1Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre d’un ouvrage d’Alain Corbin sur la montée sociale du désir de rivage, très repris par la suite, le « territoire du vide1 » n’a jamais réellement existé. Les premiers baigneurs ont été confrontés à des interlocuteurs locaux, avec lesquels il a fallu composer. Or ces interlocuteurs sont nombreux, avec des intérêts contradictoires selon leur métier et selon l’époque. Il est donc nécessaire de mieux saisir le terreau social – la diversité de ses activités traditionnelles (dont certaines nous sont oubliées), la force ou les crises de ces activités selon les périodes, l’imbrication complexe à la recherche d’une perpétuelle stabilité – dans lequel s’implante le phénomène balnéaire.

Un monde de diversité

Une multitude d’interlocuteurs

2Les premières activités littorales qui viennent à l’esprit sont celles liées à la mer, et qui ont notamment lieu sur mer. Deux activités principales se partagent la mer : la pêche et le transport maritime. Les pêches, diverses et souvent complémentaires, ne sont pas identiques d’un littoral à l’autre. En 1866, les rapports des commissaires de l’Inscription maritime sur la pêche l’année précédente indiquent les différentes productions2. La pêche aux casiers est commune. Le homard et la langouste représentent les espèces les plus courantes. Les pêcheurs de Batz en 1869 et de Saint-Jean-de-Monts en 1898 pêchent la crevette. Ceux de Batz le font l’hiver, en complément de la pêche à la sardine, pêche saisonnière qui a lieu d’avril à octobre. La sardine est une pêche relativement lucrative au cours du xix^e siècle sur le littoral nord-atlantique. Elle remplace très avantageusement la pêche saisonnière de la morue, qui cesse de se pratiquer dans ces ports (Le Croisic, Les Sables-d’Olonne) à la fin du xviii^e siècle. Elle se couple généralement avec la pêche au chalut pendant l’hiver, permettant aux pêcheurs de travailler toute l’année, malgré un profit très variable selon le (mauvais) temps. La municipalité de Batz y place de nombreux espoirs, estimant que la pêche au chalut pourrait rapporter en moyenne 300 francs dont le tiers à l’armateur et les deux tiers pour l’équipage (soit quatre hommes3). La pêche du thon est plus marginale, elle est pratiquée majoritairement à l’île d’Yeu et à Groix, à partir de la seconde moitié du xix^e siècle.

3Bien qu’il soit en crise au xix^e siècle, le cabotage est une activité qui perdure. En 1861, « le commerce des céréales est, malgré le mauvais état du port, presque aussi important à Saint-Gilles que dans les ports de Luçon et des Sables. […] Les sels de Saint-Gilles sont très recherchés pour leur qualité. Le commerce des engrais est en rapport avec celui des céréales4 ». Quarante ans plus tard, cette activité de cabotage se poursuit : « Le port de Saint-Gilles-Croix-de-Vie reçoit souvent des bateaux étrangers chargés de rogues, de bois, de houille et de grain, pour les commerçants et industriels de la région ; […] il expédie en outre les blés et les farines d’une grande partie du Marais et du Bocage5. » Le cabotage ne disparaît que progressivement, quand apparaissent de plus gros bateaux, qui n’utilisent plus les petites entités portuaires, et de nouveaux moyens de transport rapides, comme le chemin de fer, qui supplantent la batellerie. Encore en 1930, la pomme de terre transite par le port de Loctudy pour partir en Angleterre ou en Espagne : selon M. Collin, géologue, l’importance du bourg est due à ce commerce6.

4Les activités littorales qui se déroulent sur l’estran sont nombreuses et dénotent les liens entre terre et mer. Toutes ces activités ont la particularité de connaître un renforcement du contrôle de l’État au cours du siècle. Les ripuaires, c’est-à-dire les populations qui vivent sur l’estran, peuvent être partagés en deux groupes, sans que l’un ne soit hermétique à l’autre : la cueillette des produits de la mer pour eux-mêmes et leur commerce (pêche à pied, pêcherie) et les activités utiles aux activités terrestres (goémon, extraction de sable et de matériaux). La pêche des huîtres sauvages et des moules est également une pêche importante mais la méconnaissance complète du nombre de personnes se livrant à la pêche à pied ne permet pas de dégager quels profits pouvaient en résulter. La surexploitation guette d’ailleurs souvent la population des pêcheurs à pied, notamment lorsque les prix grimpent, comme pour l’huître à partir des années 1840, avec l’élargissement du marché grâce au chemin de fer. Les pêcheries permettent de capturer du poisson sans avoir de bateau. Positionnées sur l’estran, elles sont recouvertes par la marée haute et emprisonnent le poisson à la faveur de la marée descendante. Elles peuvent être formées de pierres ou se composer d’un filet.

5Les produits de la mer fournissent des engrais nécessaires à l’agriculture. Les goémons, ou varechs, sont les algues qui permettent d’amender les terres trop calcaires du littoral. L’extraction de sable est également un procédé courant au xix^e siècle. Ces deux moyens de se procurer un engrais sont toujours défendus par les agriculteurs de l’époque, dans une période où les engrais chimiques sont rares et chers. Le conseil municipal de Mesquer est vigilant quant à la possibilité de cueillir le goémon, car « c’est une question de vie ou de mort pour l’agriculture dans nos contrées ; ou plutôt une question de prospérité ou de ruine pour nos populations qui verraient s’amoindrir la quantité et la qualité supérieure de leurs produits7 ». Dans le même esprit, « les cultivateurs de la Bernerie et communes limitrophes viennent chercher, vers les mois de mars et de septembre, les sables vaseux nécessaires à leurs besoins agricoles, [… la quantité enlevée] serait pour les deux époques où les extractions ont lieu de 60 mètres cubes environ8 ». Si ces activités sont aujourd’hui oubliées, elles sont extrêmement importantes à l’époque et les populations littorales, souvent agricoles, ne cessent de défendre ces moyens de se procurer de l’engrais.

6Particulièrement visibles sur la plage, ces deux activités se poursuivent jusqu’au début du xx^e siècle et la diffusion de la pratique d’achat d’engrais chimiques. De véritables circuits commerciaux se mettent en place sur ces produits. Le maire de Saint-Pierre-Quiberon relate que M. Le Gloec, fabricant de produits chimiques, y possède une usine, dans laquelle il occupe 8 hommes de jour comme de nuit. Pour alimenter son usine, il occupe un grand nombre d’individus à ramasser et brûler les varechs qui lui sont nécessaires comme matière première. Les habitants ramassent également des varechs pour faire de la soude, qu’ils exportent à Montsarrac, à Séné, près de Vannes, pour le compte de M. Gressy, officier de santé à Carnac. M. Le Gloaec retire aussi par voie de la mer, des Côtes-du-Nord et du Finistère, une partie des soudes dont il a besoin pour son exploitation, dont les produits sont, entre autres, iode, sulfate, sel marin, myriade9. La découverte de l’iode date de 1813 et sa vente est extrêmement lucrative, jusqu’à l’ouverture en 1860 de gisements de potasse en Allemagne qui contiennent de l’iode meilleur marché. L’industrie goémonière, devenue moins compétitive, profite de mesures protectionnistes jusqu’en 195510. Les extractions de matériaux servent aussi à la construction des routes et à celle des maisons, même si le sable de plage se révèle de maigre qualité à cet usage et est progressivement délaissé au profit du sable de carrière. Par contre, il ne semble pas qu’il y ait des extracteurs professionnels en dehors des grandes villes sur le littoral nord-atlantique.

Le monde urbain du port

7Les ports ont connu de multiples transformations au cours des xix^e et xx^e siècles. Au xix^e siècle, la pêche ne réclame pas nécessairement des infrastructures lourdes et n’étaient pas rares les pêcheurs qui pratiquaient leur métier sans l’appoint d’un quai ou d’une cale. Les bateaux sont hissés sur la plage, de manière à ce que la mer ne puisse les reprendre. Saint-Jean-de-Monts, dépourvu de port depuis le début du xviii^e siècle, suite au comblement de l’estuaire de la Baisse, en compte quelques-uns en 1898 alors que le littoral n’offre aucun abri. Le curé relate la tempête de la soirée du 29 août 1916, où les « marins avaient piqué le bout de leurs bateaux dans la Dune en les fixant solidement au rivage, pour qu’ils ne fussent pas emportés par les lames11 ». Au contraire, le port revêt une importance capitale pour le cabotage. Les petits ports s’équipent au cours du siècle, craignant d’être écartée des voies marchandes. Le conseil municipal du Pouliguen s’inquiète de « l’état réellement fâcheux dans lequel [le sien] se trouve », port victime des plaintes incessantes et unanimes des caboteurs qui le fréquentent12. Cette course à l’équipement portuaire a pour but de ne pas paraître comme secondaire13. Le cas du Pouliguen est relativement commun aux petits ports, qui se considèrent comme ports naturels de plus grandes villes, mais qui voient apparaître d’autres structures concurrentes plus adaptées au trafic. Le conseil municipal de Noirmoutier observe en 1904 la venue de navires de 100 à 120 tonneaux qui font le transport des sels et qui ne peuvent entrer dans le port qu’aux grandes marées : « Cet inconvénient si grave ne peut que s’accroître, car le tirant d’eau des bateaux caboteurs sur nos côtes va toujours en augmentant14. » L’avenir des activités maritimes se joue, avec le chemin de fer, également sur terre.

8Une partie du port est souvent occupée par des chantiers de construction navale. L’implantation en dehors des ports existe parfois, mais elle est rare : M. Judic, constructeur naval à Mesquer, demande la location d’un terrain domanial situé sur le bord de la Loire, entre l’étier de Bondon et la pointe de Mindin, sur le territoire de la commune de Saint-Brevin. Il n’est pas seul en cet endroit (probablement le point de débarquement de la rive gauche de la Loire pour la traversée vers Saint-Nazaire), puisque MM. Jollet et Babin, constructeurs de navires à Nantes, en demandent également une. Les deux sont acceptées (M. Judic résiliera son bail en 186015). Les petits chantiers navals se multiplient au cours du xix^e siècle, grâce à l’essor de la pêche et aux débuts de la plaisance, et malgré les difficultés du cabotage. Certaines communes conservent une prééminence dans cette activité. Les chantiers navals des Sables-d’Olonne sont particulièrement actifs. Entre 1850 et 1900, 277 bateaux sortent des chantiers navals de la Cabaude, en direction des ports bretons, notamment l’île de Groix16. À partir de 1881 et jusqu’à la Première Guerre mondiale, un système de primes pour la production nationale encourage les initiatives souvent personnelles17.

9L’industrie s’insinue sur le littoral. Michel Mollat indique que la multiplication des presses à sardines commence à partir des années 1820, rapidement relayées par les conserveries à la suite des découvertes de Nicolas Appert. La première conserverie de sardines s’ouvre en 1823 avec le Nantais Joseph Colin, mais l’ère de prospérité de l’industrie sardinière correspond aux années 1860-1880, quand jusqu’à 160 usines sont créées, de Brest à Saint-Jean-de-Luz18. La sardine, le thon et le maquereau sont ainsi mis sous conserve, directement dans le port. Cette nouvelle activité modifie le procédé traditionnel de vente du poisson. Elle offre également du travail à la population qui reste à terre. Comme le remarque le commissaire général de la Marine de Rochefort en 1866, « ces établissements sont une véritable richesse pour les localités qui les possèdent ; ils assurent la vente immédiate et sans déplacement des produits de la pêche, et en même temps qu’ils donnent du travail à un nombre considérable de femmes et d’enfants19 ». Le dynamisme de ces nouvelles activités n’est cependant pas sans modifier la vie sociale.

Une agriculture particulière

10Les visiteurs sont plus ou moins sensibles au potentiel agricole des terres littorales. Pour certains, il s’agit d’un complet désert. Jules Janin dresse un tableau guère reluisant des côtes de la Cornouaille, plus désolées que les côtes du Léon, où les campagnes alentours sont plus stériles et plus abandonnées, d’autant que la moisson facile des parages est la pêche à la sardine20. Au contraire, d’autres voyageurs s’émerveillent pour l’activité agricole, apte à rendre les paysages agréables. Pour Pol de Courcy, en 1863, « la presqu’île de Rhuys peut montrer avec orgueil aux touristes ses villages populeux et bien bâtis, entourés pour la plupart de clos de vignes et de massifs de figuiers, ses plaines d’une fertilité peu commune, ses promontoires gigantesques, battus sans cesse par une mer agitée, ses noirs rochers d’un aspect imposant et grandiose21 ». Jules Verne, dans sa Géographie illustrée de la France et de ses colonies (1868), ne voit dans ces quatre départements littoraux que des départements agricoles (mais il analyse aussi les activités industrielles et halieutiques). La production de céréales est généralement supérieure aux besoins de la population, comme dans le Morbihan ou la Vendée, où elles sont surabondantes. Les dunes permettent d’ailleurs l’implantation des moulins à vent, sur les points hauts. Nombreux au xix^e siècle, ils disparaissent néanmoins progressivement au cours du siècle, gênés par la forêt qui sert à fixer les dunes. Ils sont détruits ou transformés en habitation. Les moulins présents sur les dunes des Sables-d’Olonne disparaissent à mesure que progresse l’urbanisation.

11Une agriculture spécifique s’est mise en place dans les dunes. Elle est d’ailleurs finement examinée par Louis Papy pour la zone comprise entre la Loire et la Gironde, en 1941. Sur la bordure littorale, large de 500 mètres à un kilomètre, sont produits des primeurs et du petit vin. Cette agriculture, marquée par la petite propriété, profite du sable des dunes, dont la teneur en argile et en humus est suffisante pour faire croître vignes rampantes, céleris, pommes de terre et asperges. Maurice Le Lannou explique, dans son guide géographie et touristique paru dans les années 1930, que « la Ceinture dorée est l’ensemble des pays maraîchers bretons. Sur cinq ou six kilomètres à partir du rivage, les pommes de terre primeurs de Saint-Malo ou du Trégorrois, les oignons et les choux de Saint-Brieuc, les choux-fleurs et les artichauts de Saint-Pol-de-Léon, les fraises de Plougastel, les petits pois de Pont-l’Abbé enrichissent, depuis un siècle seulement, et quelquefois beaucoup moins, une population laborieuse de tout petits propriétaires ». Il s’enthousiasme pour « le spectacle de ces champs privilégiés, minuscules, contournés, ceints de muretins de pierres sèches, descendant jusqu’au rivage le long des presqu’îles les plus menues, jusqu’aux criques où se tassent les barques et les maisons basses de pêcheurs22 ». La proximité des conserveries encourage les cultures maraîchères en leur fournissant un débouché23. En effet, en attendant la période du poisson, certaines conserveries traitent petits pois et autres légumes. À Saint-Jean-de-Monts, à quelques centaines de mètres de la plage, au Devalon, se trouvent des forceries d’asperges, jusqu’au début des années 1930. Elles « poussaient dans le sable sous une épaisse couche de fumier de cheval. Elles étaient réputées jusqu’à La Roche-sur-Yon, où l’on tenait à honneur d’en faire paraître au 1^er janvier sur sa table. C’était un plat de grand luxe, car elles valaient cinq francs la botte24 ». Ces espaces de culture vont plus ou moins résister à la prédation balnéaire, jusqu’à l’Entre-deux-guerres. La position de la parcelle semble donc avoir autant d’importance que son usage.

12Deux cultures se distinguent particulièrement. La culture de la vigne est courante en Loire-Atlantique et Vendée, elle apparaît à Arzon couplée à des arbres fruitiers. La vigne résiste au sable, grâce à l’apport de goémon, et certains font commerce du vin produit, généralement dénoncé comme de piètre qualité. La pomme de terre est cultivée avec succès sur tout le littoral nord-atlantique. L’attente en 1909 à Loctudy pour que soit embarquée la production vers l’Angleterre en illustre l’importance : « Pendant la saison des pommes de terre (août, septembre et octobre), les charrettes amenant ces produits doivent attendre souvent plusieurs jours pour décharger leur contenu, par suite du grand nombre de voitures se présentant en même temps et du manque de navires. Elles se rangent alors sur le côté du chemin en 1 file et même quelquefois 2 qui atteignent jusqu’à un kilomètre de longueur25. » Cette vocation agricole est ancienne : un acte de bail à ferme prévoit ainsi en 1861 l’ensemencement futur sur dix sillons de pomme de terre, au lieu du Haffont (commune de Plœmeur26). Frédéric Véronneau voit dans les frères Collinet, négociants et aventuriers au long cours, les introducteurs en Vendée du tubercule, dans leur jardin des Sables-d’Olonne, en 1775. La pomme de terre ne semble triompher des réticences paysannes que dans les années 1830-184027. L’agriculture, qui évolue elle aussi, a donc une part importante dans cet espace littoral, qui est un monde d’équilibres.

Un monde d’équilibres

La pluriactivité

13La pluriactivité désigne les activités multiples faites par une personne ou une famille pour vivre. Sur le littoral, elle s’avère importante, créant le lien entre la terre et la mer. Les agriculteurs s’aventurent en mer tandis que les pêcheurs s’installent sur la terre. Le bord de mer apparaît comme une frontière, mais il s’agit d’une frontière que l’on traverse. L’agriculteur cueille sur l’estran des produits utiles à l’amendement de ses terres, que ce soit le goémon ou le sable. Le travail est particulièrement pénible. Chaque cultivateur de Fouesnant, qui travaille en 1838 annuellement quinze à vingt journaux de terre chaude, enlève chaque année de la grève au-dessus des rochers, six, sept et huit cents charretées de goémon vert qui, devenu sec, ne produit plus que 85, 100 et 115 charretées. Pour le maire de Fouesnant, quand le préfet interdit les dépôts de goémon pour protéger le littoral de l’érosion en obligeant à le transporter de suite, le nombre d’hommes risque de manquer, car « quels sont les hommes qui voudraient et pourraient résister à ce pénible travail28 ».

14La population agricole trouve sur la plage des compléments à son régime alimentaire, voire un moyen de compléter ses revenus. À La Tranche, 110 ménages, sur un total d’environ 180, possèdent en 1861 une pêcherie, généralement à plusieurs chefs de famille (entre 8 et 12 selon le maire). Leur pêche leur rapporte 80 à 100 francs par semaine29. L’agriculteur s’embarque parfois sur les bateaux. Dans le quartier de Redon, généralement pour pêcher sur les rivières de la Vilaine ou de l’Oust, « ce sont, en effet, des laboureurs qui, à certaines époques de l’année où la pêche est la plus fructueuse (de septembre à novembre), quittent un instant la charrue pour prendre le filet. Ils se font inscrire sur les matricules, se munissent d’un rôle de pêche et se font pêcheurs de quelques jours. Quand ils réunissent les conditions déterminées pour être classés matelots, le plus souvent ils renoncent30 ». La limite entre agriculteur et pêcheur reste quelquefois floue : à Noirmoutier, la pêche des huîtres en 1865 emploie 236 bateaux, ayant un effectif moyen de trois hommes, soit 808 marins. Ce chiffre se réduit de moitié environ, dès que la clôture des bancs est prononcée par arrêté préfectoral, une partie des équipages reprenant alors la vie des champs31. Le terme de paysan-pêcheur utilisé par Julien Gracq dans La Presqu’île n’est donc pas anodin.

15A contrario, le marin ne passe pas tout son temps en mer. Il possède souvent une portion de terre qu’il cultive, sécurité en cas de mauvaise pêche. Le conseil municipal de Crozon observe que « si ces habitants [entre Morgat et Camaret] sont principalement pêcheurs, s’ils tirent de la pêche toujours aléatoire, l’argent nécessaire pour leur habillement et les menues dépenses du ménage, il faut reconnaître que leur réussite a pour fondement la récolte sur laquelle ils peuvent toujours compter quand on leur aura donné la possibilité d’amender leurs terres32 ». Les marins au long cours possèdent également des terres à Morgat, comme François Kermel, marin sur le Segond, bateau aux Antilles au moment de la vente de sa parcelle en 1884 par son gendre33. Le marin aide parfois au cabotage. Dans le quartier de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en 1865, chaque pêcheur fait dans les six mois de pêche environ 500 francs, et dans l’hiver, ils s’occupent encore aux chargements des grains, à la culture de la terre et à d’autres professions manuelles34. Lorsque des grèves éclatent, certains dockers se dirigent vers les campagnes : au moment de la grève de mai 1925 aux Sables-d’Olonne, le préfet de Vendée observe que « quelques grévistes sont allés travailler pendant une journée à la campagne35 ».

16Le monde maritime et le monde agricole demeurent donc relativement proches. Toutefois, René Musset relève, en 1937, des mentalités différentes :

« Certes, parfois, des marins, des sardiniers notamment, sont des paysans de la veille ; quelques terriens viennent à la mer, quelques marins retournent aux champs ; les pêcheurs aiment à cultiver un lopin de terre, ou à le faire cultiver par leurs femmes ; certains goémoniers sont des demi-marins, qui demain le peuvent devenir tout à fait. […] Sur les quais, quand les bateaux ne sont pas sortis, les hommes, désœuvrés, errent en petits groupes, causant, fumant, regardant l’océan. À deux pas les uns des autres, les paysans ignorent les gens de mer, les gens de mer méprisent les paysans36. »

17Les populations tendent à se différencier selon la spécialisation de leurs activités dans l’Entre-deux-guerres, rendant la pluriactivité plus archaïque. La pluriactivité répond au contexte parfois fragile des activités maritimes.

Des activités au contexte fragile

18La menace de la surpêche n’est jamais éloignée du quotidien des populations littorales. La pêche de l’huître, par bateau ou à pied, est ancestrale, mais elle s’avère trop importante au milieu du xix^e siècle, les bancs naturels ne parvenant pas à se reconstituer. Les autorités doivent protéger certains bancs, soit en interdisant la pêche, soit en la limitant dans le temps. Les mesures ne sont pas toujours efficaces et la prédation demeure vivace. Dans le Finistère, « cette branche d’industrie est perdue pour nos marins, faute d’une police suffisante : les bancs à Loctudy et à Concarneau, et surtout sur le premier point, sont détruits37 ». La situation en baie de Bourgneuf se révèle déplorable :

« Des pêcheurs de la Seudre et d’ailleurs, après avoir tari chez eux leurs ressources huîtrières, s’abattirent sur les bancs de la baie de Bourgneuf, qu’ils dépeuplèrent en grande partie. Des bateaux anglais vinrent se joindre à eux. Ils enlevèrent principalement les huîtres au premier âge qui conviennent pour l’élevage, et qu’il eût été, cependant, si utile de laisser sur les bancs pour les repeupler. Depuis, manquant par la base, l’équilibre étant rompu entre les ressources naturelles de la reproduction et les besoins toujours croissants de la consommation. C’est à peine si, aujourd’hui, la pêche des huîtres donne du pain à quelques malheureux, tandis qu’autrefois, elle était une source de bien-être pour une multitude de personnes dans ces localités38. »

19La pêche de l’huître et de la moule réglementée à partir de la seconde moitié du xix^e siècle, d’autres coquillages se distinguent, permettant à la pêche à pied de survivre. À Lorient, « la récolte des coquillages, faite généralement par des femmes et des enfants, a été plus productive [en 1875] que les années précédentes. Ce résultat est dû au prix de vente plus élevé de certains coquillages tels que les palourdes qui sont maintenant expédiées en grande quantité sur les marchés de l’intérieur [notamment Paris]39 ». La pêche à pied s’adapte au marché et recherche activement moules et palourdes, déjà hors de prix selon Thomas Grimm qui écrit l’article sur « Les pêches maritimes en 1875 » dans le Petit Journal du 11 décembre 1876. L’exploitation de la palourde connaît le même destin que l’huître, disparaissant ainsi peu à peu dans le quartier du Croisic40.

20La monoactivité représente une menace pour plusieurs communes, trop dépendantes de la pêche. La spécialisation sur un seul produit entraîne la misère dès que celui-ci manque. Comme le remarque Xavier Dubois, cette crise de l’emploi affecte doublement les ménages, touchant le père de famille pêcheur et sa femme et ses enfants employés dans les conserveries. Les communes, désireuses d’aider leur population en détresse, voient leurs recettes diminuer également41. Les situations peuvent être extrêmes, comme au Guilvinec, un des principaux ports sardiniers du Finistère, en 1902.

« La pêche a été cette année complètement nulle. Attendu que faute de pêche, toutes les usines ont chômé, partant les familles n’ont pu s’occuper ; les soudeurs, les manœuvres n’ont pu travailler. Il s’ensuit naturellement que toute la population, composée presque exclusivement de personnes ne vivant que du produit de la mer, est plongée dans la plus profonde misère. Il y a même tout lieu de craindre que, par suite de cette situation critique, bon nombre de personnes ne succombent aux suites de privations42. »

21La première page du Petit Journal du 1^er février 1903 annonce que « le gain moyen des pêcheurs du Guilvinec en 1902 aura été de 35 francs pour toute la saison, celui des femmes travaillant aux usines de 12 francs43 ». Il ne s’agit pas de la première crise que connaît la pêche à la sardine, crise de la ressource connue entre 1760 et 1787, et entre 1880 et 188944. L’omniprésence de la conserverie dans l’économie locale rend toutefois ces crises toujours plus difficiles et oblige, lorsque la crise se prolonge, à l’émigration vers d’autres ports ou d’autres pêches ou d’autres emplois. Le Finistère est particulièrement touché. En 1907, 658 Concarnois, après une saison désastreuse, prennent le train pour s’engager comme mineurs de fond dans le bassin houiller du nord de la France, à Courrières, Nœux-les-Mines ou Liévin45.

22La culture du sel se limite à quelques espaces, dont le littoral de la baie de Bourgneuf, l’île de Noirmoutier et la presqu’île de Guérande sont les plus grands ensembles. Le xix^e siècle représente pour cette production nord-atlantique une longue agonie. Les salines à proximité du port des Sables-d’Olonne perdent un important débouché quand les pêcheurs locaux se détournent de la pêche de la morue verte, dans les années 1830. Duhamel du Monceau estimait un besoin moyen de trois litres et demi de sel par morue et, depuis 1680, le sel utilisé pour cette pêche était exempté d’impôt46. À la disparition de certains débouchés s’ajoute le rétablissement d’un impôt sur le sel en 1806, qui pénalise les salins de l’Ouest, le sel étant imposé au poids et non au volume. Les sels légers et secs de Méditerranée et des salines continentales sont avantagés47. Les sites producteurs les plus fragiles disparaissent promptement. Seuls vivotent sur le littoral nord-atlantique les marais salants de l’île de Noirmoutier et de la presqu’île de Guérande. Pour le conseil municipal de Noirmoutier, l’abolition de la taxe des sels « est la seule mesure qui puisse relever les salines de l’Ouest de la ruine complète qui les frappe » en 187648. Le journal La Liberté du 12 décembre 1876 conclut à un médiocre bilan : « Nos marais salants de l’Ouest sont tombés en discrédit ; le sel est gris et n’est apprécié ni par nos pêcheurs, ni par les pays du Nord, qui vont demander aux marais salants du Midi ou à ceux du Portugal. Il s’ensuit que, dans l’Ouest, nos salines sont improductives et les populations qu’elles faisaient vivre, absolument ruinées. » À ces activités au contexte parfois fragile s’ajoutent de nouvelles activités littorales dynamiques.

L’émergence de nouvelles activités

23De nouvelles activités littorales viennent s’intégrer, au cours du xix^e siècle, à la vie sociale littorale. Les autorités décident d’encourager la culture de l’huître, afin de pouvoir répondre à la demande. Cette activité balbutiante reste empirique dans ces premières années, mais elle s’avère viable. Les autorités prennent soin en 1852 de la réserver aux inscrits maritimes et aux femmes, enfants, mères ou sœurs non mariées d’inscrits maritimes. Le préfet maritime transmet ainsi au préfet du Morbihan en 1859 deux demandes, formées par MM. Grégam, maître au cabotage, et Juteau, marchand d’huîtres, pour créer ou agrandir des parcs49. Le choix du site est essentiel, comme le précise Jeanine Le Bihan : les rivières et les petites baies abritées sont favorables à ce type d’exploitation50. La culture de l’huître semble sauver une production condamnée. L’auteur de la Notice sur la situation de l’ostréiculture en 1875 est dithyrambique :

« Dans le Morbihan, l’industrie et les capitaux se portent vers elle avec un empressement presque égal. Là aussi, les ostréiculteurs, trouvant des conditions propices dans le sol, dans le climat, dans la disposition des lieux, ont peu à peu perfectionné leurs méthodes et obtenu des rendements remarquables. De ces deux centres d’activité [avec le bassin d’Arcachon], l’ostréiculture rayonne en quelque sorte de tous les côtés. Elle s’établit de manière sérieuse dans la baie du Mont-Saint-Michel, sur les grèves du Vivier. Elle paraît en voie de se reconstituer sur les côtes de l’île de Noirmoutier et de l’île de Ré […] ; elle est plus prospère que jamais sur les rives de la Seudre. Enfin, elle devient, dans beaucoup d’endroits, l’objet de tentatives qui réussiront sans doute en partie51. »

24La bienveillance de l’État s’oriente prioritairement vers la nouvelle activité de la culture de l’huître par rapport aux usages traditionnels de l’estran. La dépêche ministérielle adressée au préfet maritime de Rochefort le 3 janvier 1854 précise que si le ministre a annoncé son intention formelle de n’accorder désormais aucune autorisation d’établissement de pêcheries à poissons, il n’en est pas de même en ce qui concerne les parcs à huîtres, à moules et les dépôts de coquillages, pour la création desquels il est disposé à accorder toutes les facilités désirables dans les limites tracées par les décrets52. Certaines exploitations s’installent dans les marais salants désaffectés. Selon le journal La Liberté du 12 décembre 1876, le résultat est merveilleux, comme au Croisic, où dans l’espace de quatre mois, des huîtres de 3 à 4 centimètres ont grandi au point de devenir comestibles. Le journal en appelle à de nouvelles expériences sur divers points au Croisic et aux Sables53.

25Pourtant, les concessions rencontrent des résistances. Il s’agit des débuts de la privatisation officielle du domaine maritime. Le maire de Locmariaquer en 1864 récrimine contre la concession par le gouvernement à M. Le Moussu, capitaine des Douanes, d’une très grande étendue de fond marin, soit de 600 à 800 hectares, pour y faire un parc à huîtres, depuis la pointe de Kerpenhir à la batterie de Kernerestre. Or, ce littoral est celui où il pousse le plus de goémon de roche et où les cultivateurs tirent le plus de goémon épave pour l’engrais de leurs champs54. Le maire de Noirmoutier explique cette méfiance :

« La population maritime est en partie (je dis en partie car il n’y a guère que la Guérinière dans ce cas) ennemie de tout progrès et une centaine de ces marins de la Guérinière sont venus déposer aux mains du Commissaire de Marine une protestation contre l’établissement de ces concessions. […] Ces braves gens ont émis verbalement la prétention d’être les seuls possesseurs de la mer et le droit d’avoir à empêcher le gouvernement de disposer de ces terrains. Ils sont à même comme inscrits maritimes de demander ces concessions pour eux-mêmes et ils auraient la préférence sur tout étranger [présence d’industriels d’Arcachon, l’île d’Oléron, La Trinité] mais ils ne veulent en aucune manière que ce qui existe soit changé55. »

26L’activité ostréicole n’est pas à la portée de tous : un hectare de superficie exige une avance de 7 000 à 8 000 francs en moyenne en 187556. Le xix^e siècle apparaîtrait comme le siècle de dépossession du littoral pour les sociétés littorales traditionnelles. La plupart des concessions de la fin du siècle portent toutefois sur des surfaces inférieures à un hectare, exploitées par des inscrits maritimes.

Un monde en transformation

Un monde de subsistance

27Le littoral se révèle comme un monde d’équilibres précaires. En 1861, le maire de Saint-Vincent-sur-Jard observe que, dans la première moitié du xix^e siècle, « le cultivateur, quand il avait un moment de relâche, se rendait à la mer et à son écluse ou indifféremment, il prenait quelques poissons qui servaient à sa nourriture et à celle de sa famille ». Il précise que les produits de la pêche à pied sont consommés sur place, tandis que ceux de la pêche en bateau sont vendus pour alimenter l’intérieur de la France57. La pêche à pied est une activité importante sur le littoral, généralement pratiquée par des vieillards, des femmes et des enfants. L’administrateur de l’Inscription maritime de Saint-Gilles en 1866 estime le profit total à 30 000 francs, se composant de crevettes roses, de coquillages, d’anguilles, de poissons à croûte, essentiellement expédiés par des acheteurs sur Nantes et sur Paris. Il observe que la pêche de la chevrette par canot, qui existe dans le quartier depuis quatre ans, diminue les prises de moitié pour la pêche à pied avec filets, ce qui dispose certains à embarquer. Hervé Retureau a retrouvé dans les registres paroissiaux sablais la trace de cette profession : Marie Bricmau, Jeanne Tangour et Angélique Guignard sont « pêcheuses de cancres » (c’est-à-dire de chancres, des crabes en patois) et Jeanne Braud, morte en 1824 à l’âge de 79 ans, veuve de marin, est « pêcheuse de coquillages58 ».

28Les activités traditionnelles témoignent de la survivance des usages. La coupe du goémon, activité difficile, occupe souvent la population miséreuse, bien qu’en 1872, elle représente le seul commerce de l’île de Noirmoutier qui fait réaliser quelques bénéfices aux riverains, au point de charmer presque tous les marins revenant du service militaire. L’embellie est de courte durée, car dès 1875, la fabrication de la soude tend à disparaître dans l’île, à la suite de l’abaissement des prix de vente du goémon59. Selon Émile Boutin, le goémon de Noirmoutier reste deux fois moins cher que son importation espagnole au xix^e siècle mais cette production, débutée vers 1760, se termine vers 190560. La qualité des produits est jugée faible. Pour le conseil municipal des Sables-d’Olonne, les habitants du quartier de la Chaume, qui proclament leur vendange comme une des meilleures vignes du pays, ne proposent « que des vins récoltés dans le sable […] à peine potables61 ». Le conseil municipal de Noirmoutier n’est guère plus enthousiaste pour la récolte locale : c’est « à tort qu’on avait donné la qualification de vin à une méchante piquette produite à grands frais par des indigents propriétaires de vignes, à raison des difficultés très grandes de fixer le sable duquel on la retire ; si le cultivateur ne prenait le soin d’engraisser le sable, la vigne périrait promptement et s’il n’y couvrait en outre la superficie de nouveaux engrais le vent aurait en peu de temps déplacé cette dune ainsi plantée en déracinant tous les ceps de vigne. À quoi vient aboutir un aussi grand travail ? À récolter une boisson tellement mauvaise que le cultivateur seul en fait consommation62 ».

29Afin de subvenir à ses besoins, une partie de la population locale comprend souvent rapidement qu’il est nécessaire de se reconvertir. La pêche apparaît comme un secteur dynamique, alors que le cabotage se révèle en crise. Or, certains ports ne pratiquent que le cabotage. La reconversion commence en 1866 à l’île d’Yeu, où « il y a quelques années à peine, on n’aurait pas trouvé dans ce sous-quartier un seul individu vivant exclusivement du produit de la pêche. Toutefois, le ralentissement du cabotage a, par moments, laissé sans emploi plusieurs marins, dont quelques-uns se sont décidés, pour ainsi dire malgré eux, à faire la pêche pendant la belle saison seulement ». Quiberon connaît la même destinée, inéluctable aux dires du commissaire de l’Inscription maritime :

« La population de cette localité qui ne se livrait jusqu’à ce jour qu’au cabotage et qui réalisa, autrefois, dans cette navigation, de certains profits, se fait encore difficilement à l’idée d’abandonner cette industrie et considère comme déroger que d’abandonner le cabotage pour se livrer à la pêche. Mais les pertes nombreuses essuyées dans la navigation au cabotage comparées aux profits faits dans certaines opérations de pêche, jointes à cet état de désœuvrement dans lequel reste une partie de cette population, ont déjà produit leurs effets et un courant bien marqué vers la pêche s’établit dans l’esprit du pays63. »

30L’intervention de l’État ne peut que remettre en cause ces équilibres.

Le décret de 1853

31L’État décide de contrôler plus sévèrement les usages de l’estran, au milieu du xix^e siècle. Le littoral apparaît aux autorités comme une ressource que les populations littorales ne sont pas capables de gérer. Les pêcheries sont particulièrement visées. En effet, l’ordonnance de 1681 a ordonné la démolition des parcs à pierre ou en bois bâtis après 1544 et a défendu d’en construire de nouveaux. Les détenteurs de pêcheries antérieures à 1544 furent considérés comme ayant pu acquérir des droits légitimes sur ces établissements, car, avant cette date, le domaine public n’a pas été déclaré inaliénable et imprescriptible. La fin des amirautés, en 1792, entraîne une grande liberté prise dans la gestion du domaine public maritime. La réglementation mise en place après la Révolution française reste largement inappliquée jusqu’au milieu du xix^e siècle. Sous la Restauration, les cultivateurs ont, par exemple, le droit d’aller accidentellement avec des bateaux prendre le goémon qu’ils ont ramassé sur les grèves, mais ne peuvent pas visiter les rochers isolés. Or, dès 1817, M. La Fosse s’insurge contre « l’homme qui porte l’habit de cultivateur et qui, tous les jours de l’année, va, non sur les grèves du continent, mais sur les roches que la mer entoure et avec lesquelles on ne peut avoir de communication qu’avec des bateaux », s’il n’est pas inscrit et s’il ne prend pas de rôle64. La décision prise par le ministre de la Marine en 1816 astreignant à l’inscription maritime les riverains qui font en bateaux la récolte du goémon n’a jamais été exécutée65, ce que révèlent les enquêtes réalisées sur cette récolte, en 1819 et en 1841.

32Un premier décret sur l’exercice de la pêche côtière, le 9 janvier 1852, déclare que seul le ministre de la Marine peut autoriser une pêcherie, un parc, soit à huîtres, soit à moules, un dépôt de coquillages, sur le rivage de la mer ou dans la partie des fleuves ou des rivières où les eaux sont salées. L’article 5 précise que « quiconque aura formé sans autorisation un établissement de pêcherie, de parcs à huîtres ou à moules, ou de dépôt de coquillages, de quelque nature qu’il soit, sera puni d’une amende de 50 à 250 francs, et pourra, en outre, être puni d’un emprisonnement de six jours à un mois. La destruction des établissements formés sans autorisation aura lieu aux frais des contrevenants ». Un nouveau décret, le 4 juillet 1853, organise les modalités de contrôle de toutes les activités qui se déroulent sur le domaine public maritime. Ce texte doit endiguer le dépeuplement des poissons en mer, en contrariant la surpêche et en préservant des sites pour la reproduction du poisson. Un recensement national des parcs et des pêcheries est effectué. Les pêcheries, dont la possession n’est pas justifiée et qu’on juge funestes à la reproduction du poisson ou dangereuses pour la navigation, sont détruites. Le contexte est fortement répressif et le décret du 10 mai 1862 décidera même qu’à l’avenir, il ne sera établi aucune pêcherie à poissons, soit sur le domaine public, soit dans les propriétés privées – cette interdiction absolue paraîtra néanmoins excessive et les décrets de 1867 et de 1869 permettront au ministre de la Marine d’en créer.

33Les populations littorales s’inquiètent fortement de l’application de la loi. Le maire de Pornic et quelques riverains de la baie de Bourgneuf rapportent au préfet de Loire-Inférieure le mécontentement des habitants par l’exécution jugée trop sévère et trop brusque des dispositions du décret du 4 juillet 1853. Or, selon M. De Bon, employé au cabinet du ministre à cette date, à Nantes, « c’est par erreur ou plutôt parce qu’on ne leur a pas bien expliqué le vœu du décret en ce qui touche les pêcheries que les habitants de la Bernerie se sont crus menacés de la destruction immédiate de celles qu’ils exploitent. Tel n’est point l’esprit de la Loi qui a, au contraire, voulu substituer à une exploitation illicite la jouissance régulière de ces établissements moyennant qu’ils soient soumis à des dispositions réglementaires combinées de manière à concilier les intérêts de leurs détenteurs avec ceux de la conservation du poisson66 ». En Vendée, la destruction, décidée par arrêté ministériel du 15 novembre 1853, concerne quatorze écluses à Noirmoutier et trente dans le quartier des Sables-d’Olonne.

34Le décret réglemente toutes les activités qui ont lieu sur l’estran. La coupe du goémon doit ainsi avoir lieu entre le 1^er octobre et le 31 mars. Le préfet maritime de Brest rétorque que le climat pluvieux et humide de la région ne peut permettre, avant le mois de mai, de faire sécher ce fucus nécessaire à la fertilisation des zones agricoles proches de la mer67. Pragmatiques, les autorités maritimes pourvoient à des aménagements dans chaque département au cours du xix^e siècle. En outre, dans l’esprit du décret de 1853, ceux qui récoltent des produits de la mer, tout comme les patrons d’une embarcation de pêche – quels que soient le tonnage et la forme du bateau – ont l’obligation d’être inscrits maritimes. Cette disposition, maintes fois reprise, connaît une application difficile. Dans certaines communes, des conflits éclatent entre agriculteurs et inscrits maritimes. En 1856, les inscrits maritimes se plaignent amèrement auprès du commissaire de l’Inscription maritime de Brest de l’exclusion, souvent violente, dont ils sont l’objet, relativement à la coupe et à la récolte du goémon, bien qu’ils aient le droit d’y participer au même titre que les agriculteurs qui, comme eux, habitent les communes riveraines68. Encore en 1872, dans le quartier de Lorient, la pêche des coquillages et des petits crustacés est pratiquée généralement par des femmes de marins, mais, note l’autorité maritime, « bon nombre d’individus complètement étrangers à la Marine, se livrent d’une manière permanente à la capture des chevrettes qui devraient être réservée aux vieux marins et à leurs familles. C’est une tolérance de vieille date et qu’il est difficile aujourd’hui de faire disparaître ; pourtant les produits de la mer ne devraient profiter qu’aux gens de mer69 ». L’intervention de l’État s’accompagne progressivement d’une spécialisation des activités littorales.

Un littoral en voie de spécialisation ?

35À la fin du xix^e siècle, chaque commune littorale semble avoir des activités mieux définies. Jusque dans les années 1860, la Bretagne fait figure de parente pauvre, avec de petits bateaux, mal gréés et aux filets de faible dimension. Benoît Coutancier remarque que seul le caractère strictement local des débouchés semble être mis en cause, « la plus grande partie des marins continuent à chercher leurs moyens de subsistance dans la pêche à la sardine, des crustacés, des coquillages ou dans l’enlèvement des amendements marins70 ». La pêche se spécialise. Le nombre de conserveries, en forte augmentation, encourage son essor. En 1866, dans le syndicat de Doëlan, alors que la pêche était à peu près nulle peu d’années auparavant, la création d’établissements de conserves de sardines y produit des armements qui apportent des matelots à l’Inscription maritime. La pêche du germon (espèce de thon) prend une certaine activité à l’île d’Yeu grâce à l’établissement d’une usine. Les conserveries s’éparpillent sur tout le littoral nord-atlantique au cours de la seconde moitié du xix^e siècle.

36En 1851, le rapport du sous-préfet des Sables-d’Olonne analyse la pêche maritime, « principale industrie du chef-lieu de l’arrondissement. La pêche d’hiver tend tous les ans à prendre plus d’extension. Cette année, cette pêche occupait 40 chaloupes appartenant au port des Sables, 72 venant de Bretagne et qui y sont restées toute la saison et 25 à 30 venant de Bretagne également, qui partageaient leur temps et leurs produits entre La Rochelle et Les Sables. Les produits de cette pêche sont enlevés par quelques chevaux de bât et une cinquantaine de charrettes voyageant au trot et qui vont à Nantes, Angers, Saumur, Poitiers et lieux intermédiaires. Aujourd’hui, grâce aux chemins de fer, les habitants de Bourges et de Châteauroux peuvent servir sur les tables des poissons que beaucoup d’entre eux n’avaient vus que dans les musées ou dans les gravures d’histoire naturelle. Jusqu’à présent, la pêche d’été, la pêche de la sardine, a été peu avantageuse. Cette pêche est faite par 76 barques71 ». La pêche devient un secteur attractif. Xavier Coadic explique que le rôle de la mer grandit à partir de 1850 dans les villages côtiers de Loire-Inférieure, lorsque les sauniers commencent à devenir moins nombreux et les paysans plus pauvres. Une partie de la population, agricole, de La Turballe se reconvertit72, notamment aidée, à partir du Second Empire, par la construction du port.

37Les bateaux ne sont plus aussi polyvalents afin d’améliorer leurs performances. La construction navale profite évidemment de ces changements. Les conserveries achètent le poisson au premier arrivé, qui peut ainsi, faute de concurrence, en obtenir le meilleur prix. Les Sablais construisent la plupart des embarcations de la pêche sardinière vendéenne, avec un profil très particulier. Le type du canot à tableau se généralise à partir des années 1880 car ce bateau de faible déplacement, à faible surface immergée, est léger et possède une large voilure. Face aux chaloupes bretonnes venues pêcher la sardine de prime sur les côtes vendéennes, il est bien plus rapide, l’écoulement de la pêche est donc facilitée73. La plupart des chantiers travaillent sur des bateaux dont le tonnage ne dépasse pas 50 tonneaux, soit des chaloupes pontées soit des canots, destinés à la pêche côtière74, mais certains bateaux destinés, par exemple, à la pêche thonière évoluent pour pouvoir affronter la haute mer et les longs périples. L’industrialisation du secteur de la pêche cantonne toutefois les pêcheurs à une pêche particulière, la plus fructueuse à partir de 1860 : la pêche à la sardine. Les pêcheurs perdent leur polyvalence en ne pêchant plus qu’un poisson. Vers 1880, la majorité des pêcheurs bellilois n’ont effectué que la pêche sardinière. Quand la crise survient, avec une sardine qui devient plus rare sur le littoral atlantique à partir des années 1880, les pêcheurs peinent à se reconvertir, faute d’un bateau apte à caboter ou à pêcher en haute mer. Seuls 13 % des marins-pêcheurs de Port-Louis réussissent à compléter leurs revenus par un embarquement au cabotage entre 1901 et 1914, soit à peine 1 % de plus que durant la période de la prospérité sardinière et ce seulement durant 16 % de leur temps total de navigation75.

38La pêche industrielle avantage les grands ports, capables de traiter de grandes quantités de poissons, à partir de la fin du xix^e siècle. Elle profite du traitement par le froid des prises. Gérard Le Bouëdec observe que la motorisation du cabotage et le développement du réseau de chemin de fer favorisent la polarisation du trafic maritime sur quelques ports. Les charbonniers, en devenant armateurs de chalutiers à vapeur, grands consommateurs de charbon, participent à l’éclosion d’un grand port de pêche comme Lorient76. Quelques-uns s’inquiètent de ce transfert de technologie – les premiers chalutiers sont achetés d’occasion, en Angleterre ou en Allemagne dans les années 1890 –, comme le sénateur du Morbihan, Lamarzelle, qui informe la Chambre, en 1899, du risque de disparition de certains ports, à cause d’une surpêche réduisant le prix du poisson et employant moins de pêcheurs. Il prophétise « la dépopulation dans d’immenses limites des rives du golfe de Gascogne77 ». Dans certains ports, la pêche accapare la main-d’œuvre. À l’île d’Yeu, l’essor de la pêche, conforté par les progrès techniques pour la pêche du thon et le développement de la pêche des crustacés (homards et langoustes), encourage les agriculteurs locaux à s’embarquer. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’essor démographique et l’immigration compensent ce manque de main-d’œuvre, mais le délaissement de l’agriculture est rapide après quatre ans de terres abandonnées et d’agriculteurs tués au combat non remplacés. En 1927, l’île ne compte plus que dix-huit hectares de blé, soit 26 fois moins qu’en 190078.

39En 1930, les trois plus gros ports de la côte atlantique, en volume débarqué, pratiquent le chalut : il s’agit de Lorient, La Rochelle et Arcachon. Douarnenez, quatrième port, et Les Sables-d’Olonne, septième port, restent fidèles aux pêches saisonnières. La pêche de la sardine se pratique dans de nombreux ports, comme Penmarc’h, Douarnenez, Quiberon, La Turballe, Saint-Gilles, Les Sables-d’Olonne. Le thon est traité, pour les ports les plus importants, à Concarneau et à Douarnenez tandis que le maquereau occupe Douarnenez, Le Guilvinec et Penmarc’h. Les petits pêcheurs côtiers souffrent de la crise des années 1930, où coïncident effondrement des cours, mévente et hausse des frais d’armement. Selon Michel Mollat, les gains des 36 000 petits pêcheurs côtiers, qui se situaient en 1927 entre 8 000 et 12 000 francs, tombent, en 1935, entre 1 000 et 3 000 francs. Les petits patrons qui ont emprunté au Crédit maritime ne parviennent plus à faire face à leurs engagements. Les trois quarts des sardiniers de Douarnenez descendent vers d’autres ports de l’océan atlantique. La crise touche également la pêche des crustacés, avec la concurrence de la langouste italienne par exemple79. Dans ce contexte difficile, certains pratiquent la pluriactivité, comme Jean Le Grand, marin-pêcheur à Beuzec-Conq, interpellé avec son bateau en 1925 et en 1927 par les gendarmes, car il extrait du sable destiné au commerce sur une autre plage que celle où il est autorisé à le faire80.

40Si, notamment avec la pluriactivité, les professions se mélangeaient, au cours du xix^e siècle, elles tendent à se distinguer. Les activités littorales ne sont pas figées, le progrès technique, l’apparition de nouvelles activités maritimes et le rôle de l’État les modèlent pendant ce siècle. L’arrivée des premiers baigneurs se fait donc dans un monde qui bouge fortement.