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Espaces de vie, espaces enjeux

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Yves Bonny
, 
Sylvie Ollitrault
, 
Régis Keerle
, 
et al.

Deuxième partie. Mobilisations sociales et politiques des acteurs non institutionnels

Chapitre 8. Quand la pratique de l’espace devient expertise d’usage : l’exemple de mobilisations associatives dans le cadre d’une politique de déplacements urbains

Sabrina Moretto

Texte intégral

1La participation des citoyens à l’action publique s’inscrit aujourd’hui dans un contexte tout à fait singulier au regard des années 1960. Initialement caractérisée par la montée des mouvements sociaux urbains, elle a depuis connu une forte institutionnalisation. Ce processus s’opère à la fois sur un plan législatif avec la multiplication d’injonctions visant à impliquer toujours davantage les citoyens, mais aussi sur un plan procédural avec le développement d’une variété de dispositifs participatifs, distincts de par leurs formes et leurs objectifs. Qu’il s’agisse de réunions publiques, de jurys citoyens ou encore de groupes de travail, ces dispositifs constituent des objets d’analyse intéressants pour s’interroger sur de nouvelles formes de mobilisation, en questionnant plus spécifiquement les modalités d’investissement et d’engagement des citoyens au sein de ces espaces participatifs.

  • 1 Recherche-action pour le PREDIT 3 « Mise en œuvre et évaluation de systèmes de procédure de débat (...)

2À l’occasion d’une recherche-action pour le groupe 11 du PREDIT (Programme national de recherche d’expérimentation et d’innovation dans les transports terrestres1), nous avons tenté d’appréhender la place laissée aux citoyens au sein de dispositifs participatifs visant à élaborer la politique des déplacements urbains de la communauté d’agglomération de Nice Côte d’Azur (CANCA). L’objectif principal étant d’évaluer ce que certains appellent la « concertation productive », l’enjeu n’était pas de chercher à savoir à qui pouvait profiter la concertation mais plutôt de comprendre ce qui pouvait en ressortir en termes de contenu (Louvet, 2002). À partir de cette expérience, notre regard ne s’est pas porté sur les pratiques de concertation en termes d’intensité démocratique (information/consultation/négociation) mais plutôt sur le processus de concertation, ouvert à différents acteurs et en attente de productivité. Parce que cette approche par le contenu permet de s’interroger très spécifiquement sur les expertises mises en débat, nous avons choisi d’appréhender la mobilisation de citoyens au sein d’espaces participatifs avec l’intention d’analyser leurs compétences et leurs savoir-faire. Ainsi, nous nous sommes demandées de quelles manières leur participation pouvait influencer les prises de décisions, les orientations ou les solutions retenues.

  • 2 Il s’agit entre autres de transporteurs, de représentants des taxis, de la chambre de commerce et (...)

3Dans ce chapitre, nous étudions l’exemple de la démarche de concertation instituée dans le cadre de l’élaboration du Plan de déplacements urbains (PDU) de la CANCA. La société civile y a été représentée dès la phase amont du projet au travers de la participation d’associations concernées par la problématique des déplacements (associations de cyclistes, droit du piéton, ligue contre la violence, comité de quartier, association locale de réflexion sur l’aménagement reconnue en tant que « société savante », etc.), l’objectif étant de contribuer à la production du document de planification devant être présenté par la suite en enquête publique. D’un point de vue formel, ce large travail collaboratif a été organisé à partir de groupes de travail thématiques qui devaient formuler des propositions de « fond ». Aux côtés des associations étaient présents des élus, des techniciens institutionnels, des bureaux d’études et d’autres acteurs concernés par les thématiques de travail2. Ce niveau de participation étant propice à la « mutualisation » des connaissances, l’ambition est alors de s’interroger sur la construction de savoirs alternatifs aux savoirs initiés (c’est-à-dire ceux des experts professionnels) afin de poser in fine la question de l’émergence de nouvelles formes d’expertises telles que l’expertise d’usage. D’un point de vue méthodologique, nous avons débuté par une analyse documentaire (notamment des documents techniques réalisés par les bureaux d’études, des comptes-rendus de réunion, des versions provisoire et finale du PDU). Puis, nous avons mené une enquête qualitative à partir de trente-trois entretiens semi-directifs réalisés auprès des acteurs impliqués dans le dispositif participatif (élus, techniciens institutionnels, bureaux d’études et associations).

4Cet exemple de mobilisation associative nous invite à questionner les différentes formes de mobilisation citoyenne. La forme « association » sera étudiée autant sous l’angle de son rôle fédérateur que comme un vecteur de mobilisation citoyenne. En effet, le domaine des transports mobilise avant tout des associations d’usagers. Historiquement, ces associations sont reconnues en tant qu’associations de consommateurs dont les missions visent à médiatiser les relations de conflits entre des usagers et une autorité de production, qu’elle soit de bien ou de service. Toutefois, ces missions visent désormais aussi à faire remonter les besoins des usagers. À partir de cette volonté de compréhension des usages, la question de la représentativité est centrale. En effet Jacques Godbout (1992, p. 294), souligne que « seul chaque usager individuel peut vraiment exprimer l’usage. L’usage d’un produit quelconque est une idiosyncrasie. Il est susceptible d’une variation infinie selon les usagers, et il échappe à toute réduction quantitative nécessaire à la valeur d’échange […] d’un certain point de vue, seul l’usager lui-même peut s’exprimer et transmettre le rapport d’usage, le degré d’adéquation entre l’usager et le “produit” entendu au sens large de bien ou service ». Nous considérons donc que l’association a pour rôle de recueillir et transmettre la parole des usagers, ce qui explique qu’elle s’apparente selon nous davantage à un vecteur de mobilisations individuelles.

5Tout d’abord, nous reviendrons sur les fondements théoriques qui appuient notre réflexion. Puis, nous nous attacherons à présenter l’étude de cas retenue à partir de trois perspectives : les modalités de la prise de parole, les arguments mobilisés pour faire valoir cette parole et les impacts concrets de la participation de ces associations sur les solutions et les orientations retenues pour le projet de planification des déplacements. En conclusion, nous ouvrirons notre propos sur l’émergence des expertises dites « alternatives ».

QUAND L’ACTION PUBLIQUE SE RENOUVELLE ET S’OUVRE À DE NOUVELLES EXPERTISES

De l’institutionnalisation de la participation…

6À partir des années 1960, en France, la montée des mouvements sociaux urbains a remis assez largement en cause les décisions prises par le gouvernement, notamment dans le cadre de projets environnementaux et d’aménagements qui ont des répercussions importantes sur le cadre de vie de la population. Par ailleurs, à partir des années 1980, les autorités locales ont été amenées à se rapprocher de leurs administrés pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci nous retenons l’évolution du contexte législatif ou encore l’idée que l’acceptabilité sociale est devenue un enjeu majeur dans le domaine de l’aménagement du territoire. Par conséquent, le système décisionnel en matière d’action publique s’est ouvert à l’ensemble des parties prenantes, des institutions aux citoyens, en instaurant ce que l’on appelle dans son sens le plus large de la concertation.

7Cette tendance à faire de la démocratie participative, que nous entendons ici comme étant « l’ambition politique de faire participer à la prise de décision l’ensemble de ceux qu’elle est susceptible d’affecter » (Blondiaux, 2008), s’accompagne donc d’importants changements qui tendent notamment à modifier les rôles des acteurs traditionnellement impliqués dans le système décisionnel. En effet, parce que la société civile est aujourd’hui invitée à participer à l’action publique, les élus doivent désormais se confronter à des conflits potentiels alors que les experts et autres professionnels sont davantage dans l’obligation de se justifier, voire parfois d’intégrer de nouvelles connaissances. Ce constat amène L. Blondiaux à conclure que le développement des démarches participatives s’accompagne d’un « processus de désacralisation de l’expertise » visant à reconnaître la capacité des citoyens à délibérer et la nécessité de prendre en compte le point de vue des usagers sous prétexte de leur « expertise d’usage » (Blondiaux, 2008).

… à la « désacralisation » de l’expertise : une ouverture à de nouveaux savoirs

8La montée d’incertitudes et de controverses scientifiques, comme les affaires de la vache folle ou des organismes génétiquement modifiés (OGM), incite de plus en plus les chercheurs à réinterroger la notion d’expertise. Les travaux de S. Cadiou viennent ainsi rendre compte de la « recomposition tendancielle » de cette notion en France, et aboutissent à une distinction moins évidente des frontières entre savoirs savants et profanes (Cadiou, 2006). Cette « crise » de l’expertise s’applique très concrètement à des domaines variés comme la santé ou l’environnement, et dans un contexte aujourd’hui qualifié de « monde incertain » (Callon, Lascoumes & Barthes, 2001) ou encore de « société du risque » (Beck, 2001), le savoir devient ainsi contestable. Le terme d’expertise se généralise et renvoie davantage à l’idée de savoirs mobilisables en situation. Plus concrètement, ce phénomène s’accompagne du développement d’un marché de consultants spécialisés dans la participation locale, suscitant davantage l’expression habitante (Nonjon, 2005). Les thèmes de contre-expertise, de démocratie technique, ou encore de confrontation entre savoirs savants et profanes accompagnent donc de plus en plus celui de participation et ouvrent la réflexion sur des notions telles que savoir profane, compétence citoyenne ou encore expertise d’usage.

  • 3 Référence aux journées d’études « Savoirs “citoyens” et démocratie participative dans la question (...)

9Les analyses sur la démocratie participative ont progressivement pris forme à partir d’interrogations sur les types de savoirs citoyens, sur la légitimité de ces nouvelles formes d’expertises, sur les registres argumentatifs mobilisés pour les faire valoir, ou encore sur leur intégration au processus décisionnel, et par conséquent sur leur confrontation avec les expertises des acteurs déjà institutionnalisés (experts et élus). Si ce thème représente aujourd’hui un débat à part entière, il demeure encore pour autant un véritable appauvrissement conceptuel qualifié par certains de « flou sémantique3 ». Ce phénomène s’explique notamment par le fait que les travaux sur cet ensemble de notions s’appuient sur des définitions extrêmement hétérogènes, ayant pour référence commune la classification des savoirs citoyens proposée par Y. Sintomer (2006). Cette classification définit les savoirs citoyens selon trois types, ceux issus de la raison ordinaire (savoir d’usage et bon sens), ceux hérités des mondes professionnels (expertise par délégation et contre-expertise), enfin ceux issus d’une raison politique (culture civique). Des premiers essais de formalisation se font donc ressentir dans la littérature et la mise en œuvre de méthodes ethnographiques a également conduit d’autres auteurs à s’intéresser plus précisément à des notions connexes telles que celles de savoirs locaux ou encore savoirs indigènes. Sur ce point, l’existence de clivages disciplinaires traduit concrètement des approches et des méthodes sensiblement différentes. Les anthropologues et les ethnologues se montrent soucieux de qualifier des « savoirs autochtones », à la différence de certains sociologues ou urbanistes qui, partant des dispositifs, examinent plutôt les effets sur la décision des « savoirs profanes », ou encore de politistes interrogeant les enjeux politiques associés à l’émergence de « savoirs citoyens ».

10En ce qui concerne plus précisément la notion de savoir d’usage, ou encore d’expertise d’usage, nous retiendrons qu’il s’agit d’une expertise qui s’appuie sur le vécu et l’expérience du quotidien. En d’autres termes, il s’agit de considérer l’expertise d’usage comme une expertise du quotidien fondée notamment sur un savoir-faire lié à la pratique et à l’usage d’un territoire et des composantes qui le constituent (équipements, infrastructures, services publics…). Concrètement, les savoirs d’usage sont notamment mobilisés dans des instances participatives aux objectifs dits managériaux. Celles-ci sont inscrites dans le cadre d’un nouveau management public visant à adapter l’action publique aux besoins de ses usagers. La prise en compte des savoirs d’usage se fait donc par l’intermédiaire d’instruments tels que les enquêtes de satisfaction, ou encore les panels d’usagers, mais aussi par le biais d’instruments « plus discursifs » favorisant le dialogue et la mise en partage des connaissances des différentes parties prenantes par l’intermédiaire de groupes de travail ou encore de conseils de quartiers.

11À partir de ces éléments, nous interrogeons ici la question de la mobilisation d’associations dans le cadre d’une politique de déplacements urbains à partir de trois entrées : les modalités en termes de prise de parole, les arguments mobilisés pour faire valoir cette parole et les impacts concrets de cette participation sur les solutions et les orientations retenues pour le projet mis en débat.

ENTRE PAROLE, ARGUMENTAIRE ET IMPACTS SUR LE PROJET DE DÉPLACEMENTS

Un collectif associatif pour ne faire entendre qu’une seule voix en faveur des « modes doux » de transports

12Dans le cadre de l’un des groupes de travail du PDU de la CANCA, les associations se sont fédérées en un collectif associatif. Comprenant entre autres l’association de cyclistes urbains « VIVA06 », les « Droits du piéton », ou encore la Ligue contre la violence routière, toutes les associations réunies au sein de ce dispositif participatif se sont retrouvées autour d’un intérêt commun pour le développement des modes doux de transports (vélo et marche) en ville, et plus largement pour une meilleure qualité de vie urbaine. Initié par le président de VIVA06, ce collectif a été constitué pour ne faire entendre qu’une seule et même voix en faveur du développement des divers « modes doux » de transports. Cet unisson affichait alors deux objectifs.

  • 4 Entretien avec le chef de projet du PDU de la CANCA, juillet 2007.
  • 5 Collectif « Modes doux », Mobilités douces et intermodalité dans la CANCA. Propositions soumises à (...)

13D’une part, il s’agissait de donner plus de poids à la parole associative afin de se faire entendre des autres participants. Les propos du chef de projet PDU viennent ici confirmer cette intention : « Visiblement il y avait beaucoup de monde en termes de modes doux et VIVA06, spontanément m’annonce : “on ne va pas venir à 15. En parlant chacun dans notre sens on ne va pas y arriver.” […] Alors ils m’annoncent qu’ils allaient venir en tant que collectif4. » D’autre part, il fallait éviter que les associations soient catégorisées en types d’usagers. Le collectif a ainsi souhaité porter ses propositions de manière « consensuelle », en considérant qu’un citoyen peut être tout autant un cycliste, un piéton et un usager des transports collectifs. Par conséquent, les recommandations faites par le collectif « ne sont pas des mesures proposées au détriment d’une catégorie qui serait composée d’usagers exclusifs de l’automobile, mais ont pour objectif, par un rééquilibrage entre les modes, de faciliter tous les déplacements, y compris ceux qui resteront dévolus au mode automobile et autres modes motorisés5 ».

  • 6 Ibidem, p. 3.
  • 7 Entretien avec le chef de projet du PDU de la CANCA, juillet 2007.

14L’intention générale du collectif était « d’accompagner la réflexion des services administratifs communautaires concernant l’intermodalité et l’accessibilité aux modes doux dans la CANCA6 ». Il a ainsi constitué un document intitulé « Mobilités douces et intermodalités dans la CANCA : propositions soumises à la communauté d’agglomération Nice Côte-d’Azur pour faciliter l’accessibilité aux modes doux à la CANCA ». Présenté au cours d’une réunion de travail, leur prestation a été perçue « à la manière de celle des bureaux d’études ». Leur travail a été reconnu par les autres participants comme « structuré » et « argumenté » et l’un des élus a d’ailleurs comparé leurs travaux à ceux des consultants présents, ce qui n’a pas été sans gêner le chef de projet qui raconte que « ça mettait le consultant un peu… avec une phrase de l’élu qui a dit : “les associations sont parfois aussi bonnes voire meilleures que les consultants7” ». La constitution de ce collectif a donc permis aux associations d’apporter plus de légitimité à leur participation afin de soutenir leurs propositions.

Un territoire en pratique et en mémoire : un argumentaire qui donne du sens à l’action collective

15Le registre argumentatif mobilisé par les membres des associations en vue de défendre leurs propositions vise à légitimer leur participation en puisant dans un argumentaire tantôt lié à la pratique, tantôt lié à la mémoire locale.

Un argumentaire lié à la pratique : une mobilisation en faveur de la demande locale

16S’appuyant sur leur pratique et leur expérience du quotidien, les usagers détiennent une connaissance fine du territoire qu’ils mobilisent très largement pour argumenter leurs propositions. Entre l’identification précise de pistes cyclables discontinues, ou encore les difficultés rencontrées pour amener son vélo dans un train, les revendications sont toujours argumentées par des exemples précis qui prennent la forme de petites histoires ou encore d’anecdotes. Nos entretiens avec deux cyclistes viennent illustrer ce constat.

« On nous met des pistes cyclables qui n’ont pas de continuité, ça ne veut rient dire. Vous avez un bon exemple rue Pastorelli, vous avez dès le début une piste cyclable avec les bus et subitement on enlève la piste cyclable, sans même prévenir » (JF, ancienne présidente du comité de quartier Carabacel).

« C’est compliqué de prendre les vélos dans le train par exemple. La gare n’est pas équipée. Il y a des marches de partout. Que ce soit à vélo, avec des valises ou n’importe quoi d’autre, la gare de Nice n’est pas du tout équipée. Il faut prendre le vélo sur l’épaule et l’amener dans les wagons, qui en plus ne sont pas toujours équipés. Et puis, il ne faut pas les prendre aux heures de pointe. Quand c’est un vélo pliable ça va. Bon, il y a certains wagons qui sont équipés pour les vélos mais ce sont des équipements en hauteur et il faut une certaine force pour accrocher son vélo » (MS, ancienne secrétaire de l’association VIVA06).

  • 8 Entretien avec un élu, juillet 2007.

17Les usagers des transports prêtent donc une attention particulière aux « détails » contraignant leur pratique. C’est donc en se focalisant sur ces détails qu’ils forgent un argumentaire qui traduit, entre autres, leur capacité à faire remonter une demande locale. Au regard des autres participants les associations impliquées dans le dispositif du PDU sont donc apparues comme des « amateurs du terrain8 ».

Un argumentaire lié à la mémoire locale : une mobilisation au profit d’une « vision intégratrice »

  • 9 Le Groupement interdisciplinaire de réflexion (GIR) sur les traversées sud alpines et l’aménagemen (...)

18Afin de légitimer leur participation et défendre leurs propositions, les membres des associations ont mobilisé l’argument de la mémoire locale en soulignant qu’ils possédaient à la fois une histoire ancienne sur le territoire mais aussi qu’ils se mobilisaient régulièrement dans la plupart des démarches participatives les concernant. En effet, les associations tout comme leurs membres ont quasiment toutes une histoire ancienne sur le territoire azuréen. Par exemple, l’association des Amis du rail a été fondée en 1980, celle des Droits du piéton en 1994 et le GIR Maralpin9 en 1996. L’association VIVA06, constituée en 2000, est la plus récente mais surtout représente la première association locale de cyclistes urbains. Si l’histoire des associations est ancienne, celle de ses membres l’est tout autant. Ainsi à la question « Qu’est-ce qui vous a amené à vous impliquer dans ce PDU communautaire ? » le président de la Ligue contre la violence routière nous a répondu : « Eh bien écoutez, primo je suis Niçois. »

19Les propos tenus par l’ensemble des associatifs convergent ainsi vers cette idée d’appartenance locale.

« J’ai commencé à faire du vélo en 1948. Il y a 55 ans que je sillonne les routes » (MB, membre du collectif cyclisme 06). « Notre association “Les droits du piéton” milite à Nice depuis très longtemps, depuis 13 ans maintenant. […] dans les communes, il y a toujours des associations qui œuvrent depuis longtemps » (JD, président de l’association les droits du piéton). « Nous sommes commerçants et nous sommes installés depuis bientôt 82 ans. Mes parents ont commencé en 1926, ça compte ! Je veux dire par là que toute notre vie on a regardé, on a observé, on a écouté et en effet pour nous ici, surtout au-dessus du pont [au nord de la gare Nice-Thiers], il y a des changements très sensibles. Il n’y a jamais eu autant de changements de toute ma vie » (GL, président de la Fédération des commerçants azuréens).

20Ce constat d’une appartenance locale se corrèle à une marque d’engagement et de mobilisation en termes de participation. Les membres des associations apparaissent alors comme des individus capables de puiser dans leurs expériences leurs perceptions et diagnostics des différents projets d’aménagement. Lors de nos entretiens qualitatifs, les interviewés n’ont pas hésité à raconter leurs expériences de concertation, à faire le lien entre les différents projets auxquels ils ont participé, mais aussi à partager les apprentissages qu’ils ont pu y faire.

  • 10 Débat public sur le projet de contournement routier de Nice.

« J’ai participé à toutes les réunions qui pouvaient se faire sur le plan du conseil général, départemental ainsi que sur le plan plus urbain et aussi local » (MB, membre du collectif cyclisme 06). « On a participé à beaucoup de choses, notamment l’élaboration du PDU de Nice en 2000 » (JD, président de l’association les droits du piéton). « Nous sommes devenus membre du Conseil de développement de la Communauté d’agglomération Sophia Antipolis (CASA). […] Nous avons participé à l’élaboration de la DTA (directive territoriale de l’aménagement). […] Nous avons obtenu la création d’ateliers dans le cadre du dernier débat public10. […] Nous avons eu l’occasion de participer au débat VRAL (Vallée du Rhône et sur l’arc languedocien) […]. Nous étions reçus ce matin à la CCI pour débattre pour la troisième fois sur la LGV PACA […] On a répondu à une enquête publique sur l’implantation du stade dans la vallée du Var. Là, on va travailler sur le PDU de la CASA » (JM, secrétaire scientifique de l’association GIR Maralpin).

21Parce qu’elles possèdent une empreinte ancienne sur le territoire, les associations ont fait valoir un argumentaire permettant d’apporter une vision intégratrice pouvant être mise au service d’une plus grande cohérence territoriale, ainsi que d’une plus grande cohérence entre les différents projets.

Les impacts de la participation des associations sur les solutions et les mises en œuvre prévues par le PDU de la CANCA

  • 11 Les termes de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre proviennent du domaine de la construction (...)

22Quels sont les impacts de la participation des associations sur les solutions et les orientations retenues pour le projet de planification des déplacements ? En effet, une série de propositions formulées par les associations ont été retenues dans le projet de planification des déplacements. Mais, comment ont-elles réussi à s’imposer ? Les exemples relevés, bien que non exhaustifs, nous incitent à en proposer une catégorisation oscillant entre la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre11. En effet, ces propositions apparaissent non seulement comme de nouvelles solutions pour le projet, à la manière d’une autorité qui voudrait développer de nouvelles offres. Mais elles se présentent aussi comme un savoir-faire acquis d’expériences préalables, à la manière d’un bureau d’étude qui piocherait dans ses références passées.

Des solutions à mettre en œuvre : pendant d’une maîtrise d’ouvrage ?

23Le premier exemple de propositions faites par les associations porte sur l’intermodalité et l’accessibilité. Le document technique réalisé par le bureau d’études Altermodal, en charge du groupe de travail sur les modes doux de transports, précise que certaines associations ont soulevé l’intérêt d’aménager de manière prioritaire les accès aux gares dans un rayon de deux à trois kilomètres. Préconisée pour favoriser l’intermodalité, cette proposition est reprise dans l’une des fiches action du PDU de la CANCA. Parce que les usagers des transports alternatifs à la voiture sont contraints dans leur chaîne de déplacement, ce sont les premiers à être affectées par les dysfonctionnements liés à l’intermodalité et à l’accessibilité. Concrètement, le cycliste avec son vélo ou l’handicapé avec son fauteuil roulant n’a pas toujours accès aux infrastructures de transport de manière aisée. Cette mobilisation en faveur de l’accessibilité, généralement attribué aux associations de paralysés, a été plus particulièrement défendue dans le cadre du PDU de la CANCA par le collectif associatif « Modes doux ».

  • 12 CANCA – Direction Transports, Plan de déplacements urbains communautaires – projet arrêté le 25 se (...)

24Le deuxième exemple porte sur de nouvelles solutions proposées en faveur du vélo. Pour promouvoir l’utilisation de ce mode de transport, les associatifs ont d’abord insisté sur l’autorisation des contresens cyclables afin de promouvoir les cheminements courts. Cette proposition se retrouve ainsi parmi une série de préconisations d’aménagements proposée par le PDU. Les associatifs ont ensuite souligné l’intérêt de proposer des offres de vélos en gare. Ce concept de « vélostations » est à la fois une offre de stationnement pour les cyclistes, de location pour les visiteurs, de gardiennage ainsi qu’une offre d’entretien. Cette solution est reprise dans le PDU de la CANCA comme l’un des leviers de la politique cyclable : l’enjeu est de « créer une véritable politique de stationnement vélo CANCA et permettre ainsi le stationnement vélo de manière simple, pratique, accessible et sécurisée12 ».

Le « savoir-faire » comme référence : pendant d’une maîtrise d’œuvre ?

25Dans le cadre des actions préconisées par le PDU, les associations ont été sollicitées pour partager tout ou partie de leur savoir-faire.

  • 13 Les plans de déplacements scolaires (PDES) permettent le ramassage scolaire par l’intermédiaire de (...)

26Premièrement, les associations sont désignées dans le PDU de la CANCA comme les maîtres d’ouvrage, au côté des communes, des actions de type plan de déplacements scolaires13. Pour le ramassage scolaire, certaines associations ont déjà développé un savoir-faire par l’intermédiaire d’événements comme « Marchons vers l’école », mené par l’association VIVA06 et l’école Sainte-Hélène. La mise en œuvre des PDES peut ainsi être déléguée à des associations spécialisées dans les modes alternatifs à la voiture, à des associations de quartiers ou encore à des associations de parents d’élèves. Lors de la première réunion de travail du PDU sur les modes doux de transports, durant laquelle a été soulignée l’importance de valoriser « les bons exemples » afin de reconduire des expérimentations concluantes, l’association VIVA06 a proposé son savoir-faire en la matière.

27Deuxièmement, la réalisation de l’un des vingt plans de déplacements d’entreprises (PDE) commandés par l’autorité n’est autre que le travail de l’association GIR Maralpin. Les PDE sont issus d’une analyse des déplacements des employés d’une entreprise (généralement d’importants pôles générateurs de déplacements) pour permettre in fine des possibilités de transports alternatifs à la voiture comme le co-voiturage. Bien que ce travail soit généralement l’apanage des bureaux d’études, le GIR Maralpin a été en charge du PDE de l’université des Sports de Nice. Cette capacité à réaliser ce type de mission s’explique notamment par la nature de l’association puisqu’en tant que société savante ses actions prennent la forme de prestations intellectuelles.

28Nous observons que l’expertise provenant de l’expérience et des pratiques des usagers devient audible et peut influer sur les pouvoirs publics. La légitimité des associations ressort renforcée lorsqu’elle synthétise les expériences individuelles liées aux usages d’un territoire et aux déplacements dans cet espace.

LA GESTION DES DÉPLACEMENTS URBAINS FACE À LA MONTÉE D’UNE EXPERTISE D’USAGE

29Le domaine des déplacements urbains, voire plus généralement celui des transports, s’inscrit depuis toujours dans une logique technocratique de l’action publique. Celle-ci se fonde sur les savoirs techniques de professionnels, représentés notamment par les grands corps de l’État, les ingénieurs des collectivités territoriales ou encore les ingénieurs de bureaux d’études spécialisés. Pendant longtemps, l’expertise sollicitée dans ce domaine avait pour objectif de répondre à des problématiques cloisonnées, portant notamment sur les performances technologiques des systèmes de transport. Concrètement, les premiers documents caractéristiques de ces politiques s’interrogent assez spécifiquement sur la question des circulations à partir des Études préliminaires d’infrastructures de transport (EPIT), des plans de circulation ou encore des dossiers de voirie et d’agglomération. Souvent synonyme de grands projets d’infrastructures, ce domaine mobilise une expertise scientifique et technique dans le but de réaliser des calculs de structure et de dimensionnement. Par conséquent, l’expertise dans ce domaine a longtemps fait consensus et placé la figure de l’expert professionnel au centre du processus décisionnel (Kauffman & Barbey, 2004).

30Avec l’émergence de nouveaux enjeux urbains et environnementaux, les politiques de transport sont montées davantage en généralité. Ces enjeux se traduisent par la présence de nouvelles préoccupations environnementales, le souci de limiter l’automobile dans les centres urbains ou encore l’intérêt croissant pour des politiques dites durables. Ainsi, il ne s’agit plus d’appréhender les transports par l’intermédiaire de prouesses techniques permettant de traverser toujours plus vite les territoires mais il est davantage question de vélos, d’espaces partagés ou encore de code de la rue (Barthélémy, 2002). À ces nouveaux enjeux urbains et environnementaux viennent s’ajouter d’autres enjeux d’ordre démocratique. En effet, en tant qu’instrument central de l’action publique, les transports et les politiques qui en résultent nécessitent une coordination entre les différents acteurs institutionnels, entre les acteurs institutionnels et les acteurs sociaux, mais aussi entre les acteurs aux territoires d’interventions différents (Offner & Pumain, 1996). Les systèmes décisionnels s’ouvrent désormais à l’ensemble des acteurs concernés : de l’élu au professionnel des transports, en passant par l’usager. De cette manière, de nouvelles approches se dessinent et semblent pouvoir laisser plus de place à d’autres formes d’expertises.

  • 14 Entretien avec un technicien, juillet 2007.

31Dans ce sens, l’exemple du PDU de la CANCA nous permet d’avancer l’idée que l’expertise conventionnelle, traditionnellement portée par des professionnels, est face à la montée d’une expertise dite d’usage. Tout d’abord, nous avons pu montrer que les usagers mobilisaient une expertise susceptible d’intervenir à la fois dans la définition des besoins, mais aussi dans la mise en œuvre d’actions. Ce profil d’expert est notamment légitimé pour deux raisons. D’une part, parce qu’il pratique, arpente et connaît son territoire, l’usager est porteur d’un savoir-faire local. D’autre part, en tant que résident et riverain, il offre alors au projet une mémoire locale. Ensuite, nous avons pu relever que la mobilisation des associations permettait effectivement d’ouvrir le débat sur les nouveaux enjeux en termes de déplacements urbains et de mobilité. Qu’elles représentent des cyclistes, des défenseurs des droits du piéton et de la sécurité routière, toutes les associations étaient mobilisées sur le thème des modes doux, voire plus largement de la qualité de vie en ville. Les propos de l’un des techniciens institutionnels rappellent que « les associations étaient très présentes sur les modes doux […]. Les élus et les techniciens parlaient surtout de circulation de voitures, de fret, de camions. Le monde associatif était là pour aérer tout ça et parler d’autres choses : vélos, piétons… et d’avenir14 ». Les associations ont donc été très investies sur ce sujet, apparemment encore nouveau pour la CANCA et reconnu par les participants comme une avancée en termes de planification des déplacements. Ce sont donc les associations qui ont porté cette thématique dont l’objectif est d’initier par la suite un changement en termes de comportements et d’habitudes de déplacements.

32De manière plus générale, cela nous amène à penser que cette expertise d’usage peut être à la fois considérée comme une assistance à maîtrise d’ouvrage et comme une assistance à maîtrise d’œuvre. Cette caricature volontaire permet notamment de renforcer l’idée que les usagers font figure d’un profil type à la fois capable d’aider autant dans la définition des besoins que dans l’action. À l’interface entre la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre, ils apportent la maîtrise d’usage, dont la reconnaissance dans les processus de décision se fait dans le cadre d’une dynamique de renouvellement de l’action publique. Si l’intérêt de la participation des citoyens à l’action publique a d’abord été corrélé à l’enjeu d’une acceptabilité sociale, il tend aujourd’hui à se corréler davantage à des enjeux en termes de coproduction. Aussi, réfléchir à la place d’une maîtrise d’usage c’est réfléchir à un nouveau statut pour les usagers « de la cité ». Statut qui leur permettrait de légitimer et de faire reconnaître une expertise qui apparaît selon nous comme complémentaire des autres formes d’expertises déjà institutionnalisées.

Notes

1 Recherche-action pour le PREDIT 3 « Mise en œuvre et évaluation de systèmes de procédure de débat public pour une acceptation sociale d’une politique de déplacements durables – Application à la Communauté d’agglomération Nice Côte d’Azur », 6T-Bureau de recherche, 2008.

2 Il s’agit entre autres de transporteurs, de représentants des taxis, de la chambre de commerce et d’industrie, de l’agence d’urbanisme des Alpes-Maritimes, de représentants des collectivités périphériques de l’agglomération, etc.

3 Référence aux journées d’études « Savoirs “citoyens” et démocratie participative dans la question urbaine » organisées en février 2009 par les laboratoires AUS (Architectures, urbanisme, sociétés), CSU (Cultures et sociétés urbaines) et LOUEST (Laboratoire des organisations urbaines : espaces, sociétés, temporalités) ainsi que par le Centre Marc Bloch de Berlin.

4 Entretien avec le chef de projet du PDU de la CANCA, juillet 2007.

5 Collectif « Modes doux », Mobilités douces et intermodalité dans la CANCA. Propositions soumises à la CANCA pour faciliter l’accessibilité aux modes doux, 2005, p. 5.

6 Ibidem, p. 3.

7 Entretien avec le chef de projet du PDU de la CANCA, juillet 2007.

8 Entretien avec un élu, juillet 2007.

9 Le Groupement interdisciplinaire de réflexion (GIR) sur les traversées sud alpines et l’aménagement du territoire Maralpin est une association locale considérée comme une « société savante ».

10 Débat public sur le projet de contournement routier de Nice.

11 Les termes de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre proviennent du domaine de la construction mais ils s’emploient de plus en plus dans les domaines de l’industrie, de l’information mais aussi de l’urbanisme. Le maître d’ouvrage est le commanditaire d’un projet, autrement dit, le donneur d’ordre dont la mission vise à définir les besoins d’un projet. La maîtrise d’ouvrage est représentée par une personne morale de droit public (État, collectivité territoriale…) ou privé (Société d’économie mixte, office HLM…). Le maître d’œuvre, quant à lui, est l’exécutant du projet. Il est mandaté par le maître d’ouvrage lorsque ce dernier n’est pas apte à réaliser techniquement le projet. C’est donc à lui que revient la charge de mettre en œuvre le projet en fonction des variables temps, coûts et qualités fixées par le maître d’ouvrage. Dans les domaines de l’aménagement et de l’urbanisme, la maîtrise d’œuvre peut être déléguée à des professionnels tels que des architectes, des urbanistes, des entreprises de travaux publics ou encore des bureaux d’études spécialisés.

12 CANCA – Direction Transports, Plan de déplacements urbains communautaires – projet arrêté le 25 septembre, 2006, p. 35.

13 Les plans de déplacements scolaires (PDES) permettent le ramassage scolaire par l’intermédiaire de modes alternatif à la voiture. Lorsque le ramassage se fait à pied, l’expérience s’appelle un pédibus. À vélo, il s’agit d’un vélobus. Ce mode de ramassage scolaire reprend le principe d’un réseau de transport collectif. Des lignes sont ainsi créées au plus proche des domiciles des enfants, ponctuées d’arrêts permettant leur regroupement.

14 Entretien avec un technicien, juillet 2007.

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