1Julien Gracq balade en 1970 son héros dans La Presqu’île :

« Un reste de vie y bougeait encore maigrement : un des paysans-pêcheurs qui vivotent partagés entre jardinets et platures sur la lisière de cette côte peu aventureuse réparait des casiers devant sa maisonnette. Il leva les yeux au passage sur le promeneur solitaire et le dévisagea sans bienveillance : la saison des bains apparemment traînait ici après elle, non seulement celle de la rêverie frileuse, mais aussi celle des cambrioleurs1 »

2Voilà à quoi peuvent ressembler les populations littorales : à des gardiens qui, l’été passé, surveillent le site. Elles vaquent à leurs occupations plus qu’à leur métier, elles n’oublient pas qu’elles sont installées dans une station balnéaire. Il n’est pas difficile d’imaginer que, l’été approchant, comme quand des invités sont sur le point d’arriver, elles prépareront la station balnéaire, avec frénésie, si le maigre reste de vie qu’elles représentent bouge encore. Aujourd’hui, le littoral semble donc plus appartenir à une population balnéaire saisonnière qu’aux populations littorales, qui ne paraissent devoir leur nom qu’au fait d’habiter le littoral toute l’année.

3Ce petit extrait, issu d’un roman dont la trame se déroule en presqu’île de Guérande, permet d’appréhender notre perception du littoral. La saison des bains s’est durement implantée dans le quotidien des autochtones, y compris quand elle s’est terminée. Le vide (les baigneurs partis) tient une grande part dans l’activité locale. Que sait-on toutefois de cette activité locale ? À l’étude, elle se révèle multiple, tissant un lien plus ou moins fort avec les étrangers dans ces villages renommés en station balnéaire. L’appellation d’étranger pour le baigneur (baigneur restant le terme le plus courant) se prolonge dans le temps, puisque ce n’est qu’en 1939 que la commission des Casinos des Sables-d’Olonne remplace dans le cahier des charges (adopté en 1938) le mot « étrangers » par le mot « estivants2 ». Une période d’adaptation a donc existé entre le début de l’activité balnéaire, au cours du xviii^e siècle, et cette nécessité d’intégrer – même lexicalement – ces nouveaux venus. Peut-on d’ailleurs réellement parler d’intégration ? Les exemples sont nombreux du contraire, comme la construction de quartiers balnéaires différenciés du bourg, comme l’implantation de commerces qui leur sont consacrés, comme la mise en place d’animations estivales importantes. L’intégration des activités balnéaires semble avoir plutôt donné lieu à la désintégration des activités littorales.

4Parler d’intrusion balnéaire peut donc avoir du sens, en l’occurrence les trois sens communs donnés à l’intrusion : 1° c’est l’action de s’introduire sans y être invité, dans un lieu, dans une société, un groupe ; 2° c’est l’action d’intervenir dans un domaine où l’on n’a aucun titre à le faire ; 3° c’est l’arrivée, l’intervention soudaine de quelque chose. Le mot a un sens fort et il n’est pas utilisé par les acteurs d’aujourd’hui : la révolution sociale du littoral est terminée. L’Entre-deux-guerres a proposé les bains de mer que nous connaissons. Les stations balnéaires se sont adaptées à de nouveaux discours, avec de grands équipements et le confort moderne, avec une diversification des occupations. La mer est plus un jardin qu’un lieu de travail, où les médiatiques régates et les bateaux de plaisance côtoient les pêcheurs et les transporteurs maritimes. Le rivage est plus un site de plaisir et de repos qu’un lieu d’exploitation. L’activité balnéaire n’a pourtant acquis tous ses droits qu’au cours des deux siècles passés. D’ailleurs, si elle n’a plus à être (violemment) contestée, elle possède une force variable selon les régions et selon les forces qu’elle a rencontrées durant son installation.

5L’étude scientifique de l’histoire de l’activité balnéaire couvre la totalité du littoral métropolitain depuis peu de temps. Dès 1941, pourtant, Louis Papy, dans sa thèse de géographie, remarque que « le littoral d’entre Loire et Gironde n’a pas échappé depuis un siècle à la règle générale : la mer attire à elle à la saison d’été les populations des villes3 ». Les études balnéaires ne se sont multipliées qu’à partir des années 1980. Beaucoup se sont centrées uniquement sur les classes les plus aisées, car c’est la partie la plus visible, aux divertissements facilement identifiables : promenade, chasse, pêche, casino, musique, gala, sports, course de chevaux… Il est juste de concéder que, déjà à l’époque, cette tendance était apparue, comme dans les villes d’eau étudiées par Armand Wallon, où les Français moyens forment la grande masse des buveurs d’eau mais pour des dépenses moins voyantes4. L’activité balnéaire semble avoir une dynamique et une organisation propres. Si le baigneur est omniprésent, les populations locales ont tendance à être absentes. Elles font partie intégrante du décor maritime : quelques passages de Gabriel Désert sur les plages normandes ou de John Travis pour la côte du Devon5 dénotent d’une certaine indifférence envers ces populations auxiliaires et pourtant indispensables à la vie quotidienne balnéaire. Seul le sociologue Jean-Didier Urbain, en restant Sur la plage, s’attarde sur les relations entre les deux univers qui ont été obligés de se côtoyer6. Néanmoins, aucune étude ne s’est concentrée sur l’activité balnéaire vue par les autochtones, depuis la plage, et non pas analysée comme un phénomène exogène. Si les auteurs prennent conscience, plus ou moins nettement, d’une rupture née avec le phénomène balnéaire, ils n’approfondissent pas : les sociétés littorales sont généralement considérées comme passives et superflues. La connaissance des populations littorales est elle-même une recherche neuve et des pans de l’histoire contemporaine des activités littorales, agricoles notamment, restent à saisir. Pourtant, ces populations seront les interlocuteurs multiples des baigneurs.

6Des régions françaises ont connu le mouvement balnéaire dès le xviii^e siècle, comme la région de Nice ou la Normandie. En Bretagne, Ogée ne fait aucune mention de bains dans sa première édition du Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne, en 1778. En Vendée, aucun indice ne permet d’affirmer l’apparition de l’activité avant 1816 aux Sables-d’Olonne. Commencer en 1800 représente donc un suivi de cette transformation dès les débuts du phénomène balnéaire, quand rien ne disait que les bains de mer étaient une activité permanente dans sa saisonnalité, avec des baigneurs de retour l’année suivante. Il faut donc se demander si, pour les populations littorales, il s’agit d’une opportunité – les gains étaient suffisants, et une activité nouvelle permet de grossir ses gains en conservant l’activité d’origine –, d’une reconversion – les gains étaient nettement insuffisants et l’activité nouvelle est arrivée à point nommé – ou d’une conversion – les gains étaient suffisants, mais une activité nouvelle est encore plus lucrative et permet d’abandonner l’activité d’origine. Ces possibilités doivent être confrontées au dynamisme de chaque pan des sociétés littorales, ce que permet le temps long. En effet, le littoral au xix^e siècle est le théâtre d’une double révolution : révolution interne avec la mutation des activités littorales et révolution externe amenée par le phénomène balnéaire. Il faut prendre en compte tant le devenir d’une activité littorale, qui peut modifier celui des autres, que le contexte extérieur, car les sociétés littorales, majoritairement des sociétés rurales, sont le produit de la transformation des campagnes françaises. Le phénomène balnéaire n’est pas la cause unique des modifications que connaissent les populations littorales, mais son omniprésence marquera profondément ce territoire. Cette histoire est celle du cheminement ambivalent des communes littorales vers le modèle de la station balnéaire. Il s’agit de trouver des éléments de réponse dans une multitude de sources d’archives, avec une approche qualitative pour pouvoir bien saisir les subtilités des comportements locaux souvent peu explicités, parfois contradictoires.

7Traiter de la Bretagne-Sud et de la Vendée permet de dégager un ensemble homogène, de l’économie balnéaire comme des « systèmes » littoraux ; c’est particulièrement le cas de la pêche à la sardine, espace choisi dès 1927 par André Gueffier pour sa thèse de droit, Le Problème sardinier sur les côtes vendéennes et bretonnes. De Morgat (au nord de la baie de Douarnenez) à la Faute-sur-Mer (au sud des Sables-d’Olonne), sur quarante-deux communes plus ou moins stations balnéaires, il s’agit donc, sur un siècle et demi, de dégager les évolutions d’un territoire particulier, le littoral. Englober la période de la Seconde Guerre mondiale permet d’ailleurs de mesurer l’importance de l’activité à un moment où elle disparaît, alors que les bains de mer comme nous les connaissons sont lancés et que la plupart des stations balnéaires sont connues (la suite ne sera que densification). Les petits ports et les bourgs ruraux seront privilégiés dans cette étude. Comprendre la spécificité du territoire littoral est élémentaire, spécificité pour les autochtones comme pour les « découvreurs » ou les baigneurs. La modification dans la valeur (économique et sociale) des terrains amène une préparation de la station, où l’image même de la commune et de ses habitants change. Du changement d’image au changement de société, il n’y a qu’un pas, bien qu’il n’ait pas été fait par tous. Traiter du phénomène balnéaire du point de vue des autochtones, c’est chercher à comprendre la transformation du littoral français et appréhender les comportements variés envers cet intrus ardemment attendu qu’est le touriste dans les stations balnéaires.

Plan de situation