premier suppléant du député à l’assemblée des Allobroges56, conseiller municipal sous la Révolution et l’Empire, capitaine de la garde nationale de Reignier. Il s’enrichit sous la Révolution par l’acquisition de biens nationaux, notamment sur le territoire de Reignier. Son fils, Paul-André, est à son tour syndic de Reignier de 1839 à 1853. Sous la Restauration, il existe des tensions manifestes. De 1819 à 1839, elles sont constantes entre le conseil communal et « Villy » : on réclame à Burnier-Fontanel 2 239 livres d’un remboursement injustifié effectué à lui sous l’Empire par la commune. Une indemnisation partielle est effectuée en 1839 par un des fils d’André, l’année même où Paul prend ses fonctions de syndic. Il est aisé de deviner ici une opposition entre les deux grandes familles de notables de Reignier, si caricaturalement différentes. Cette opposition s’appuie sur des clientèles qui apparaissent en 1850-1851 sous l’appellation de « ceux de Villy » et « ceux de Magny », ou encore sous celles de... « Démocrates » et « Aristocrates ».
- 57 Pierre Mongellaz (1795-1860), député de 1849 à 1860. Médecin, député conservateur très actif.
- 58 Court avis publié dans : Le Courrier des Alpes, 30 juillet 1850.
47Avec 1848, ces oppositions ataviques se compliquent en effet : le choix du député envenime encore les relations. En janvier 1849, le docteur Pierre-Joseph Mongellaz, qui a acquis la maison bourgeoise de Cusy, autre hameau de Reignier, est élu député de la circonscription. Il s’inscrit d’entrée dans les rangs des députés savoyards conservateurs57. En juillet 1850, il est reçu dans une « réception splendide » dans le château des Magny58. Selon toute vraisemblance, il s’agit de témoigner l’appui au député dans son activité parlementaire à l’occasion des lois anticléricales du ministre Siccardi. Mongellaz est alors une cible privilégiée des attaques des anticléricaux de Savoie. L’accueil festif qui lui est réservé au château de Magny – « au milieu des détonations de boîtes, cette bruyante artillerie des réjouissances populaires » – par « les chefs des principales familles de Reignier, une seule exceptée », prouve les solidarités notabiliaires à l’œuvre.
- 59 Peu de renseignements sur ce juge, sinon qu’il apparaît plusieurs fois dans la correspondance des (...)
48Mais l’imbroglio se complique encore durant l’été 1850. D’une part, le juge du mandement, Bontron, est déplacé. Ce juge jouit d’une fort mauvaise réputation aux yeux des autorités qui l’accusent de colporter les idées démocratiques59. Il est donc déplacé – sur quelle plainte ?, on peut l’imaginer. Une pétition de certains habitants de Reignier, publiée dans Le Patriote savoisien, plaide pour le juge qui « était la providence des pauvres que l’infâme usure cherchait parfois à détruire », qui ne courbait pas l’échine devant la grandeur. Son rôle dans l’établissement de la garde nationale est mis en avant et son action en ce sens évoquée en termes démiurgiques :
- 60 Le Patriote savoisien, 4 juin 1850.
« La garde nationale n’existait que sur les registres ; s’animant d’un glorieux zèle, l’avocat Bontron l’électrise ; et, après les efforts multipliés et rendus plus pénibles par l’opposition de certaine classe, après des sueurs et des fatigues quotidiennes, il parvient à donner une âme à ce corps auparavant sans vie. Tous les torts de ce juge, aux yeux de ses quelques ennemis, c’est précisément d’avoir organisé la garde nationale que l’on voudrait voir à tout jamais anéantie60. »
- 61 La commune de Reignier relevait autrefois du mandement de Bonneville.
49Bref, il apparaît que le juge Bontron était un pilier des Démocrates de Reignier. Son déplacement provoque leur irritation. Le juge Gaspard Naz, considéré comme plus sûr, qui le remplacera, sera l’objet des lazzis que nous avons décrites. D’autre part, le printemps et l’été 1850 voient circuler dans Reignier une série de pétitions qui ne contribuent pas peu à échauffer les esprits. Il s’agit du maintien ou non de la commune dans le mandement de Saint-Julien. Burnier-Fontanel publie une brochure et des articles dans le Patriote où, en tant que syndic et conseiller provincial, il appuie le rattachement de la commune au mandement de Bonneville. Il argue d’un passé61, des commodités de transports, etc. Évidemment, le clan Magny-Mongellaz est hostile à ce rattachement puisque le mandement de Bonne ville, chef-lieu de la démocratie en Savoie, appartient à ce Faucigny résolument « rouge ». L’affaire remonte jusqu’à la Chambre où Mongellaz, dans la séance du 4 mai, accuse Burnier-Fontanel d’avoir extorqué les signatures des pétitionnaires.
50Les élections de la garde nationale qui s’opèrent dans ce contexte, puis les troubles qui éclatent, prennent aux yeux de l’historien une tout autre tournure : elles transcrivent bien au niveau local des débats plus « amples ». La garde nationale est certes divisée parce qu’elle inclut les clientèles des deux notables qui s’affrontent. Il y a donc ici un héritage que les libertés octroyées et le régime parlementaire ravivent. Toutefois, cet état de fait ne doit pas masquer les conséquences de ces divisions : l’entrée de la politique au village. Pour bien pister les modalités du cheminement, revenons encore une fois sur la procédure judiciaire qui s’éclaire désormais sous un autre jour.
51En première analyse, cette pénétration du politique se coule dans les clivages traditionnels. Mais elle trouve comme vecteur une institution nouvelle, la garde nationale. Sa division permet la mise en place des concurrences électorales. La guerre des notables autorise la franche politisation des argumentaires. En somme, les formes traditionnelles de l’affrontement – les affrontements claniques et les formes agonistiques des tensions – s’infléchissent : nouvelle rhétorique et nouvelle ritualisation. La portée symbolique de la garde, liée à l’enracinement originel dans la Révolution et la République, est totalement libérée, afin de servir de levier et de contrecarrer le pouvoir au village des « Aristocrates ». Rhétorique et ritualisation constituent les premières formes d’expression de la descente, et de l’appropriation, de la politique. Celle-ci est rendue possible par la concurrence irréductible des puissances locales qui mobilisent des clientèles.
- 62 Le Patriote savoisien, 8 octobre 1850. Lettre adressée de Reignier signée J. [Jules Dénarié ?]
- 63 Ibid.
- 64 Ibid.
52Suite à l’élection de Dénarié, en septembre 1850, la garde décide d’une fête, afin de sortir l’institution de l’apathie, est-il dit, dans laquelle elle était jusqu’alors engoncée. Une souscription est lancée. Il est décidé que le 22 septembre, jour de ladite fête, sera érigé au rang de fête rien moins que nationale. Il s’agit là de l’instauration des fêtes annuelles des milices municipales évoquées ailleurs. Un mât est élevé sur la place, en face de l’église. Dénarié, grand seigneur et évergète, achète les prix qui seront accroché à son sommet pour la fête. On lui donne le nom d’arbre de la liberté. Dans la nuit de 21 au 22, le mât est scié. Dénarié le répare et le redresse finalement. Un drapeau tricolore est placé à son sommet : « Le sapin a été rejoint et s’est dressé fier de cette victoire, surmonté d’un drapeau tricolore qui, dès lors, flotte toujours à son sommet, épouvantail et effroi des jésuites62. » Dans la nuit du 5 au 6 octobre 1850, l’arbre est de nouveau scié et le drapeau tricolore subtilisé. Les soupçons se portent sur le clerc de l’église, Dupenloup. L’arbre est remplacé. Il porte désormais une boîte, pour l’affichage des lois, et toujours le drapeau national à son sommet. Il est bien l’arbre de la Constitution. Les Démocrates veillent sur leur arbre qui rappelle l’instauration de la milice démocratique dans leur village. Cet arbre n’a rien de consensuel, on l’aura compris. Et il se veut comme tel : lors de la fête du 22 septembre, la garde était réunie au pied de son arbre tandis que la comtesse de Magny et d’autres nobles sortaient de la messe, regardant « nos costumes avec des yeux dans lesquels ne se lisaient pas la sympathie63 ». Forfanterie d’une identité assumée face aux grands de la commune. Fierté aussi d’une fête populaire qui n’a cure de la hauteur de ceux qui sortent de l’église, d’une fête qui est une victoire : « Les cabarets et les cafés étaient littéralement pleins. La route regorgeait de monde. Chacun s’amusait, était content, sauf l’aristocratie qui cherchait tous les moyens d’exciter des rixes. Mais, grâce à nos soins, pas un coup n’a été porté ». Ainsi, « le peuple a triomphé »64.
53Au rang de cette identité revendiquée figure l’anticléricalisme. On l’a entrevue dans les démonstrations du lieutenant Décroux face au clerc Dupenloup, vandale et iconoclaste. Il se révèle dès novembre 1850 lorsque la garde cherche un lieu à l’abri des intempéries pour réaliser ses exercices. Avec l’accord du syndic Burnier-Fontanel, elle réquisitionne l’ancienne église, désaffectée. Le curé, furieux de l’outrage fait aux anciens, aux morts, ferme l’église à clé et refuse d’en remettre la clé à la commune, à laquelle le monument appartient pourtant de plein droit puisqu’elle a financé en retour, en 1846, l’érection du nouveau lieu de culte. La garde enfonce la porte, avec l’aval du syndic, et poursuit ses exercices. Ainsi, après le châtelain, incarnation supposée du pouvoir ancien, l’autorité du prêtre est récusée et l’anticléricalisme devient un élément constitutif de l’identité politique au village.
- 65 Ces chansons sont consignées dans la procédure judiciaire. Elles connaissaient d’assez nombreuses (...)
54On ne peut clore cette analyse de la ritualisation de la politique au village sans s’attarder sur les chansons, qui sont au fondement tant des affrontements que des solidarités claniques. Il s’agit de manière d’hymnes, créés de toutes pièces pour affirmer les identités de clans. La première chanson en date est celle des Aristocrates, intitulée Les Bousingots65. Elle se chante sur l’air de Cadet Roussel. Composée de sept couplets, cinq sont consacrés à cinq des figures démocrates de Reignier, avec chacun son thème identifiant : anticlérical, hypocrite, idiot, versatile, menteur. On retiendra bien évidemment le couplet réservé à Dénarié, qui est couronné idiot :
- 66 Un des hameaux de Reignier.
« Le capitaine intrus de Cry 66
Est esclave de Siccardi ;
Faut-il donc que nos militaires
Obéissent aux longs braires,
Oh ! mille fois non,
De ce jeune Aliboron. »
55Le dernier couplet tourne en ridicule l’arbre de la liberté, ce qui montre assez le symbole qu’il est devenu au milieu des coupes répétées. Le couplet introductif est plus général et condamne la gestion des Démocrates, celle de la commune et de la garde :
« Les Bousingots de Villy
Sont la peste du pays ;
Ce sont des gens sans cervelle
Qui conduisent la nacelle,
Ô mes amis,
Pour en faire des débris. »
56Rien d’absolument politique ici, sinon une chanson satirique qui met en scène les adversaires. Toutefois, le premier couplet met bien en valeur que l’intérêt de la commune est en jeu. Le positionnement confessionnel apparaît comme une notion centrale : la référence religieuse, pour stigmatiser l’adversaire, est présente presque dans chaque couplet – « Siccardi », le « faux chanoine », « Simon le Magicien », « suppôt de Satan », « faux apôtre », « de tout prêtre ennemi ».
- 67 Ledit Mongellaz avait fait un « bon mariage ».
57La chanson des Démocrates est nettement plus connotée. Elle s’intitule Réponse aux Codinis, ou abrégé de la vie actuelle des Grand-Séchot de Magny, Mangellard, Pique-Assiette et du traître Joliveau. Composée de quatorze couplets, chantée également sur l’air de Cadet Roussel – on imagine aisément l’aimable chant canon dans les rues de Reignier –, elle retient quatre cibles. La première, c’est De Magny, qualifié de « Grande peste de Reignier ». On lui impute d’abuser de ses servantes, allusion sans doute au si fantasmagorique droit de cuissage, auxquelles il transmet le mal vénérien et qu’il laisse « crever sur des grabats ». D’un goût douteux, ce portrait n’en répond pas moins à la caricature attendue d’un vieil aristocrate, qui plus est militaire. La seconde cible est évidemment le député Mongellaz, spirituellement rebaptisé Mange-lard. On l’accuse d’avoir manœuvré par mariage pour s’approprier les biens qu’il ne possédait pas67, mais heureusement : « Ses femmes meurent avant l’âge,/Mais c’est égal,/Pour un docteur tout est légal ». Il est accusé d’être l’auteur de la chanson des Aristocrates et d’en stipendier les chanteurs. Le dernier couplet dessine son activité parlementaire :
« Mangelard, notre député,
Pour ruminant est réputé,
Parce que pire qu’une vache,
Pendant quinze jours il remâche,
Fort lentement,
Les mensonges au Parlement. »
58Vient ensuite le juge Naz, expédié en un couplet comme homme de main de la puissance réactionnaire :
« On ne peut pas manger du lard
Sans que Pique-Assiette en ait sa part ;
En se vendant à un tel être [Mongellaz],
Au public il s’est fait connaître,
Oh ! mes enfants,
Pour un juge sans jugement. »
59Enfin, c’est au tour du curé, auquel il est consacré cinq couplets. Il est dénoncé comme celui qui attise les divisions – reproche classique d’une communauté à l’égard d’un mauvais desservant – et on s’étend longuement sur sa responsabilité de maître d’école qui entretient volontairement les enfants dans l’ignorance plutôt que de leur apprendre à lire.
60Ces chansons n’ont rien donc rien de pamphlets politiques : il s’agit d’attaques ad hominem. En cela, rien de révolutionnaire : on pourrait trouver d’autres exemples d’affrontements non politiques mis en chanson au village. Aussi faut-il considérer la chanson comme une manière de transcription traditionnelle des différends exacerbés. Elle permet de mettre sur la place publique des dissensions personnelles pour fédérer l’opinion, se la rallier ou discréditer simplement tel ou tel individu : en un mot, de mettre les rieurs de son côté. Les chansons sont chantées à Reignier dans les chambres des auberges, entre soi. Mais on a vu, avec l’exemple du juge de mandement, qu’elles étaient faites pour être entendues des antagonistes, et pas seulement pour assurer la solidarité du groupe. Les chansons précèdent généralement les rixes que nous avons décrites. Elles précèdent les coups et participent d’une scénographie de la provocation. Là encore donc, impossible de dire que la politique s’introduit au village sous les formes de la rupture. Tout au contraire, elle s’inscrit en continuité d’usages établis. Il n’en est pas moins indiscutable que les deux clans qui s’affrontent s’identifient ouvertement selon des clivages partisans. La proclamation de Dénarié, le rôle dévolu à la garde nationale, la fête établie en son honneur, la stigmatisation de l’anticléricalisme des Démocrates, l’enracinement des querelles dans des affrontements de notables aux parcours et aux fonctions réellement politiques, sont autant d’éléments qui indiquent une inflexion d’affrontements aux atours traditionnels. Les chansons, si importantes insistons-y dans la coagulation et l’identité des groupes, permettent la pénétration et l’appropriation identitaires des positionnements politiques. La personnalisation des attaques autorise une acclimatation des clivages partisans, une mise à proximité. Festives avant que de devenir partisanes, les chansons opèrent alors comme une manière de « sas » pour la pénétration de la politique au village. L’affaire s’achève par la condamnation des Démocrates : Dénarié, Décroux et Pérréard sont condamnés à deux mois de prison.
61Au fond ce que suggère l’affaire de Reignier, comme les exemples qui l’ont précédée, c’est que la politique émerge nettement au village, ou au bourg, quand celui-ci est divisé. Ce n’est pas la politique qui créé les divisions, mais le contraire. Elle se coule souvent d’abord dans des rivalités existantes qu’elle réoriente et ranime. Voici une des voies du cheminement de la politique au village. La garde nationale tient de ce point de vue un rôle fondamental en maints lieux. D’abord, parce qu’elle permet la participation active à la vie communautaire d’une frange de la population exclue du suffrage. Ensuite, parce qu’elle peut devenir un lieu et un temps de sociabilité, voire d’acculturation, sous la houlette de quelque petit notable de la communauté. Sociabilité avant tout festive : la ritualisation politique est d’abord clanique, identitaire. Institution nouvelle, la garde nationale s’inscrit aussi dans des filiations de pratiques juvéniles. Enfin, la garde nationale, surchargée de sa portée symbolique, apparaît comme un nouveau corps au sein de la collectivité, une nouvelle appartenance, une nouvelle légitimité communautaire. Elle a partie liée avec la pratique électorale : par la désignation de ses officiers, par le contre pouvoir qu’elle tend parfois à devenir. Elle s’affiche dans le paysage et sert aussi de repoussoir à l’opinion hostile aux démocrates. Son rôle semble donc important parce qu’elle porte et incarne un pluralisme au sein de la communauté. Parado xalement symbole consensuel des libertés octroyées, elle manifeste en fait les divisions qui pénètrent et disloquent les anciennes autoreprésentations des communautés. Ces divisions sont attisées et transfigurées par l’affirmation publique des dissentiments religieux qui traversent le nouveau régime et qui réveillent et réaffirment l’anticléricalisme.
La parole du prêtre, la parole contre le prêtre
- 68 La loi Bixio, 21 juillet 1848, sanctionne légalement la proscription des jésuites et l’étend aux i (...)
- 69 La loi Boncompagni, 4 octobre 1848, instaure « l’instruction laïque », la soumission des instituts (...)
- 70 Les lois Siccardi, avril-mai 1850, abolissent les « privilèges ecclésiastiques » – for ecclésiasti (...)
- 71 Les lois Rattazzi de 1854, réduisant la liberté de parole des prêtres en chaire, et de 1855, suppr (...)
62D’entrée, le régime libéral s’efforce de redéfinir la place de la religion dans la société. Dès mars 1848, les jésuites sont expulsés du royaume. Cette mesure est suivie d’une série de lois qui prend l’Église catholique pour cible. En juillet 1848, c’est la loi Bixio68. En octobre 1848, la loi Bon compagni vise à la réforme du système d’enseignement dans le sens d’une centralisation69. En 1850, ce sont les fameuses lois Siccardi 70 qui provoquent une levée de bouclier dans le clergé et, marquent le début du processus de détachement des conservateurs à l’égard du régime. En 1852, c’est la question du mariage civil : si le projet échoue, les remous sont considérables. Enfin, en 1854 et 1855, les lois Rattazzi71. Ces lois, qualifiées d’anticléricales, s’inscrivent dans le cadre du processus de sécularisation. Le clergé voit dans ce dispositif le spectre de la Révolution et de la persécution. Toutefois, cette redéfinition de la place de la religion dans la société est ambiguë puisque le catholicisme reste religion d’État, les autres cultes étant tolérés (article 1er du Statut), et qu’elle est convoquée à l’appui du régime nouveau, lors de la fête du Statut notamment, dans laquelle le Te Deum tient une place centrale et impérative.
- 72 Ces thèmes sont déclinés dans l’ouvrage classique de R. Remond, L’anticléricalisme en France de 18 (...)
63L’anticléricalisme constitue une ligne de force du discours de la presse démocrate libérale en Savoie. Cette orientation se dessine nettement à la suite de l’allocution de Pie IX en avril 1848, hostile à la guerre contre l’Autriche. Le Pape paraît désormais traître à la cause des nationalités et l’argumentaire anticlérical se développe rapidement. Il ne possède guère d’originalité et les thèmes mis en exergue sont des plus conventionnels72. Il n’empêche que ce martèlement, tantôt diabolisant, tantôt goguenard, opère comme un levier sur l’opinion publique. À n’en pas douter, il s’appuie sur un vieux fonds d’anticléricalisme populaire, mais tend cependant à l’infléchir : le clergé est dénoncé pour son alliance avec les conservateurs, pour son désir larvé d’un retour à l’ancien régime, pour sa volonté d’entretenir l’ignorance dans les masses puisque l’ignorance est l’instrument de son pouvoir. Le clergé est donc clairement assimilé à une force politique. Précisons que la gauche de Savoie n’est jamais irréligieuse, même si son anticléricalisme évolue durant la période. Le bas clergé, le curé de village, est d’abord envisagé comme un allié : il est fils du peuple, il est la charité évangélique incarnée au cœur des populations. Le Saint-siège, le haut clergé et les congrégations sont d’abord les cibles. Puis, alors que les luttes politiques se cristallisent sur les lois anticléricales et que le clergé fait corps, les attaques s’amplifient et le prêtre est clairement dénoncé comme agent du parti réactionnaire au village. Ce tournant s’opère clairement en 1850, au temps des lois Siccardi. Le courant intransigeant qui se développe, en partie, comme moyen de défense des droits de l’Église contre les États, tend, par effet de retour, à ériger le clergé comme une cinquième colonne aux ordres d’une puissance étrangère – le Saint-Siège – qui a partie liée avec l’Autriche. La question religieuse est donc éminemment politique et est potentiellement présente en chaque village, en la personne du curé.
64Le clergé lui-même contribue assez largement à passionner les enjeux. Il se mobilise activement face aux diverses lois : pétitions, discours en chaire, protestations officielles de l’épiscopat. Ce dernier est au premier rang de la lutte, avec de hautes figures comme Mgr Billiet (Chambéry) ou Mgr Rendu (Annecy). Les protestations, encore officieuses avec Mgr Billiet en 1847, lorsqu’il est prévu que les écrits des autorités ecclésiastiques soient, comme les autres, soumis à la censure, deviennent publiques. Les évêques soutiennent les campagnes de pétitions. Dans la défense des intérêts religieux à la chambre des députés, les élus savoyards conservateurs se distinguent et font même figures de leaders : cette posture renforce l’idée de collusion entre les forces conservatrices et le clergé. Ces campagnes de résistances sont vigoureusement soutenues par la presse, tandis que Le Patriote savoisien orchestre bruyamment la dénonciation des « menées réactionnaires ». L’épiscopat savoyard publie conjointement des lettres pastorales où il déclare son hostilité aux projets de loi : contre la loi Boncompagni, contre la circulaire sur les nominations des directeurs spirituels dans les établissements secondaires, contre le projet sur le mariage civil, etc. Bref, le clergé se retrouve sur la place publique comme une des composantes de l’opinion.
65Ces résistances de la part du clergé descendent naturellement au sein des paroisses, et c’est de ce point de vue qu’il convient ici de les envisager. D’abord, aux pieds de la chaire, ensuite dans les bruissements des ouailles.
La chaire, une tribune au village
66La conséquence la plus évidente de ce remue-ménage est l’accroissement de la surveillance des autorités administratives à l’encontre du clergé. Les prises de parole des évêques entraînent systématiquement un suivi attentif de leurs répercussions. L’influence des prêtres dans les paroisses est redoutée :
- 73 ADHS, 4 FS 104, l’intendant du Faucigny à l’intendant général d’Annecy, 23 décembre 1850 (brouillo (...)
« Vous savez parfaitement, Mr le Ministre, que les habitants de nos montagnes sont en général assez religieux et que très souvent, dans leur ignorance, la parole du curé est leur évangile, ce qui rend plus dangereux encore les idées qu’on tâche de nourrir chez eux et cette espèce de révolte qu’on prêche contre le gouvernement et le blâme qu’on jette sur tous ses actes. Je m’aperçois tous les jours des mauvais effets que font ces sermons dans le public, et un des résultats qu’on peut déjà remarquer, c’est que presque toutes les communes de cette province se trouvent divisées par des partis fort prononcés ; et si l’on n’a pas encore déploré des accidents [rayé : pour le moment encore], il est facile que les esprits s’aigrissant toujours de plus en plus, des fâcheuses conséquences puissent s’en suivre pour l’avenir.
Sans respect pour leur ministère et la sainteté du lieu, presque tous nos curés ont pris la mauvaise habitude de se servir du prône pour attaquer les lois de l’État, notamment celle sur l’instruction publique, les autorités municipales et critiquer leurs actes (sic) ; et il n’est pas rare aussi que leurs sarcasmes se dirigent contre le gouvernement. Aveuglés par leur passion, poussés par leur orgueil, ces messieurs n’ont en général plus de bornes dans leur opposition à tout ce qui émane de l’autorité civile73. »
- 74 Congrégation menacée de dissolution du fait de ses liens avec les jésuites.
- 75 AST, Alta polizia, n° 250, l’intendant de Maurienne au Ministre de l’Intérieur, 4 juillet 1848.
- 76 Mgr Franzoni, archevêque de Turin, encourage la résistance de son clergé à l’application des lois (...)
- 77 Remarques fondées sur le dépouillement des listes de souscriptions au monument Siccardi, Le Patrio (...)
- 78 Pour la pétition de 1848, la seule en l’état sur laquelle il existe des informations, 1 200 signat (...)
67Ces avis de l’intendant du Faucigny, qui n’est pas anticlérical, au temps des lois Siccardi, montrent le clergé comme un corps, une force active, organisée et cohérente, qui suscite la méfiance. Cet intendant l’accuse même de favoriser, en réaction à ses excès, le vote « rouge » qui caractérise cette province. Toutefois, l’activité du clergé est critiquée aussi en d’autres provinces du duché. Cet état d’esprit se met en place durant l’été 1848, quand circulent les pétitions en faveur des Dames du Sacré Cœur74. L’intendant de Maurienne s’inquiète de l’extension que prend cette campagne de pétitionnement. Il rapporte au Ministre que le clergé fait pression sur les syndics. Depuis quelque temps, dit-il aussi, les prêches contre la guerre de libération – qui serait qualifiée « d’injuste et sans but » – se multiplient : le Roi est trompé par son entourage et l’on prédit une « proche invasion de notre territoire ». Bref, conclut l’intendant, les prêtres donnent « le mauvais exemple75 ». Le gouverneur confirme qu’en cet été 1848 le clergé du duché a participé, un court temps, à l’agitation des esprits. Ces tensions s’avivent de nouveau au moment de la discussion des lois Siccardi, puis au temps de la discussion de la loi sur le mariage civil. Dans le premier cas, le clergé appuie une pétition de soutien à Mgr Franzoni76. De leur côté, les anticléricaux font circuler une souscription en faveur du monument à Siccardi : Le Patriote savoisien, comme de juste, appuie bruyamment cette initiative en publiant la liste des souscripteurs. La cartographie permet de distinguer un chapelet de bourgs où, hormis Chambéry et Annecy, se distinguent très nettement la Combe de Savoie, le Faucigny et, dans une moindre mesure, la Tarentaise. Cette géographie épouse celle de l’implantation des cercles démocratiques. La Haute-Maurienne et le Chablais sont totalement absents77. Lors de la discussion de la loi sur le mariage civil, le clergé fait cette fois circuler une pétition dénonçant le projet. Même si ces campagnes de pétitions ou de souscriptions restent à la surface de la société78, il convient de retenir cette orchestration à double voix de la question religieuse car elle signifie clairement que cette dernière entre désormais dans le champ de l’opinion publique. Les journaux n’ont de cesse de dénoncer les manipulations des uns et des autres pour arracher les signatures. Sans doute ne faut-il pas prendre ces polémiques pour argent comptant. Il n’en reste pas moins que les autorités sont vigilantes, voire inquiètes, lors de ces poussées – en 1850 puis en 1852 – de tensions :
- 79 AST, Ministero dell’Interno, Gabinetto, busta 34, l’intendant général d’Annecy au Ministre de l’In (...)
« Le palais épiscopal est journellement fréquenté par une foule de prêtres dont la plupart sont inconnus. Cette activité insolite, ce remuement quotidien ne sont pas naturels et doivent être le précurseur de quelques graves événements. Tous les rapports des provinces annoncent la même activité, de fréquentes démarches et un va et vient continuel de la part du clergé et de leurs adhérents79. »
- 80 6 FS PC 277, l’intendant général d’Annecy au Ministre de l’Intérieur, 29 avril 1851.
68À la vérité, les hautes autorités administratives sont bien embarrassées face aux agissements du clergé, comme le montrent les avis contradictoires qui sont émis dans les correspondances. En premier lieu, elles condamnent naturellement l’attitude de certains desservants dont elles peinent à obtenir la mutation de la part de l’autorité épiscopale. Mais surtout, elles redoutent l’action en justice contre le clergé : toute poursuite doit être mûrement réfléchie. D’une part, parce que les gens de la campagne « ne croient pas bon de plaider contre le curé80 ». De fait, dans les procédures, les témoignages sont souvent contradictoires, nous y reviendrons. D’autre part, parce que les autorités répugnent toujours à s’en prendre au clergé. En effet, les populations, est-il dit, confondent la Religion et le prêtre. De ce fait, s’en prendre au prêtre comme individu peut contribuer à justifier le discours sur la persécution imputée au gouvernement. Il s’agirait donc d’un procédé contre productif. Mais, plus fondamentalement, il est dangereux aux yeux des autorités de remettre en cause le clergé : l’influence de la religion est indispensable à l’ordre social, et, la religion ayant déjà perdu de l’influence, l’affaiblir encore contribuerait à fragiliser la société. Cette conception assez instrumentale de la religion est bien celle d’une partie de l’élite du temps, en Piémont et ailleurs. D’un autre côté, ne pas réprimander publiquement le clergé qui se livre à l’agitation, c’est donner raison aux « rouges » qui ne cessent de fustiger le régime d’exception cléricale qui règne en Savoie. On le voit, l’autorité est dans une position délicate. Ces circonvolutions et ces hésitations laissent de fait un espace libre à la polémique. Mais qu’en est-il à l’échelle de la paroisse ?
- 81 Les diocèses de Chambéry, Annecy, Moûtiers et Saint-Jean-de-Maurienne.
- 82 Lettre pastorale de nosseigneurs les évêques de la province ecclésiastique de Savoie, Annecy, 1852 (...)
69Les polémiques descendent dans la communauté tout droit du haut de la chaire. Tout d’abord par les lettres des évêques. De ce point de vue, Mgr Rendu, à Annecy, est tout spécialement redouté, plus que Mgr Billiet pourtant à la tête des « frondes » successives, mais il est vrai plus diplomate que le fougueux évêque d’Annecy. L’épiscopat du duché 81 publie durant cette période des lettres pastorales communes, actes solennels et solidaires qui tendent à passer pour une manière fronde. En juillet 1852, l’intendant général de la division d’Annecy, sur les injonctions de Turin, demande aux intendants de ses provinces d’enquêter sur les prêches réalisés à l’occasion de la lecture de la lettre pastorale relative au projet de loi sur le mariage civil. Ils ont été nombreux et il est demandé la liste des curés qui se seraient tout spécialement distingués. Les réponses ne sont malheureusement pas conservées. Il ne fait donc nul doute que les prises de position des évêques portent jusque dans l’église paroissiale. On retiendra tout spécialement la lettre pastorale des évêques du duché consacrée, en 1852, à la mauvaise presse, celle qui instille le sentiment anticlérical82. Le Patriote savoisien, et La Voix du Paysan y sont nommément condamnés : les lire ou en écouter la lecture est « un péché grave ». Sont condamnés les auteurs et les imprimeurs, mais aussi les aubergistes et cabaretiers qui en procurent la lecture. La Gazette officielle est également prise à partie, même si sa condamnation reste en suspens. La lettre débute par un portrait idéal du « bon prêtre », en réponse au portrait que dressent du clergé les anticléricaux. Des extraits des journaux anticléricaux sont cités, dans le but de montrer que leurs assertions sont contraires aux enseignements de l’Église. Les mises en garde sont claires : « Avant 1793, les sectateurs de Voltaire et de Rousseau employaient de concert les même moyens ; on sait à quoi ils ont abouti. Qui sait où l’on veut aboutir aujourd’hui ?... » Une esquisse sans concession est faite de la société savoyarde présente : « Il faut bien le reconnaître, certes ! l’incrédulité se développe parmi nous d’une manière inquiétante ; elle grandit à vue d’œil, elle élève son étendard ; ses partisans sont pleins d’audace et d’activité ». Et plus loin : « Il faut bien le reconnaître, N. T. C. F, une nouvelle société, disons même, une nouvelle religion tend à se former au milieu de nous ; elle se croit appelée à détruire le christianisme et à le remplacer. » Le propos est enraciné dans la réalité quotidienne de l’auditoire, à chacun de s’y voir ou d’y voir son voisin :
« Le Patriote savoisien est d’autant plus nuisible qu’il est plus répandu dans la classe peu instruite de la société ; on a trouvé le moyen de la faire pénétrer dans l’atelier de l’ouvrier et dans la cabane du pauvre ; il est étalé chaque jour dans les cafés et les auberges ; souvent, le dimanche soir, un paysan, ennemi de son curé, va le lire et en faire le commentaire au cabaret du village ; de là ses auditeurs avinés vont répandre dans la paroisse toutes les sottises qu’il leur a débitées. »
70Cette lettre méritait qu’on s’y attarde un peu. D’une part, elle montre que l’année 1852 marque une rupture. Certes, Mgr Billiet, par exemple, avait déjà condamné la mauvaise presse : mais c’était par le biais de circulaires aux curés, textes en principe confidentiels qui indiquent des perspectives pastorales mais ne sont pas destinés à être lus en chaire. Cette attitude nouvelle signifie que la situation a changé. Le clergé, Mgr Billiet lui-même, est pris à partie dans les colonnes des journaux et le silence n’est plus tenable. D’autre part, ces prises de positions se réalisent dans le contexte de relations tendues avec le gouvernement, comme la critique portée à l’encontre de La Gazette officielle en témoigne. Enfin, cette lettre épiscopale tend à dessiner une géographie quotidienne – d’un côté le presbytère ouvert aux pauvres et l’église ; de l’autre, l’auberge et le cabaret –, avec ses identifiants symboliques – les références à 1793 – ou bien concrets – le Patriote. Ce qui importe donc surtout, c’est de retenir le rôle du clergé dans la descente et l’identification des clivages partisans au village. Bien entendu, l’historien tient là une preuve indubitable d’un discours que maints prêtres tiennent assurément déjà auparavant dans leurs sermons, mais, en ce mois de septembre 1852, toutes les églises de Savoie résonnent de ces mêmes paroles. Il est à noter que cette attitude s’inscrit en réponse à la pression opérée par les journaux anticléricaux : en un sens, elle est pour eux une victoire tactique. D’autant plus que la presse incriminée – dont l’audience est tout de même moindre dans les campagnes – diffuse les mêmes repères, c’est-à-dire dessine la même géographie partisane, mais à rebours : le cabaret contre l’église. L’épiscopat décide en 1852 d’assumer et de reconnaître la fin de l’unanimité religieuse. Ce n’est évidemment pas tout à fait de la politique, mais c’en est une potentialité. Il convient donc de ne pas mésestimer le rôle du clergé dans le déplacement des enjeux au village et la construction de rivalités nouvelles.
- 83 Par exemple : Lettre aux curés, Chambéry, 10 juin 1849.
- 84 Ibid., 23 novembre 1853.
- 85 Les élections de novembre 1857 voient la déroute totale des libéraux : seuls deux d’entre eux cons (...)
71Conjointement à ces discours, le clergé prend part aux élections. Dès 1848, Mgr Billiet envoie des circulaires à ses prêtres pour qu’ils encouragent leurs ouailles – censitaires certes, mais le discours en chaire touche tous les fidèles – à voter. La formule convenue, répétée à chaque échéance, est la suivante : « De ne donner leur suffrage qu’à des hommes recommandables par leur bonne conduite et leurs principes religieux83. » L’évêque prend soin de spécifier qu’il faut éviter de citer tout nom propre. En 1849, ces recommandations apparaissent encore au milieu d’autres sujets (les prières nécessaires pour le rétablissement du Roi et des considérations sur le système métrique). En revanche, en 1853, la circulaire à l’occasion des élections traite exclusivement de ce sujet et, surtout, il est désormais autorisé de la lire en chaire. C’est que la situation a bel et bien changé, « parce qu’en effet la religion est souvent en cause dans les débats des chambres84 ». Ainsi, le lien entre la politique et la religion est ouvertement assumé. Le clergé de Savoie s’adapte promptement aux institutions nouvelles, quitte à prendre le risque de placer la religion dans le champ de l’opinion publique. Cette stratégie porte ses fruits, avec un peu de temps : aux élections suivantes, celle de 1857, les conservateurs remportent une écrasante victoire, à nulle autre comparable85. Dix ans après l’effervescence du Printemps des peuples, la Savoie a renié les rouges. Preuve, s’il en est, de l’efficacité de l’appui de l’Église dans l’exercice des droits politiques.
72Les années 1852-54 marquent à l’évidence un tournant. C’est à ce moment que les tensions sont les plus vives. Elles s’inscrivent dans le contexte de la grande offensive « laïcisante » de l’État piémontais. Elles se traduisent concrètement par l’apparition dans les procédures judiciaires de plaintes contre les pasteurs incriminant leurs discours en chaire. Bien sûr, ces sources sont en partie le reflet de l’activité de la justice elle-même, qui semet au service de l’État. Toutefois, il faut ici user de nuance. En effet, les autorités sont, on l’a vu, extrêmement réticentes à poursuivre les membres du clergé devant les tribunaux. Elles essaient auparavant d’obtenir des sanctions de l’évêque et s’efforcent de décourager les plaintes. Les magistrats eux-mêmes sont dans leur grande majorité des gardiens de l’ordre et de la morale – la plupart des grandes figures conservatrices de Savoie sont issues de leurs rangs. Les plaintes contre les prêtres aboutissent d’ailleurs presque toujours à un non lieu. Elles disparaissent après 1854 (donc dès avant les lois Rattazzi). En fait, cette apparition des plaintes contre les prêtres dans les procédures judiciaires signifie bien autre chose.
L’anticléricalisme, exercice appliqué : florilège et nuances
73La floraison des dénonciations contre le clergé traduit les tensions à l’œuvre au sein de certaines paroisses et la descente de l’argumentaire anticlérical. Elle exprime concrètement un desserrement relatif de l’emprise du clergé, autant lié aux nouvelles institutions qu’au combat que se livrent les élites. Pour autant, l’instrumentalisation de l’anticléricalisme n’est pas univoque et surtout n’est pas frontal : il existe tout une gamme de variations qui s’adaptent aux situations locales. Ce sont ces variations qu’on s’efforcera, à partir d’exemples circonstanciés, de rétablir en esquissant une forme de typologie.
- 86 ADS, 6 FS PC 176 2e s., procédure contre l’abbé Thorion pour excitation au mépris et à la haine du (...)
74La plainte contre l’abbé Thorion, curé de Sainte-Marie-de-Cuines (830 habitants, Maurienne), paraît au premier abord parfaitement illustrer la vigilance et les réticences à l’égard de « l’envahissement clérical86. » En décembre 1852, il lit en chaire la lettre pastorale épiscopale relative aux élections. On le dénonce pour propos séditieux en chaire :
« J’ai entendu le curé dire qu’il fallait aller à la chambre (sic) pour nom mer un bon député, que jusqu’à présent on en avait nommer qui avaient l’esprit révolutionnaire, que le gouvernement avait proposé des impôts et que si nous avions eu d’autres députés on ne les aurait pas acceptés. Que la constitution était cause que nous avions vingt impôts que nous n’avions pas auparavant. »
75Comme on le voit, le prêtre aurait pris l’initiative d’adapter les recommandations épiscopales à son public, en usant d’un argument électoral inoxydable : l’impôt. La plupart des témoins confirment ce propos. D’autres ajoutent des éléments aggravants : « Que si nous continuions à agir ainsi, nous allions redevenir pire qu’en 1792 et il a terminé en disant : Voilà votre ouvrage. » Il impossible évidemment de se faire une idée précise de ce qui a été réellement dit. Il n’empêche que cette évocation de 1792, réelle ou non, témoigne de la circulation de référents utilisés tant par la droite que par la gauche. Parfois, certains témoins se distinguent, tel cet agriculteur qui dans sa déposition suggère bien, dans la volonté accusatoire qui la sous-tend, l’instrumentalisation d’un argumentaire disqualifiant :
- 87 Il s’agit d’une allusion à Mazzini et à la République romaine. Cette assertion, qui assimile Mazzi (...)
« Mr le curé [a prêché] sur le gouvernement et [a dit] qu’en 1848 dans tous les coins de la rue on voyait écrit « Vive la liberté », qu’aujourd’hui le gouvernement nous avait bien trompé et qu’on voyait dix-neuf impôts qui nous frappent. Il a ajouté que le premier de la constitution était entré à Rome, avait emporté une bagatelle de cinquante millions et s’était sauvé en Angleterre et que le pape avait été obligé d’emprunter87. Il nous a encore dit « vous voyez ce qui arrive d’envoyer les députés qui ne vont jamais à la messe et qui n’ont point de religion » et il a répété encore « voyez comme le gouvernement vous trompe, au lieu de la liberté il vous donne des impôts ». Il a dit bien d’autres choses que je ne puis me rappeler. Je dis à mes voisins [...] qu’au lieu de nous prêcher sur le gouvernement il ferait mieux de nous prêcher sur l’évangile et Bolard et Ravoire m’ont répondu que c’était ainsi tous les dimanches. »
76Notons qu’un autre témoin reprend mot pour mot le début du propos et s’embrouille. Sommé par le juge d’expliquer le sens de ses paroles, il en est incapable. Cela suppose une sorte de coterie organisée à l’encontre du desservant, coterie qui s’appuie sur l’appropriation d’un argumentaire anticlérical, très sensible dans la dernière phrase, dont on pourrait aisément retrouver le modèle dans la presse : « Qu’au lieu de nous prêcher sur le gouvernement il ferait mieux de nous prêcher sur l’évangile [...], que c’était ainsi tous les dimanches ». Le prêtre est attaqué pour son discours, et l’idée de récidive tend à alourdir la dénonciation, mais aussi pour ne pas remplir ses devoirs, c’est-à-dire divulguer l’enseignement religieux : élément classique des plaintes des communautés contre leur pasteur, cette dernière accusation tend à dessiner ici les véritables contours de ce qu’est le « cléricalisme ». Le clergé serait un corps politique, tout temporel, plutôt que le médiateur de la Parole. Mais la plupart des témoins sont généralement plus timides. Comme souvent, cette procédure consigne les témoignages de ceux qui sont un peu sourds, de ceux qui étaient placés trop loin et de ceux qui se sont assoupis. Est-ce là le reflet de la réalité ? Sont-ce là des faux-fuyants qui traduisent la méfiance à l’égard de la justice ou la volonté de ne pas incriminer le prêtre ? Dans tous les cas, une paroisse parmi d’autres, où les fidèles n’entendent pas les mêmes choses. Une paroisse divisée face au curé. Ce qui nous importe est la trace discrète de menées anticléricales et la tentative d’instrumentalisation de griefs ressassés par la presse. Malgré la convergence des dépositions en ce qui concerne la politique fiscale du pou voir, la Cour conclut à l’absence de preuve et blanchit l’abbé Thorion.
- 88 ADS, U 1786, procédure contre le recteur de La Table pour injures contre le Roi, 1851.
- 89 ADS, 43 F 2 M, lettres de Mgr Billiet.
77Plus communément, à y regarder avec attention, les plaintes motivées par des raisons politiques – les propos séditieux en chaire – sont en fait sous-tendues par d’autres raisons. En ce sens, on assiste à des tentatives d’instrumentalisation de la justice. Au fond de ses affaires, se cachent le plus souvent des questions de susceptibilités locales. La plainte contre le recteur de La Table (1 200 habitants, Savoie Propre) est de ce point de vue exemplaire88. Le syndic accuse son curé d’injures contre le Roi pour des propos tenus en mars 1848, temps qui correspond à l’expulsion des jésuites : « Ganache de Charles-Albert ! Cette ganache là porte des moustaches, mais on les lui fera bien couper. Il répéta plusieurs fois les mots de ganache et de Masette ». En mai 1850, le curé adapte son propos, à l’occasion des lois Siccardi : « Ce barbiche de Victor-Emmanuel porte de grandes moustaches, il n’en est pas digne ; il en a déjà fait deux ou trois [erreurs] et s’il en fesait encore une, on pourrait bien lui faire couper la tête. » Ces propos attestent de la circulation d’une singulière image du Roi dans les campagnes, que le prêtre l’ait ainsi décrit ou non. Mais la réelle motivation de la plainte, ce sont en fait des injures prononcées en chaire contre le syndic et le conseil, suite à une demande de ces derniers adressée à Mgr de Chambéry de les débarrasser de leur curé : « Ces goujats, puis se levant, criant plus fort : Oui, ces goujats, ces mauvais conseillers. » Cet affront explique que les propos contre le Roi prêtés au curé soient rapportés si tardivement. Le rappel des paroles anciennes vise à identifier la contestation du pouvoir local avec celle du souverain : ce jeu d’échelles, est mis au service des récriminations des potentats locaux. La correspondance particulière de Mgr Billiet confirme qu’il existe depuis longtemps une solide inimitié entre le syndic et le curé89. Cette affirmation semble corroborée par la procédure elle-même. Les témoins parlent des manières emportées du pasteur et de vexations anciennes : le voile d’une communiante arraché en 1844, des commentaires sur une femme enceinte dès avant le mariage (« Ho, elle a accouché cette grande sale ! ») en 1847, etc. Tous des exemples antérieurs à 1848. C’est ce qui explique que tous les témoins rapportent les propos du curé à l’encontre du Roi, mais presque toujours, est-il précisé, on le sait d’après les bruits. Dans ce cas, on rapporte volontiers la rumeur car elle est un moyen de prendre une revanche sur un desservant autoritaire. Ici, la campagne anticléricale encourageant la surveillance des propos en chaire est un moyen de vider d’anciennes querelles. Cet exemple doit donc inviter à la prudence : l’instrumentalisation n’est pas toujours du côté où on l’imagine, et l’introduction de l’argumentaire anticlérical au village peut se faire sous des dehors pragmatiques plus que passionnels : ceux de la pure et simple instrumentalisation.
- 90 ADS, 6 FS PC 517 2e s., procédure contre le curé de Saint-Paul pour excitation à la haine et au mé (...)
78C’est peut-être ce qui est à l’œuvre dans la plainte contre le curé de Saint-Paul (771 habitants, Tarentaise)90. La plainte s’appuie sur une dénonciation signée d’une partie des habitants. Le prêtre est accusé d’avoir tenu en chaire plusieurs propos séditieux durant les années 1853 et 1854 :
« En disant de prier pour le gouvernement qui n’est pas bien religieux, qui n’est pas porté pour la religion, en disant que la constitution ne nous avait amené rien de bon, que nous n’avons eu que des mauvaises récoltes depuis cette malheureuse constitution, qu’on était meilleur auparavant, que dans les temps de constitution il y avait eu des révolutions, des bouleversements, qu’on était malheureux dans ces temps là et qu’on avait pas encore tout vu. »
79À ce premier chef d’accusation – propos contre le gouvernement et la constitution – s’en ajoutent deux autres, relatifs à des propos injurieux contre la paroisse. Il aurait d’abord déclaré en chaire que « la paroisse de Saint-Paul était méprisée et méprisable, qu’on avait honte de se dire de Saint-Paul, que la plupart des familles n’étaient pas propres et qu’en voyant les femmes de Saint-Paul on disait d’elle : oh ! elles sont de Saint-Paul, ce sont des femmes à tout faire ». Puis, un autre jour, il aurait traité « les filles de charognes, de putes, de femmes de rien, bonnes à tout faire et les garçons de corbeaux ». Ces plaintes relatives à l’honneur froissé de la paroisse à cause d’un prêche « un peu » vif, se retrouvent avant 1848 en divers lieux sous des formes assez semblables. Il s’agit donc d’un cas de figure assez traditionnel. Si l’ensemble des témoins rapportent les deuxième et troisième griefs (ceux touchant à l’honneur de la paroisse), seuls quelques-uns en revanche attestent des trois accusations. Là encore, on peut s’interroger sur les motivations. Ce qui est certain, c’est que le curé n’écope d’aucune peine. L’accusation de propos contre le gouvernement n’est pas avérée puisque les témoignages sont contradictoires. En ce qui concerne les deux autres griefs, il est absous. Cela peut signifier que ces deux sujets de plaintes sont insuffisants pour faire condamner le prêtre et que les instigateurs de la plainte ont cru bon de mêler un peu de politique à leur dénonciation pour lui donner du poids. Ce qui compte est de mesurer encore la pénétration des conflits extra-paroissiaux et la réceptivité de la communauté à un argumentaire qui peut lui servir. On notera, au risque de se répéter, que le prêche sur la mauvaise récolte, comme conséquence du vote et des options du gouvernement, apparaît souvent dans la presse anticléricale pour tourner en ridicule le clergé.
- 91 ADS, U 1764, procédure contre le curé des Échelles pour injures en chaire, 1850.
80À travers ces exemples, on le voit : les liens sont ténus – mais bien réels – entre l’anticléricalisme au village et la propagande partisane. Ils sont en revanche plus manifestes ailleurs. C’est le cas aux Échelles, lorsque le receveur des douanes Bressa, Piémontais, porte plainte contre son curé91. Le voici, un soir de décembre 1850, dans un des cafés du bourg en train de gloser sur un article de La Gazetta del Popolo. Selon lui, le jubilé est une affaire politique destinée « à contrarier notre gouvernement », puisque telle est la nature de la solennité, le catholique sincère n’est pas tenu de « faire son jubilé » : il en empêcherait par conséquent sa femme et sa domestique. Dans sa déposition, il croit bon d’affirmer : « Comme nous nous trouvons à une époque où il est permis à un chacun d’exprimer librement son opinion sans se compromettre, je n’hésitais pas à manifester publiquement cette idée qui fut approuvée encore par deux Messieurs. » Le surlendemain, en chaire, le curé dénonce ce propos de comptoir et tourne en dérision « ce grand sultan » devant l’assemblée réunie. La plainte du receveur se fonde donc sur une question d’honneur bafoué. Elle n’aboutira pas puis que, significativement, ses supérieurs et les « insistances de la justice » lui demandent de laisser tomber l’affaire. Ce profil est très clair : nous sommes en face d’une forte tête du bourg, mais le ressort de sa plainte reste une question d’honneur.
- 92 ADS, 6 FS PC 11759, procédure contre l’archiprêtre de Bonneville pour excitation à la haine et au (...)
81Ces fortes têtes, on les retrouve évidemment en Faucigny, à Bonneville tout spécialement92. Là, pour le coup, la plainte tend véritablement à exposer un cas d’affrontement entre politique et religion. En août 1850, des per sonnes pieuses demandent au curé un service funèbre en l’honneur de Santa Rosa, ministre récemment décédé. Le pasteur accepte, mais, en faisant l’annonce en chaire, il croit bon d’ajouter que Santa Rosa, comme tous les ministres et ceux qui ont voté les lois Siccardi, est sous le poids d’une excommunication. Toutefois, ajoute-t-il avec raison, Santa Rosa s’étant repenti et confessé, le service funèbre sera célébré. Dans l’église on s’émeut : « Je n’ai pu m’empêcher de dire à ma voisine : Quelle bêtise ! Il ferait mieux de se taire. » De fait, les officiers de la garde nationale se rendent après l’office auprès du curé : l’office en l’honneur de Santa Rosa n’aura pas lieu, car par sa prise de parole, le curé « a dénaturé l’intention des personnes pieuses » qui lui avaient demandé le service funèbre. Le prêtre aurait rétorqué : « Tant mieux, j’en suis content ». Ce qui se joue ici est éminemment plus politique que ce qui était à l’œuvre dans les exemples précédents. On peut supposer que les gardes étaient passés par l’intermédiaire des « pieuses personnes » pour obtenir que l’homme d’État, un des symboles de la politique gouvernementale, puisse bénéficier des honneurs durant lesquels la garde pourrait parader. En un sens, on se dispute la « dépouille » et on s’efforce d’en faire l’occasion d’une manifestation publique et partisane. Le curé prévient le coup. Il paraît avoir déclaré au lieutenant de la garde nationale : « Non vous n’êtes pas chrétiens, vous êtes excommuniés, puis que vous voulez faire exécuter cette loi ; selon vous il faudrait obéir aux hommes plutôt qu’à Dieu, ce que je ne ferai jamais ». La descente des clivages partisans en ce bourg ne fait nul doute. Mais nous sommes à Bonneville, il est vrai : bourg très actif politiquement et dont on a vu ailleurs les idées avancées de la garde nationale.
- 93 ADS, 6 FS PC 490 2e s., procédure contre le curé de Sales pour outrages en chaire, 1852.
- 94 La répartition des corvées s’opère proportionnellement aux biens possédés dans la commune. Un rôle (...)
82Pourtant, les clivages politiques s’insèrent jusque dans certains villages, avec des acclimatations. Il faut en ce cas être attentif au poids discriminant des mots. À Sales (905 habitants, province du Genevois)93, le syndic impose au curé de participer, selon son niveau d’imposition, aux corvées communales94. L’abbé Chuit vient de mauvaise grâce. Il arrive sur le chemin à réparer « la pioche sur l’épaule dans une colère difficile à décrire ». Il parle au syndic sur « un ton impérieux ». Il porte deux ou trois coups de pioche en proférant « contre les autorités tout ce que sa fureur lui suggérait ». Le syndic l’avertit, non moins impérieusement : « Prenez garde, Mr le curé, que vous parlez, non point à Mr Ginet, mais au syndic de la commune et je ne souffrirais pas vos injures. » L’affaire s’engage donc mal. Le lendemain, le recteur vient à passer avec un curé de ses amis et déclare aux « ouvriers » qui travaillent : « Ne travaillez pas tant, ce chemin ne servira qu’aux Mes sieurs de Rumilly pour aller dîner le vendredi et le samedi chez Mr Ginet ». Le lendemain, en chaire, il dénonce les « mouchards », en se tournant tout spécialement du côté du banc où se trouve le syndic. Puis, il s’élève contre le traitement qui lui a été réservé et termine par cette formidable péroraison :
« On est allé contre les lois, on ne les connaît pas ; c’est une chose qu’on n’avait jamais vue, bien digne des rouges qui m’ont condamné à des corvées contre toute espèce de justice ; c’est une honte pour cette commune : je lèguerai à cette paroisse la pioche dont je me suis servi, comme monument de honte et de lâcheté, pour avoir toléré une chose pareille. Je ferai inscrire sur le manche le nom de tous les rouges qui m’ont forcé à devenir ouvrier ; on a voulu du scandale, eh bien, on l’a eu. »
83Cette affaire est limpide. Le syndic applique une décision de l’intendant : il est couvert. Il en profite pour montrer son ascendant : à Sales, où règne l’égalité citoyenne, le pouvoir spirituel est soumis au pouvoir temporel sur les chemins en travaux. Le prêtre a sciemment refusé de payer un remplaçant. L’affaire est de notoriété publique : le pedon, avant de porter l’avis pour la corvée au recteur, a fait le tour de la paroisse et a exhibé cet avis à tous. Rivalités de notabilités donc, comme le suggère le curé qui parle aux ouvriers du « château de Mr Ginet » et de « ces mes sieurs ». Cette rivalité est sous-tendue par des dénonciations politiques qui viennent cette fois de la part du prêtre. L’allusion aux rouges inscrit clairement, sinon à juste titre, les oppositions au village dans le cadre des clivages partisans. Inscription renforcée par la spirituelle remarque du confrère de l’abbé Chuit : « il y a plus de corbeaux rouges que de corbeaux noirs ». Les « mouchards », ce sont ceux qui viennent à la messe et vont répéter au cabaret les propos du curé. Ce sont ceux aussi qui vont le dénoncer à l’intendant car, exemple rarissime, le curé sera condamné – cent livres d’amende en appel. Ainsi, en un modeste village, peuvent aussi s’installer des rivalités notabiliaires nettement identifiables selon des options, réelles ou supposées, désormais en vigueur. Les lois nouvelles – celles abolissant les privilèges du clergé mais aussi la loi administrative communale – permettent l’émergence de concurrences ouvertes.
- 95 ADS, 6 FS PC 12507, procédure pour injures envers le syndic de Chevron, 1852.
84Mais en d’autres paroisses, le curé sait rameuter ses troupes pour sa défense. À Chevron (un hameau, province de Haute-Savoie), en 185195, le syndic est pris à partie sur la place publique à 6 heures du matin, d’une manière plutôt violente, par un groupe d’une soixantaine de femmes :
« À bas le syndic, crève le syndic ; vive le curé, le curé restera, le syndic crèvera ; allons, faisons courage ; allons l’éventrer dans son lit ; c’est un voleur ; Ah ! le voleur de syndic ; faisons des saucissons de son ventre ; il ne nous échappera pas ; si nous ne le trouvons pas aujourd’hui, nous le trouverons demain, un autre jour, avec des tridents, et nous l’éventrerons ce gros cochon de syndic, c’est une canaille, un coquin, il faut qu’il nous passe par les mains. »
85À l’origine de l’affaire, un différend entre le syndic et le curé. Il semble que le premier ait demandé la mutation du second. En réponse le second a sorti au-devant de l’église le banc du premier. Un bruit court dans la commune : le banc réintégrera l’église au son des violons. Cette perspective du retour des bacchanales révolutionnaires, pour reprendre l’expression alors consacrée, conduit les femmes à intervenir préventivement : elles s’emparent du banc au matin et vont le déposer au-devant de la maison du syndic, sur la place, au pied de l’arbre de la liberté. Là, elles se heurtent au clan des hommes, qui les insulte copieusement. Il s’ensuit un échange verbal extrêmement virulent, dont l’extrait cité plus haut ne donne qu’un aperçu. Les différends sont clairement spécifiés : « Vous avez beau faire, nous le garderons malgré tout, notre curé/Salopes, non, vous ne le garderez pas. » Le clan des hommes est qualifié de rouges, ceux qui « ne veulent pas de curé ». Ce conflit strictement sexué est une originalité dans les sources savoyardes et témoigne peut-être pour un processus bien connu de dimorphisme sexuel de la pratique. Cette affaire est prise en charge par La Voix du Paysan et, lors du procès, le clan des hommes trouve pour défenseur l’avocat Rey, collaborateur du Patriote savoisien.
- 96 ADS, 6 FS PC 273 2e s., procédure contre treize habitants de Fillinges pour rébellion..., 1854.
86Dans le même ordre d’idées, à Fillinges (2 033 habitants), à proximité d’Annemasse, fin 1853, le vicaire-régent est démis de ses fonctions pour avoir refusé de se soumettre aux conditions imposées par le conseil municipal en ce qui concerne les méthodes d’enseignement96. Là encore, les dissensions se soldent par une émeute. Le syndic, le nouveau régent et l’inspecteur sont accueillis au-devant de la salle d’école par une troupe d’une centaine d’individus. C’est « la Mélanie » qui mène le fronde, « vous observant que seules les femmes s’agitaient sans que j’aie rien vu faire aux hommes ». La veille les enfants avaient parcouru les hameaux afin de rameuter des troupes pour le lendemain. Il s’agit donc d’une stratégie concertée et réfléchie qui obéit aux règles traditionnelles de l’émotion populaire, dans laquelle les femmes et les enfants sont en première ligne, bénéficiant d’une plus grande indulgence de la justice en cas de poursuites. La foule empêche ainsi l’installation du nouveau régent par l’obstruction, le jet de terre et de neige et la vocifération : « Vive les blancs, à bas les rouges, à bas le syndic, vive le curé ». La veille au soir déjà le cri de « Vive les rouges » animait les rues du village. Ces « blancs » et ces « rouges » semblent reproduire le clivage observé à Reignier. Un témoin, laboureur de cinquante deux ans, semble lucide et nous informe :
« Tous ces désordres viennent de ce que une partie des conseillers communaux ne s’entend pas avec l’autre. Toutes les deux voudraient dominer, et chacune d’elles prend des moyens qui ne conviennent pas toujours au bien-être de la commune. En un mot, il y a des torts de part et d’autre et c’est le petit qui en souffre ; aussi tous ces troubles sont venus d’une masse de petites circonstances qu’il serait impossible d’énumérer. »
87Ainsi, cet épisode paroxystique témoigne de la division d’une commune, d’une rivalité de clans sans doute attisée par l’élection des conseillers, reproduisant, jusque dans l’accaparement des clivages politiques, le processus déjà décrit pour Reignier. Toutefois, et c’est qu’il faut retenir, la religion tient un rôle central dans ce clivage. Les réformes institutionnelles opérées en 1848 permettent la pénétration de l’anticléricalisme comme élément du clivage au village, mais n’efface pas nécessairement les anciens us : clivage clanique avant que de devenir partisan.
- 97 ADS, 6 FS PC 11942, procédure à propos des désordres lors de l’enterrement de la fille Martin ; U (...)
88Pour en finir avec ce florilège d’anticléricalisme en action, on ne peut manquer de mentionner l’affaire qui fit le plus de bruit et qui se déroule, comme il se doit, à Chambéry : l’affaire de l’enterrement de la fille Martin97. Le 10 décembre 1851, on porte en terre le corps d’une jeune fille aux mœurs douteuses, dont la mort est, de surcroît, entachée du soupçon de suicide. Les problèmes débutent dès la levée du corps, au devant du café-boulangerie paternel. Le vicaire refuse que le cercueil soit porté par les quatre apprentis dépêchés par la famille. Devant l’obstination des jeunes gens, le prêtre quitte les lieux. On transige finalement, et le cercueil est porté à la cathédrale par quatre jeunes filles. Après les cérémonies, les jeunes gens sollicitent de nouveau l’autorisation de porter le cercueil jusqu’en terre. Devant le refus réitéré du prêtre, un tumulte éclate dans le lieu de culte, accompagné de vociférations contre le prêtre, un début de tocsin est vite interrompu, les curieux se pressent. Finalement, les jeunes gens s’emparent de la bière et la portent jusqu’au cimetière, accompagnés d’un cortège de trois à quatre mille personnes. La garde nationale et la police n’interviennent pas. Arrivé au cimetière, on réclame finalement un prêtre pour la mise en terre : on retourne donc, en cortège toujours, derrière le cercueil, jusqu’à la cathédrale. Un nouveau chahut se produit dans l’église. Finale ment, le prêtre prend la tête du nouveau cortège. La jeune défunte est portée par quatre garçons mariés. Le désordre a duré plus de deux heures.
- 98 ADS, 1 FS 527, Mgr Billiet à l’intendant général de Chambéry, 11 février 1851.
89« L’affaire de la fille Martin » présente une configuration singulière. Tout d’abord, par la sociologie des principaux acteurs : tous sont « ouvriers », généralement de jeunes apprentis artisans. Surtout, et c’est tout son intérêt, il n’y a pas de préméditation, mais une véritable flambée, avec coagulation de personnes étrangères aux obsèques en tant que telles. Ce qui met le feu aux poudres est donc le refus de la part du prêtre d’autoriser le port du cercueil par les apprentis boulangers. Ce refus s’appuie sur un décret synodal récent qui oblige à ce que les cercueils soient désormais portés par des fossoyeurs accrédités, ou des hommes mariés. Mgr Billiet s’en justifie à l’intendant : « Quand une fille de mœurs équivoques vient à mourir, ceux qui l’ont fréquentée pendant sa vie, ne rougissent pas de se présenter pour porter son corps comme en triomphe le jour de sa sépulture98. » Ce qui signifie que les jeunes gens s’opposent en fait à une « nouvelleté » et qu’à l’évidence entrent en concurrence des représentations divergentes, peut-être enracinées, en ce qui concerne la famille de la défunte, dans des habitudes corporatives. C’est ce refus réitéré – avec le consentement de l’évêque que le questeur de police monte consulter dans ses appartements – qui met le feu aux poudres. Devant chez Martin, place Saint-Léger, tandis que le vicaire est en discussion avec les quatre apprentis, « différents individus sont arrivés, qui m’ont demandé, d’un ton plutôt impérieux, pourquoi on faisait cette exception pour celle-là, tandis qu’on le permettait pour les riches, si c’est parce qu’elle était pauvre et qu’elle était morte comme ça ». Dans la cathédrale, dans un tumulte invraisemblable, le curé est apostrophé d’abord par les jeunes, puis par d’autres, dont des femmes : « Que ce n’était pas un chien, et que si c’était une noblesse, ils l’emporteraient bien et ne feraient pas tant d’embarras » ou « que les prêtres n’en voulaient qu’à l’argent ; qu’un riche, en donnant quatre-vingt francs, on lui fesait un bel enterrement, pourquoi on n’en ferait pas autant pour un pauvre ». Un nommé Mongenet interpelle le prêtre, « au nom du peuple dont il se dit l’ami et le représentant ». Il est appuyé par une « multitude de bas étage [qui] exigeait que l’enterrement se fit immédiatement, invoquant les droits du peuple, le tout en huant et interrompant la voix du pasteur ». Cette évocation traduit bien évidement l’empreinte de l’esprit du temps qui s’affirme encore lors du cortège vers le cimetière où est entonnée La Marseillaise, sinon dans son texte original, du moins dans une variante inédite et appropriée : « Marchons, ça ira ! la Martin, on l’emportera. » Au-devant du cimetière, des hésitations surgissent et un dialogue s’engage entre les protagonistes, la foule criant : « Non ! non ! non ! il faut que le curé fasse l’enterrement. » L’un des porteurs du cercueil s’exclame : « Il faut qu’elle soit enterrée comme une chrétienne, elle a reçue le baptême, un chrétien n’est pas un chien. » Lorsque le convoi revient dans la cathédrale, « la foule a ensuite ajouté que c’était par la voix du peuple que l’on demandait la croix et un curé pour la sépulture ». Autrement dit, aucune irréligion dans cette « orgie profanatrice », mais un sentiment d’égalitarisme exacerbé. Dans la bouche de certains, les meneurs, pointe un sentiment de revanche : « Il faudra bien qu’ils y viennent ! ces bougres de calotins ! nous aurons bien raison une fois ! » Les cris de « à bas la calotte ! à bas les prêtres ! à bas les cafards » se multiplient et même quelques « Vive Siccardi ». Dans l’église, on reproche à plusieurs reprises au prêtre la pompe de second ordre réservé à cet enterrement.
- 99 C. Sorrel, « Une tumultueuse mission à Chambéry ou la Savoie à la croisée des chemins », Les missi (...)
90L’affaire fait la Une de la presse, mais celle-ci s’égare. Évidemment, le Patriote dénonce l’attitude du clergé qui méprise les humbles et les vexations inutiles introduites par les novations synodales. Le Courrier, de son côté, est naturellement horrifié devant ces scènes qui lui paraissent traduire l’air du temps : il ne voit dans cette foule qu’haillons et mauvaises figures. D’un certain point de vue, il ne se trompe pas puisque la revendication d’égalitarisme montre l’effet de contamination de thèmes qui se diffusent depuis 1848. En revanche, il erre totalement en y voyant une manifestation d’irréligion. Il faut dire qu’un certain nombre d’actes et de paroles sont équivoques. C’est le cas, par exemple, du simulacre auquel se livre Mongenet, « en faisant rire tout le monde », lors de la levée du corps devant la boulangerie : « Mongenet, muni d’un ballet [sic] et d’un arrosoir, aurait simulé de jeter l’eau bénite sur le cercueil avec son arrosoir, aurait chanté le Libera me, après quoi, levant son ballet en l’air, il aurait proféré les mots de : hue ! charogne ! ». Il ne s’agit pas d’un acte profanateur dans l’esprit de son auteur, mais de la mise en scène de ce qu’est le pauvre pour l’Église selon Mongenet : c’est le prêtre qu’il mime, et non le rituel en tant que tel. Cette sorte de protestation sociale, se lit même dans le parcours qui mène au cimetière. Au lieu, de passer au plus court, et de suivre le parcours généralement prescrit, il fait un « crochet » par la place Saint-Léger : le cortège passe ainsi devant la café du père Martin, mais s’empare aussi de l’espace public en ce qu’il a de plus symbolique : « l’hypercentre », lieu des haltes des autorités lors des processions solennelles. Il existe donc une économie cohérente du désordre. « L’émotion » se teinte de l’esprit du temps : la référence récurrente au peuple et La Marseillaise, façon marche funèbre, montrent un forme d’intériorisation de la signification spontanée des repères diffusés par l’onde de 1848. La manifestation anticléricale, dans ce milieu social plus que tout autre pénétré par les idées du temps, véhicule une réclamation d’égalité devant la mort : forme ultime d’une égalité sociale qui se marque ostensiblement par la pompe due aux défunts. En cela, le sentiment anticlérical sert de catalyseur à l’expression confuse d’une exigence de droits, même si, paradoxalement, le levier de cette fronde réside dans le refus d’une « nouvelleté ». On pourra mesurer l’évolution si on compare cette émotion à la précédente grande – et unique – manifestation anticléricale de Chambéry. Les troubles de 1832, en opposition à la mission d’un jésuite, conséquents jusque dans la cathédrale, étaient alors menés par des étudiants, tous issus de la bourgeoisie chambérienne99. Après 1848, ce sont les ouvriers qui deviennent acteurs. Preuve d’une diffusion d’un anticléricalisme non exempt d’aspirations sociales et politiques. Les autorités seront sans état d’âme : sur les neuf prévenus, huit écopent de un à cinq ans de prison.
91En somme, l’anticléricalisme est rarement manifeste, la flambée chambérienne restant un cas limite. Il existe bien évidemment, mais sous des formes traditionnelles de conflits de clocher, de refus de prééminence, d’honneur blessé. De ce point de vue, le tableau dressé parfois par les évêques est excessivement noirci : il y a sans doute un relâchement dans la pratique, mais peu de manifestations d’hostilité clairement marquées à l’encontre de l’Église comme institution. D’ailleurs, on n’observe, dans les sources judiciaires, aucune recrudescence des attaques contre la religion de l’État – le blasphème, par exemple – entre 1848-1853, si ce n’est dans les procès de presse. En revanche, si on accepte d’aborder l’anticléricalisme dans sa réalité polymorphe – c’est-à-dire non pas un discours général, mais un élément dans un éventail argumentaire de lutte de personnes et/ou de factions –, alors il est patent que la séquence 1850-1853 se distingue. L’anticléricalisme s’insère d’abord dans les querelles locales où la politisation qui est à l’œuvre dans les débats publics – œuvre législative, presse, prises de paroles des évêques et des prêtres –, agit de manière inédite. Il devient une arme nouvelle dans des rivalités souvent anciennes, dans des luttes de notabilité plus ou moins récentes. L’anticléricalisme – et son contraire construit par lui le « cléricalisme », aux contours plus flous – devient un élément de l’identité clanique. Le réemploie de thèmes empruntés aux journaux, et leur réorchestration dans le cadre des luttes communautaires, montre la circulation de modèles, la dissémination de l’information. S’enracinant vraisemblablement dans un vieux sentiment populaire diffus, l’anticléricalisme permet la pénétration de la politique dans les communautés en ce sens qu’il autorise des antagonismes politiques de proximité. Le prêtre, plus que tout autre individu au village, est le représentant d’une institution dont il est l’image vivante. De ce point de vue, et à terme, l’anticléricalisme est l’un des premiers facteurs qui permettent de passer du particulier au général. Sa forte plasticité, sa simplicité, son enracinement dans la réalité quotidienne lui permettent, dans un premier temps, de s’insérer sans fracas dans les comportements traditionnels. D’abord un usage pragmatique et instrumentalisé, il deviendra clairement un levier efficace pour la pénétration des clivages partisans. La période 1850-1853 se caractérise généralement de ce point de vue par un anticléricalisme encore latent, non idéologique.
Conclusion
92Les élections des représentants, la garde nationale, l’anticléricalisme : trois facteurs de pénétration de la politique dans les communautés. Mais cette pénétration se fait sans révolution. Elle épouse d’abord les conflits locaux, les rivalités de clans et de personnes. Elle ne créé que rarement la division, c’est-à-dire des clivages nouveaux. Elle infléchit ceux qui existent : la politique au village est avant tout strictement instrumentale, le discours est approprié au service des luttes et ne signifie pas une adhésion aux catéchismes partisans. Pourtant, l’élection du député, la fonction symbolique de la garde nationale et le statut du prêtre de paroisse – incarnation « à portée de main et de vue » d’une institution –, ont pour point commun de véhiculer des représentations qui amènent à dépasser à terme le cadre local. Chacun de ces « lieux » politiques permet d’établir des ponts entre le quotidien vécu et la « société englobante ». Ils fondent des représentations et des valeurs qui permettent d’inscrire le général dans le particulier, ils créent un lien de cohérence entre le local et la national. Ce changement d’échelle ne s’opère pas d’un coup et, qui plus est, se réalise selon une chronologie différenciée, qui dépasse la périodisation du présent travail. Mais la période 1848-1853 est fondatrice, précisément parce que ce changement d’échelle commence seulement à s’opérer en certains lieux. Si l’entrée en résonance et l’accord des deux échelles doit s’envisager dans un terme plus long, il ne saurait faire de doute : 1848, en Savoie, constitue une date pivot.
Notes
1 Cette approche rejoint celle esquissée en dernier lieu par F. Ploux, « Disputes au village quercynois. Querelles locales et histoire nationale à l’aube de la Troisième République », Imaginaire et sensibilités au xixe siècle. Études pour Alain Corbin, Paris, Créaphis, 2005, p. 11-22. Voir aussi, du même auteur : Guerres paysannes en Quercy, Paris, Boutique de l’Histoire, 2002, p. 97 et suiv.
2 De 1848 à 1853 (les quatre premières législatures), il y a peu de circonscriptions où on observe véritablement une alternance significative. Après 1853, comme il a été dit en introduction, la situation se modifie réellement.
3 C. Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan, 1997. L’auteur nuance ce processus d’apprentissage en montrant la complexité du cheminement du politique, et sa définition même, au sein de communautés rurales qui réagissent à la pratique électorale avec une rationalité propre. Mise au point historiographique p. 25-42.
4 Sont électeurs : 10 % pris parmi les 500 habitants les plus imposés (à l’identique de la loi française de 1831) ; avec une augmentation de 5 % de 500 à 1 000 habitants (contre 4 % de 1 000 à 5 000 habitants en France), de 2 % de 10 000 à 20 000 habitants (contre 3 % de 5 000 à 15 000), de 1 % pour les villes au-dessus de 15 000, c’est-à-dire Chambéry (contre 2 % au-dessus de 15 000 habitants). À ces électeurs s’ajoutent une série de capacitaires de fonctions.
5 C. Guionnet, op. cit.
6 Relevé effectué à partir de : Informazioni statische raccolte dalla regia commissione superiore, Turin, 1850.
7 Les sources pour évaluer la participation aux élections communales sont rares : ce qu’il reste des tableaux récapitulatifs conservés dans : ADS, 1 FS 396-400. Disons-le : le calcul exposé n’est pas méthodologiquement très orthodoxe. Il se fonde sur le recensement des électeurs de 1854, mais sur les votes de 1856. La marge d’erreur reste toutefois faible, les listes électorales étant stables dans cette période.
8 79 % de votants en moyenne pour les cinq premières législatures (1848-1853, cette dernière année comprise).
9 En référence à l’expression usuelle à l’époque dans les débats de presse sur la question des douanes, des impôts, de la religion, de la « nationalité », etc.
10 Le club des « Nul s’y frotte » de Bonneville est cité à l’époque comme un des grands foyers « rouges » de Savoie. On sait pourtant peu de chose de son activité effective.
11 « Un électeur des Bornes », Le Courrier des Alpes, 23 juillet 1849.
12 Le Patriote savoisien, 27 février 1849.
13 Le Courrier des Alpes, 24 mars 1849.
14 ADS, 1 FS 525, Aux électeurs du collège d’Albertville-Grésy, janvier 1849.
15 Le Courrier des Alpes, 28 juillet 1849.
16 Agricola Chenal (1794-1881), avocat. Député de la circonscription de Sallanches de 1848 à 1860, circonscription qu’il tient de main de maître. Anticlérical prononcé. Haute figure des « rouges » de Savoie.
17 Le Patriote savoisien, 22 octobre 1850.
18 Le Courrier des Alpes, 24 mars 1849.
19 Ibid., 23 juillet 1849.
20 U 2022, procédure contre J. Voiron, cultivateur, 47 ans, pour injures contre le syndic de Thoiry, 1849.
21 Le Patriote savoisien, 24 juillet 1849.
22 L’Écho du Mont-Blanc, 30 janvier 1849.
23 ADS, U 1857, procédure contre Exertier accusé d’avoir distribué aux domiciles des bulletins de plusieurs électeurs de la commune de Saint-Jean-d’Arvey déjà remplis et cachetés avec défense expresse de les ouvrir sous peine d’amende et de prison, 1848.
24 Compte rendu de séance de la Chambre des députés rapporté dans Le Courrier des Alpes, 8 août 1849. La circonscription est divisée en section à partir de 400 électeurs.
25 ADS, 1 FS 395-400. Ces dossiers consignent notamment les demandes d’annulations d’élections.
26 Compte rendu des élections dans la circonscription de Saint-Pierre-d’Albigny, Le Courrier des Alpes, 23 juillet 1849. Cette circonscription se distingue pour soulever d’incessantes polémiques électorales lors des scrutins de 1849. C’est une des rares circonscriptions ardemment disputées entre conservateurs et libéraux-démocrates.
27 ADS, U 1822, procédure contre Crétin à propos des désordres à Montmélian, 1848.
28 ADS, 1 FS 995, l’intendant général au syndic, 4 janvier 1849. La liste électorale avait été une première fois close, après bien des difficultés, le 13 décembre 1848.
29 Il s’agit, en plus du docteur Dubouloz, du syndic Lacoste et du juge de mandement Bel (futur député sous la IIIe République).
30 Pour une exposition de peinture à Chambéry, le syndic Lacoste avait donné l’autorisation pour le prêt d’un tableau conservé à la maison commune de Montmélian : il s’agit du portrait de Pillet-Will, bienfaiteur de la commune (et oncle de Lacoste : ce qui explique qu’il soit syndic). Femmes et enfants, armés de bâtons et d’ustensiles de ménage, empêchent le départ du tableau : cette partie de la population est convaincue que le « syndic républicain » et « étranger » dépouille la commune. Le Courrier des Alpes, 13 et 18 juillet 1848.
31 ATS, Alta polizia, 250, les carabiniers au Ministre de l’Intérieur, août 48.
32 AST, Materie polititiche..., mazzo 14, le commandant général des carabiniers au Ministre de l’Intérieur, 13 janvier 1849.
33 E. Francia, Le baionette intelligenti. La guardia nazionale nell’ Italia liberale (1848-1876), Bologne, Il Mulino, 1999.
34 Le Journal de la Garde nationale, hebdomadaire publié à Chambéry d’octobre 1848 à février 1849.
35 M. Larrere, « Les élections des officiers de la Garde nationale parisienne sous la monarchie de Juillet : la politisation des classes moyennes en question », S. Bianchi et R. Dupuy (dir.), La Garde nationale entre nation et peuple en armes, Rennes, PUR, 2006, p. 463-474.
36 E. Francia, op. cit., notamment p. 124-125.
37 Pour ce qui suit : Archives municipales de Montmélian, H 8, garde nationale et K 2, élections.
38 Le Courrier des Alpes, 18 juillet et 3 août 1854 et Le Nouveau patriote savoisien, lettre datée du 20 juillet.
39 Qui comprend aussi le mandement des Échelles. Saint-Genix et Pont-de-Beauvoisin sont deux chefs-lieux de mandement de respectivement de 1 961 et 1 395 habitants.
40 Sur ces affaires : la correspondance des autorités, ADS, 1 FS 461, 1 FS 525, 1 FS 526, 1 FS 539 ; U 1821, procédure contre J. M. Cholat, capitaine de la milice de Pont-de-Beauvoisin, 1849 ; 6 FS PC 12196, procédure pour cris séditieux à Saint-Genix, 1850.
41 Ces votes à répétition n’influent guère sur la mobilisation qui est forte : 75 % en janvier 1849 et, record, 85,4 % en décembre.
42 Eugène Parent (1790-1858), député de novembre 1850 à mars 1853. Avocat. Compromis dans les agitations libérales de Chambéry en 1821. Leader du club démocrate créé à Chambéry en 1848. Père du patron du Patriote savoisien.
43 Baron Joseph Jacquemoud (1802-1863), déjà cité lors du récit des troubles de Chambéry.
44 Jacquemoud vient d’être nommé conseiller à la cour d’appel.
45 ADS, 1 FS 539.
46 Ferdinand Palluel (1796-1866), député d’avril 1848 à 1852. Avocat. Se distingue dès son premier mandat par son action dans la défense des intérêts religieux et, notamment, par ses prises de parole contre l’expulsion des Dames du Sacré-Cœur. Vice-président de la Chambre. Député en France après 1860.
47 ADS, 1 FS 525.
48 Le Patriote savoisien, 18 décembre 1849.
49 ADS, 1 FS 526, le juge de mandement à l’intendant général, 9 septembre 1850.
50 Cette approche repose d’abord sur une procédure judiciaire très diligemment menée : ADS, 6 FS PC 12221.
51 « Bousingot ». Selon toute évidence, en référence aux républicains de 1830. Devenu, par extension, synonyme d’anarchiste, d’extrémiste. À Reignier, selon le témoignage de la femme Chevallier, aubergiste, « ce ne sont que les classes inférieures qui s’attribuent ce nom ».
52 Sobriquet qualifiant les aristocrates en référence à l’usage de la cadenette.
53 À l’exception des officiers Dénarié, praticien et Décroux, maréchal-ferrand.
54 Image référencée sous le n° 859 dans : N. Garnier-Pelle, L’imagerie populaire française, t. II, Paris, RMN, 1996. L’image est, comme c’est alors l’usage, accompagnée d’un récit des événements et de chansons : La Marseillaise et L’Écho des barricades ou la Marseillaise de la garde citoyenne.
55 Les renseignements qui suivent sont généralement empruntés à : J. M. Chevallier, « Mono graphie de la commune de Reignier », Mémoires et documents de l’Académie salésienne, t. 25, 1902, p. 219-486. Soulignons que cet auteur, curé de la paroisse à la fin du siècle, ne consacre qu’une ligne à l’épisode qui nous occupe.
56 Assemblée tenue à Chambéry qui en 1792 s’est prononcée pour le rattachement à la République française.
57 Pierre Mongellaz (1795-1860), député de 1849 à 1860. Médecin, député conservateur très actif.
58 Court avis publié dans : Le Courrier des Alpes, 30 juillet 1850.
59 Peu de renseignements sur ce juge, sinon qu’il apparaît plusieurs fois dans la correspondance des autorités qui le considèrent comme un propagandiste dans les différents postes qu’il occupe.
60 Le Patriote savoisien, 4 juin 1850.
61 La commune de Reignier relevait autrefois du mandement de Bonneville.
62 Le Patriote savoisien, 8 octobre 1850. Lettre adressée de Reignier signée J. [Jules Dénarié ?]
63 Ibid.
64 Ibid.
65 Ces chansons sont consignées dans la procédure judiciaire. Elles connaissaient d’assez nombreuses variantes qui devaient s’adapter au déroulement des affrontements et aux péripéties de la communauté.
66 Un des hameaux de Reignier.
67 Ledit Mongellaz avait fait un « bon mariage ».
68 La loi Bixio, 21 juillet 1848, sanctionne légalement la proscription des jésuites et l’étend aux instituts « affiliés ».
69 La loi Boncompagni, 4 octobre 1848, instaure « l’instruction laïque », la soumission des instituts religieux au contrôle du Ministère de l’Instruction.
70 Les lois Siccardi, avril-mai 1850, abolissent les « privilèges ecclésiastiques » – for ecclésiastique, droit d’asile – interdisent l’acquisition de biens sans autorisation préalable, et suppriment les peines pour le non respect des fêtes chômées mineures.
71 Les lois Rattazzi de 1854, réduisant la liberté de parole des prêtres en chaire, et de 1855, supprimant les ordres religieux contemplatifs avec incamération de leurs biens, marquent l’apogée delutte entre État et Église.
72 Ces thèmes sont déclinés dans l’ouvrage classique de R. Remond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Paris, Fayard, 1976. Pour l’application de ces thèmes dans la presse de Savoie : L. PAUL, L’anticléricalisme dans la presse savoyarde, Mémoire de maîtrise, Université de Savoie, 1991.
73 ADHS, 4 FS 104, l’intendant du Faucigny à l’intendant général d’Annecy, 23 décembre 1850 (brouillon).
74 Congrégation menacée de dissolution du fait de ses liens avec les jésuites.
75 AST, Alta polizia, n° 250, l’intendant de Maurienne au Ministre de l’Intérieur, 4 juillet 1848.
76 Mgr Franzoni, archevêque de Turin, encourage la résistance de son clergé à l’application des lois Siccardi. Il est mis en état d’arrestation et emprisonné.
77 Remarques fondées sur le dépouillement des listes de souscriptions au monument Siccardi, Le Patriote savoisien, juillet-décembre 1850. Cette initiative est issue des cercles libéraux et démocrates de Turin et se présente comme une démonstration de force : il s’agit de prouver l’appui dont bénéficie la politique anticléricale incarnée par Siccardi. Le monument, un obélisque, sera effectivement érigé à Turin (actuelle piazza Savoia). Pour la Savoie, 3 340 souscripteurs, mais les listes sont sans doute incomplètes.
78 Pour la pétition de 1848, la seule en l’état sur laquelle il existe des informations, 1 200 signatures seulement. Les pétitions suivantes eurent plus d’ampleur.
79 AST, Ministero dell’Interno, Gabinetto, busta 34, l’intendant général d’Annecy au Ministre de l’Intérieur, 4 septembre 1852.
80 6 FS PC 277, l’intendant général d’Annecy au Ministre de l’Intérieur, 29 avril 1851.
81 Les diocèses de Chambéry, Annecy, Moûtiers et Saint-Jean-de-Maurienne.
82 Lettre pastorale de nosseigneurs les évêques de la province ecclésiastique de Savoie, Annecy, 1852 (14 p.).
83 Par exemple : Lettre aux curés, Chambéry, 10 juin 1849.
84 Ibid., 23 novembre 1853.
85 Les élections de novembre 1857 voient la déroute totale des libéraux : seuls deux d’entre eux conservent leur siège : Antoine Jacquemoud (difficilement) en Tarentaise et Chenal (sans difficulté) à Sallanches. Cette défaite ne peut pas être exclusivement imputée à l’action du clergé, mais elle y contribua efficacement.
86 ADS, 6 FS PC 176 2e s., procédure contre l’abbé Thorion pour excitation au mépris et à la haine du gouvernement, 1853.
87 Il s’agit d’une allusion à Mazzini et à la République romaine. Cette assertion, qui assimile Mazzini à un voleur, semble effectivement être assez répandue par la propagande conservatrice.
88 ADS, U 1786, procédure contre le recteur de La Table pour injures contre le Roi, 1851.
89 ADS, 43 F 2 M, lettres de Mgr Billiet.
90 ADS, 6 FS PC 517 2e s., procédure contre le curé de Saint-Paul pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement, pour propos injurieux contre ses paroissiens, 1854.
91 ADS, U 1764, procédure contre le curé des Échelles pour injures en chaire, 1850.
92 ADS, 6 FS PC 11759, procédure contre l’archiprêtre de Bonneville pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement, 1850.
93 ADS, 6 FS PC 490 2e s., procédure contre le curé de Sales pour outrages en chaire, 1852.
94 La répartition des corvées s’opère proportionnellement aux biens possédés dans la commune. Un rôle est dressé et visé par l’intendant. Il est possible de se dispenser de sa charge par un versement en argent.
95 ADS, 6 FS PC 12507, procédure pour injures envers le syndic de Chevron, 1852.
96 ADS, 6 FS PC 273 2e s., procédure contre treize habitants de Fillinges pour rébellion..., 1854.
97 ADS, 6 FS PC 11942, procédure à propos des désordres lors de l’enterrement de la fille Martin ; U 1920, expertise sur la mort de la fille Martin ; 1 FS 460, 1 FS 527, correspondances des autorités.
98 ADS, 1 FS 527, Mgr Billiet à l’intendant général de Chambéry, 11 février 1851.
99 C. Sorrel, « Une tumultueuse mission à Chambéry ou la Savoie à la croisée des chemins », Les missions intérieures en France et en Italie du xvie au xixe siècle, Chambéry, Université de Savoie, 2001, p. 305-316.
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