L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
|Introduction
Texte intégral
- 1 M. Humbert, « L’individu, l’État : quelle stratégie pour le mariage classique ? », p. 177.
1Dans une étude intitulée « L’individu, l’État : quelle stratégie pour le mariage classique1 ? », M. Humbert analyse « l’originalité absolue » et « l’ambiguïté » du mariage à l’époque de la République et du Haut-Empire de Rome : acte purement privé, accompli dans la liberté la plus vaste, le mariage doit aussi servir les intérêts de la Cité, et se trouve, de ce fait, assujetti à de fortes contraintes. Qu’en est-il de cette ambiguïté après la période classique, au ive siècle lorsque l’État devient chrétien ? Comment vit-on à cette époque le traditionnel conflit privé-public ? Se pose-t-il toujours dans les mêmes termes ? Quelle marge de liberté l’État laisse-t-il à l’individu ? S’interroger sur la liberté individuelle conduit à s’interroger également sur les rapports de l’individu avec une autre source de pouvoir, très contraignante elle aussi, la puissance du paterfamilias sur toute personne non sui iuris. Pouvoir de l’État, pouvoir du père : où est la liberté individuelle dans le droit de la famille ? Nous envisagerons la question sous un angle assez large : il sera traité du mariage en lui-même, c’est-à-dire de la formation des liens, mais aussi de la vie familiale dans le cadre du mariage, en étudiant les rapports au sein du couple, les liens entre parents et enfants, enfin les relations avec la parenté. Notre enquête sera effectuée à travers l’œuvre d’un seul auteur, Ambroise de Milan. Pourquoi s’intéresser à ce thème, à cette époque, à cet auteur ?
- 2 A. J. Gourevitch, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, trad. du russe par J.-J. Mar (...)
- 3 Ibid., p. 10.
- 4 Ibid., p. 12.
2Une étude de la liberté individuelle dans le droit de la famille romaine antique s’inscrit dans une réflexion plus globale sur l’individualité, recherches pour lesquelles on constate depuis plusieurs années un intérêt particulier, et ce dans diverses branches de la connaissance et sur différentes périodes. Dans le domaine de la recherche historique, paraît en 1997, par exemple, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale de A. J. Gourevitch2. L’auteur ouvre son livre en notant que « le problème de l’individu est un problème d’une actualité brûlante pour la connaissance historique contemporaine, axée sur l’anthropologie3 ». Il précise que « ces problèmes ne relèvent pas seulement de l’histoire du passé ». « Historien russe », dit-il, « je dois souligner que le thème de la personne et de l’individualité prend aujourd’hui dans mon pays une résonance nouvelle4 ». Dans la France de 2007 aussi la question de la liberté individuelle est régulièrement posée à chaque fois qu’est proposé un changement législatif en matière de droit de la famille, établissant parfois des parallèles troublants avec l’Antiquité. Nous en prendrons deux exemples. Le premier est l’âge de la nubilité des filles, thème abordé dans notre premier chapitre parce qu’il nous a paru essentiel d’observer si les Romains du ive siècle ont eu conscience que là commençait la liberté individuelle de la femme. Les débats français récents sur le relèvement de ce seuil de quinze à dix-huit ans ont bien mis en lumière que la loi veut protéger la liberté des adolescentes quand elle leur interdit de se marier, ou plus exactement d’être mariées, à quinze ans. Interroger Rome, c’est bien souvent interroger aussi notre propre société, notamment dans sa délicate confrontation avec le monde musulman et son statut traditionnel de la femme. Pour deuxième exemple de parallèle avec notre monde actuel nous choisirons l’épineuse question du mariage avec des étrangers : quelles restrictions l’Empire romain a-t-il voulu imposer à ses sujets ? Quelles restrictions à nos libertés personnelles sommes-nous prêts à tolérer aujourd’hui pour défendre ce qu’on présente comme notre « identité » ?
- 5 Les trois autres éléments sont : l’idée de nation, le capitalisme et la démocratie ; H. Mendras, L (...)
- 6 Précisons tout de suite que l’expression « droit de la famille » est à entendre dans son sens cont (...)
3Réfléchir sur les racines de l’individualité est une nécessité pour le sociologue H. Mendras qui publie, en 1997, L’Europe des Européens et s’interroge sur les origines de notre monde occidental ; il lui apparaît que « l’individualisme évangélique et romain » est un des quatre traits exceptionnels qui ont concouru à la création de « l’Europe actuelle5 ».Voilà liées les trois notions d’individualisme, de christianisme et d’Antiquité romaine pour expliquer les relations à l’intérieur du corps social contemporain. Après les travaux de l’historien du Moyen Âge, du sociologue du monde moderne, l’histoire du droit doit apporter elle aussi son éclairage sur la question de l’individualité. L’association de l’individualisme, du christianisme et de l’Antiquité romaine est-elle pertinente au regard du droit ? Le christianisme est-il individualiste ? Le monde romain proclame-t-il la liberté individuelle ? Christianisme et monde romain se sont-ils si bien fondus dans une même reconnaissance des droits de l’individu ? Ces questions seront appliquées au domaine de la famille − au sens moderne du terme6 − car, première cellule de la société, elle est le premier cercle qui enferme l’individu dans des droits et des devoirs.
4Cette étude de l’individu dans sa famille portera sur la période du ive siècle après Jésus-Christ. C’est en effet au début du ive siècle que le premier personnage de l’État, en l’occurrence l’empereur Constantin, déclare adhérer au christianisme, une religion venue d’Orient quatre siècles auparavant et qui, dans le passé, a été accusée d’ébranler les fondements de l’Empire et a subi à ce titre de nombreuses persécutions. C’est encore au ive siècle, et plus exactement dans le dernier quart de ce siècle, que le christianisme catholique romain est devenu non seulement la religion de l’empereur mais aussi la religion de l’Empire tout entier ; le paganisme est détrôné, les hérésies chrétiennes sont pourchassées. Si nous voulons élucider ce que recouvre la notion d’ « individualisme évangélique et romain », les années 375-400 paraissent donc les mieux à même de répondre à nos interrogations puisque s’y trouvent réunis à la fois les règles de la vieille société romaine encore vivante et le discours chrétien des Évangiles en train de devenir le discours officiel.
- 7 À titre indicatif, il faut quatre tomes de l’édition de la Patrologie Latine Migne pour contenir t (...)
- 8 J. Gaudemet, « Droit séculier et droit de l’Église chez Ambroise », p. 299.
- 9 P. Brown, « Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours », La Société et le Sacré, p. (...)
5Or il existe un personnage de premier plan, puissant et actif, qui a laissé une œuvre écrite abondante7, rédigée précisément durant ce dernier quart de siècle : c’est Ambroise, évêque de Milan de 374 à 397. L’étude de ses textes sera nécessairement riche d’enseignements sur les transformations de la société romaine de l’époque. Qui plus est, l’homme a plus d’un visage. Pour son clergé, pour son public dans les basiliques milanaises, il est théologien et commente l’Écriture sainte. Il offrira donc des éclairages sur l’aspect « évangélique » de l’individualisme. Mais il est aussi un vrai « Romain ». Jeune homme de bonne famille, qui a grandi à Rome, il a la culture des hommes instruits de son temps ; il a lu Virgile, Cicéron. Il connaît les valeurs et les règles de la société romaine classique. Ensuite, il a acquis une formation juridique − théorique et pratique −, puisqu’il fut consulaire d’Émilie-Ligurie avant son élection à l’épiscopat de Milan. Ainsi, quand Ambroise prend position sur tel ou tel problème dans les rapports familiaux, sa réponse est mûrement réfléchie, en toute connaissance des principes évangéliques d’une part, de la tradition romaine et du droit en vigueur d’autre part. J. Gaudemet, analysant plusieurs textes de l’œuvre d’Ambroise, conclut que l’évêque, même s’il fait rarement des allusions explicites au droit romain, maîtrise le sens technique du vocabulaire juridique, et des règles législatives qui n’étaient sans doute pas connues de tous8. En lisant attentivement Ambroise, nous découvrons un reflet des réalités juridiques de l’époque. Voilà qui justifierait déjà suffisamment le choix de travailler sur les textes d’Ambroise. Mais il y a encore un autre argument : Ambroise a cela d’intéressant qu’il réfléchit particulièrement au thème de la famille. P. Brown dit même de lui qu’il fait preuve souvent d’une authentique « pénétration dans ce qui touche aux mécanismes de la famille méditerranéenne9 ». Ambroise est un auteur compétent et pertinent.
6Nous avons expliqué le choix du thème, de l’époque et de l’auteur. Il faut à présent exposer nos objectifs.
- 10 P. Brown, Le culte des saints, p. 86.
7Le premier objectif sera de dresser en quelque sorte un état des lieux de la société de la fi n du ive siècle. Comment vit l’individu dans sa famille à cette période du Bas-Empire ? Pour répondre à cette question, nous nous appuierons sur une réflexion de P. Brown pour qui la force de l’Église, à cette époque, est d’avoir su reproduire dans une société idéale l’expérience sociale de l’Empire contemporain. C’est ainsi, par exemple, que les rapports de patronage qui font partie du quotidien terrestre sont transposés dans le monde céleste avec le patronage des saints10. Nous reprendrons cette idée en l’appliquant cette fois non plus au patronus, mais au paterfamilias. Pour expliquer Dieu aux fidèles, l’écrivain chrétien du Bas-Empire leur montre un Dieu paterfamilias de l’humanité, investi des mêmes droits, devant lequel l’humain n’est qu’un fils en puissance. Ce schéma nous paraît particulièrement productif chez Ambroise. Dès lors, puisque les rapports spirituels sont le reflet des rapports de force terrestres, il nous suffi ra de regarder dans le miroir des textes théologiques pour découvrir un peu des réalités familiales contemporaines. Quand Ambroise parlera des liens de l’homme à Dieu, nous apprendrons également quelque chose de la façon dont est perçu à l’époque le rapport de l’individu au pater.
- 11 P. Brown, La Société et le Sacré, p. 141.
8Le deuxième objectif est d’établir en quoi cette société est différente de celle des décennies ou des siècles qui la précèdent et qui la suivent. Quels changements apparaissent, quels éléments perdurent au sein de la vie familiale ? Même les permanences méritent d’être interrogées. En effet, si nous suivons P. Brown, il n’y a pas de continuité simpliste entre l’ancien monde classique et les temps chrétiens. Les éléments qui, dans la vie sociale, ont traversé les siècles se sont transformés et prennent une autre signification arrivés à la fin de l’histoire de Rome11. Les nouveautés, quant à elles, peuvent nous réserver aussi quelques surprises : certaines sont de vraies révolutions, mais d’autres, à l’analyse, pourraient bien n’avoir de neuf que le discours, les faits restant fidèles à la tradition.
- 12 J. Gaudemet, « La législation du ive siècle programme d’enquête », p. 147-151.
9Pour atteindre ces objectifs, il est indispensable de passer par l’étude de la législation impériale du ive siècle. Or cette législation ne nous est parvenue essentiellement que par deux compilations des ve et vie siècle, le Code théodosien et le Code de Justinien. Ces deux sources sont fondamentales mais incomplètes, comme le souligne J. Gaudemet dans un article des Actes du premier congrès de l’Accademia Romanistica Costantiniana. La tâche de l’historien du droit ne doit donc pas se limiter à la lecture des textes parvenus jusqu’à nous ; il lui faut mener une véritable enquête dont J. Gaudemet dresse le programme. Il s’agit notamment de retrouver les motifs des mesures impériales, dont l’exposé a été systématiquement négligé par les compilateurs ; de reconstituer si possible les constitutions qui n’ont pas été conservées ; de s’interroger sur les champs d’application de ces lois quand elles sont promulguées après 363, date du partage législatif de l’empire12. C’est ainsi que, par exemple, nous rechercherons les motifs qui ont conduit Valentinien Ier à interdire les unions avec des gentiles. Nous tenterons aussi de reconstituer une fameuse constitution de Théodose interdisant le mariage entre cousins, dont le texte n’a pas été transmis par les codes mais dont l’existence est avérée par d’autres sources. Nous nous interrogerons enfin sur le champ d’application d’une loi comme CTh 3, 5, 11 établissant les sanctions financières pour rupture des fiançailles.
10Après avoir expliqué les objectifs de notre étude, évoquons enfin les moyens qui seront mis en œuvre au cours de cette recherche, les matériaux à notre disposition, et les méthodes d’investigation à employer.
- 13 Nous citerons Ambroise la plupart du temps dans les traductions des éditions disponibles actuellem (...)
11Les matériaux de base sont fournis avant tout par les textes d’Ambroise. L’évêque a mis par écrit des sermons prononcés dans certaines grandes occasions13. Il a également rédigé des traités à la demande de l’empereur, de ses proches. Enfin, une correspondance assez abondante offre quelques plongées passionnantes dans le quotidien des familles chrétiennes : peut-on marier une fille à son cousin ? Comment transmettre ses biens et à qui ?… Telles sont les questions qu’on pose à l’évêque, pris pour arbitre dans les conflits familiaux. Ambroise ayant beaucoup marqué son temps, nous rencontrons également quelques œuvres composées par des imitateurs, restés anonymes : leur ouvrage sera lui aussi exploité puisque riche d’enseignements sur la façon dont était perçu par les contemporains, ou les successeurs proches, l’enseignement pastoral d’Ambroise. Tous ces textes mettent en avant des figures individualisées, qu’elles appartiennent à l’entourage direct d’Ambroise ou à la tradition biblique et hagiographique. Ambroise ne fait pas la description d’une corporation, ou de tout autre corps social à l’intérieur de l’Empire, l’armée par exemple. Ce qu’il nous présente, ce sont des personnages, des individus, aux prises avec la vie et souvent en conflit avec leurs familles : par exemple Sarah, l’épouse légitime, en lutte contre Agar, la concubine de son mari, ou encore deux frères qui se disputent un domaine, l’un revendiquant ce bien pour en faire don à l’Église, l’autre pour le garder dans la famille. Ainsi, l’essentiel de notre travail est l’exploitation des textes d’Ambroise ; ils constituent notre source principale d’information. Mais pour confirmer, ou infirmer, les conclusions auxquelles nous aurons abouti, nous utiliserons aussi les résultats des travaux des épigraphistes. Autre méthode d’investigation : la méthode de l’historien du droit, qui compare en permanence le discours de l’écrivain et les textes de loi pour mesurer les écarts entre les deux. L’absence d’écart révèle un consensus et nous laisse espérer que les pratiques qui nous sont décrites ont une réalité, et que nous touchons là au quotidien réellement vécu par les gens ; la présence d’un écart en revanche fait rebondir la recherche et l’on doit alors s’interroger pour déterminer si la loi veut anticiper et modifier les mœurs, ou si elle ne fait qu’enregistrer une évolution de la société qui n’est pas encore exprimée par les textes. Enfin nous utiliserons également les ressources apportées par l’analyse littéraire. Par exemple, la comparaison de la structure des textes permet de mettre en lumière ce qu’Ambroise ajoute aux modèles qu’il imite, parfois de près, parfois de loin : les écarts, là aussi, sont signifiants et méritent d’être analysés.
12Nous terminerons par une mise en garde. L’ensemble de ce travail se présente comme une enquête dans laquelle nous avons essayé d’inviter le lecteur à nous suivre, plutôt que comme une synthèse académique aboutie, afin de mieux montrer qu’il s’agit d’un savoir en construction. L’édifice des connaissances sur la famille romaine montre en effet une façade imposante et apparemment solide grâce à la somme des travaux déjà produits, mais quand on pénètre à l’intérieur des pièces certaines cloisons s’effondrent et les certitudes vacillent, des profondeurs insoupçonnées apparaissent dans des sols que l’on croyait lisses et les salles que l’on pensait trouver inondées de lumière baignent parfois dans une profonde obscurité… Nos travaux consolideront peut-être une petite partie de l’édifice.
Notes
1 M. Humbert, « L’individu, l’État : quelle stratégie pour le mariage classique ? », p. 177.
2 A. J. Gourevitch, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, trad. du russe par J.-J. Marie, préface de J. Le Goff, Paris, Seuil, 1997.
3 Ibid., p. 10.
4 Ibid., p. 12.
5 Les trois autres éléments sont : l’idée de nation, le capitalisme et la démocratie ; H. Mendras, L’Europe des Européens, Paris, Gallimard, 1997, p. 13.
6 Précisons tout de suite que l’expression « droit de la famille » est à entendre dans son sens contemporain. Elle désigne l’ensemble de la législation touchant aux rapports entre conjoints, entre parents et enfants, entre membres de la parenté. Il ne s’agit pas ici de la familia antique, constituée non seulement de la famille moderne mais aussi de la domesticité servile et, globalement, de toute personne attachée au service de la maison. Notre travail s’est limité à l’étude des rapports familiaux au sens moderne, même si à l’occasion nous serons amenés à envisager par exemple les relations adultères du maître et de sa servante.
7 À titre indicatif, il faut quatre tomes de l’édition de la Patrologie Latine Migne pour contenir tous les écrits d’Ambroise, authentiques ou présumés. Nous sommes loin de la richesse d’une œuvre comme celle d’Augustin avec une douzaine de tomes, mais la matière offerte par Ambroise n’est tout de même pas insignifiante.
8 J. Gaudemet, « Droit séculier et droit de l’Église chez Ambroise », p. 299.
9 P. Brown, « Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours », La Société et le Sacré, p. 175.
10 P. Brown, Le culte des saints, p. 86.
11 P. Brown, La Société et le Sacré, p. 141.
12 J. Gaudemet, « La législation du ive siècle programme d’enquête », p. 147-151.
13 Nous citerons Ambroise la plupart du temps dans les traductions des éditions disponibles actuellement, quitte à contester parfois cette traduction quand cela nous paraît utile et à en proposer une autre. Pour les œuvres non-traduites, nous donnerons notre propre traduction. La liste des éditions et des traductions utilisées figure dans la liste des abréviations. L’œuvre d’Ambroise est par ailleurs l’objet d’une traduction intégrale en italien (SAEM Opera, Milan).
© Presses universitaires de Rennes, 2008