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Retour sur la voie domitienne en Biterrois
p. 161-178
Résumés
Les dernières campagnes de fouille ont permis de mieux préciser les conditions d’implantation de la voie domitienne à Colombiers (Hérault) et les grandes étapes de sa construction.
Après avoir, dès la conquête, installé la première piste directement sur le chemin protohistorique attribué à Héraclès, le pouvoir romain, pour faire face aux exigences de la circulation militaire et assurer la continuité des communications, a dû, dans les années 70-60 av. J.-C., construire, quelques mètres plus au sud, une chaussée en remblai, bordée par un mur conséquent. À l’époque altoimpériale, les contraintes environnementales et la densité du charroi ont imposé une nouvelle et puissante restructuration des équipements viaires. La chaussée, toujours munie d’un mur bordier, implantée directement sur la voie tardo-républicaine, est surélevée d’un mètre, et désormais doublée par une allée cavalière. Cet ensemble, datable entre les années 40 et 60, montre une ampleur monumentale avec un vaste espace aménagé qui jouxte, au nord, l’allée cavalière et une rampe d’accès à la voie qui détermine, au sud, un carrefour à angle droit, possiblement intégré à la centuriation coloniale de Béziers dont le Decumanus Maximus correspond à ce tronçon de la voie consulaire. Les bâtiments mis au jour sur le côté sud et la nature du matériel archéologique permettent d’envisager la présence d’un petit relais routier dont l’existence, depuis les années 60 av. J.-C., a pu se prolonger jusque dans un large Ier siècle de notre ère. L’abandon du complexe a dû intervenir dans le courant du IIe siècle tandis que la voie reste toujours et longuement fréquentée.
The last excavation campaigns made it possible to better specify the conditions of establishment of the Domitian Way in Colombiers (Hérault) and the great stages of its construction. After having installed, by the time of the Conquest, the first track directly on the protohistoric way allotted to Heracles, the Roman power had to build, around 70-60 BC, in order to face the requirements of military circulation and to ensure the continuity of the communications, a few meters to the South, a road embankment, edged by a sizeable wall. During the Early imperial period, the environmental constraints and the cartage density led to a new and powerful reorganization of the road equipment. The roadway, always bordered by a wall, directly established on the late-republican way, is raised by one meter and, from now on, doubled by a riding way. This unit, which is to be dated between the 40s and the 60s, shows a monumental range with a large developed area closing, to the North, the riding way and an approach ramp to the way which determines, in the South, a right angle crossroads, possibly integrated to the colonial centuriation of Béziers, whose Decumanus Maximus corresponds to this section of the Consular Way.
The buildings excavated on the southern part as well as the nature of the archaeological material make it possible to think of a small post house of which the existence could have lasted from the years 60 BC onto a broad 1st century of our era. The abandonment of the complex must have occurred during the 2nd century while the way is still and for long attended.
Texte intégral
1Ce retour sur les conditions d’aménagement de la voie domitienne permet aujourd’hui, après cinq campagnes de sondages et de fouilles, de rectifier certaines des hypothèses provisoires qui avaient été présentées dans le volume d’hommages offert à notre ami Okko Behrends1. Si, dans cet Ouest biterrois, sur la commune de Colombiers, au franchissement d’un talweg et avant le col du Malpas, situé au pied de la colline d’Ensérune, se trouvent désormais clairement confirmés à la fois les rapports génétiques avec le chemin protohistorique et l’ampleur de la voie consulaire mise au jour, il faut désormais renoncer à l’interprétation jusqu’ici retenue, qui faisait du tronçon étudié un unicum, avec ses deux bandes de roulement parallèles2.
2La poursuite des investigations a, en effet, permis à la fois de mieux appréhender l’implantation de cet axe majeur des communications impériales, de préciser comment les contraintes environnementales ont pesé ici, dans une zone basse, sur son histoire et de revenir sur la nature des structures observées en bordure de la voie. Structures qui paraissent révéler un petit complexe routier, inédit sur cette étape Narbonne-Béziers, relativement courte mais rendue difficile par les conditions environnementales, dans cette plaine où abondent les zones humides autour d’étangs et les fleuves et ruisseaux soumis à un régime souvent torrentiel.
DE LA PISTE À LA VOIE EN REMBLAI : CONTRAINTES HISTORIQUES ET CHOIX TECHNIQUES
3La question qui a longtemps dominé les recherches sur l’histoire de la circulation antique dans les zones humides de la plaine littorale languedocienne a porté, durant des décennies, sur la possibilité d’y implanter des aménagements pérennes avant le début de notre ère3. On sait en effet que, dans la proche périphérie de Narbonne, subsistaient, au moins jusqu’au changement d’ère4, d’importantes zones lagunaires et marécageuses. Et, de fait, cette chronologie correspond notamment aux observations qui ont pu être faites dans l’étang de Capestang – à quelque cinq kilomètres à peine de notre zone d’étude – où les sondages ont montré qu’il évoluait vers le marécage à la fin de l’Âge du Fer5.
4Or, les acquis des campagnes que nous avons conduites de 2006 à 2010 autorisent aujourd’hui à attester une présence précoce d’un axe de circulation au sud de l’étang de Montady, dans une zone malaisément circulable et où prévalaient plus de questions que de certitudes. Ils permettent également, même si l’étroitesse de la fenêtre d’observation ne permet pas d’apprécier l’amplitude des relations, d’éclairer l’histoire de la circulation dans la longue durée, en montrant les rapports qui peuvent être établis entre la voie protohistorique et la première phase de la voie domitienne, qui s’insère désormais dans une chronologie relative des espaces de circulation comprise entre le VI e siècle avant notre ère et le IIIe siècle de notre ère.
L’implantation de la via consularis
5La mise au jour d’un chemin creux présentant des niveaux de roulement préromains6 a montré, lors des campagnes 2006 et 2007, que, dès le milieu du VIe siècle avant notre ère, cette zone connaissait une circulation qu’il faut sans doute lier à l’émergence de la première ville d’Ensérune. Constat qui doit être rapproché des observations comparables, qui ont été faites, quelques kilomètres plus à l’est, à l’entrée de Béziers, où un axe de circulation contemporain du chemin creux de Colombiers a également été mis au jour à proximité de la voie domitienne7. Ainsi, dans le courant du VIe siècle avant notre ère, quand commencent à se développer les centres urbains de Béziers et d’Ensérune, un chemin – dont l’orientation a pu être mesurée à 27 degrés ouest8 – semble bien avoir parcouru ce secteur où parvenaient précocement les céramiques méditerranéennes, corinthiennes et attiques particulièrement9. Chemin que l’on peut sans doute identifier à un tronçon de la mythique voie héracléenne.
6La circulation protohistorique dont il témoigne se faisait, à Colombiers, directement sur la terre battue, dont les niveaux de roulement les plus anciens ont révélé d’évidentes traces de boue, vestiges d’épisodes qui mettaient en cause, en dépit de l’existence d’un fossé bordier au sud10, les conditions de fonctionnement de cet axe.
7Néanmoins, si son utilisation sur la longue durée est apparue dès les premiers sondages11, c’est à partir de la chronologie relative, assurée sur la base d’unités stratigraphiques, affinée lors de la dernière campagne de fouilles, qu’on peut aujourd’hui assurer que les niveaux romains, identifiables à la première voie domitienne, ont été implantés là directement sur l’axe protohistorique12, signant la création de la via consularis.
8Lors de la conquête de la fin du iie siècle, Domitius Ahenobarbus, à qui incombait d’assurer le maintien des relations est-ouest, essentielles à la prise de contrôle de la nouvelle province a dû, en effet, agir rapidement pour implanter la voie consulaire dans une région où les populations sont encore agitées pendant plusieurs décennies13. Sans préjuger de la politique générale d’aménagement, il faut constater qu’ici, en tout cas, les constructeurs, des militaires sans doute, ont utilisé la structure préromaine comme base de préparation de la voie consulaire, laquelle a d’abord été faite de sable et de terre battue, très compressée14. Le niveau préexistant du chemin creux a été alors simplement égalisé et légèrement relevé en posant une couche de sable très souple sur la terre argileuse du chemin préromain. La voie romaine – mesurée pour la partie exhumée à 2,5 mètres, qui correspondent aux 8 pieds de la mesure minimale en ligne droite donnée par Gaius15 pour une via – s’est ainsi surimposée rapidement, et sans aménagements d’envergure, au tracé antérieur. C’est ce qu’atteste aussi la réutilisation du fossé bordier, dont le remplissage a livré, dans ses niveaux supérieurs, du matériel républicain précoce. Des fragments d’amphores Dressel 1, A et B, et de céramique campanienne B, associés à un petit bronze de Marseille, daté de 150-50 av. J.-C.16, indiquent que l’utilisation de ce premier tracé a prévalu dès la conquête, et jusqu’à une époque que l’on peut raisonnablement fixer, d’après les artefacts datants, autour des années 60 avant notre ère17 au plus tard.
9Un tel constat est loin d’être neutre. Il permet, en effet, de revisiter utilement le passage tant discuté de Polybe18 sur le bornage de la voie héracléenne, tous les huit stades, d’Emporion au Rhône, « parcours qui a été depuis soigneusement mesuré » par les Romains. Que Polybe ait ou non emprunté la voie préromaine à son retour d’Espagne, après la campagne ibérique de Scipion (135-129), il n’en demeure pas moins que Domitius Ahenobarbus, en bornant, comme l’atteste le milliaire de Treilles19, aux lendemains mêmes de la conquête, la première via publica des Gaules, a, de fait, borné du même coup la voie protohistorique. Le long débat qui porte depuis des décennies sur l’interprétation de ce passa ge du texte polybien trouve ici un épilogue positif qui s’inscrit dans le droit fil des remarques de Pascal Arnaud, fin connaisseur des itinéraires et des mesures antiques, dont je rappelle les termes concernant le passage qui nous intéresse directement :
« La métrologie rejoint les données de l’histoire pour concourir à jeter le soupçon sur l’authenticité du passage […] : voudrait-on en fonder l’authenticité qu’il faudrait admettre que Polybe y a délibérément livré une clé métrologique distincte de celle qu’il utilisait notoirement d’ordinaire. L’ensemble du passage, à partir du paragraphe 5 est à l’évidence mêlé de toute une série de gloses, et les paragraphes 5 à 7, qui nous intéressent ont toute la structure d’une scolie. Ils n’ont du reste pas trompé la sagacité de plusieurs générations de philologues20.»
10Ainsi la reconnaissance des deux tracés routiers reconnus à Colombiers vient apporter un argument de poids à la présence d’une interpolation à laquelle il est devenu difficile de ne pas souscrire au vu de l’identité, même localisée et partielle, des deux tracés viaires et des équivalences qui établissent l’excellente approximation entre les 8 stades du texte grec – sur le module du stade « olympique » de 177 mètres – et les 600 pieds du mille romain, qui compté à 8 stades 1/321.
11Les observations réalisées dans ce fond de dépression, tant sur les chaussées que dans le remplissage du fossé bordier, ont également permis de mesurer l’ampleur des dynamiques sédimentaires locales, des processus de ruissellement et de colluvionnement. La récurrence d’importants épisodes, bien perceptibles sur toute l’emprise de la voirie, constitue clairement un facteur majeur qui rend compte de l’histoire des aménagements routiers dans ce secteur. On retrouve là comme un écho des observations de Poséidonios d’Apamée, qui a parcouru les Gaules vers 100 avant notre ère, dont Strabon22, en les lui empruntant largement, note la pertinence dans ses remarques, certes plus générales, sur les difficultés rencontrées par le charroi une partie de l’année. Tel semble bien avoir été le cas sur notre secteur où l’accumulation des eaux de ruissellement de surface et les inondations du ruisseau voisin rendant, à certains moments, le chemin creux impraticable, ont contribué à imposer, au cours du premier siècle avant notre ère, l’exhaussement de la voie et son déplacement vers le sud. Ce glissement et le recours à d’autres modalités de construction conduisent cette fois à une intervention d’envergure. Il s’agit alors, en mettant la chaussée hors d’eau, d’assurer la permanence des communications sur cet axe stratégique, au moment, dans les années 70 du ier siècle avant notre ère, où prévalent le rétablissement de l’ordre dans la province et les impératifs conjugués des opérations ibériques de Pompée.
La construction de la via domitia
12La seconde phase de la voie, révélée par la campagne de fouilles de 2009, modifiant drastiquement nos informations, correspond cette fois clairement à une véritable construction. Elle a, en effet, mis au jour, immédiatement au sud de la première voie consulaire héritière du chemin protohistorique, une route puissamment aménagée.
13Il s’agit alors, en mettant la chaussée hors d’eau, d’assurer la permanence des communications sur cet axe stratégique, au moment où prévalent, dans les années 70 du ier siècle avant notre ère, le rétablissement de l’ordre dans la province et les impératifs conjugués des opérations ibériques de Pompée.
14Le nouveau tracé est implanté sur terrain vierge, les couches de préparation reposant directement sur un niveau d’argile totalement stérile, sur lequel ont été identifiées des couches fortement tassées de sable et de gravillons, sur 70-80 centimètres d’épaisseur environ. La chaussée est pourvue d’un épais mur bordier, bien appareillé, construit en pierres calcaires liées à l’argile, qui soutient le remblai au sud, et d’une bordure aménagée au nord23 – trottoir ( ?) ou mur bordier ( ?) peut-être. Le dispositif est radicalement nouveau, qui fait désormais passer en fort remblai la voie qui est ainsi surélevée de presque un mètre au-dessus du paysage environnant. La nouvelle chaussée développait une emprise mesurée à quelque 7 mètres au point le plus bas du tracé, le profil en long montrant que la voie remonte aussi bien vers l’est que vers l’ouest. L’état de la bande de roulement, très endommagée, notamment par l’intensité de la circulation24, montre que cette configuration n’a cependant pas permis d’échapper aux ravages dus à l’écoulement des eaux de surface – dont des traces évidentes de stagnation ont pu être observées sur l’épiderme de la voie. Si l’absence de matériel datant n’a pas permis de fournir une chronologie absolue, la présence d’amphores de Tarraconaise à proximité immédiate, dans les structures aménagées sur le bord sud de la voie, donne une indication chronologique, terminus ante quem, sachant que ce type de production commence à arriver dans la zone au cours des années 60. Il est évidemment tentant, face à de telles observations, de faire appel à des textes bien datés de cette période tardo-républicaine pour mieux éclairer la question de la « construction » de la voie.
15Salluste25 rapporte une lettre au Sénat de Pompée qui, en 76-75, se flatte d’avoir « repris » la Gaule en refoulant, des Alpes aux Pyrénées, les populations menaçantes et d’avoir « ouvert un chemin différent de celui d’Hannibal et plus commode ». Ce que confirme Cicéron en 67, dans le de Imperio Cn. Pompei, où il prend à témoin la Gaule per quam legionibus nostris iter in Hispaniam Gallorum internicione patefactum est26. Or, dans le tronçon précis qui nous intéresse, où Hannibal a pu passer sur l’axe protohistorique, le déplacement de la voie pourrait répondre aux deux critères avancés dans ce passage : celui de la nouveauté – en renonçant au premier tracé aménagé sur la voie protohistorique – et celui de la commodité – en assurant la continuité des communications en cas d’intempéries.
16Mais c’est dans son Pro Fonteio que Cicéron évoque plus longuement l’ampleur de l’opération qui a marqué le gouvernement de Fontéius, resté dans la province de 76 à 74. Pendant cette période de troubles où Rome doit lutter contre les dernières velléités de résistance des populations locales, confortées par les événements d’Ibérie. Il souligne notamment que les importants travaux alors engagés sur cette route stratégique relèvent, à la lettre du texte, d’« une affaire d’État ». C’est, de fait, le moment où la voie est indispensable pour maintenir, durant la guerre d’Espagne, les communications de l’armée de Pompée, dont on sait qu’elle prend, à plusieurs reprises, ses quartiers d’hiver aux environs de Narbonne. Or, le passage du Pro Fonteio27, daté de 69, aborde, dans le cadre général des accusations sur les travaux de « réfection des routes », le cas particulier de la voie domitienne, dont c’est là la première mention sous cette dénomination28.
17Les données archéologiques obtenues lors des opérations conduites en 2009-2010 sont à même d’apporter une confirmation concrète aux assertions de Cicéron, car, avec le second état de la voie consulaire, à la différence du premier, il s’agit bien de la phase de construction de la voie, qu’exprime, sans ambiguïté, le latin «cum ad rem publicam pertineret viam Domitiam muniri29 ». Force est donc de distinguer la nature des interventions conduites ici et les étapes qui ont marqué l’aménagement de ce tronçon.
18De fait, si la création de la voie consulaire intervient bien dès la conquête, avec la récupération du tracé préexistant par Domitius Ahenobarbus, sa véritable construction doit, elle, être située un demi-siècle plus tard, à l’époque de Pompée et de Fontéius.
19Pour autant, en dépit de l’ampleur des travaux, les difficultés de franchissement de la dépression, en bordure du talweg, ne semblent pas avoir été alors totalement maîtrisées. Faut-il l’expliquer par la conjonction d’une localisation à une cote basse et de fortes contraintes environnementales ? Ou invoquer plutôt la réalité de ces malfaçons et de ces travaux dont la réception aurait été légère et particulièrement complaisante, qu’auraient acceptés Fontéius30 et ses mandants ? Les deux explications ne s’excluent d’ailleurs pas forcément. Quoi qu’il en soit, force est de constater que les modalités de construction de la voie tardo-républicaine se sont révélées inadéquates et mal adaptées, au point d’imposer une nouvelle intervention destinée à surélever encore la voie qu’il faut, sans que nous disposions d’une datation absolue, situer un siècle et demi plus tard environ.
Réfection et monumentalisation de la voie
20La troisième étape identifiée là dans l’histoire de la voie montre un effort d’aménagement nettement supérieur et une opération de génie civil susceptible de mieux prendre en compte la topographie précise du secteur et les fortes contraintes environnementales. En cela, elle peut constituer aussi une réponse mieux adaptée aux conditions d’écoulement des eaux, et notamment au phénomène, bien perceptible sur le terrain, d’inversion des flux de colluvionnement.
21Directement superposée à la voie tardo-républicaine, une phase d’ample restructuration, qui déborde l’état antérieur, a été, en effet, clairement révélée par la stratigraphie (fig. 1).
22L’emprise totale de la voirie, évaluée à quelque 12 mètres, et la largeur de la chaussée, mesurée à 6,20 mètres, sont désormais considérablement augmentées. Le puissant remblai a dû être à nouveau surélevé, d’un mètre environ, et la fouille a permis d’identifier, en outre, sur son côté sud, une couche sableuse, que sa cote, sa morphologie et son extension conduisent à interpréter comme une contrescarpe, sur laquelle a été installé le mur bordier de la nouvelle chaussée31.
23Le nouvel équipement viaire comprend désormais trois éléments structurels (fig. 2).

1. La voie domitienne en remblai : la superposition des états tardo-républicain et impérial à Colombiers (Hérault).

2. Plan schématique du complexe routier alto-impérial à Colombiers (Hérault).
Une chaussée principale
24Elle est bordée par un mur bien appareillé au sud32. La bande de roulement, summum dorsum, mélange compacté de terre, de gravier fin, de mortier, d’une grande résistance, se développe sur une épaisseur prévue pour être à la fois suffisamment élastique, afin d’assurer un bon roulement, et assez stable pour ne pas se détériorer trop rapidement. Cependant, nids de poule et réparations successives ont conduit, à un moment difficile à préciser, à réaliser un nouveau summum dorsum, attestant l’intensité du roulage et la longévité de la fréquentation. Ces bandes de roulement reposent sur une couche très compacte de graviers et sables – rudus ou nucleus –, qui forme l’âme même de la voie, au-dessus du statumen, constitué ici d’une épaisse couche de sable, très fin et friable, qui assure aussi une fonction drainante, essentielle dans ce type de milieu en permettant d’améliorer les conditions d’évacuation de l’eau et d’éviter sa stagnation.
Une allée latérale
25Elle est destinée à la circulation des piétons, des cavaliers et des troupeaux, au nord, large de 5,50 mètres environ, dont le revêtement, souple et très perméable, tranche avec celui de la chaussée principale et indique qu’elle contribuait aussi à assurer un bon écoulement des eaux de surface33. Elle est séparée de la chaussée principale par des pierres posées de champ.
Un vaste espace aménagé
26C’est un espace aménagé34 dont le sol est proche de celui de l’allée cavalière, élargissait l’emprise de la voie au nord de l’allée, sans que l’on puisse en préciser la destination exacte. Il a pu être dévolu soit au croisement soit au stationnement des véhicules.
27Cette phase matérialise donc un réaménagement de grande ampleur, qui monumentalise ce segment de voie. Il a dû intervenir entre le premier et le troisième quart du Ier siècle de notre ère, d’après la fourchette chronologique fournie par la céramique et les timbres de potiers, qui établissent le terminus post quem autour des années 60-8035.
28Cette configuration d’une construction en remblai, à un niveau très supérieur au paysage et aux structures environnantes, qui révèle la qualité de la réponse apportée ici aux contraintes du milieu, mesure, par son caractère imposé, la permanence de la pression qu’a constituée la maîtrise de l’écoulement des eaux dans la gestion du domaine public. Ce mode de construction de la voie, sa monumentalité, ont généré un impact décisif sur les transformations qu’a connues le paysage sur la bordure méridionale de l’étang de Montady. Il est clair, en effet, que, depuis la période tardo-républicaine, la voie fait barrage au ruissellement colluvial venu du sud et, au reste, la mise en œuvre de la restructuration impériale n’a fait qu’accentuer les difficultés d’écoulement. La stratigraphie est précise, en effet, qui montre que, lors de la réfection de la voie, pour s’assurer de sa mise hors d’eau dans l’entonnoir où elle passe ici, les pontonniers impériaux n’ont eu d’autre solution que de la surélever encore, de presque un mètre, au risque de renforcer l’effet barrage. Ont-ils alors implanté, ou renforcé, une structure de franchissement du ruisseau limitrophe ? Ce n’est pas impossible dans la mesure où la fouille a également mis en évidence une remontée sensible de la chaussée vers l’est, qui peut indiquer l’accès vers une telle structure, sachant qu’au-delà du ruisseau, la voie s’élevait nettement, toujours bordée d’un mur de soutènement sur son côté sud36.
29La puissance de cette intervention, qui sanctionne un exhaussement continu de la voie, s’inscrit dans la dynamique que connaît le Biterrois dès le Ier siècle avant notre ère et qui s’est trouvée puissamment relancée après la déduction de la colonie en 36 avant notre ère.
UN CARREFOUR POSSIBLEMENT CADASTRAL SUR LA VOIE : LES MUTATIONS DU PAYSAGE ROUTIER
30S’il faut, à l’évidence, lier ici les opérations de génie mises en œuvre sur la voie publique à des facteurs environnementaux, les données anthropiques, à commencer par le mode d’implantation de la voie elle-même, ont également dû peser lourd.
31On pense, évidemment, à la pression agraire accrue qu’a inaugurée l’installation avérée de nombreux possesseurs italiens, aussitôt après la conquête, dans ce Sud-Ouest biterrois37. Et on sait que cette pression a été, par la suite, fortement stimulée, avec la distribution de lots aux colons dans le cadre de la centuriation coloniale Béziers C. Cette limitation, structurée sur la voie domitienne prise, conformément aux recommandations d’Hygin l’Arpenteur38, comme decumanus Maximus39, et sur laquelle s’articule directement le cadastre impérial vers les années 80 de notre ère, offre une configuration originale dans ce secteur où ses traces sont relativement modestes. Cette situation peut s’expliquer à la fois par une implantation relativement forte autour de l’oppidum d’Ensérune, de possesseurs dès la fin du IIe siècle dans le cadre du cadastre précolonial Béziers B40, bien présent à l’ouest et au nord de l’agglomération particulièrement, et par une politique d’assignations aux colons qui semble avoir respecté une partie au moins du terroir d’Ensérune. Cette situation rend compte d’un certain maintien de sa prégnance, même s’il faut laisser aussi leur part aux zones non cultivables, compte tenu de la place des étangs et des terres hydromorphes41. L’agglomération, dont le terroir est contrôlé, comme celui de Béziers, dès la conquête, aurait donc été moins marginalisée qu’on ne l’a souvent dit par le tracé de la voie – on sait le poids de l’influence italienne sur le site dans cette phase – et, peut-être, moins immédiatement affectée par la réorganisation territoriale, et administrative, qui a suivi la déduction de-36. Les aménagements bordiers de la voie peuvent témoigner en ce sens.
32La mise au jour, en 2009, d’une rampe d’accès, strictement orthogonale à la voie, avec laquelle elle matérialise un carrefour pleinement conforme à la centuriation coloniale, vient renforcer son marquage dans le paysage et documenter les mutations décisives qui rythment l’histoire des campagnes biterroises à partir du dernier tiers du ier siècle avant notre ère. Après la déduction de la Colonia Urbs Julia Baeterrensium par Octave, la centuriation Béziers C, dont de nouveaux vestiges ont encore été mis au jour en 201042, à la périphérie de la ville, encadre l’installation des colons de la VIIe légion et les distributions de leurs lots de terres43 qui semblent, au reste, relativement absents autour d’Ensérune.
33Même si les observations n’ont pas permis de suivre cette rampe sur une longueur suffisante, laissant ouvertes les interrogations sur le statut et l’interprétation de cet axe – départ d’un cardo de la limitation ou voie charretière d’accès vers le probable complexe routier ? –, il n’en reste pas moins qu’elle est clairement intégrée à la limitation et doit nécessairement relever de l’intérêt public.
34Cette lecture, qui renvoie au fonctionnement du droit classique sur la conditio itinerum dont Agennius Urbicus rappelle qu’elle « n’est pas un mince sujet du droit44 », peut se fonder sur des données archéologiques précises. La grande proximité de son revêtement avec celui de la domitienne, dont la qualité est presque identique, et la présence d’un mur bordier à l’est qui s’arrime sur celui du dernier état fouillé de la voie consulaire45 semblent bien confirmer leur contemporanéité.
35Dès lors, la construction de cette rampe dans le courant du Ier siècle de notre ère pose, si l’on se réfère à la dépendance des limites par rapport à la voie de communication publique qu’affirme notamment Frontin46, la question du passage public, l’iter populo debetur devant être compris dans la loi coloniale. Si, dans le cas de la fourchette haute, julio-claudienne, le fonctionnement de la ratio limitum coloniale est tout à fait cohérent, l’option de la fourchette plus basse, flavienne avant 75-80, militerait donc plutôt pour un moment antérieur à la mise en place du cadastre impérial A, daté des années 80. D’autant que, dans cette zone, il a puissamment renormé les terres limitrophes de la voie sur laquelle il s’articule selon un rapport géométrique parfait47, s’imposant massivement, y compris autour d’Ensérune48. La compréhension chronologique et gromatique de ce carrefour peut donc ouvrir notre réflexion sur la complexité de la dynamique cadastrale qu’a connue le territoire colonial, singulièrement à proximité de la via publica et de l’agglomération d’Ensérune.
36Ce qui frappe ici dans l’évolution du paysage rural c’est la puissance éminemment transformatrice que la voie domitienne a générée, contribuant à modeler la gestion des terres et à re-hiérarchiser les rapports entre les agglomérations riveraines de Béziers et d’Ensérune. En ce sens, l’histoire de l’équipement viaire romain, sur cette partie du tracé de la voie, dans ses niveaux des Ier siècle avant - Ier siècle après, avec la permanence de l’orientation qui a été mesurée, sur les divers tronçons dégagés49, exactement à 27 degrés ouest, peut ouvrir de nouvelles pistes de réflexion50.
37Au total, dans ce tronçon rectiligne entre Narbonne et Béziers, à l’ouest de la grande angulation de l’étang de Capestang, la voie domitienne se présente avec toutes les caractéristiques d’une via publica romaine51, tant par son emprise – qui est, pour ces voies, de 6 à 12 mètres en moyenne –, que par ses caractéristiques de construction, typiques d’une voie publique extra-urbaine52 et par ses capacités structurantes. Les dernières observations réunies dans cet Ouest biterrois illustrent donc un mode de construction classique de la voie domitienne qui traverse en remblai les zones humides, infirmant l’hypothèse de chemins creux bordés de puissants fossés qui avait un temps été avancée53.
38Quant aux équipements bordiers, ils se sont clairement modifiés au long des siècles, en liaison avec l’évolution des aménagements viaires – éventuel trottoir, cheminements latéraux, possible aire de stationnement… –, marqués par une fonctionnalité technique croissante, qui suit les mutations perceptibles dans les installations retrouvées au sud de la voie. En fonction aussi des restructurations spatiales et des rééquilibrages, y compris juridico-administratifs sans doute, intervenus au sein du territoire de la colonie.
DES ÉQUIPEMENTS DE COMPLEXE ROUTIER : INDICES D’UNE MUTATIO ?
39La pluralité des installations, qui se sont succédé en bordure de voie, comme la présence significative de matériel céramique, notamment de terres cuites architecturales – tegulæ, imbrices – ne laissent pas d’interroger sur la nature, le fonctionnement et l’évolution des structures bâties, implantées au contact immédiat de la voie sur sol éminemment public.
40La stratigraphie a révélé que la construction du carrefour, et singulièrement de la rampe, avait recouvert l’extrémité d’un édifice d’époque républicaine54 – ample bâtiment qui se développe le long de la voie, muni ou non d’un portique ouvert sur la voie. Il est globalement contemporain d’une petite installation artisanale, organisée autour d’un four de forgeron tardo-républicain, installé dans une fosse qui a livré une masse de scories de fer, de billes et de battitures, de métal ouvré retrouvés tout autour. Sa présence doit sans doute être liée à une installation de service pour les usagers de la voie qui a dû fonctionner durant un petit siècle, sur une période que l’on peut situer entre 50 av. J.-C. et 30-40 de notre ère55, cette dernière date fournissant un terminus post quem pour le début des réaménagements impériaux, y compris sur la voie.
41L’ensemble des structures bordières, en phase avec l’état tardo-républicain de la voie, a été recouvert par une couche argileuse, certains murs étant réutilisés à la fois comme fondation des couches de préparation de la nouvelle chaussée et de la construction de nouveaux bâtiments, toutes les installations antérieures ayant été recouvertes par des couches de nivellement, sur lesquelles s’élèvent les nouveaux aménagements.
42La présence massive de tegulae, le nombre significatif de fragments de mortier et d’enduits peints, l’abondance de clous et de tiges de fer indiquent la présence de structures bâties qui semblent – d’après la distribution spatiale de ces artéfacts – se distribuer autour d’un espace central, interprétable comme une cour. Il est matérialisé par plusieurs sols très compactés56 et, par endroits, par une couche de graviers fluviatiles et de galets présentant des traces de recharge et de réfection qu’il faut interpréter comme les témoins d’une zone de passage particulièrement intensif. Ces niveaux de circulation, qui avaient été lus, dans un premier temps, comme deux larges chaussées parallèles57, se développent sur quelque 20 mètres de profondeur nord-sud et une quinzaine de mètres en largeur. Ils présentent plusieurs états dont la succession, d’autant plus difficile à lire qu’on se trouve en limite de la zone fouillée, conduit toutefois à suggérer que cet espace, possiblement structuré autour d’une cour, a pu être aménagé progressivement.
43Dans la partie la plus méridionale de la zone, où les niveaux sont gravement endommagés, il faut sans doute localiser un dépotoir. Les nombreux fragments de mortier, de chaux et de tuileau, d’opus signinum, d’enduit peint rouge et, plus rarement, blanc, de tuiles de grande taille, plaident pour l’existence d’un bâtiment fermé, qui a pu succéder à une structure bâtie en bois, et, peut-être, pour la présence éventuelle d’un bassin ( ?).
44La chronologie est difficile à apprécier, même si on peut penser que ces aménagements sont, eux aussi, d’époque alto-impériale, partie intégrante d’un seul ensemble. D’autant que la céramique retrouvée sur l’ensemble de l’espace, tant par son volume que par sa typologie – vaisselle de table et de cuisine, amphores, à huile et à vin, de diverses origines méditerranéennes, mais où dominent largement les amphores Pascual I de Tarraconaise – est parfaitement inhabituelle en bordure de voie.
45Ces observations ont donc conduit à avancer l’hypothèse d’un petit relais routier dont la nature reste à préciser. Une telle localisation, à 11 milles de Narbonne58 et à 5 milles de l’entrée de Béziers, s’insère dans la moyenne des données existantes pour la distance entre les stationes, même si elle ne correspond pas à la théorie d’une « isochronie » des étapes qui a pu être avancée59.
46L’évolution chronologique est assez claire : un complexe a pu commencer à fonctionner dans les années 60 du Ier siècle avant notre ère et prolonger son activité jusque dans un large Ier siècle de notre ère, au moins, après une phase de mutation qu’a rythmée le réaménagement de la voie.
47Son implantation et la chronologie à laquelle il répond le mettent en cohérence totale avec l’histoire de ce segment de voie et permettent de s’interroger sur le statut de ce complexe dont on se demande s’il ne pourrait pas correspondre à une mutatio routière. Des comparaisons existent aujourd’hui sur des tronçons proches de la voie domitienne, qu’il s’agisse du complexe de Mari- nesque à Loupian60, connu depuis peu, qui est lui aussi localisé aux abords d’un carrefour et du franchissement d’un ruisseau, ou du relais mis au jour au bord du Vidourle, au pied de l’agglomération d’Ambrussum61. Configuration qui n’est pas sans rappeler celle que l’on perçoit ici au pied d’Ensérune.
48L’intensité de la vie dans cette éventuelle mutatio et la fréquentation des abords de la voie plaident pour une occupation longue au cours de laquelle des reconversions semblent bien s’être opérées.
49Toujours implanté sur le bord de la voie62, un autre bâtiment carré, bien circonscrit mais dont la fonction et la date n’ont pu être définies, a été dégagé. Construit directement en façade sur la voie63, au plus tôt vers la fin du Ier siècle, en appareil régulier de qualité, il participe des derniers aménagements repérés à ce jour dans la zone, affichant nettement que l’activité de la voie et des structures bordières s’est bien poursuivie au-delà du Ier, voire du IIe siècle.
50Le faible recouvrement des structures et leur destruction par l’activité agricole n’ont pas permis de documenter les phases postérieures. La dernière bande de roulement accessible de la voie porte les traces des travaux agricoles et des racines de la vigne qui s’allongent sur la voie, impuissantes à la pénétrer. Seuls les niveaux situés aux cotes les plus basses, en contrebas de la voie, partiellement préservés, ont donné lieu à une réoccupation.
51L’abandon des bâtiments, leur spoliation systématique, ont été suivis, au sud-est du site, de l’installation de petites constructions utilisant les matériaux de récupération, indifférentes à l’orientation de la voie et que leur mode de bâtir conduit à situer dans le Moyen Âge64. La présence de plusieurs tessons de céramique médiévale dans les couches supérieures de destruction des structures impériales pourrait indiquer que la récupération des matériaux et la présence humaine se sont effectivement poursuivies jusqu’au Moyen Âge.
52La durée de vie de ce complexe, dont les structures ont connu une dégradation progressive avant leur abandon définitif – lequel n’a pas affecté le fonctionnement de la voie –, peut être estimée à deux siècles et demi au maximum, en gros des années 60 avant notre ère aux années 180 de notre ère. D’après le petit nombre d’artefacts, datables du IIe siècle, l’abandon, dont les raisons ne sont pas aisées à expliquer, a dû intervenir dans le courant de ce siècle.
53Faut-il invoquer la pression des contraintes naturelles, qui ne s’est pas relâchée puisque ces couches ont été progressivement oblitérées par un niveau d’argile colluviale où se retrouvent des matériaux antiques provenant du sud65 ?
54En réalité, la question peut se poser en des termes plus complexes quand on sait qu’à Ambrussum, où le relais, bien attesté, lui, installé en partie en zone inondable, a connu, à la même période, à partir du milieu du IIe siècle, un déclin lent et régulier, qui s’amorce peu après l’abandon de la ville haute66. Dès lors, il faut se demander si, dans le cas qui nous occupe, on ne retrouverait pas, avec l’implantation et le développement de ce complexe routier, l’expression d’un lien structurel avec l’agglomération d’Ensérune, qui a disposé tôt de son quartier bas sur les bords de l’étang de Montady67. La dynamique de développement de la ville, l’influence italienne sur l’urbanisme et la vie quotidienne, bien connues dans la première époque gallo-romaine, celle précisément de l’implantation de la voie domitienne, peuvent, en effet, entrer parfaitement en cohérence avec l’installation tardo-républicaine d’un relais sur la voie. Quant aux restructurations impériales du complexe routier, elles interviennent à une période mal connue de l’histoire de l’oppidum, mais on sait que la chronologie des phases d’abandon du site, dans le courant du I er siècle de notre ère, reste encore largement en débat. La durée de vie que nous proposons pour l’éventuelle mutatio, qui aurait fonctionné un bon siècle et demi, jusque dans un large I er siècle de notre ère, ne laisse pas d’interroger elle aussi les rapports qui ont pu exister avec Ensérune, au vu de la situation connue à Ambrussum.
55La présence d’une tombe à incinération, apparemment isolée68, et que le matériel datant permet de situer dans les années 60-80, pour la fourchette la plus serrée69, irait-elle dans le sens d’une telle hypothèse ? Rien, pour l’instant, ne permet de le dire.
56Pour conclure, le devenir de la voie domitienne, avec l’identification de trois étapes de développement et de deux tracés parallèles successifs70, s’insère ici dans une longue histoire, documentée sur huit siècles au moins, de la circulation routière dans ce secteur difficile, inondable et soumis à des flux hydriques violents. Ce constat est essentiel qui, s’il n’exclut pas un tracé plus septentrional, au nord d’Ensérune et de l’étang de Montady, permet d’affirmer qu’un tracé direct existe dès l’origine et que c’est lui que les Romains ont emprunté aussitôt, lors de la conquête.
57Les conditions de récupération du chemin protohistorique, desserte évidente d’Ensérune, rendent compte de l’étroitesse de la première voie publique, illustrant l’image de la piste primitive – semita, iter – retenue par plusieurs textes.
58Mais les impératifs stratégiques des campagnes ibériques et les exigences de la pacification au sein même de la Transalpine ont rapidement imposé un autre niveau d’aménagement, plus conforme aussi à la majesté du nom romain. L’ampleur de la voie tardo-républicaine, construite ex-novo, ce qui a nécessité de gros moyens et la mise en œuvre de techniques plus élaborées, matérialise clairement son caractère intrinsèque de via publica militaris, qu’a opportunément rappelé Jean Peyras71. D’autant que, si la voie tardo-républicaine a incontestablement contribué à mener à bien la dernière phase de pacification de la province, elle a dû, plus précisément dans notre secteur, assurer le contrôle des oppida qu’elle longeait, Ensérune au premier chef.
59Quant à la phase impériale, qu’il faut dater, au plus tôt, de l’époque de Claude et, au plus tard, des premiers Flaviens, elle confirme, par sa capacité accrue d’adaptation aux difficultés du milieu autant que par la monumentalité de l’ensemble, son statut de via72.
60Le matériel retrouvé, en stratigraphie et hors stratigraphie, montre que ce tronçon a été utilisé au moins jusqu’au Moyen Âge, ce qui correspond aux sources textuelles disponibles, sans que les observations archéologiques permettent, ici, d’aller plus loin qu’un constat très général.
61Quant aux structures qui se sont implantées au bord de la voie, elles font supposer la présence d’un complexe routier dès la mise en place de la voie tardo-républicaine, dont on ignore l’extension précise, mais qui semble avoir pris progressivement de l’ampleur et qui aurait été abandonné dans le courant du II e siècle de notre ère au plus tard, alors que la voie était toujours active.
62Cet établissement, à fonction de service, notamment artisanale et commerciale, aurait ainsi été situé en un lieu stratégique, à mi-chemin entre Narbonne et Béziers, au pied d’un col et de l’oppidum d’Ensérune, à la sortie des marais de Capestang et de Poilhes, en bordure de l’étang de Montady, près du franchissement d’un ruisseau et d’un carrefour. Autant d’éléments susceptibles de rendre nécessaire l’installation d’une mutatio à même de faciliter la circulation aux usagers de la via publica.
Notes de bas de page
1 Clavel-Lévêque M. et Peyras J., « La via domitia : textes et archéologie », in Avenarius M., Meyer-Pritzl R. et Möller C., ARS IURIS, Festschrift für Okko Behrends zum 70 Geburtstag, herausgegeben, Wallstein Verlag, Göttingen, 2009, p. 119-134.
2 Le roy L., « Sondages sur la voie domitienne à Colombiers (Hérault) », DHA, 34/1, 2008, p. 150.
3 Voir, encore récemment, Clavel-Lévêque M., « La voie domitienne et l’aménagement de l’espace en Narbonnaise : un marquage durable », in Compatangelo - Soussignan R., Bertrand J.-R., Chapman J. et Laffont P.-Y. (éd.), Marqueurs des paysages et systèmes socio-économiques : de la construction des paysages pré-industriels à leur perception par les sociétés contemporaines, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 101-112.
4 Rescanières S., « Essai sur le cadre géographique antique du Narbonnais », in Dellong É. (éd.), Narbonne et le Narbonnais, Carte archéologique de la Gaule, 11/1, Paris, 2003, p. 47-48.
5 Ambert P. et al., « Étude de l’environnement », in Guilaine J. (dir.), Temps et espaces dans le bassin de l’Aude du Néolithique à l’Âge du Fer, Toulouse, 1995, p. 219-242.
6 Attestés par la présence dans le remplissage du fossé bordier de fragments d’amphores étrusques et massaliètes, d’une fibule de bronze et de quelques éclats de métal.
7 Les archéologues avancent une chronologie comparable – entre 500 et 300 – pour l’axe mis au jour à Béziers, dont l’agglomération est globalement contemporaine d’Ensérune, Jandot C. et Gomez E., Nouvelles observations sur la voie domitienne à l’est de Béziers, SRA Languedoc-Roussillon/INRAP Méditerranée, 2003.
8 Que Georges Marchand, qui a assuré toutes les mesures d’orientation, lors de nos différentes campagnes, trouve ici l’expression de nos remerciements amicaux.
9 Rapport DRAC, 2006.
10 La proximité de la route actuelle ne permet pas de prolonger les investigations vers le côté nord.
11 Clavel-Lévêque M. et Le Roy L., « Sondages sur la voie domitienne à Colombiers (Hérault) », DHA, 33/1, 2007, p. 165-167.
12 F. Diosono et al., Rapport DRAC, 2010.
13 Clavel-Lévêque M., « Résistance, révoltes et cadastres : problèmes du contrôle de la terre en Gaule transalpine », in Yugé T. et Doi M. (éd.), Forms of control and subordination in Antiquity, Tokyo, 1988, p. 177-208, repris dans « Terre, contrôle et domination. Révoltes et cadastres en Transalpine », in Clavel-Lévêque M., Puzzle gaulois, Paris, 1989, Les Belles Lettres, p. 213-254.
14 La mise au jour en 2010 de ce premier état de la voie modifie donc l’assertion Clavel-Lévêque M. et Peyras J., « La via domitia : textes et archéologie », loc. cit., p. 129.
15 Digeste 8, 3, 8 au livre VII ad edictum provinciale.
16 Berdeaux-Le Brazidec M. -L., Rapport DRAC, 2010.
17 Les fragments de céramique campanienne orientent vers un abandon dans la première moitié du Ier siècle avant, même si une circulation résiduelle ne peut être exclue.
18 Polybe, 3, 2, 39.
19 Duval P.-M., « À propos du milliaire de Cn. Domitius Ahenobarbus trouvé dans l’Aude en 1949 », Gallia, VII, 1949, 1, p. 207-231.
20 Arnaud P., notule additionnelle à l’article de Tarpin M., « Polybe et les milliaires de la via Domitia », in Dalaison J. (éd.), Espaces et pouvoirs dans l’Antiquité de l’Anatolie à la Gaule. Hommages à Bernard Rémy, CHRIPA, Grenoble, 2007, p. 503-505.
21 . D’après les calculs et l’excellente démonstration de Arnaud P., Les routes de la navigation antique. Itinéraires en Méditerranée, Paris, Errance, 2005, p. 81-87, p. 165-167 et ID., ibid.
22 Strabon, Géographie IV, 1, 12 : « Cette route est excellente en été, mais en hiver et au printemps c’est un bourbier inondé par les débordements des cours d’eau… »
23 On peut situer le bord nord de ce second état de la voie à quelque 4 mètres du fossé bordier du premier état de la voie domitienne.
24 La pleine intensité de la circulation sur la voie domitienne a été datée en Nîmois des années 75-60.
25 Fragments des Histoires, lettre de Cn. Pompée au Sénat.
26 Cicéron, Sur les pouvoirs de Pompée, XI, 30. Un autre texte de Cicéron écrit en 56, dans Sur les provinces consulaires, ne peut être utilisé dans ce dossier. Pour lui, avant César, c’est la Gaule qui était un sentier, Rome y tenant seulement une piste étroite, Semitam tantum Galliam tenebamus antea. Le topos se retrouve dans le Remerciement à Constantin Auguste, sans doute prononcé en 312 à Trèves, qui glose Semita enim Galliae usque ad id temporis Transalpina Gallia nominabatur à propos de l’épisode de la visite de l’Éduen Diviciacos à Rome vers 60.
27 VIII, 17-18.
28 Sur cette dénomination, voir Clavel-Lévêque M. et Peyras J., « La via domitia : textes et archéologie », loc. cit., p. 125-126.
29 Cicéron, Pro Fonteio, VIII, 18.
30 La structure des couches de préparation de cette phase, sans répondre à la succession du modèle canonique, ne donne pas d’indication en ce sens, même s’il a fallu intervenir puissamment par la suite.
31 Des traits comparables ont été observés à Florensac (remblai et murs bordiers), à Loupian, où la surface de circulation est limitée par un mur bordier.
32 Construit, sur une largeur comprise entre 60 et 85 centimètres, en moellons assez réguliers, il est conservé au niveau des fondations et sur une seule assise en élévation. Les variations observées dans le type de travail, bien visibles sur les pierres, dans la nature géologique et les dimensions des matériaux, conduisent à penser que ce mur a connu restructurations et restaurations, ce qu’indique notamment la présence d’un fragment d’amphore Dressel 1 A.
33 Elle est séparée de la chaussée par un alignement de pierres.
34 Situé à proximité immédiate et sous la route actuelle, son ampleur ne peut être évaluée.
35 D’après Stéphane Mauné, qui a étudié le matériel céramique issu de la fosse implantée sur le côté sud de la voie, Rapport DRAC, 2010.
36 C’est ce qu’a montré, 120 mètres plus à l’est, notre sondage 2008, Le Roy L., Rapport DRAC, 2008. On observe également une remontée du niveau vers l’ouest.
37 Le Roy L., in Abbé J. -L., Autour de l’étang de Montady, Rapport du PCR, 2009 et Christol M., « De l’Italie à la Gaule méridionale : transferts d’influences d’après les inscriptions de la fin du Ier siècle av. J.-C. et du Ier siècle apr. J.-C. », Roma y el nacimiento de la cultura epigrafica en Occidente, Sarragosse, 1995, p. 45-56.
38 . Hygin l’Arpenteur, L’établissement des limites, traduction M. Clavel-Lévêque, D. Conso, A. Gonzales, J.-Y. Guillaumin, Ph. Robin, Luxembourg-Naples, 1996, p. 57, Th. 144.
39 Clavel-Lévêque M., « L’implantation coloniale et l’aménagement du territoire de Béziers », in Clavel-Lévêque M. et Vignot A. (dir.), Cité et territoire II, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 209-222.
40 Clavel-Lévêque M., Le réseau centurié Béziers B, Paris, 1995, p. 76 et p. 85-86.
41 Ecoffet J.-F., « Apport de la pédologie à l’étude des paysages agraires antiques du Sud biterrois », in Clavel-Leveque M., Jouffroy I. et Vignot A. (éd.), De la terre au ciel, I, Paysages et cadastres antiques, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 101-116.
42 morhain B., « Fouilles de Mazeran (Béziers, Hérault) », DHA, 37/1, 2011, p. 193.
43 Clavel-Lévêque M., « Implantation romaine et développement du territoire dans la colonie de Béziers », in Corsi C. et Vermeulen F. (éd.), Changing landscapes. The impact of Roman towns in the Western Mediterranean, Bologne, 2010, p. 105-116.
44 Agennius Urbicus, Controverses sur les terres, traduction O. Behrends, M. Clavel-Lévêque, D. Conso, A. Gonzales, J.-Y. Guillaumin, J. Peyras, St. Ratti, Naples, Jovene Editore, 2005, p. 148-149.
45 Il a été reconnu en limite du chantier et n’a pu être totalement exploré ni en largeur, ni en longueur.
46 Frontin, L’Œuvre gromatique, traduction O. Behrends, M. Clavel-Lévêque, D. Conso, Ph. Von Cranach, A. Gonzales, J.-Y. Guillaumin, M.-J. Pena, St. Ratti, Luxembourg, OPOCE, 1998, p. 34-35, p. 69.
47 J’ai traité de cette question dans « Science alexandrine et jeux de construction en Biterrois », in Fick N. et Carrière J.-C. (éd.), Mélanges E. Bernand, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 155-164 et dans « Centuriation, géométrie et harmonie. Le cas du Biterrois », in Guillaumin J.-Y. (éd.), Mathématiques dans l’Antiquité, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 1992, p. 161-184.
48 Clavel-Lévêque M., « Le réseau centurié Béziers A », in Clavel-Lévêque M. et Orejas A. (éd.), Atlas historique des cadastres d’Europe II, Luxembourg, OPOCE, 2002, dossier 3.
49 Sur la commune de Colombiers et, plus à l’ouest, sur celle de Nissan-lez-Ensérune (à La Grangette et à Taragone), Le Roy L., Rapport DRAC, 2008.
50 . Elle relève bien, sur certains points au moins, d’un héritage de l’axe protohistorique, que la voie romaine conserve même après qu’elle s’est déplacée, sans doute parce que les solutions alternatives n’abondaient pas pour assurer un tracé praticable au travers de ces milieux humides, alors plus abondants, comme le révèle l’importance des assèchements médiévaux, réussis ou non.
51 Clavel-Lévêque M. et Peyras J., « La via domitia : textes et archéologie », loc. cit., p. 119-134.
52 Conformément à la description qu’en donne Tite-Live, Histoires, XLI, 37 : Censores vias sternendas silice in urbe, glarea extra urbem substruendas marginandasque primi omnium locaverunt.
53 Le Roy L., Rapport DRAC, 2008.
54 Dont le mur de fond a pu être suivi sur quelque 15 mètres.
55 La fosse a accueilli ensuite un dépôt votif, lié probablement à la fin de l’activité et à la destruction des structures de cette zone lors de la construction de la phase ultérieure de la voie. L’ensemble du matériel retrouvé dans la fosse s’inscrit dans une fourchette chronologique assez étroite, entre 30 et 40 de notre ère, d’après la présence de cruches en pâte claire récente et de gobelets à parois fines, dont l’un est, pour l’instant, un unicum.
56 Retrouvés au cours des campagnes 2007-2008.
57 Le Roy L., Rapport DRAC, 2007 et 2008.
58 Le complexe se trouve entre le 11e et le 12e mille.
59 Sur cette question, voir Chevallier R., Les voies romaines, Paris, 1997, p. 283-284 où il rappelle que, selon l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, l’intervalle se situe entre 7 et 12 milles, la distance moyenne étant de 8,33 milles.
60 Bermond I., Pellecuer Ch., Lopez D., Sanchez C. et Turrel K., Marinesque/Combe Rouge à Loupian (Hérault). Un complexe routier du Ier siècle av. J.-C. aux abords d’un carrefour et d’un franchissement sur la voie domitienne, Montpellier, 2005.
61 Fiches J.-L., « Ambrussum, fouilles et mise en valeur d’un relais de la via domitia », Les voies romaines en Méditerrannée, Montpellier, 2006, p. 47-52.
62 À l’extrémité sud de la parcelle, immédiatement au-dessous des couches superficielles endommagées par les travaux agricoles.
63 Implanté sur les couches qui recouvrent les structures antérieures.
64 Le Roy L., Rapport DRAC, 2008. Les techniques de construction de ces bâtiments tardifs, très élémentaires et peu soignées, révèlent l’utilisation mixte de pierres de dimensions variées, de céramiques et de fragments de mortier provenant des structures gallo-romaines.
65 Cet apport inaugure là le processus de colluvionnement qui a touché toute la zone, recouverte d’une épaisse couche d’argile colluviale, très compacte, atteignant jusqu’à la cote de circulation.
66 Fiches J.-L., « Ambrussum, fouilles et mise en valeur d’un relais de la via domitia », Les voies romaines en Méditerrannée, op. cit., p. 47-52.
67 Le Roy L., in Abbé J. -L. et Portet P., Rapport PCR, Autour de l’étang de Montady, 2009.
68 Il n’est pas impossible de la rapprocher de la découverte, en 1981, à 1 kilomètre plus à l’ouest, et au pied d’Ensérune de vestiges funéraires, datables entre le Ier siècle avant et le IVe siècle de notre ère, Almanza M., Giry J. et Vaissière P., « Découvertes archéologiques à La Coupure », Les Amis de Nissan, 1982, p. 8-9.
69 Les trois timbres sur sigillée qui ont été identifiés par Stéphane Mauné : RVFINVS, connu à la Graufesenque et à Banassac, LABIO et C. ANNIUS RVGATVS, connus à la Graufesenque, renvoient à une période que l’on peut situer entre 60 et 80 de notre ère, la tombe fournissant ainsi un important terminus ante quem pour la troisième phase de la voie.
70 La lecture des fouilles 2007-2008, à laquelle il faut renoncer, avait présenté une situation proche de celle qui a été identifiée à 3 kilomètres à l’est de Béziers comme des tracés parallèles de la voie domitienne, bordée de fossés, Jandot C. et Gomez E., Nouvelles observations sur la voie domitienne à l’est de Béziers, SRA Languedoc-Roussillon/INRAP Méditerranée, 2003.
71 Clavel-Lévêque M. et Peyras J., « La via domitia : textes et archéologie », loc. cit., p. 131-132 où ce dernier réfute à juste titre l’interprétation banalisante de J.-Y. Guillaumin, pour qui la via militaris relèverait de l’intérêt public et non de l’intérêt stratégique.
72 Ibid., p. 124. Elle montre, au reste, de grandes analogies techno-constructives avec d’autres secteurs : au port même de Colombiers, à Florensac, Pinet, Loupian.
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