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L'individu dans la famille à Rome au ive siècle

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Dominique Lhuillier-Martinetti

Conclusion

Texte intégral

1Au terme de cette étude, il apparaît que l’individu au sein de la famille jouit d’une liberté à la fois immense et limitée. La liberté est immense car l’individu peut s’opposer, avec l’appui de l’Église, à toute sa parenté, voire à son propre père, et aux lois impériales, s’il veut faire son salut en choisissant le célibat consacré. Que ce soit pour la formation des liens ou dans la vie familiale, l’individu n’a plus alors à s’interroger sur la priorité à donner aux intérêts de l’État ou du père. Le service de Dieu passe avant tout.

2Mais la liberté individuelle est en même temps limitée parce que, en dehors de ce choix vital, l’individu doit, pour son bien, obéir à ses parents, à l’Empereur et à Dieu. On oppose habituellement le privé et le public, l’individu et l’État ; dans le cercle de famille, il s’agit du conflit entre la personne en puissance et le paterfamilias. À chaque fois, cette opposition est perçue comme l’opposition entre bonheur et sacrifice : le bonheur, dans l’épanouissement de la liberté individuelle et l’expression des sentiments ; le sacrifice du bonheur personnel, dans la soumission aux intérêts supérieurs de l’État ou de la famille. Mais Ambroise raisonne avec une autre problématique. L’individu seul ne trouvera pas toujours le bonheur, sa liberté peut lui être fatale ; dès lors l’opposition devient non plus celle du privé au public, de la personne en puissance au pater, mais l’opposition entre une dangereuse liberté d’un côté, avec le risque du péché, et de l’autre l’obéissance salutaire aux commandements de Dieu. La quête du bonheur personnel passe plus sûrement par la soumission à Dieu, et aux représentants de son autorité sur terre, que par la libre expression des désirs anarchiques individuels.

3Autre raison qui limite la liberté de l’individu : l’homme doit vivre en Église et se préoccuper du sort des plus faibles. On ne peut disposer de sa vie librement, par exemple en choisissant d’entrer en religion sans prendre soin d’une sœur veuve ou célibataire, d’une mère âgée. L’individu ne doit pas oublier que la Terre est un bien à partager entre tous. La recherche de la communauté idéale interdit des comportements strictement individualistes.

4Enfin, il convient de conclure sur la fusion supposée des courants de l’individualisme romain et de l’individualisme évangélique à propos de laquelle nous nous interrogions en introduction. L’étude des textes d’Ambroise permet de dresser un bilan de cette fusion dans le droit de la famille de la fi n du ive siècle en ce qui concerne la liberté individuelle. L’Église du ive siècle est, sur certains points, dans le droit fil de la société romaine classique. Elle reprend les solutions habituelles du droit. Par exemple pour l’âge de la nubilité, elle accepte qu’il reste fixé à douze ans pour les filles. Sur le chapitre des unions inégales, le concubinat est encore possible à la condition d’être monogame, stable et d’accepter la fécondité. Il y a non seulement respect des traditions mais encore collaboration. Devenue religion de l’empereur, l’Église collabore avec l’État, même si les mobiles de chacun sont différents. La loi interdisant les unions avec des étrangers révèle qu’Église et État peuvent tenir un discours identique. L’évêque comme l’empereur interdisent ensemble les unions avec des cousins, les mariages entre Chrétiens et Juifs. L’Église, dans l’œuvre d’Ambroise, se montre respectueuse des intérêts de la société romaine. Dans son discours, elle se défend de détourner les patrimoines en sa faveur et de modifier les équilibres anciens, même si les dénégations d’Ambroise ne paraissent pas toujours convaincantes.

5Toutefois, si l’Église accepte, pour une bonne part, la tradition et respecte l’État romain, elle veut donner à la société une autre dimension. Dans la famille, le chrétien honore ses parents et pratique l’officium pietatis classique envers toute sa parenté mais la pietas est conditionnée par la religio due à Dieu. Dans la société, le devoir civique arrive après le devoir envers Dieu. La procréation, les charges curiales, par exemple, sont des tâches que le chrétien doit assumer mais leur accomplissement ne doit pas entraver le dessein divin.

6L’Église d’Ambroise paraît en fait accepter la société romaine comme les architectes des basiliques chrétiennes ont pu utiliser les fondations et les matériaux de constructions plus anciennes : la solidité des fondations a été éprouvée par le temps, on les conserve, mais le nouveau bâtiment, s’il emploie les pierres du précédent, n’a plus la même vocation. C’est ainsi que la Cité de Dieu est expliquée aux fidèles à l’aide du schéma de la cité des hommes : on emploie des éléments d’architecture appartenant à la société romaine classique pour édifier le discours sur la nouvelle société chrétienne. On trouve plusieurs exemples de ce travail d’édification chez Ambroise qui réemploie des concepts juridiques romains pour donner à comprendre aux fidèles les mystères de la foi. C’est par exemple la transmission de la foi par la femme, comme se transmet la citoyenneté par la mère ; c’est l’interdiction du suicide, la créature ne pouvant choisir de s’enlever la vie que seul le Créateur est en droit de lui reprendre, à l’image de l’antique ius uitae necisque appartenant au paterfamilias. En revanche, les pierres qui ne conviennent pas pour la réalisation du nouvel édifice sont rejetées par l’évêque bâtisseur : par exemple la législation autorisant le divorce, fortement contestée par l’Église et qu’elle tente, en vain, de transformer.

7Toute l’œuvre d’Ambroise révèle la tension permanente dans laquelle vit l’individu du ive siècle, écartelé entre l’ancien monde et le nouveau, entre le respect de la tradition et l’observance des nouvelles règles chrétiennes. La tâche lui est d’autant moins facile que l’Église accepte certaines valeurs de la Rome païenne mais en condamne d’autres. Il entend dire que la famille est à la fois le lieu privilégié de l’émulation chrétienne et une impasse dont il doit s’échapper pour faire son salut. La confusion règne sans doute dans l’esprit de l’homme ordinaire ; bien souvent il doit s’interroger et interroger son évêque pour savoir où passe le chemin vers Dieu. D’où la nécessité dans laquelle s’est trouvé Ambroise d’offrir aux Chrétiens de sa génération une œuvre écrite qui trace clairement les limites du Bien et du Mal. Nous avons vu à travers cette étude que, si tous les aspects de la vie familiale ne sont pas systématiquement abordés et développés, les textes de l’évêque de Milan parvenus jusqu’à nous dessinent du moins les grandes lignes de la conduite que l’individu doit tenir au sein de sa famille. Avec des solutions parfois plus romaines que révolutionnaires, Ambroise a posé des jalons essentiels, et a ouvert la voie pour les auteurs qui, comme Augustin, reprendront à leur tour le délicat travail de définition des contours de la liberté individuelle dans le droit de la famille.

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