Préface
p. 9-10
Texte intégral
1Depuis plus de vingt ans, depuis qu’on analyse les rapports de genre dans leurs relations avec les constructions spatiales, on se rend compte que les femmes des pays du Sud ont beaucoup à nous enseigner à maints égards. Les initiatives qu’elles prennent sont multiples – et à leur suite leur famille – pour faire face au quotidien… et – dans le meilleur des cas – orienter leur destin et tenter d’être heureuses. Cet ouvrage en apporte de nouveaux témoignages, dans tous les domaines de la vie publique et privée, dans tous les espaces où les femmes sont amenées à agir.
2Ces actions font certainement notre admiration par les capacités d’adaptation et d’inventivité qu’elles révèlent. En plus, elles nous étonnent par leur spontanéité et leur pragmatisme. Prises isolément, elles sont peu spectaculaires et paraissent peu signifiantes, peu capables d’orienter ou de réorienter le cours des grandes options sociétales décidées aux échelles régionale, nationale ou internationale. Et pourtant… dans leurs conséquences, elles mettent souvent en défaut beaucoup des analyses des rapports de genre devenues habituelles.
3Je voudrais dire tout le plaisir que j’ai eu à lire ce travail explicitement géographique dont l’objectif est d’aller au-delà de ce qu’il est, depuis quelques années, convenu d’appeler une « géographie du genre ». L’ouvrage, là est une des originalités de son apport scientifique, ne veut pas seulement étudier les rapports hommes/femmes (quel que soit le vocable adopté) pour voir comment ceux-ci infléchissent des pratiques spatiales particulières. Son ambition est de détecter à quelles conditions épistémologiques, théoriques, méthodologiques, les rapports de genre sont au cœur même des constructions géographiques qui guident notre connaissance des espaces socio-spatiaux dans leur fonctionnement d’ensemble, dans leur structuration. L’objectif n’est pas de nuancer ou de complexifier des corpus explicatifs bien admis dans la discipline. Il est d’en réorienter la capacité heuristique en les soumettant à l’hypothèse suivante : les rapports de genre sont-ils au même titre que d’autres rapports sociaux, au fondement de l’organisation, de la transformation et de la gestion des espaces. En tout premier lieu ceux de la maison où les femmes occupent leur traditionnelle place de mère. Et aussi les espaces du dehors, de l’ailleurs, où elles acquièrent le droit d’aller pour assurer la survie ou la prospérité de la famille. Un ailleurs qui se dilate au gré de la « modernité » jusqu’à devenir intercontinental dans certains cas. Cette entreprise est à la fois originale et difficile car elle nécessite d’entreprendre un travail de déconstruction/reconstruction d’un certain nombre de concepts proprement géographiques dits jusqu’ici « asexués ».
4Au regard de cette préoccupation, les thèmes de la sédentarité et de la mobilité sont devenus décisifs. Ils se révèlent être la pierre angulaire de la transformation des rapports de genre que sous-tendent les changements sociaux et spatiaux liés à la « mise en modernité » des pays du Sud depuis quelques dizaines d’années. Comme dans les pays nord occidentaux où des transformations se sont produites principalement depuis les années 1960, dira-t-on. Mais les comparaisons s’arrêtent vite. Les dynamiques sont autres. Il ne peut en être autrement. C’est ce que nous fait comprendre l’analyse des initiatives prises par les femmes Bamilékés – et leurs familles – au Cameroun. En s’appuyant sur des démonstrations fines et complexes qui mêlent des argumentaires tout à la fois d’ordre historique, sociologique, économique… Ce livre rapporte et fait vivre la création d’équilibres précaires combinant les lieux, les espaces, les idéologies, les nécessités économiques triviales. Les femmes impulsent ces dynamiques. Ce faisant, elles dilatent puis font éclater le cadre domestique. Il en découle des espaces-temps de désarroi et de fragilité individuelle, familiale, sociale, de genre. Néanmoins les appartenances familiales et territoriales restent des refuges auxquels chacune se raccroche quand beaucoup se dérobe et semble encore plus mouvant qu’auparavant.
5Au total, nous saisissons l’émergence de familles et de territoires plus ou moins stables. Les femmes y tiennent – ou y maintiennent – leur place à la maison et s’assurent une position ailleurs, dans des espaces pluriels grâce aux arrangements que leur permettent d’échafauder leurs revenus financiers issus principalement d’activités marchandes, ou encore leur appartenance à des réseaux plus ou moins formels. Nous comprenons des situations de décalages inconfortables mais prometteurs d’avenir meilleur (ou d’un avenir tout court). Les femmes y développeraient – y développent – leur droit à la parole, à la prise de décision dans des collectifs de travail et d’échange marchand, et aussi dans des collectifs qui reconnaissent et valorisent la réciprocité et le don.
6Au fil de la lecture, se profilent donc certes des parcours de vie individuels ambigus pour celles qui les vivent et qui y éprouvent tout à la fois soumission et liberté. Prennent corps aussi des transformations des rapports de genre et l’émergence d’espaces sexués différents de ceux que nous observons dans nos pays nord occidentaux. Il y a là des enseignements pour chacun(e) d’entre-nous à la fois dans nos vies personnelle, citoyenne, de chercheur. Ces enseignements nous mettent face aux incertitudes des relations qu’hommes et femmes devront nouer dans l’avenir. Et cette perspective est mobilisatrice. Où et comment le positionnement des sexes peut-il encore – à nouveau ? – se renégocier entre les individus et les espaces ?
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