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Le Clézio

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Marina Salles

2e partie. « Esquisse d’un tableau » du paysage culturel

Influence des nouveaux réalistes

Texte intégral

  • 1 Ibid., p. 130.
  • 2 Edouard Valdman, Le roman de l’École de Nice, Paris, la Différence, 1991, p. 122.
  • 3 Fluxus est un mouvement international de contestation artistique et politique.
  • 4 Truman Capote, une révolution de la conscience », Magazine littéraire n° 1, novembre 1966.
  • 5 Le Monde, 24 mai 1969.

1Dans les années soixante, à la croisée entre l’art, la culture et la consommation de masse se forme le courant du Nouveau Réalisme dont l’influence sur les premières œuvres de Le Clézio est manifeste. Né du regroupement d’artistes niçois (Yves Klein, Arman, Martial Raysse), parisiens (Hains, Villeglé, Dufrêne) et suisses (Jean Tinguely, Daniel Spoerri), auxquels viendront s’adjoindre César, Rotella et Niki de Saint-Phalle, ce mouvement ne doit son nom et son existence institutionnelle qu’à la démarche volontariste du critique Pierre Restany qui parvient à faire signer, le 27 octobre 1960, un manifeste minimaliste : « Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel1 ». Les liens de Le Clézio avec ce qu’on a appelé « l’École de Nice » sont attestés par divers témoignages. Jacques Lepage raconte à Édouard Valdman comment cette dite « École » s’est constituée, sous l’impulsion du « Club des jeunes » qui réunissait des créateurs niçois, « Biga, Arman, Malaval, Raysse », rejoints par de futures personnalités : « Michèle Cotta […], Le Clézio qui avait 18 ans2 », et soutenus par des professeurs comme Jean Onimus. Il rapporte quelques anecdotes illustrant les relations amicales entre Ben, l’introducteur de l’esprit Fluxus3 en France, et Le Clézio : le jeune romancier a signé ses « bouquins » dans le magasin de Ben, menacé de démolition avant d’être vendu à Beaubourg, et Ben a joué le personnage du Procès-verbal dans une scène de film. Mais en dehors de ces éléments biographiques, certaines professions de foi montrent l’intérêt de Le Clézio pour une démarche qui propose de nouveaux modes d’appropriation du réel. En 1966, il rend compte de Sang-froid de Truman Capote en des termes que n’auraient pas désavoués les adeptes de Fluxus : « L’art n’est plus la représentation de la vie ; c’est la vie elle-même qui est l’art, un art à l’état pur en quelque sorte, qu’il faut s’efforcer de faire passer d’un seul bloc dans le domaine du langage4 ». Interrogé par un journaliste du Monde, il déclare en 1969 : « La beauté habite aujourd’hui les machines de Tinguely5 ». Comme le Pop Art américain, qu’il précède dans le temps, le Nouveau Réalisme rompt en effet avec la « dictature de l’abstrait » (Villeglé) qui régissait alors le monde de l’art, et réintroduit l’objet, l’image, la figuration dans un contexte de prospérité économique, de flambée de la consommation et de la culture de masse. Il n’est donc pas surprenant de retrouver dans l’écriture des premiers romans de Le Clézio les grandes lignes de force concernant le rapport au réel et à la modernité, le statut de l’œuvre d’art et du créateur qui rassemblent les artistes réunis sous le label Nouveau Réalisme malgré l’extrême diversité des pratiques et des sensibilités.

Capter le réel

  • 6 Alocco, in E. Valdman, op. cit., p. 27.

2« Tout ce qui ne va pas dans le sens de l’adhésion au réel n’est que remâchonnement des théories usées, abstraction, décollement » (EM 198), cette déclaration de L’Extase matérielle qui eût pu figurer dans le manifeste du Nouveau Réalisme montre Le Clézio animé à l’époque par une même « volonté de rupture avec les formes admises6 ». Comme les artistes de ce courant il se tourne vers les réalités urbaines, les objets, les langages des rues qu’il s’agit de capter sans tri, sans hiérarchie, dans leur surgissement inopiné. Au hasard de leurs déambulations urbaines, les « affichistes », Villeglé, Hains, arrachent sur les murs des morceaux d’affiches lacérées qu’ils placent au rang d’œuvre d’art en leur donnant un titre et en les signant, comme Marcel Duchamp signe ses « ready-made ». Une affiche de Villeglé, Rue du Cherche-Midi, datée de 1962, rappelle le contexte du Procès-verbal et de Révolutions avec ses références à demi effacées aux « officiers rebelles », aux « objecteurs de conscience », à une situation d’ » urgence ». Comme le roman de Le Clézio, elle témoigne de l’impact de cette époque troublée sur les artistes. Les premiers livres contiennent de nombreuses manifestations de cette intégration sans retouche de motifs extra-textuels très variés : une note de restaurant (De 19), des tarifs de chemin de fer (EM 177), des noms pris au hasard dans un annuaire téléphonique (LF 23), les textes ampoulés qui accompagnent les photos de revues pornographiques (G 74-75), un programme d’ordinateur (Ge 174 bis, 175 bis), des affiches à consonance politique dont le message se périme vite :

JACKIE o a s VIVE
O A S A BAS LES SOVIETS (EM 242)

3Les Géants, La Guerre enregistrent des slogans publicitaires, des listes de produits de consommation courante, parfums, bas, lessives, « avec tous leurs noms criés » dont une typographie tabulaire, inspirée de la poésie spatialiste, tente de suggérer l’effet de stéréophonie :

4Dans Révolutions, les « cristaux » de Jean Marro relèvent encore de cette pratique d’insertion du réel brut, mais les éléments retenus, informations de l’Agence France-Presse et titres de films, outrepassent le relevé documentaire pour s’ériger en signes emblématiques de la tension de l’époque entre violence et divertissement.

5Pour illustrer l’envahissement de la rue par le langage publicitaire ou de propagande, Le Clézio s’inspire des procédés du Lettrisme, courant poétique associé au Nouveau Réalisme, qui consiste à dynamiter les mots et même la forme des lettres pour composer une nouvelle réalité avec ces éléments dissociés. Sous l’effet des déflagrations lumineuses, Tranquilité voit les mots « explos[er] », s’atomiser en leurs composants : – EL – KSA – TAT – OOZ – RM – LAC […] – qui se réorganisent en un « extraordinaire paysage plein de signes » (Ge 90), non dénué de poésie au demeurant. La lisibilité et la signification du texte disparaissent au profit d’une dimension purement plastique de l’écriture.

  • 7 Alain Jouffroy, « François Dufrêne, in catalogue de l’exposition François Dufrêne, Musée de l’abba (...)

6Par son rapport avec le son et la musique, la littérature peut aussi s’emparer des bruits informels, des bribes de conversation (PV 39), des phrases incomplètes entendues à la radio, dans toutes les langues (polonais, russe), qui entrouvrent une fenêtre sur l’époque (G 85), de simples phonèmes sortis des juke-boxes et dont la retranscription n’est pas sans évoquer ces improvisations sans mots, « nées de la gorge, du souffle, des lèvres et de la langue7 », qui composent les poèmes de François Dufrêne :

Ba de bi dooo do da di ta dooo
Wadi toudou di daaa ni na beu deu dooo
Ti da dou bi da Wa wa (G 43)

  • 8 Op. cit. p. 27.

7La traduction phonétique des parasites de la radio (G 85) pourrait se voir appliquée l’appellation ironique de « miaudulation de fritance » par laquelle Arman désignait ce médium (1962). Mais la tentative du Procès-verbal de retranscrire plusieurs conversations concomitantes dans un café (PV 172) se heurte aux limites du langage écrit qui implique un minimum de linéarité pour rester compréhensible. Marcel Alocco souligne ce frein à l’innovation que constitue la langue : « La littérature évolue par ensemble de structures et non pas par changement de matériau – il y a des limites au fractionnement, à la ductilité de la langue8 ».

8Capter la réalité de l’époque, c’est aussi mesurer l’importance que prennent les objets dans la société industrielle et de consommation, le règne de la quantité, la production de série. Les Nouveaux Réalistes confirment à grande échelle l’intuition de Marcel Duchamp que le triomphe de l’objet et de la marchandise serait le phénomène majeur de l’époque contemporaine, mais alors que Duchamp isolait un objet courant (une roue de bicyclette, un urinoir) pour le hisser au rang d’œuvre d’art, les Nouveaux Réalistes, immergés dans la société des Trente Glorieuses, s’intéressent à l’objet de série soumis à la fluctuation des désirs et à la loi « d’obsolescence programmée ». L’Étalage de Prisunic, Hygiène de la vision n° 1 (1961) de Martial Raysse aligne avec soin des échantillons de lessives, d’alcools, de produits alimentaires, et Arman réunit dans ses Accumulations un grand nombre d’objets du même type (masques à gaz, dentiers, chaussures), oblitérant l’objet en tant que pièce unique au profit de son appartenance à une espèce. Les premiers romans de Le Clézio multiplient les procédés d’écriture propres à l’énumération brute du réel, à la saisie de la quantité. La Guerre déroule les séries paradigmatiques : « toutes les classes de vis et de boulons, toutes les classes de clous », décline les matériaux, « les plaques de fonte, les plaques de fer, les plaques de zinc » (G 191). Les hyperboles numériques, les séquences énumératives dans lesquelles chaque mot est un signe dressé, une matérialisation textuelle de l’absence de hiérarchie qualitative, fonctionnelle ou esthétique entre les produits additionnés, disent l’excès, la standardisation de « milliers de petits pots de carton tous pareils » (G 190), de « milliers de crayons à billes, de bas de femmes, de tissus, de savonnettes, de lames de rasoir » (G 230). La dissolution de l’identité gagne le visage et le corps humains. Les moyens de reproduction modernes multiplient l’épiphanie médiatique de la femme idéale dont l’image obsédante se voit dupliquée sur tous les supports :

J’ai vu les visages impassibles des jeunes femmes immobiles sur les pages des journaux, sur les murs, sur les plafonds, sur les ailes des avions, sur les écrans de cinéma, sur les nuages. (Ge 30)

9Plus anonymes que les sérigraphies de Marylin Monroe par Andy Warhol, les figures féminines qui hantent les rues des villes dans La Guerre n’en sont pas moins emblématiques d’un goût marqué de l’époque pour la silhouette érotique de la « pin up ». Traitées avec les effets de grossissement de l’hyperréalisme, elles sont présentées dans la prophétie de Monsieur X comme signes annonciateurs de la catastrophe imminente qui menace la société marchande :

Il y aura des femmes si belles, si désirables, des femmes géantes, debout nues contre les murs […]. Des femmes étrangères aux corps de métal, aux cheveux blancs, aux longues jambes minces vêtues de bas résille. […] Elles sont là, elles sont déjà là. Elles sont venues à la conquête du monde, immenses, aussi hautes que des immeubles, grandes comme des gares avec des yeux brillants comme le soleil, profonds comme l’océan (G 237 ; 238).

10Et la baigneuse du Procès-verbal avec « sa peau ocre » (p. 28) et sa pose affectée répond aux mêmes stéréotypes que celle de Martial Raysse sur la plage de Saint-Tropez dont le regard se cache sous des « cils longs comme des plumes » (Ge 80) et dont les couleurs saturées (orange ocre) de la cuisse et du bras exposés au soleil, sans doute enduits d’ambre solaire, contrastent violemment avec le bleu dur du maillot. La description romanesque et le tableau sont placés au coin d’une même ironie face à cette version « sea, sex and sun » du motif de la baigneuse.

11L’enregistrement spontané, sans tri ni arrangement, d’objets plus ou moins frappés d’usure permet enfin de saisir un moment de vie ou d’intimité à une époque donnée. Né en Roumanie et réfugié en Suisse après la déportation de son père juif, Daniel Spoerri découvre par hasard l’idée du « tableau-piège » lorsque, accompagnant Jean Tinguely chez un ferrailleur, il éprouve le désir de « fixer tels quels » divers objets posés au sol. Dans ces œuvres, Spoerri retient des situations et des objets qu’il fige sur des supports accrochés aux murs. Il s’empare d’un bref moment d’existence (les reliefs d’un repas, La table bleue, 1963), inventorie un espace (La chaise de Marcelle avec son morceau de mur de l’hôtel Carcassonne, 1961-1964), attire l’attention sur ce que Le Clézio appelle « ces tics, ces rites, ces rythmes […] » (TA 169) de la vie quotidienne. L’œuvre s’approche alors du document archéologique qui donne à voir à la fois la réalité d’une époque et un moment de vie privée. Là encore, il est possible d’associer Spoerri et Le Clézio du point de vue de la démarche sinon de la réalisation de l’œuvre puisque la littérature ne peut accéder à la triple ou quadruple dimension du « tableau-piège ». Comme l’a fait Spoerri pour la chambre n° 13 de l’hôtel Carcassonne où il résidait, rue Mouffetard, l’auteur de L’Extase matérielle relève minutieusement (p. 147-148), les « objets minuscules » qui composent son cadre familier, selon une graphie verticale qui agit comme le support destiné à suspendre au mur les objets piégés. L’énumération retient, dans un désordre que trahit l’exigence taxinomique de l’analyse, les objets liés à son activité d’écrivain fumeur :

le crayon à bille vidé
la gomme
la loupe
le cendrier de verre et les petits grains de cendre,
la pochette d’allumettes (avec sa décoration et ses inscriptions)
le briquet en métal.

12— ceux qui affichent l’usure ou suggèrent le détraquement du corps :

la pièce de monnaie cabossée
la boîte de conserves rouillée,
les comprimés de NUBALGYL (dont la formule est détaillée)

13— ceux qui révèlent le goût kitsch de l’époque :

le portefeuille en matière plastique imitation crocodile.

14et d’autres, plus personnels, qui entrouvrent peut-être une brèche sur la vie privée de l’auteur, ainsi

le poignard au fil émoussé (également évoqué dans La Fièvre),
l’édition de 1748 de Shakespeare (héritage familial ?)
la pièce de 10 zlotys, portant l’effigie du roi Kasimier le Grand (la première femme de Le Clézio était polonaise).

  • 9 Le Clézio ne laisse rien au hasard : l’admiration d’Adam Pollo pour Sari Gabor, dite Zsa Zsa, n’a (...)

15L’exploration assez fréquente des tables de nuit se situe dans cette double perspective de révéler l’esprit d’une époque et des bribes d’une histoire personnelle. Dans une chambre d’hôtel, l’association d’un téléphone blanc et [d’]un cendrier de terre cuite » (TA 82) résume la double tendance esthétique des années soixante : le design et le goût pour des objets ou des substances présentés par Les Mythologies de Barthes comme signes du « naturel ». Le rapprochement s’impose avec la composition de Tom Wesselmann (un artiste Pop américain), Still Life 56 (1967-1969), exposée au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice, cette « vanité » contemporaine qui juxtapose un téléphone blanc, un cendrier de verre noir d’où s’élève l’ondulante et épaisse fumée grise d’une cigarette, auréolée par le reflet de la lumière électrique sur une plaque vissée au mur portant l’interrupteur. La table de nuit d’Adam Pollo à l’hôpital est décrite selon le principe du repérage exhaustif, commun au Nouveau Roman et au Nouveau Réalisme. Le catalogue des objets mêle ceux qui rappellent son statut de malade sous surveillance – « un vase de nuit », « un flacon de tranquillisants à base de Passiflore et de Quinine », « une cigarette, mais pas d’allumettes […] – 1 mouchoir, un livre « La Sarre et son destin » « provenant de la bibliothèque de l’Hôpital » –, l’incontournable téléphone blanc, « des lunettes noires à monture de fil doré » et, révélatrice de sa personnalité insolite, « 1 photo de Zsa Zsa Gabor9, découpée dans un magazine » (PV 211). Quant au morceau de mur de la chambre n° 13 de Spoerri, avec son papier rayé de fleurettes vertes, il eût pu inspirer la diatribe d’Adam Pollo sur la mode des rayures (p. 80), ou la colère de J.H. Hogan contre les « dessins réguliers » des « murs à fleurs », des murs prisons (LF 38, 39).

16Mais avec un sens de la dérision qui trahit son esprit d’indépendance, l’auteur du Procès-verbal pousse à la limite de l’absurde la logique de l’objet trouvé lorsque, par le biais d’une focalisation insolite, il livre aussi « les insignes de la vie canine, […] les taches d’urine séchée, les excréments, les touffes de poils laissés sur le bord du trottoir à la suite d’un coït brusque et fatal […] « (PV 79) !

  • 10 Bruno Thibault, « L’influence de quelques modèles artistiques sur l’œuvre romanesque de J.M.G. Le (...)

17La capture du réel prend une forme très originale dans l’œuvre d’Yves Klein dont les toiles sont aussi vides d’objets et d’images que celles des autres membres du groupe en sont saturées. L’auteur des Monochromes se défend pourtant de toute abstraction et se présente comme « un peintre de l’espace » qui recherche l’essence des choses au-delà de leur forme : « Mes propositions monochromes sont des paysages de liberté », écrit-il dans une lettre (23 août 1957). Ils sont la traduction d’instants privilégiés de l’existence sensible de l’artiste, la perception de l’infini dans le présent, en quelque sorte la manifestation immatérielle de ce que Le Clézio désigne par « extase matérielle ». Bruno Thibault relève la concordance entre « l’obsession du bleu immatériel d’Yves Klein10 » et les références lecléziennes à l’ » absolu bleu » (IT 232), à « l’au-delà du bleu » (M 201) pour traduire « le vertige de la liberté » (IT 232) ou une expérience d’ » élévation » spirituelle devant un paysage sans limites. Il faudrait ajouter cette lumière d’or qui rutile et ruisselle quand apparaît Es Ser dans le désert (D 91), expression de l’immortalité, comme dans les « mono-golds » du peintre (1960).

Le rapport à la modernité

  • 11 Gilles Deleuze, Félix Guattarri, Capitalisme et schizophrénie, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972-1 (...)
  • 12 Cf. Catherine Francblin, Les Nouveaux Réalistes, Paris, Editions du regard, 199, p. 141.

18Ce rapt de l’objet hors de sa sphère fonctionnelle exprime une double posture face à la modernité : soit une sensibilité à la poésie de la quantité, à la sollicitation de l’imaginaire par de nouveaux matériaux – ferraille (César), plastique, néon (Martial Raysse) –, à cette « force du réel » (Arman) présente dans les masses de déchets, soit la crainte de voir les hommes devenir esclaves de leurs productions. Si Martial Raysse rejoint l’adhésion détendue des artistes Pop américains au rythme des villes et aux rêves de bonheur matériel de la société d’abondance, les Nouveaux Réalistes laissent apparaître généralement une inquiétude face à cette invasion de la marchandise, du signe, de l’objet technologique, et au danger de standardisation. La critique transparaît dans les titres ironiques donnés à certaines Accumulations qui, par ailleurs, en encadrant les objets semblent vouloir circonscrire leur prolifération : La vie à pleines dents pour la série de dentiers, et, dans le contexte de La Guerre d’Algérie, l’humour noir de Home, sweet home pour désigner un alignement de masques à gaz. Elle est plus explicite dans les « Coupes » et les « Colères » du même artiste qui désintègrent systématiquement les objets (des instruments de musique en particulier, violons, contrebasses) et les démystifient. Les sculptures cinétiques de Jean Tinguely, ces anti-machines qui exhibent leurs éléments composites animés par un moteur tournant à vide et dont la panne ou la destruction est programmée le plus souvent, expriment l’intérêt de leur concepteur pour la technologie, mais elles donnent aussi une vision dérisoire de l’ère industrielle. Ces représentations d’objets brisés, écrasés (les Compressions de César), brûlés (les Combustions d’Arman), explosés par des tirs à la carabine (Niki de Saint-Phalle) ont fonction cathartique : Gilles Deleuze et Félix Guattari analysent comment elles permettent à l’artiste de maîtriser les objets pour, dans une société de production, « les rendre au régime de machines désirantes dont le détraquement fait partie du fonctionnement même11 ». Les livres de Le Clézio sont porteurs de cette ambivalence. La Guerre et Les Géants disent à la fois la séduction exercée par les produits rutilants de la modernité et la colère contre « la tempête de luxe et de beauté » (G 224) qui se déverse sur les villes de la société d’abondance. Dans ses descriptions de machines, Le Clézio peut sembler se démarquer de ces artistes créateurs/destructeurs, car s’il lui arrive de présenter un transistor en « coupe » (G 82), rares sont dans son œuvre les machines en panne ou détériorées. Au contraire, puissantes, bien huilées, à l’abri de tout désir mais animées d’une volonté implacable, elles inspirent à ceux qui les observent angoisse et fascination, envie et répulsion. Mais son imagination de l’apocalypse sous la forme d’un éclatement des marchandises, des « objets luxueux » (G 241), d’une explosion libératrice des machines est à rapprocher de L’hommage à New York (1960), cette composition hybride et autodestructrice que Jean Tinguely, dans un simulacre de catastrophe, fit se désintégrer en une demi-heure, avec l’intention par ce happening de « créer plastiquement la fin de la civilisation12 » :

Accélérez les machines à inventer jusqu’à ce qu’elles cassent, lancez vos motos et vos autos jusqu’à ce qu’elles explosent sur les routes. (G 247)

La fonction de l’art et de l’artiste

  • 13 Édouard Valdman, op. cit., p. 25. Michel Alocco appartient au groupe Supports-Surfaces.

19Les pratiques du Pop Art et du Nouveau Réalisme procèdent d’une réflexion sur la fonction de l’art et de l’artiste, qui, dans l’héritage de Duchamp, marque une rupture brutale avec la conception de l’œuvre comme création unique et achevée, fruit d’une pensée ou d’une intériorité originale. Les Nouveaux Réalistes cherchent à « combler le fossé entre l’art et la vie » (Rauschenberg). En signant des lambeaux d’affiches, des assemblages d’objets ou des amas de détritus, en fixant des « instants de vie » à un moment « n », ils tournent le regard du spectateur vers ce qui, ordinairement, n’attire pas son attention, et ce hors de toute préoccupation esthétique. « L’objectif de l’art n’est pas de dire que c’est beau, mais de montrer13 », cette déclaration de Marcel Alocco figurait déjà dans L’Extase matérielle : « L’artiste est celui qui nous montre une parcelle du monde » (EM 168). L’artiste est moins un créateur qu’un « regardeur » et un indicateur. Le savoir-faire compte beaucoup moins que l’acuité et la disponibilité du regard et, dans le cas d’Yves Klein, de la sensibilité. Spoerri matérialise cette idée d’ » hygiène » et d’intensification de la vision par la déclinaison du motif des lunettes (L’optique moderne). L’exergue de La Guerre (G 46) mentionne d’ailleurs cette paire de lunettes « dont les verres sont munis d’aiguilles qui menacent de crever les yeux », imaginée par Spoerri pour développer la vision intérieure, et qui sera à l’origine de sa Topographie anecdotée du hasard. Les critères du beau et du laid cessent d’être autoritairement définis. Le commentaire d’Adam Pollo sur « le paysage qui est beau, à ce qu’on dit » (PV 12), suggère la méfiance à l’égard des normes esthétiques, et dans L’Extase matérielle s’élève une contestation vigoureuse, très dans l’air du temps en 1967, de la hiérarchie entre la haute culture et la culture populaire, entre les produits artistiques et les choses de la vie :

Surtout [l’homme] ne doit jamais perdre de vue que, bien plus important que l’art et la philosophie, il y a le monde où il vit. Un monde précis, ingénieux, infini lui aussi […] où la rue, avec ses mouvements, ses visages familiers, hostiles, ses séries de petits drames rapides et burlesques, a mille fois plus de secret et de pénétrabilité que l’art qui pourrait l’exprimer. (EM 44)

  • 14 Les Nouveaux Réalistes et en particulier les « Affichistes » étaient proches du Situationnisme de (...)
  • 15 Cf. Pierre Restany, Yves Klein, Le feu au cœur du vide, Paris, La Différence, 1990.
  • 16 Situé dans le Nord des Deux-Sèvres, ce château de la Renaissance est dédié désormais à la promotio (...)

20Dans ce contexte, l’ego de l’artiste est mis à mal : tout expressionnisme ou lyrisme, fût-il abstrait, étant bannis, l’accent est mis sur le processus créatif plus que sur l’œuvre peaufinée, aboutie, gage de sacralisation par le temps ». Les Nouveaux Réalistes acceptent que l’art soit aussi consommable et périssable, partie intégrante de la « société spectacle14 » : tel est le sens des machines autodestructrices de Tinguely. Assumant leur appartenance à la société de l’éphémère, ces artistes intègrent une nouvelle temporalité, la vitesse, le temps court qui la caractérisent. Les Anthropométries ou les feux d’Yves Klein sont produits en quelques minutes, le temps que les corps nus des modèles enduits de peinture bleue s’imprègnent sur la toile, ou que la mise à feu d’une plaque de contreplaqué peinte libère la couleur pure de l’objet incendié. Le tableau ne subit aucune retouche. Dans un contexte d’accélération vertigineuse du temps, l’héroïne de La Guerre, transformée en « pinceau vivant », réalise ce qui pourrait s’apparenter à une « anthropométrie » : « […] un tableau qu’elle peint au hasard, non seulement avec ses mains, mais avec tout son corps, avec ses pieds, ses cuisses, son ventre, ses seins et ses épaules, sa bouche, un tableau qu’elle balaie avec ses cheveux et ses poils, qu’elle crache, vomit, un tableau qui n’est qu’une tache irisée en train de se répandre autour d’elle. » (G 258) La personnalité de l’artiste disparaît : l’art se confond avec la vie, la vérité du corps de celle qui est à la fois auteur et sujet du tableau. Et alors que, comme dans les « ombres soufflées » d’Hiroshima, les « anthropométries » ne livrent que l’empreinte du passage fugitif des corps, le tableau de Bea B dévoile des images magiques et mortifères : « […] une ombre étendue sur le sol blanc, un serpent, un masque, ou bien un miroir trouble sur lequel apparaît l’effigie d’une femme blanche aux cheveux pourpres, qui flotte au-dessus du brouillard. » Plusieurs personnages se lancent dans la voie kleinienne de la « sublimation ignée15 » : Besson et Lullaby se débarrassent par le feu de l’inessentiel, Naja Naja et ses amis brûlent une masse de débris, regroupés comme dans une « poubelle » d’Arman, pour accéder au « pays du feu ». Adam Pollo (PV165-166), Monsieur X (G 240) expriment des fantasmes de brasiers géants, voire d’immolation (PV 167). Le feu est mouvement, tantôt léger, tantôt frénétique ; il déstructure les formes, ramène l’objet aux substances élémentaires, libère « les centaines de couleurs » (V 237) mais aussi, toujours, une épaisse fumée noire. Car la distance est réelle entre la démarche mystique de Klein en quête de la pureté de la couleur qui représente pour lui l’essence de la peinture, et les incendies fantasmatiques de Le Clézio qui produisent d’effrayantes sculptures tétaniques, plus proches de celles de Spoerri qui hérissent les murs du château d’Oiron16 et symbolisent la violence de l’époque :

  • 17 Cf également La Guerre, p. 240 : « Sur les visages enfantins, les lunettes noires brûlent soudain, (...)

Et comme j’aurais gardé mes lunettes noires, on retrouverait sur mon corps calciné, sur mon crâne en boule, un drôle d’insecte noiraud, caricatural, dont le corps en matière plastique se serait inséré tout bouillant au fond de mes orbites. Deux tringles de fer, en forme de pattes, se dresseraient sur les côtés, et me feraient des antennes17. (PV 167)

  • 18 in Edouard Valdman, op. cit, p. 116.
  • 19 Lucy R. Ruppard, Le Pop Art, Paris, Thames & Hudson, 1996, p. 175.

21Gommer l’individualité de l’artiste, rejeter les acquis, la maîtrise d’une technique, placer la création dans le geste ou dans l’idée, préférer le rapt à l’invention, pourraient a priori rendre possible l’accès d’un plus grand nombre de gens à la création artistique. L’idée, inquiétante pour certains (elle obsède Édouard Valdman qui interroge divers membres de l’École de Nice), n’est pas pour déplaire à l’auteur de Haï, agacé par l’élitisme de la culture européenne, admirateur de l’art anonyme des Indiens pour qui « tout homme est un livre, est un tableau » (H 136), et qui invite son lecteur à libérer son expression, à se montrer créatif : « À vous de jouer maintenant » (TA 243). L’art des Nouveaux Réalistes est pourtant tout sauf impersonnel. Quoi de plus identifiable qu’une « compression » de César ou un « tableau-piège » de Spoerri ? La manière dont chacun de ces artistes s’approprie l’objet réel, le fragmente, le multiplie, le grossit, le choisit marqué ou non par l’action du temps, l’arrache à l’indifférence et tend à le défamiliariser. En repérant la beauté, l’étrange, là où on ne les cherche pas, en orientant le regard sur le non-événement, sur la poésie du détruit, « ils nous ont redonné le monde18 », commente Alexandre de la Salle. Dans son étude sur Le Pop Art, Lucy R. Rippard note cette spécificité des Nouveaux Réalistes : le maintien d’une forme de subjectivité, une attention à « l’étrangeté latente – et non encore perçue – des objets courants, neufs ou usagés19 ». Comme eux, Le Clézio est un « augmentateur » (Roger Caillois) qui contribue à émanciper le regard des habitudes et des clichés culturels, en dévoilant la puissance onirique et émotionnelle des réalités familières.

22La rencontre entre Le Clézio et le Nouveau Réalisme n’est pas seulement due au hasard de la géographie. Tout en préservant son indépendance et en suivant sa voie, le jeune écrivain a trouvé au contact de ces artistes une caution à certaines de ses aspirations : la primauté accordée au réel, la liberté de l’artiste concernant le choix des matériaux, des supports, des sujets, le refus des dogmes esthétiques, un iconoclasme roboratif, très sensible dans la préface de son premier roman. Le Nouveau Réalisme a par ailleurs posé de manière radicale la question de notre rapport aux objets, à la technique, et celle de la fonction de l’art dans une société de consommation. Rejetant l’épanchement lyrique et le formalisme abstrait, il revendique l’aventure du réel, la révolution du regard, auxquelles invite également L’Extase matérielle. La distance critique à l’égard des produits et du fonctionnement de la société industrielle s’assortit de la conviction, héritée de la modernité baudelairienne, que la surprise poétique peut surgir de partout aux yeux de « l’attentif », ce que confirme le rapport de Le Clézio avec la science de son temps.

Notes

1 Ibid., p. 130.

2 Edouard Valdman, Le roman de l’École de Nice, Paris, la Différence, 1991, p. 122.

3 Fluxus est un mouvement international de contestation artistique et politique.

4 Truman Capote, une révolution de la conscience », Magazine littéraire n° 1, novembre 1966.

5 Le Monde, 24 mai 1969.

6 Alocco, in E. Valdman, op. cit., p. 27.

7 Alain Jouffroy, « François Dufrêne, in catalogue de l’exposition François Dufrêne, Musée de l’abbaye Sainte – Croix, Sables d’Olonne, 1988.

8 Op. cit. p. 27.

9 Le Clézio ne laisse rien au hasard : l’admiration d’Adam Pollo pour Sari Gabor, dite Zsa Zsa, n’a rien de surprenant : actrice américaine d’origine hongroise, elle-même mythomane, elle réussit à faire croire qu’elle était une star en ne tournant pratiquement pas (sa filmographie se limite à une apparition en Jane Avril dans Moulin rouge de Huston, en 1953, et en reine du cirque de Lili (Ch. Walters, id), cf. Le dictionnaire du cinéma de Jean-Loup Passek, Paris, Larousse, 1998.

10 Bruno Thibault, « L’influence de quelques modèles artistiques sur l’œuvre romanesque de J.M.G. Le Clézio », op. cit., p. 178.

11 Gilles Deleuze, Félix Guattarri, Capitalisme et schizophrénie, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972-1973, p. 39.

12 Cf. Catherine Francblin, Les Nouveaux Réalistes, Paris, Editions du regard, 199, p. 141.

13 Édouard Valdman, op. cit., p. 25. Michel Alocco appartient au groupe Supports-Surfaces.

14 Les Nouveaux Réalistes et en particulier les « Affichistes » étaient proches du Situationnisme de Guy Debord et de son concept de « détournement ». Cf. Catherine Francblin, op. cit., p. 131.

15 Cf. Pierre Restany, Yves Klein, Le feu au cœur du vide, Paris, La Différence, 1990.

16 Situé dans le Nord des Deux-Sèvres, ce château de la Renaissance est dédié désormais à la promotion de l'art contemporain.

17 Cf également La Guerre, p. 240 : « Sur les visages enfantins, les lunettes noires brûlent soudain, elles incrustent la cellulose bouillante dans les trous des orbites. »

18 in Edouard Valdman, op. cit, p. 116.

19 Lucy R. Ruppard, Le Pop Art, Paris, Thames & Hudson, 1996, p. 175.

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