1Les frontières, dans le monde grec des cités, n’étaient pas clairement délimitées : une forêt, une chaîne de montagnes, un fleuve servaient généralement à marquer une séparation entre deux communautés politiques – du moins jusqu’au IV^e siècle av. J.-C., date à laquelle des bornes en pierre faisant mention du toponyme de la cité commencèrent à être édifiées1.

2Pour autant, ce que les Grecs désignaient sous le terme d’« eschatiai » et que l’on traduit par « frontières » renvoie à une réalité complexe ; en effet, ce terme ne désignait pas une limite clairement définie mais une zone de confins constituée de deux espaces politiquement différenciés (pl. 1) : l’un faisait partie intégrante du territoire de la cité, l’autre formait une zone bordière que l’on qualifiait de « méthoria » et qui, dans son sens littéral, signifie « qui forme frontière2 ». La zone bordière était souvent l’objet de conflits entre deux cités voisines ; on pouvait chercher à la neutraliser en y développant une activité commune (zone de pâturage, lieu de culte) ou l’annexer et l’intégrer au territoire propre3. Dans ce cas, un réseau de forts et de sanctuaires extra-urbains suffisait à marquer l’emprise de la cité sur ce nouveau territoire, à symboliser sa souveraineté jusqu’à la périphérie4.

3En Asie Mineure, on observe des modèles d’organisation territoriale quelque peu différents de ceux de Grèce propre avec la formation progressive d’espaces périurbains aux marges du territoire des cités. L’analyse croisée des textes et des données du terrain montre que les territoires de Milet, de Rhodes et de Termessos de Pisidie (pl. 2) connurent une extension considérable aux époques hellénistique et romaine, affectant, à des degrés divers, les anciennes zones frontalières. En effet celles-ci furent réaménagées et devinrent des zones dotées d’une forte valeur stratégique.

4La notion d’« espace périurbain » renvoie à deux réalités géographiques bien distinctes : on pense d’abord à l’espace se développant à proximité de la ville, périurbain de contact que l’on qualifie de suburbain et qui, à l’échelle d’une cité grecque était la zone située immédiatement hors les murs où, lors d’un siège, l’ennemi déployait ses troupes et installait ses machines5. Toutefois, la géographie moderne montre également l’existence d’un espace périurbain de réseau (pl. 3) qui, transposé à l’Antiquité grecque, renvoie à des agglomérations secondaires, plus ou moins éloignées de la ville-centre, entretenant avec celle-ci des liens humains constants, matérialisés par un système de routes, de fortifications et de sanctuaires. Dans le cas de Milet, de Rhodes et de Termessos, on observe que ces agglomérations secondaires prirent forme sur des sites qui, à l’origine, se trouvaient aux marges du territoire des cités, voire qui en marquaient la frontière. Par quel processus, ces marges, en devenant des espaces périurbains ont-elles matérialisé de manière plus évidente encore les frontières politiques des cités ?

MILET

5Le territoire de Milet, dans sa plus grande extension, tel qu’il existait à la basse époque hellénistique (pl. 4), incluait à l’ouest l’île de Léros et s’étendait à l’est jusqu’à la ville carienne de Pidasa, dans les montagnes du Grion ; au nord du golfe latmique, il englobait les cités grecques de Myonte et de Pyrrha tandis qu’au sud, il prenait appui sur la cité de Ioniapolis marquant la frontière avec celle d’Héraclée. Plus au sud, il se développait, à partir du sanctuaire de Didymes, jusqu’à la presqu’île de Kazikli, incluant l’établissement carien de Teichiussa6.

6Ainsi, la cité formait-elle un ensemble territorial très vaste, intégrant, selon des modalités diverses, des communautés grecques et des communautés indigènes, cariennes principalement. Les zones les plus éloignées du centre étaient des espaces fluctuants au sein desquels ces communautés pouvaient être tantôt indépendantes, tantôt rattachées à Milet.

7Cela explique probablement les différenciations internes du territoire milésien qui apparaissent déjà à l’époque d’Hérodote. En effet, l’auteur rapporte qu’à l’issue de la Révolte d’Ionie, aux environs de 494 apr. J.-C., « les Perses gardèrent pour eux la ville et ses environs ainsi que la plaine, et ils donnèrent les hauteurs aux Cariens de Pédasa7 ». L’auteur met ainsi en évidence l’existence de trois espaces correspondant à des milieux physiques et humains différenciés : d’abord la ville et ses abords immédiats, qu’il qualifie de tà peri ten polin, ensuite une zone de plaine (pédion) et, enfin, une zone de montagnes (uperakria).

8La ville était, au moins depuis la période de la domination lydienne, protégée par un mur de fortification que les Perses détruisirent en 494 avant de prendre possession de la ville8 ; ses abords immédiats étaient constitués par une bande littorale marquée de plusieurs ports naturels dont l’importance stratégique est attestée dès le début de la période archaïque9. La zone de plaine peut être identifiée au plateau situé entre la ville et la baie de Karakuyu, plateau sur lequel de nombreuses fermes fortifiées ont été mises au jour – lesquelles peuvent correspondre à l’emplacement des oikémata epi ton agron (maisons des champs) mentionnées par Hérodote à propos des razzias menées par les Lydiens – à proximité desquelles les Milésiens ensemençaient et cultivaient leurs terres10. Les hauteurs correspondent sans doute à celles du Grion. Celles-ci furent données, précise Hérodote, aux Cariens de Pédasa. L’établissement de Pédasa a été localisé sur le site de Gökçeler, juste au-dessus d’Halicarnasse11. On peut supposer que les Cariens qui vivaient ici migrèrent vers le Nord, peu après la Révolte de l’Ionie, s’installant, par le fait des Perses, sur les hauteurs du territoire milésien. À cette époque, ces hauteurs étaient probablement considérées par les Milésiens comme des eschatiai, zone de confins incomplètement intégrée au territoire propre12.

9Après l’échec des Perses face aux Athéniens, lors de la seconde guerre médique, Milet finit par recouvrer sa liberté et sa prospérité. Elle développa alors un vaste programme de reconstruction urbaine qui se traduisit par l’adoption d’un plan en damier et l’édification de nouveaux remparts13. On peut supposer que ce fut dans le même temps que la cité commença à se développer bien au-delà de la bande littorale, parvenant, par étapes successives, à structurer son espace territorial et à en redéfinir les limites.

10Ainsi on observe avec Milet que les cités grecques d’Asie Mineure pouvaient s’emparer de territoires sur lesquels se trouvaient des communautés grecques et indigènes. Le territoire de la cité, sa chôra, devenait alors une réalité plus nuancée que le modèle classique du territoire poliade. Ces acquisitions constituaient des zones périphériques au statut particulier mais ce genre de configuration mixte n’avait rien de figé car peu à peu pouvait être mise en place une politique d’intégration territoriale aboutissant à terme à une absorption directe.

11Le cas de Pidasa, connu par une inscription du II^e siècle av. J.-C., est à cet égard exemplaire. En effet, en vertu d’un traité passé avec Milet, les Pidasiens rattachèrent leur ville et leur territoire à celui de la cité en contrepartie d’une protection de la part de celle-ci14. On identifie ces Pidasiens aux Pédasiens auxquels les Perses, après la révolte de l’Ionie, avaient donné les hauteurs de Milet. La ville, localisée dans le Grion, sur le site de Cert Osman Kalesi, subsiste dans un bon état de conservation : composée d’une citadelle intérieure placée sur le plus haut point et d’un mur extérieur de défense, son accès était défendu par une tour isolée située à une dizaine de mètres de la porte principale ; quant à son territoire, il était à l’époque certainement très fertile car l’inscription fait mention du blé des montagnes sacrées appartenant à la Pidaside (territoire de Pidasa)15. Ainsi, les Milésiens, au II^e siècle av. J.-C., purent récupérer les hauteurs qu’ils avaient perdues au début du V^e siècle et les intégrer à leur territoire propre. La disparition de la limite que représentaient initialement ces hauteurs disparut et contribua à créer un espace ouvert sur la ville-centre.

12Incorporés politiquement à Milet, les Pidasiens purent continuer de vivre dans leur ville. Cependant le traité prévoyait16 : la construction d’une route reliant Pidasa à Ioniapolis, localité intermédiaire entre les montagnes du Grion et la ville-centre ; la réparation des fortifications – réparation dont on peut repérer les traces sur le terrain ; l’installation d’un phrourarque et de gardes en nombre suffisant à la solde de Milet.

13Autant d’éléments qui montrent que Pidasa, petite ville carienne organisée autour d’une zone de terres cultivables était devenue un espace périurbain sur le territoire de Milet ayant pour fonction, grâce à la garnison qui y résidait en permanence, de protéger la frontière des cités voisines d’Eurômos et d’Héraclée du Latmos. La satellisation des communautés indigènes périphériques dont rend compte Milet (avec Pidasa au nord-est ou encore Teichiussa au sud-est) fut au cœur du processus de formation des espaces périurbains, cette satellisation permit de stabiliser le territoire sur les frontières et en particulier de réduire les forces centrifuges au sein de l’espace poliade17.

RHODES

14Entre 411 et 408, Camiros, Lindos et Ialysos se regroupèrent pour former une seule et même communauté politique. Ce synœcisme donna lieu à la fondation de la cité de Rhodes et à la construction d’un centre urbain à l’extrémité nord de l’île18. À partir de là, le territoire de la nouvelle cité ne cessa de s’accroître pour connaître, à la basse époque hellénistique, sa plus grande extension.

15En effet, il s’étendait non seulement à l’ensemble de l’île mais aussi à une partie du continent asiatique (pl. 5). La cité disposait donc d’une Pérée mais pour autant celle-ci ne formait pas un ensemble homogène : en effet, il y avait d’un côté des terres qui faisaient partie intégrante du territoire de la cité (Pérée intégrée), acquises au cours du IV^e siècle, de l’autre, celles dont elle s’était attaché le contrôle à la fin du III^e siècle et au début du II^e siècle (Pérée sujette)19.

16La Pérée intégrée s’étendait de la péninsule de Loryma jusqu’à l’île de Kédrai qui en marquait la frontière nord. Avant le synœcisme, cette zone constituait une marge du territoire propre, que les cités cependant cherchaient déjà à contrôler pour des raisons d’ordre à la fois économique et défensif ; cependant ce ne fut qu’après le synœcisme, qu’il y eut une phase active de conquête20. Néanmoins, en 305-304, au moment du siège de Rhodes par Démétrios, cette zone n’était pas encore pleinement intégrée et stabilisée car le roi avait pu y prendre appui sans rencontrer de résistance de la part des populations locales21. En revanche, un siècle plus tard, le roi de Macédoine, Philippe V, n’était aucunement parvenu à y pénétrer et avait dû faire face à une contre-offensive rhodienne menée au-delà du territoire propre, dans la région du golfe Céramique22.

17L’archéologie et l’épigraphie montrent qu’à cette époque, la Pérée était défendue par un étroit maillage de magistratures militaires ainsi que par un puissant système de fortifications dont les points d’appui étaient constitués principalement par les centres de dèmes, subdivisions administratives et territoriales de la cité de Rhodes23. Ces centres de dèmes formaient, par rapport à la villecentre, des espaces périurbains dont l’organisation en réseau, notamment aux marges de la Pérée intégrée, avait permis à la cité d’acquérir la profondeur stratégique qui lui avait fait défaut face à Démétrios en 305-304.

18Une dizaine de centres de dèmes a pu être localisée à ce jour. Tous présentent d’un point de vue topographique et architectural, des caractères communs : une situation maritime, des positions hautes, des fortifications et un certain degré d’urbanisation (théâtres, portiques, agorai, quartiers d’habitation)24. Les centres de dèmes avaient donc une fonction de polarisation des groupes humains, cependant ils n’exerçaient pas ces fonctions de manière exclusive ; en effet, la typologie des sites et leur hiérarchisation montrent qu’autour des centres de dèmes, et en relation étroite avec eux, se développaient les zones rurales marquées par une mixité de l’habitat, groupé et dispersé. Ces établissements étaient reliés par un important système de routes et de chemins dont l’accès était réglementé par l’État rhodien25. De fait, une partie des détenteurs de terres pouvait résider dans les centres de dèmes tandis que l’autre, favorisée par de courtes distances, pouvait vivre sur les lieux même de l’exploitation agricole tout en profitant des commodités de la vie urbaine.

19Ainsi, il ressort de nos enquêtes de terrain une organisation très achevée de l’espace rhodien – qui est par ailleurs amplement confirmée par les inscriptions qui y ont été mises au jour26. La Pérée intégrée, en particulier, fut marquée par une occupation du sol très dense et une mise en réseau d’agglomérations urbaines secondaires jusque dans ses marges. Projections du centre sur la périphérie, ces agglomérations urbaines contribuèrent certainement à définir et à matérialiser plus clairement les limites du territoire propre par rapport au territoire sujet.

TERMESSOS DE PISIDIE

20Le territoire de Termessos était, aux époques hellénistique et romaine, très étendu, marqué par un maillage serré de petits établissements dont quelquesuns avaient le statut juridique de péripolia27. Différents sens ont été donnés au terme de péripolion – sens variables selon les documents étudiés (inscriptions ou textes littéraires) et selon les régions concernées. Deux sens principaux se dégagent : celui de fort établi à proximité de la ville-centre ou entretenant un lien direct avec celle-ci ; celui d’agglomération secondaire28. Cependant, si on s’est beaucoup interrogé sur le terme de péripolion, on a paradoxalement peu étudié les établissements mentionnés comme tels. Le débat a donc eu une faible résonance archéologique, notamment en Asie Mineure.

21L’un d’entre eux a plus particulièrement retenu notre attention. Il s’agit du péripolion de Kelbessos (pl. 6)29.

22Le site est marqué par la présence de nombreux restes archéologiques témoignant d’une occupation remontant à la période hellénistique et se développant jusqu’à la période du bas-Empire romain. L’établissement d’origine, sur le plus haut point de la colline, était protégé par des fortifications que nous datons du III^e ou du II^e siècle av. J.-C. À cette date, celles-ci ne protégeaient pas une ville si on en juge par la faible extension du circuit fortifié, la rareté des traces d’habitat et l’absence d’édifices de grande ampleur.

23L’occupation du site s’étendit ensuite de manière considérable ; en effet, l’étude de l’habitat et des bâtiments publics hors les murs atteste la formation d’une agglomération tardive se développant bien au-delà du circuit fortifié. La présence au nord-est et au sud-ouest de deux grandes nécropoles dont les plus nombreux sarcophages datent de l’époque impériale romaine permet de prendre la mesure du site dans sa plus grande extension. Autour, sur un rayon d’environ 5 kilomètres, nous avons découvert plusieurs fermes fortifiées et tours isolées associées à des pressoirs, lesquelles étaient desservies par des chemins menant directement au péripolion.

24Ainsi, l’archéologie révèle une occupation progressive du site, surtout importante à l’époque romaine, ainsi qu’un accroissement constant de l’urbanisation dans une zone rurale marquée par l’exploitation des campagnes environnantes. Dès lors se pose la question de l’évolution fonctionnelle du péripolion.

25La confrontation des données matérielles à la documentation épigraphique nous conduit à penser que Kelbessos était à l’origine un fort de frontière tenu par une garnison permanente, servant de poste avancé à la cité de Termessos. Au cours des siècles, et en particulier dans les temps qui suivirent l’instauration de l’ordre romain dans la région, il y eut certainement une diversification et une spécialisation des activités économiques, une plus grande diversité de peuplement et un accroissement de la population, entraînant des changements dans la structure démographique et conduisant, à terme, à la formation d’une agglomération urbaine secondaire. La garnison implantée sur le site avait dû générer, par ses besoins quotidiens en vivres, une polarisation commerciale, une concentration relative de richesses et, par suite, un développement de l’économie rurale. Ainsi, de fort défendant les frontières d’une cité, le péripolion devint un espace périurbain dont la mise en réseau avec les autres péripolia de la région contribua sans doute à marquer plus fortement l’emprise de la cité sur les marges de son territoire propre30.

26Si on reprend en synthèse les trois exemples que nous avons développés, on observe que sur le territoire de Milet, les communautés indigènes périphériques firent l’objet à l’époque hellénistique d’une intégration politique, matérialisée par des routes, des fortifications et l’installation de garnisons. Ces communautés devinrent des éléments de l’espace périurbain, de sa construction. C’est le modèle de la satellisation. Concernant Rhodes, on constate la projection du modèle insulaire sur le continent avec un maillage de sites centraux et de sites secondaires ayant une administration et une vie politique locales. C’est le modèle de la décentralisation. La cité de Termessos, quant à elle, installa à la périphérie de son territoire, un fort tenu par une garnison – fort qui, peu à peu, polarisa l’activité humaine et développa des fonctionnalités urbaines. C’est le modèle de la tête de pont, la volonté de reproduire le modèle central sur les marges pour les intégrer.

27En conclusion, il est à noter que la complexité humaine et physique des espaces, leur extension géographique, ont conduit les cités à mettre en œuvre des politiques territoriales adaptées et différenciées : par la satellisation des agglomérations indigènes préexistantes (cas de Milet), par une déconcentration très poussée des fonctions administratives et militaires (cas de Rhodes) ou encore par la polarisation des zones rurales périphériques autour de têtes de pont défensives (cas de Termessos). Dans tous les cas, ces espaces périurbains organisés en réseaux, semblent avoir structuré les marges, matérialisé la frontière et contribué ainsi à la stabilisation d’espaces composites.