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L'éveil politique de la Savoie

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Sylvain Milbach

Introduction

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 On se reportera à la synthèse de P. Notario et N. Nada, Il Piemonte sabaudo dal napoleonico al Ris (...)

1En 1848, Charles-Albert, roi de Piémont-Sardaigne, octroie une constitution à ses États : le Statuto. Cette décision répond à la poussée des revendications libérales qui traversent l’Italie : décision stratégique, sinon contrainte, puisqu’elle conforte finalement l’assise de la monarchie. Elle n’en bouleverse pas moins de fond en comble la vie politique du royaume de Sardaigne1 et, pour ce qui nous occupe, celle du duché de Savoie.

  • 2 G. Rebuffa, Lo Statuto albertino, Bologne, Il Mulino, 2003.
  • 3 M. Miranti, I deputati della Savoia al Parlamento Subalpino (1848-1860), Tesi de Laurea dell’Uni v (...)
  • 4 Le duché de Savoie est divisé en deux divisions, chacune ayant à sa tête un intendant général. La (...)
  • 5 V. Castronovo et N. Tranfaglia (dir.), La stampa italiana del Risorgimento, t. 2, Roma-Bari,

2Pour schématiser, la situation est similaire à celle de la France de la Charte de 18302. Tout d’abord, avec l’instauration d’un régime électoral ouvert aux « capacités » : le corps des électeurs pour la chambre turinoise évolue de 2,5 à 3 % de la population de la Savoie (contre environ 2 % pour le seul Piémont) et élit vingt-deux représentants3. Les réformes libèrent aussi la vie politique locale en établissant des assemblées délibératives élues : conseils divisionnaires, provinciaux et communaux4. Pour ces élections, comme nous le verrons, le corps électoral est sensiblement élargi : là encore, la loi française, en l’occurrence la loi municipale de 1831, sert de modèle. Toutefois, pour l’essentiel, ces assemblées n’ont qu’un pouvoir consultatif et n’ont que peu d’autonomie par rapport aux représentants locaux du pouvoir central (les intendants). Le Statut de 1848 garantit la liberté d’expression en dotant le royaume d’une loi sur la presse nettement libérale (retenons, par exemple, l’absence du cautionnement et le jugement des délits de presse par des « jurys citoyens », les juges du fait)5. Enfin, le Statut octroie le droit d’association qui se traduit dès l’année 1848 par la mise en place de réseaux de cercles politiques, et tout spécialement de cercles démocratiques. Ce dispositif permet le passage de la Savoie à une vie politique publique qui met définitivement fin au régime de restauration sarde : régime dit du Buon Governo.

  • 6 Charles-Albert entre en guerre contre l’Autriche le 23 mars 1848 : elle s’achève le 9 août par l’a (...)

3Ce desserrement institutionnel – qui s’opère, insistons sur ce point, sans révolution – produit immédiatement dans le duché de Savoie une fermentation politique intense. Cette fermentation s’explique en grande partie par le contexte dans lequel les réformes entrent en vigueur : entre la pro messe de constitution (le 8 février), la promulgation du Statut (le 4 mars) et les différentes lois d’application (au fil de l’année 1848), l’Europe est entrée dans le Printemps des peuples. Deux événements jouent un rôle crucial pour les Savoyards. D’une part, les échos de la révolution française de février et, d’autre part, l’entrée en guerre du royaume de Piémont-Sardaigne contre l’Autriche6.

4Pour l’élite du duché, quels que soient ses penchants politiques, les deux événements sont intimement liés et imposent dans le champ politique « l’esprit de 1848 », c’est-à-dire la question des nationalités et, pour mieux dire, la question de la nationalité savoyarde. En effet, dès le début de la guerre (fin mars 1848), des rumeurs de cession de la Savoie à la France, en échange d’un appui militaire au Piémont, circulent et reviennent de manière récurrente pendant près d’un an. Un vrai débat public s’ouvre, permanent dans la presse, dans la propagande de toutes tendances, dans les assemblées locales. Les clivages politiques vont se fonder sur cet horizon : d’un côté la fidélité dynastique – les conservateurs –, de l’autre l’espoir d’un rattachement à la France – les démocrates. Le souvenir de la Grande Révolution, et du rattachement de 1792, resurgit et marque la geste politique. C’est seulement en 1850-51 que les clivages se redéfinissent sur des fondements différents : le tournant conservateur de la République française et le coup d’État de Louis-Napoléon, mais aussi la politique de sécularisation de l’État piémontais, inversent les fronts. Les démocrates, les « rouges » comme les dénomment leurs adversaires, palissent et soutiennent généralement la politique de Turin. En revanche, les conservateurs endossent le rôle d’opposants et mènent, tant dans la presse qu’à la Chambre, des campagnes virulentes contre la politique qu’incarne désormais Cavour, arguant de plus en plus de l’exemplarité de l’évolution de la politique française. Aux élections de 1853, les positions sont acquises et se renforcent avec celles de 1857 : la domination des conservateurs est quasiment exclusive et le duché fait figure de bastion conservateur dans le royaume. Par voie de conséquence, les années 1848-1852, vécues peu ou prou à l’heure de la France et des nationalités, sont un temps d’incertitude pour un duché de Savoie qui est une zone de contact entre Piémont, France et Suisse. C’est aussi un temps fondateur puisque l’arsenal argumentaire qui fleurira lors des débats sur « l’annexion » de 1860 est déjà parfaitement en place, mais à front renversé.

  • 7 Sur le rôle de la « crise rumorale » dans le processus de politisation : F. PLOUX, De bouche à ore (...)

5Ces années sont d’autant plus cruciales que le desserrement politique lié aux réformes royales se conjugue avec la politique internationale pour se traduire très concrètement par un desserrement réel de l’encadrement des populations. En effet, et ce facteur est fondamental, la mobilisation des troupes pour la guerre contre l’Autriche conduit à l’effritement de l’ancien régime policier : les troupes en garnison en Savoie quittent le territoire. Le paysage quotidien, pour parler ainsi, en est modifié et de manière très sensible, non plus seulement pour les seules élites, mais pour les populations. Pour ces dernières, la guerre et la mobilisation ont d’ailleurs fonction d’intégration parce qu’elles engendrent une atmosphère d’angoisse et d’attente qui se manifeste notamment par la circulation de rumeurs et une forte réceptivité à l’information, fantaisiste ou réelle7. Dès lors, les propos et les discussions politiques, encouragés par le relâchement de la sur veillance, fleurissent à l’ombre des cabarets où voyageurs et journaux dispensent des avis contradictoires. Ces réflexions nous rapprochent de notre propos.

Le propos

  • 8 Sur ce sujet, on se permet de renvoyer à : S. Milbach, Entre Piémont et France : la Savoie dérouté (...)

6Le propos du présent ouvrage n’est pas en effet de retracer l’histoire de la Savoie de l’ère constitutionnelle8. Un angle plus précis a été choisi : celui du cheminement de la politique que permettent les libertés nouvelles et qu’encourage « l’air du temps ». Dans cette perspective, les humbles et les anonymes seront privilégiés. Plus précisément encore, dans une Savoie à très forte majorité rurale, ce sont les campagnes qui retiendront davantage l’attention, même si Chambéry ne sera pas négligée car la capitale de la Savoie, seule ville à proprement parler – avec le cas particulier du centre thermal d’Aix-les-Bains – tient un rôle central dans le rayonnement des mots d’ordre partisans et dans les troubles politiques. Les bourgs, sauf quelques exceptions comme Moûtiers dont nous reparlerons, sont largement ruraux, tant par leurs liens avec leur territoire immédiat que par leurs activités. Les activités industrielles (Annecy ou la vallée de l’Arve) se démarquent encore très mal du monde rural et relèvent généralement de la pluriactivité.

  • 9 Se reporter notamment à : G. Pecout, « La politisation des campagnes au xixe siècle. Réflexions su (...)
  • 10 Se reporter à la bibliographie, où figurent quelques-uns des travaux récents exemplaires.

7La politisation des campagnes n’est pas un sujet historiographiquement nouveau et a même donné lieu à des synthèses suggestives9. La question est la suivante : que peut apporter une étude sur la Savoie à la compréhension d’un processus qui caractérise, à plusieurs échelles, le xixe siècle ? En premier lieu, l’histoire locale est un moyen privilégié de saisir les « taiseux » de l’histoire, ceux qu’on ne peut toucher – ou espérer toucher – qu’en croisant des sources qui ne s’intéressent à eux que de manière indirecte : un territoire réduit permet seul de réunir en faisceaux ces témoignages épars, toujours parcellaires. Il n’est pas à démontrer l’apport des études ancrées dans un territoire, tant en histoire contemporaine que moderne, pour la connaissance des mœurs, des codes sociaux et communautaires qui conditionnèrent les comportements des générations des temps passés10. Or, le processus de politisation ne peut se comprendre indépendamment des mentalités ou des sensibilités dans lequel il prend racine. En somme, toute approche en termes de dynamique, c’est-à-dire de changement, ne peut se réaliser, autant que faire se peut, que par une « vue de l’intérieur », une immersion et doit passer d’abord par la prise en compte d’une assez pro fonde altérité. Qu’elle bouscule la communauté ou s’immisce, la politique s’inscrit d’abord au regard d’enjeux préexistants qui structurent la vie de la communauté.

8Le cheminement de la politisation en Savoie peut paraître difficile à suivre, essentiellement parce qu’il manque l’élément de mesure que constitue le suffrage universel qui distingue en France une étape nettement identifiable de l’état de l’opinion et, par voie de conséquence, un des nœuds du débat sur la politisation. En fait, cette absence impose simplement de recourir à d’autres approches. Le suffrage censitaire peut être, à juste titre, considéré comme un instrument de mesure très imparfait, se limitant, en quelque sorte, à la surface de la société et à une expression de l’opinion des notables. Il n’est pourtant pas sans signification et nous reviendrons sur cet aspect au cours du propos. Dans l’immédiat, suggérons simplement que le processus électoral, comme pratique et comme représentation des légitimités, est à envisager dans sa radicale nouveauté et à plusieurs échelles : élections des députés certes, mais aussi élections aux conseils locaux, élections des officiers de la garde nationale. Cette démultiplication enfante de nouveaux lieux de confrontation, sinon de conflits, ainsi qu’une mutation et une dilatation de la notion de notabilité. Plus fondamentalement, l’élection n’est pas l’unique voie de la politisation : elle pourrait être même surdéterminée par l’importance accordée au suffrage universel, spécificité française dans un processus pourtant d’échelle européenne. De ce point de vue, l’analyse qui va suivre se gardera bien de négliger ce qui pourrait a priori relever de « l’infrapolitique ». Il n’est pas question ici de ranger d’emblée les « émotions populaires », de toutes natures, dans la catégorie des manifestations politiques. Il a pu être souligné, sans que l’inventaire précis en ait été fait, que 1848 a vu en France une recrudescence de ce type d’agitations. C’est très nettement le cas en Savoie. Néanmoins, c’est la nature de ces manifestations qu’il convient de sonder pour estimer leur participation ou non au processus de politisation. De surcroît, ces agitations ne sont « populaires » que dans la mesure de l’imprécision du terme : à bien y regarder, on y trouve des acteurs bien différents qu’il est simplificateur d’agréger sous l’appellation vague de « peuple ». Enfin, la politisation ne saurait être liée exclusivement à une sensibilité, à savoir la « gauche » : il y a ici d’autres cheminements à pister, assez négligés et pourtant de première importance. On se gardera donc d’adopter tout système d’interprétation, lesquels d’ailleurs ont souvent été nuancés par leurs auteurs eux-mêmes. Au demeurant, ces systèmes n’apparaissent souvent pas foncièrement contradictoires, mais plutôt complémentaires selon les situations observées : la différenciation géographique et temporelle est ici fondamentale. La définition du terme « politique » aussi. La locution « descente de la politique » a été retenue parce qu’elle implique bien la dynamique à l’œuvre durant le long xixe siècle : celui de la diffusion de valeurs qui ont pour fonction et terme l’intégration et l’acculturation. Mais il s’agit ici d’un processus complexe, fondamentalement dialectique, jamais univoque, non linéaire : les modèles s’empreignent en même temps qu’ils imprègnent. Surtout, il se réalise progressivement et, dans un premier temps, selon des formes tortueuses qui ne correspondent pas nécessairement au principe d’intégration, en tout cas certainement pas au principe d’une quelconque modernité. Ces formes tortueuses amènent naturellement à s’interroger sur la nature même des phénomènes observés et sur ce qu’il convient d’entendre par « politique » : c’est précisément le fil continu du propos. On reviendra, en conclusion et après exposé des faits, sur ces différents points. Dans un premier temps, il convient d’insister sur le rôle, crucial dans cette dynamique en Savoie, de « l’esprit de 1848 » qui est vécu à la fois avec intensité et avec originalité.

  • 11 La politique du parti de l’ordre, prolongée par le coup d’État, apparaît très nettement dans les s (...)

9La Savoie peut à terme offrir des éléments de réflexion dans une perspective comparatiste, précisément du fait de ses singularités : terre de langue française en royaume sarde, terre de passage et terre rattachée à la France de 1792 à 1814, berceau d’une dynastie qui lui a échappée (depuis le xvie siècle, elle s’est installée à Turin), pays d’émigration temporaire ou définitive vers la France..., autant d’éléments qui en font potentiellement une terre particulièrement réceptive au Printemps des peuples. Dans la Savoie de 1848, l’entrée en politique moderne s’opère en effet d’emblée par le lien avec la « grande histoire ». Car ne nous trompons pas : la question de la nationalité ne se borne pas aux élites. Les humbles ont aussi des intérêts concrètement éprouvés ne serait-ce que par l’émigration ou les migrations, qui touchent de près ou de loin la plupart des communautés. Le migrant saisonnier, image de la Savoie alors si répandue et en maints lieux si caractéristique de l’équilibre des structures socio-économiques, est l’incarnation d’une identité ouverte et d’intérêts complexes. Ce migrant ramène en son village les idées pêchées à Lyon ou à Paris, voire à Genève, et ce phénomène est d’autant plus fondamental qu’à partir de 1849 la France renvoie en grand nombre ces hommes et femmes souvent spécialisés dans les petits métiers de rue11. De plus, la polarisation des débats politiques, de 1848 à 1850 au moins, autour de la « nationalité savoisienne » n’est pas sans conséquence dans une société dans laquelle l’appui de l’opinion publique s’impose désormais. Nous verrons, à partir de l’exemple de la Tarentaise, que la presse et les brochures contribuent à mettre ces débats à l’échelle du quotidien des populations. Il n’existe pas d’étanchéité entre les classes sociales. On peut même postuler que ce décloisonnement est une marque de la période : signe sans doute de la politisation nouvelle que cette société coupée verticalement, selon des clivages partisans, plutôt que, selon les acceptions hiérarchiques d’hier, horizontalement.

  • 12 Sur ces événements : G. Ratti, « Chambéry et la révolution de 1821 », L’histoire en Savoie, n° 99, (...)
  • 13 En 1837, il constate : « Si je ne m’étais juré, et pour cause, de ne jamais écrire des choses poli (...)

10En 1848, le duché de Savoie sort d’un régime, le Buon Governo, où toute vie politique, publique du moins, était prohibée : pas d’élections, un seul journal, aucune assemblée délibérative, des associations pour l’essentiel cantonnées dans le giron de l’Église, un régime policier tatillon remis aux mains des troupes et des carabiniers, etc. Il faut certes se défier d’une vision en partie héritée de reconstructions postérieures cherchant à noircir « l’époque sarde » de la Savoie. Il y a bien des agitations libérales en Savoie, liées aux pulsations venues de Turin (1821) ou de France (1831 et 1834)12. Il y a bien aussi de rares témoignages à contre-courant, tel celui de Stendhal qui s’étonne de la liberté de ton qui règne à Chambéry13. Mais ces éléments ne concernent qu’une élite, étroitement chambérienne, voire étrangère au territoire. Aussi faut-il bel et bien concevoir 1848, pour la multitude, comme un surgissement du politique, en tant que réalité institutionnelle et éprouvée concrètement (les libertés octroyées) et en tant que virtualité (les nationalités). Il ne relève pas du propos de trancher sur le degré de la politisation : le temps précoce, né de la Révolution, ou le temps tardif, celui de l’intégration globale de la IIIe République (E. Weber). On optera toutefois pour l’évidence des faits : un processus au long cours, dans lequel la Révolution tient un rôle référentiel, généralement mythifié en légende rose ou noire, pour les acteurs eux-mêmes. Dans ce processus, 1848 fait date. Ce qu’il convient de rétablir est le rôle que peut tenir l’événement, l’accident (nul en Savoie n’avait réclamé ouvertement la libéralisation du régime), les contingences peut-être même. Non pas qu’il y ait rupture, et c’est précisément tout le sens du propos qui va suivre. L’événement – le double événement devrait-on dire : libéralisation du régime et conjoncture internationale – rend possible et pensable la politique, mais dans une certaine mesure, précisément celle des mentalités et de « l’habitus » des communautés. Ainsi, paradoxalement, le cheminement de la politique fut rendu possible parce qu’il ne bouscula, de prime abord, rien en profondeur. L’événement n’est pas une révolution – à l’image du Statut octroyé – mais il impulsa une transition entre deux échelles de la réalité : celle du quotidien des communautés et celle des idées politiques au sens propre. La politisation se traduit donc durant cette période par une rencontre qui mène confusément à relier des revendications ou des protestations singulières, ancrées dans des préoccupations locales, à des principes plus généraux. Il s’instaure alors des clivages nouveaux qui tendent à redéfinir les identités de groupe et à ramifier de manière inédite les inscriptions de l’individu au sein du corps social. C’est une mutation profonde qui s’esquisse. En somme, 1848 et ses suites en Savoie apparaissent comme un temps de maturation : en ce sens, il s’agit bien d’un long printemps.

11Une double dynamique est à l’œuvre. D’un côté, il convient de tenir compte du rôle des notables – au sens large et dans toute sa variation d’échelles : du duché au village –, qui vont s’efforcer de piloter les débats locaux pour les rattacher à des enjeux idéologiques. Il faut prendre garde à ne pas se méprendre sur l’action de ces intermédiaires. Les autorités tinrent généralement cette action pour une stratégie strictement instrumentale et manipulatrice. Elles virent dans les leaders, notables démocrates ou conservateurs, des agitateurs qui mobilisèrent des troupes pour attiser des divisions qui traduisaient de fait un refus de fonder la nouvelle notabilité – sur la base d’une fusion noblesse / bourgeoisie –, sur laquelle devait reposer le régime nouveau. Pourtant, leur action ne peut se résumer à la manipulation et au complot. Il y a de la sincérité chez ces notables : une ingénuité parfois, qui se résume dans l’invocation incantatoire du « peuple », ou une conviction réelle qui dépasse l’étroite défense de positions dominantes, avec l’éloge d’une société organiciste. Plus globalement, les uns et les autres partagent finalement les élans et les hantises que véhicule l’onde révolutionnaire.

12D’un autre côté, il ne s’agit pas seulement de « passeurs », jouant un rôle immédiatement acculturant : la multitude n’est pas une « cire molle » et elle ne saurait de surcroît se laisser imposer de but en blanc des valeurs qui n’auraient aucune efficience dans ses stratégies propres. Si elle entre dans le jeu des affrontements partisans, c’est parce que parfois elle peut capter à son profit un argumentaire : en ce cas, ses desseins, pour être moins « élevés », n’en sont pas moins réels et conformes à des intérêts, bien sentis. Il y a donc un usage instrumental de ces référents : on parlera alors d’appropriation. Il existe bien une solution de continuité entre les leaders politiques attitrés et les troubles politiques dont les humbles sont les acteurs. Gardons-le bien à l’esprit : souvent, la « manipulation » n’est pas unilatérale. On tâchera de rendre compte de cette dialectique.

13Ces deux dynamiques ne sont pas contradictoires, mais complémentaires. On choisira souvent d’user du terme « partisan », parce qu’il a semblé adéquat. L’appropriation de référents permet effectivement l’affirmation de clivages, de différenciations qui légitiment la protestation. L’imprégnation de la politique est d’abord perceptible dans l’accaparement d’un rituel, d’un folklore. Le référent partisan permet l’identification de clans et, de ce point de vue, s’enracine souvent dans un terreau préexistant. La politique est au principe une forme de protestation identitaire, il s’y trouve d’abord beaucoup de l’orgueil traditionnel, du sentiment d’honneur, voire de la rodomontade : les référents servent à marquer visiblement la place que l’individu veut occuper dans les jeux de force en vigueur dans les communautés. À terme, l’appropriation de valeurs débouche sur une intégration à une collectivité qui se dilate. En effet, d’abord clanique, le référent amène progressivement à passer du particulier au général : du village au « national ». Mais d’abord par la division et la rivalité. Les forces politiques ont créé le national sur le jeu de majorité, de minorité et d’opposition. Sur l’idée de division donc. Cette division, cette idée nationale, les rivalités partisanes l’ont introduite au sein des communautés de base, et y auront finalement assis leur pouvoir.

La matière et les sources

14L’année 1848 ouvre en Savoie une période d’agitations et de troubles bien identifiable. De prime abord, se distinguent les troubles ouvertement politiques, qualifiés comme tels par les autorités et dont le contenu et les formes sont, apparemment, sans ambiguïté. Dans cette catégorie, entrent les cris séditieux et les manifestations de rue où il est fait usage de symboles qui impliquent un positionnement idéologique contre les autorités, contre les institutions. Une seconde catégorie s’avère plus équivoque, plus complexe : il s’agit de manifestations collectives qui constituent une atteinte à l’ordre public, mais qui ne sont pas l’occasion de revendications, de mots d’ordre ouvertement partisans, mais qui peuvent traduire le desserrement à l’œuvre. Dans cette catégorie, entrent les troubles électoraux – contestations de scrutins, etc. –, les affaires de villages : conflits avec l’autorité communale ou au sein du conseil, conflits avec le curé, agitations nocturnes diverses... En somme, les petites affaires, les querelles de clocher, qui sont à la fois expressions banales des tensions communautaires et troubles réels puisque manifestations publiques d’un « dérèglement » des relations au sein du groupe. Il y aurait donc une distinction à faire entre l’agitation politique – nouveauté et rupture – et les troubles communautaires – qui s’inscriraient quant à eux dans une continuité, une sorte d’intemporalité. À y regarder de plus près, une telle dichotomie s’avère impuissante à rendre compte de la réalité. Elle repose en fait sur l’appréciation des autorités – et tout spécialement sur les chefs d’inculpation formalisés par le code pénal.

15L’étude des dossiers brouille dans un premier temps totalement les cartes. D’une part, on peut, par exemple, légitimement s’interroger sur la signification politique du chant séditieux. Quelques individus, généralement jeunes, sortent ivres du cabaret et chantent un couplet de La Marseillaise en insultant les carabiniers : ne s’agirait-il pas simplement d’une bravade à l’égard des autorités, c’est-à-dire une simple transgression juvénile ? D’autre part, les affrontements claniques au sein d’un village peuvent en revanche, tout en s’inscrivant dans la continuité d’affrontements traditionnels, prendre des tournures inédites : c’est, par exemple, le cas lorsque le syndic, jadis traité de « bon à rien » ou de « voleur », est dénoncé comme « aristocrate ». Lorsque l’on songe à l’insistance de la propagande « démocrate » sur ce thème de l’aristocrate pour disqualifier l’adversaire conservateur, on peut sentir confusément la dissémination de représentations de nature politique : le syndic contesté est désormais assimilé à un agent d’un pou voir rétrograde, d’un pouvoir révolu. Ce glissement dans le vocabulaire peut être, dans une certaine mesure, l’expression d’une appréhension nouvelle des légitimités et de l’argumentaire contestataire. En somme, une manière de « descente de la politique ».

16Autrement dit, l’appréciation de la nature du trouble doit se faire au coup par coup, dossier par dossier. Cette approche a le mérite de dégager progressivement les ressorts à l’œuvre dans les troubles à l’ordre public. C’est-à-dire de révéler des communications entre l’échauffement des esprits, les passions locales, l’expression partisane, entre l’affrontement traditionnel et l’instauration de clivages nouveaux. En dernier ressort, c’est la notion de transition qui se dégage : les troubles ne sont généralement ni tout à fait politiques, ni tout à fait traditionnels. Derrière des formes éprouvées d’agitations, percent des inflexions qui font que les luttes locales entrent en résonance avec les luttes « nationales ». À l’inverse, derrière des troubles à l’évidence politiques, on découvre la permanence d’antagonismes anciens : dans tel village, les jeunes « républicains » s’affrontent aux jeunes « aristocrates », poursuivant sous des appellations dans « l’air du temps » des rivalités de hameaux. Ces allures politiques de carnaval ne sont pas absolument dérisoires, mais, quoique appropriations identitaires du vocabulaire partisan, ne plaident pas en faveur d’une intériorisation des enjeux politiques nouveaux. Bref, les troubles permettent d’aborder la pénétration de la politique avec nuance et en conformité avec le « réel ». En ce sens, on parlera de « sas » : mots, faits et gestes constituant d’abord des pratiques d’appropriation. Il y a des temps, des lieux, des manières de l’apprentissage de la politique. Ces « sas » permettent d’inscrire le changement dans une continuité : sans brutalité, l’ancienne réalité assimile des représentations nouvelles, issues du haut de la société, relayées parfois activement au bourg et au village par les querelles notabiliaires. Ils permettent la transition de l’ancien au nouveau. Phénomène assez commun sans doute dans un monde peu ou prou rural que cette inscription dans le temps lent, il est en outre à l’image de cette Savoie qui change de régime politique sans en avoir l’air, sans l’avoir expressément désiré. On l’aura compris, dans le présent propos, rien n’est absolument et définitivement politique, mais, en revanche, on se gardera de toute exclusive trop preste : comprendre les ressorts de l’ancien permet d’identifier le nouveau. D’autant plus que la politique est, précisément, souvent « émotions » en ce temps des nationalités.

17De ce point de vue, les procédures judiciaires sont une source inestimable. Les témoins interrogés sont autrement plus précieux que les prévenus : les regards qui se succèdent sur les faits permettent progressivement de reconstruire l’affaire en termes de perceptions. Rien n’est plus significatif que les récits de témoins, généralement indifférents au délit politique : preuve qu’ils ne perçoivent généralement pas de rupture, ils attestent aussi de la réelle pénétration de pratiques (le lexique des démonstrations ver bales, par exemple) pourtant récentes et qu’ils exposent avec une ingénuité qui en dit long sur le travail quotidien de banalisation de représentations nouvelles. Ces sources judiciaires, insuffisantes en elles-mêmes, doivent être croisées avec les archives de la surveillance et la presse. Ainsi, s’élabore un recensement des troubles.

18Une approche géographique des troubles n’offre pas d’informations déterminantes. Tout au plus, peut-on signaler quelques traits saillants. Tout d’abord, la palme des désordres revient à Chambéry. Cela s’explique par sa sociologie et par son poids démographique. Signalons d’entrée qu’Annecy ne se distingue guère comme foyer d’agitation, alors qu’il s’agit de la première « concentration ouvrière » de Savoie. En second lieu, on peut distinguer un chapelet de bourgs sur la frontière française, tout spécialement sur la route de Lyon : Pont-de-Beauvoisin, Saint-Genix, Yenne... Plus globalement, l’implantation des cercles démocratiques esquisse cette géo graphie car ils constituent des foyers irradiants de désordres. De ce fait, les provinces « rouges » se distinguent : le Faucigny et, surtout, la Tarentaise figurent sur le front des agitations. Pour autant, la « descente de la politique » ne s’effectue pas exclusivement par la voie des troubles. Il y a un cheminement plus silencieux et lancinant : on tâchera, autant que possible, de le suggérer. De plus, en se focalisant sur les troubles, le risque est grand d’opérer un effet de loupe sur l’action des « rouges ». Or, et c’est particulièrement vrai en Savoie, les conservateurs jouent un rôle aussi important, mais d’une manière moins visible et qui attire moins l’attention des autorités. Nous tâcherons donc de ne pas les négliger. Quoi qu’il en soit, sachons conserver à l’esprit que la diffusion de la politique se réalise dans la dialectique qui se met en place entre des logiques partisanes, ou des positions idéologiques, et qui peuvent se traduire au village par des affrontements claniques. Il convient donc de tenir les deux bouts de la chaîne.

  • 14 A la suite de la défaite de Novare, l’armée se débande et les soldats rentrent anarchiquement dans (...)

19Une approche chronologique n’est pas non plus aisée : la question de la typologie des troubles est ici cruciale. Qu’y a-t-il de commun entre les grandes émeutes chambériennes et, par exemple, une élection d’officiers de la garde nationale qui tourne vinaigre, ou un affichage de placards diffamatoires, une émotion collective à propos des communaux ou des bancs d’église, un désordre lors d’élections, des chants séditieux, un discours d’un prêtre en chaire, etc. ? Au premier regard, peu de chose. Mais dans les faits, une certaine continuité en ce sens qu’il y a bien rupture affichée de l’idéal consensuel communautaire. La volonté de retenir le majeur et l’infime contraint, il faut en convenir, à réunir un corpus très hétérogène. Mais c’est à ce prix seul qu’une cohérence peut être rétablie. Soulignons d’entrée qu’aucun de ces troubles n’a donné lieu à mort d’homme, sinon la tragique affaire du Pas de Cluses14. Au total, de 1848 à 1853, un corpus d’environ cent cinquante troubles, très inégalement documentés, et, en tout état de cause, hypothèse basse. Si on tente une répartition simplificatrice, on obtient le résultat suivant : soixante-huit troubles strictement relatifs à des propos, cris et chants séditieux (y compris les placards et les discours en chaire), soixante-six troubles divers (toujours collectifs) et treize affaires qui concernent spécifiquement des troubles électoraux. Ces données ne sauraient être qu’indicatives et très impressionnistes car les sources sont lacunaires. Elles doivent davantage être comprises comme la matière d’une analyse qualitative que comme un miroir exact de la réalité. Une répartition chronologique donne le profil qui suit :

20Deux caractéristiques, à la fois chronologiquement et qualitativement parlant, se dégagent. La première est la flambée de troubles en 1848-49 : elle tient au climat général, à savoir l’influence du Printemps des peuples et la période d’incertitude liée à la guerre de libération. Cette période est marquée par des troubles parfois d’envergure, au contenu ouvertement contestataire. La seconde caractéristique, plus importante, est la permanence des troubles après 1849. On peut même identifier, en termes géographiques, une certaine dissémination. Sans doute moins spectaculaires que les grandes manifestations de 1848-49, ces troubles sont en revanche plus divers et peut-être plus profonds. Ils cessent après 1852-1853, où ils sont déjà à l’état résiduel, bien qu’en certains cas hautement révélateurs de la permanence des formes du désordre et de l’enracinement d’antagonismes nouveaux. Ils disparaissent totalement jusqu’en 1858-59, à la veille du rattachement de la Savoie à la France. Il existe donc une « traîne » de l’agitation née de 1848 et cela doit retenir l’attention. Cette traîne permet de mesurer l’impact réel du changement né de 1848. C’est le temps où les bouleversements institutionnels entrent réellement en vigueur et où la société nouvelle se stabilise. C’est durant cette période notamment que s’opère le renversement des positionnements politiques : les « démocrates » se détournent de la France, tandis que les conservateurs font figure d’opposition à Turin. Après 1853, les positions sont ainsi bien établies et l’équilibre des forces stabilisé. Les troubles politiques cessent, ce qui ne signifie nullement que la politique s’évapore. Il s’agit donc une période fondatrice, où la politisation s’opère d’abord par la voie du conflit. Ce mode n’est assurément pas exclusif, mais il est, en ces temps incertains, crucial : une entrée policée dans l’âge de la politique moderne ne correspond pas à la réalité. En Savoie, les conflits sont vifs et ont fonction d’intégration. La politique, c’est avant tout une forme de la division et de l’affrontement. C’est précisément ce qu’il y eut de neuf pour les communautés qui ont vu, en certains lieux, voler en éclats leurs représentations plus ou moins unanimistes du groupe et, par-dessus tout, s’émousser leurs conceptions des hiérarchies.

Les modes d’analyse

21Fonder l’approche sur les documents judiciaires mérite réflexion. En effet, la dimension conflictuelle de la pénétration de la politique peut tenir pour partie de la source. Pourtant, ce doute méthodologique est à nuancer : les dossiers de justice confirment l’impression générale qui se dégage de la lecture de la correspondance des autorités et de la presse. En ce qui concerne les premières, les intendants généraux et les intendants de province confirment à chaud l’appogée de 1848-1849, parfois, comme c’est le cas en Tarentaise, sur un ton littéralement catastrophiste. En revanche, tous sont unanimes pour souligner, en 1853, que le calme est totalement revenu et que la bonne population de Savoie a retrouvé sa paix proverbiale. La lecture de la presse invite à une même séquence chronologique et qualitative. En 1848-1850, l’affrontement entre le principal organe conservateur – Le Courrier des Alpes – et l’organe avancé – Le Patriote savoisien – est d’une grande vigueur, voire d’une certaine acrimonie, faite d’interpellations mutuelles, presque journalières. D’ailleurs le Courrier, trihebdomadaire depuis 1843, se fait quotidien d’août 1848 à juillet 1852, ce qui suggère les impératifs polémiques nouveaux. Signe d’un changement d’orientation, en 1854 le Patriote disparaît, pour l’essentiel sous le coup des procès répétés. Ces journaux, pour la période 1848-1850, se font l’écho des affaires qui troublent les communes : ils sont une véritable caisse de résonance et encouragent de fait la démultiplication des conflits qu’ils rendent exemplaires, au sens fort. Beaucoup de ces conflits échappent au recensement ci-dessus présenté du fait qu’ils restent, en l’état, très anecdotiques pour l’historien qui ne peut en sonder les ressorts. En tout état de cause, cette dynamique vient à l’appui de celle qui se dégage des dossiers de justice.

22Les sources imposent pour partie le plan du propos. En effet, il est organisé en séquences : du plus manifeste et visible – ou audible pour ce qui concerne les chants séditieux – au plus souterrain. La ligne directrice est de conduire, autant que possible, une approche circonstanciée des phénomènes, en conservant pour méthode le récit des faits et la déconstruction des sources. En effet, les traces qu’elles conservent des faits et des gestes des acteurs, sont déformées, à la fois par le filtre des mentalités qui influent sur leur consignation et celui des structures administratives qui les ont pro duites. Ce qui signifie en clair qu’il y a un processus qui échappe aussi aux contemporains. Aussi est-il nécessaire, en certains cas, d’exposer les faits tels qu’ils sont rapportés par les sources, puis, à force d’éclairages croisés, d’en rétablir la logique profonde. Cette démarche impliquait de se conformer d’abord aux catégories des contemporains afin de révéler l’illusion d’optique à laquelle elles conduisent, mais aussi de restituer avec attention l’ambivalence et la complexité des phénomènes observés, et de là les ruses du cheminement de la politique.

23Chacune de ces séquences s’appuie sur le développement de quelques cas estimés révélateurs et qui permettent une analyse serrée. Ce choix s’est opéré généralement en fonction des sources qu’il a été possible d’assembler autour d’une affaire. Á la première lecture, les procédures judiciaires sont assez opaques. Les détails d’abord insignifiants fourmillent, les répétitions et les contradictions déstabilisent, le juge instructeur ne travaille évidemment pas pour l’historien. Il n’en reste pas moins que ces dossiers de procédures restent au cœur de l’approche. Outre le fait que ces dossiers sont parfaitement inédits, l’intérêt inestimable des sources judiciaires est qu’elles donnent accès à la parole des humbles, avec certes, la part de l’autocensure et de la plume du greffier. Toutefois, cette parole demande à tendre l’oreille pour être entendue. Il y a deux manières de procéder pour cela. D’une part, les sources judiciaires invitent à être sensible à la réitération et à la répétition des mêmes mots, des mêmes silences et, avant tout, des mêmes banalités. A force, se révèle une cohérence à l’œuvre, sinon des modèles. D’autre part, il est nécessaire de regrouper autour d’une affaire un corpus de sources qui permet de l’éclairer. Le recours aux sources strictement administratives s’avère indispensable afin de pénétrer dans les communautés concernées – de les connaître « du dedans » –, et de découvrir les ressorts et les enjeux à l’œuvre. En effet, la procédure judiciaire apparaît souvent au terme d’une histoire au cours plus long. Les témoins ne sont pas toujours prolixes sur ce point. Surtout, ces témoins – pour ne rien dire des prévenus qui cherchent généralement à « sauver leur peau » –, commettent beaucoup d’omissions : celles qui, précisément, relèvent de l’évidence de leur quotidien, parfois une des clés de l’affaire pour l’historien. Pour ce faire, il convient le cas échéant de descendre au niveau des archives communales. En somme, ces affaires sont à reconstruire, mais – est-il besoin de le préciser ? – ce puzzle n’est pas celui du juge : l’historien ne cherche pas de coupable.

24Afin de limiter cet effet de mosaïque, le dernier chapitre tentera de rétablir les jeux d’échelles entre les affaires communautaires et le jeu des forces politiques affichées. L’exemple de la Tarentaise a été retenu parce qu’il s’agit d’une « mauvaise » province, dans la main des « rouges » selon le lexique de l’époque, et que, de surcroît, les archives sont infiniment plus riches que pour les autres provinces.

25On ne se propose nullement de poser un modèle univoque du cheminement de la politique. De plus, écrire l’histoire, est toujours pour partie rééditer. Si cet ouvrage peut suggérer ou préciser, à partir d’un espace si particulier entre France et Italie, et d’une période si originalement vécue, des cheminements originaux à côté d’autres connus et reconnus, il aura bien suffi à sa tâche.

26Je tiens à remercier la direction des Archives départementales de Savoie, ainsi que Corinne Townley pour son aide précieuse, qui a bien voulu mettre à ma disposition les sources judiciaires qui n’étaient parfois qu’en cours d’inventaire. Mes remerciements vont également à M. Patrick Haris mendy, pour sa relecture critique.

Notes

1 On se reportera à la synthèse de P. Notario et N. Nada, Il Piemonte sabaudo dal napoleonico al Risorgimento, Turin, UTET, 1993, ainsi qu’à : U. Levra (a cura di), Il Piemonte alla soglie del 1848, Torino, Comitati dell’Istuto per la Storia del Risorgimento, 1999.

2 G. Rebuffa, Lo Statuto albertino, Bologne, Il Mulino, 2003.

3 M. Miranti, I deputati della Savoia al Parlamento Subalpino (1848-1860), Tesi de Laurea dell’Uni versita di Torino, 1980.

4 Le duché de Savoie est divisé en deux divisions, chacune ayant à sa tête un intendant général. La division de Chambéry compte quatre provinces (Savoie Propre, Haute-Savoie, Maurienne, Taren taise), celle d’Annecy en compte trois (Genevois, Faucigny, Chablais). Chaque province a à sa tête un intendant.

5 V. Castronovo et N. Tranfaglia (dir.), La stampa italiana del Risorgimento, t. 2, Roma-Bari,

Laterza, 1979.

6 Charles-Albert entre en guerre contre l’Autriche le 23 mars 1848 : elle s’achève le 9 août par l’armistice de Vigevano, mais elle reste au cœur du débat politique. En mars 1849, elle reprend mais le Piémont est écrasé rapidement (12-24 mars). Charles-Albert abdique en faveur de Victor-Emmanuel.

7 Sur le rôle de la « crise rumorale » dans le processus de politisation : F. PLOUX, De bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la France du xixe siècle, Paris, Aubier, 2003.

8 Sur ce sujet, on se permet de renvoyer à : S. Milbach, Entre Piémont et France : la Savoie déroutée (1848-1858), Editions de l’Université de Savoie (à paraître). R. Avezou, « La Savoie depuis les réformes de Charles-Albert jusqu’à l’annexion à la France », Mémoires et documents de la Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, t. 69, 1932, p. 3-176 et t. 70, p. 75-247. L’historiographie d’outremonts, à de très rares exceptions près, ne considère pas que la Savoie relève de l’histoire nationale.

9 Se reporter notamment à : G. Pecout, « La politisation des campagnes au xixe siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes », Histoire et Sociétés rurales, 2, 1994, p. 91-125 et L. Le Gall, « Des processus de politisation des campagnes françaises (1830-1914), Esquisse pour un état des lieux », J. C. Caron et F. Chauvaud (dir.), Les campagnes dans les sociétés européennes, Rennes, PUR, 2005, p, 102-139. Sur 1848, plus précisément, P. Leveque, « Les campagnes françaises et la Deuxième République : cinquante ans d’historiographie », Revue d’histoire du xixe siècle, n° 14, 1997, p. 73-87.

10 Se reporter à la bibliographie, où figurent quelques-uns des travaux récents exemplaires.

11 La politique du parti de l’ordre, prolongée par le coup d’État, apparaît très nettement dans les sources par un reflux massif des ouvriers migrants savoyards entre 1849 et 1852, reconduits à la frontière, puis, de là, dans leur commune d’origine.

12 Sur ces événements : G. Ratti, « Chambéry et la révolution de 1821 », L’histoire en Savoie, n° 99, 1990, p. 5-31 et « La Savoia e la Giovine Italia. Note e documenti sulla spedizione del 1834 », Mazzini e i repubblicani italiani, Turin, Palazzo Carigno, 1976, p. 67-170. F. Rude, « La première expédition de Savoie (février 1831) », Revue historique, t. 188-189, 1940, p. 413-443.

13 En 1837, il constate : « Si je ne m’étais juré, et pour cause, de ne jamais écrire des choses politiques, je placerais ici huit ou dix anecdotes que j’ai apprises sous les portiques [rue de Boigne, à Chambéry] ; car on parle ici avec une liberté alarmante : ces anecdotes ont un caractère d’énergie bien rare en France. » (Les Mémoires d’un touriste)

14 A la suite de la défaite de Novare, l’armée se débande et les soldats rentrent anarchiquement dans leurs foyers. Près de Cluses, le retour d’une de ces « bandes » provoque des rumeurs qui assimilent leur passage à celui de bandes de brigands. Cette atmosphère de « Grande peur » conduit à une mobilisation qui aboutit à un affrontement qui fera trois morts parmi les déserteurs. Bien évidemment non politique, l’affaire du Pas de Cluses témoigne toutefois pour l’état d’esprit qui règne en Savoie au début de l’année 1849.

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