La gestation médiévale d’une frontière de mer observée depuis la Bretagne armorique
p. 101-117
Résumés
Si pour le poète la mer est synonyme de liberté et d’aventures, pour le géographe elle parut longtemps constituer par excellence la frontière naturelle des États bordiers. L’historien notera quant à lui que cet attribut politique est le résultat d’une évolution politique amorcée avec la constitution des principautés au Moyen Âge. Auparavant la Manche était, en effet, un espace commun aux peuples riverains, en dépit des alertes graves provoquées par des pirates au IIIe puis aux IX-Xe siècles qui entravèrent la circulation hauturière et entraînèrent une première mise en défense du littoral armoricain vers la fin de l’Empire puis des établissements scandinaves sur tout le liseré côtier, avant que les ducs ne s’intéressent aux profits que la mer pourrait leur assurer. Notre propos sera donc de reconnaître les différentes étapes menant à la cristallisation moderne de la notion de frontière maritime s’agissant de l’antique mer des Bretons désormais partagée entre France et Angleterre, deux puissances durablement rivales.
Poets may associate the sea with freedom and adventure, but for geographers it was long considered to constitute the best natural border between neighbouring states. Historians, on the other hand, will point out that this political reality is the result of political developments that began with the formation of principalities in the Middle Ages. Prior to this period, the Channel was a space common to all of its coastal populations despite the serious threats, in the 3rd and then the 9th and 10th centuries, posed by pirates who jeopardized shipping and led to the construction of the first Armorican coastal defence system at about the end of the Empire. This was followed by Scandinavian settlements along the coast before the Dukes became aware of the wealth that the sea could bring them. This paper will therefore focus on the various stages that have led to the crystallization of the modern concept of the maritime border in the context of the ancient sea of the Breton population, which is now split between two long-standing adversaries: France and England.
Texte intégral
1L’actuelle « mondialisation » d’importants segments de l’industrie manufacturière ne serait pas réalisable sans un recours massif au mode d’acheminement des biens le plus sûr et le plus économique qui soit : le transport maritime. Les nécessaires contrôles douaniers effectués aux ports d’entrée de ces frets en Europe redonnent force et pertinence à la notion de frontière de mer, alors que son homologue terrestre s’efface du paysage visible, du moins au sein des pays de l’Union européenne. Le constat s’applique également aux hommes : de Gibraltar aux Balkans, la frontière de mer matérialise un efficace barrage physique au passage des migrants en situation administrative irrégulière. La tension demeure aussi particulièrement vive quant au franchissement du Pas-de-Calais, et ce en dépit de la dispersion de la « jungle » de Calais.
2Mais les eaux n’ont pas toujours eu vocation à séparer les hommes, à contrôler la circulation des marchandises, à partager les puissances riveraines les unes des autres : c’est ce que rappelle l’exemple de la Manche depuis la plus haute Antiquité, quand cette mer réunissait les peuples bordiers grâce aux facilités de communication qu’elle leur procurait. La période médiévale voit toutefois se dresser les premières frontières maritimes, encore bien poreuses, que l’État monarchique, au temps de la seconde guerre de Cent Ans franco-anglaise, puis la République transformeront en une ligne de bornage rigide, fortement marquée sur le terrain comme dans les esprits1.
LE CANAL DE LA MANCHE, LA MER DES BRETONS
3Avant César et ses Commentaires sur la guerre des Gaules, les textes font défaut. Les découvertes archéologiques apportent leur lot d’artefacts, que complètent les enseignements de la linguistique, afin de prouver que les peuples établis sur les deux rives de la Manche partagent aux siècles de l’indépendance gauloise la même civilisation, au point d’arborer parfois les mêmes noms ethniques : la notion de frontière ne leur est certes pas inconnue, mais elle s’applique aux limites du territoire ressortissant à chaque peuple, elle épouse dans son tracé les éléments remarquables du relief (rivières, lignes de crête), laissant en partage à tous les riverains la mer commune. Cette situation apparaît très ancienne, bien antérieure en tout cas à la celtisation de la Gaule, de la Belgique et de la Bretagne, incitant les archéologues à envisager une vaste aire atlantique s’étendant, au moins à certaines époques de la Préhistoire, du Portugal à la Scandinavie. Et les amphores d’époque républicaine découvertes devant les côtes armoricaines prouvent qu’aux deux siècles précédant la venue du Christ, cet espace maritime se rattachait désormais à la Méditerranée, sans doute par l’isthme aquitain débouchant à Bordeaux.
4Lorsque César entreprend une difficile campagne contre les Vénètes, il cède sans doute à l’ambition d’ouvrir aux négociants romains qui le soutiennent de nouveaux horizons de profit avec pour eux la possibilité de s’approvisionner directement en étain breton dans l’île, une rente de situation que les Vénètes avaient su se réserver jusque-là. Vaincus, et avec eux les flottes dépêchées par leurs alliés de la confédération armoricaine et quelques Bretons, leur sénat décapité, les Vénètes comme les autres Gaulois voisins de la Manche doivent constater dans les décennies suivantes une situation paradoxale : les Romains laissent longtemps leur conquête transalpine en souffrance, tandis que sur mer tout continue, ou presque, comme auparavant, sauf que les marins et marchands coriosolites ont pris la place des Vénètes sortis du jeu. On continue à naviguer en Manche, et faute de menaces réelles, les autorités républicaines puis impériales ne prennent aucune disposition qui ferait de ce littoral laissé en déshérence provisoire une frontière, un Limes.
5La conquête de la Bretagne par les légions de Claude réunit ensuite pour trois siècles les deux rives sous la même autorité politique. Dès lors, le Mare britannicum se présente dans l’Europe du nord-ouest comme un canal, soit le modeste équivalent du lac romain par excellence qu’est la Méditerranée, leur Mare nostrum. Pour la future Bretagne armoricaine se produit cependant une inflexion, que la période du Bas Empire va encore accentuer : l’essentiel du trafic courant entre le continent et l’île s’établit, en effet, à hauteur du Pas-de-Calais, reléguant l’Armorique à une participation secondaire aux échanges. Les avantages comparés de la géographie se sont imposés aux stratèges en charge des provinces les plus occidentales de l’empire, comme ils s’imposeront aux gestionnaires contemporains des lignes transmanche ! Pour autant, la Manche occidentale ne tombe pas en déshérence. L’effectivité de la circulation maritime à l’intérieur de cet espace ressort de la découverte d’une épave de caboteur dans le port de Guernesey et de la remontée devant Ploumanach d’une cargaison de vingt-deux tonnes de plomb naufragée dans la seconde moitié du IVe siècle, répartie entre 271 lingots, dont quatorze portent le nom soit des Brigantes soit des Iceni, deux peuples insulaires dont le territoire est riverain de la mer du Nord et proche, pour les Brigantes, de l’actuelle frontière écossaise. Les archéologues ont d’autre part identifié la complexe structure mécanique mise au jour dans le port antique d’Alet (aujourd’hui Saint-Servan) comme une pompe destinée à servir en eau douce les bateaux en partance, à proximité de laquelle une émouvante maquette de cargo sculptée dans un morceau d’os a aussi été ramassée. Bref, le doute n’est plus possible : l’activité nautique demeure une réalité tangible dans le Pontus Britannicum, le canal de la Manche au moins jusqu’à l’effacement de l’Empire romain.
6Dans un premier temps, les bordures maritimes de la Gaule comme les grands axes de circulation ou les principales villes de l’intérieur du pays étaient demeurés dépourvus de toute garnison permanente, la frontière établie sur le Rhin étant censée suffire à écarter les menaces d’invasion. Cette assurance tranquille s’effondre pourtant à l’occasion de la grande crise du milieu du IIIe siècle, qui induit une militarisation durable des paysages en Occident. En Manche, ce sont des pirates à l’identité encore indéterminée qui s’abattent sur les côtes sans défense à compter de 260 environ : on incrimine le plus souvent les Francs car un texte contemporain atteste que l’un de leurs partis réussit alors à forcer le Pas-de-Calais en dépit de la présence d’une escadre romaine chargée d’assurer la sécurité des transbordements en temps normal et de barrer la route aux intrusions hostiles, mais ce pourrait aussi bien être des pirates scots, c’est-à-dire irlandais, puisque la grande île est demeurée indépendante et que ses marins menacent régulièrement les rivages de la Bretagne romaine, ou bien une combinaison des deux… Quoi qu’il en soit, les innombrables découvertes de dépôts monétaires enfouis tout au long des littoraux armoricains ou dans l’axe des vallées fluviales qui y mènent, ne permettent pas d’hésiter : une menace inédite, venue de la mer, a été ressentie avec une intensité si forte par les habitants qu’ils ont fut au loin après avoir pris le soin d’enterrer leurs réserves monétaires. La question demeure posée de savoir pourquoi ils ne sont jamais revenus récupérer leur bien une fois l’alerte passée… Quelques traces d’incendie visibles dans les ruines de villas romaines confirment ce scénario catastrophe. On peut espérer qu’un jour une découverte inopinée étayera un peu mieux les hypothèses avancées sur l’identité des pirates si redoutés jusque vers 275.
7Il reste que Rome ne s’efface pas dès cette première alerte sérieuse et que durant tout le IVe siècle les autorités impériales vont prendre des mesures afin de restaurer la sécurité d’une mer dont elles contrôlent toujours les deux rives. Concrètement, la militarisation des littoraux s’amorce très tôt, dès les années 275-280, avec la construction de murailles resserrées autour du noyau de ce qu’il demeure des chefs-lieux de cités bien plus étendues du Haut Empire, à Nantes et à Vannes, ou avec des créations de toutes pièces, comme la cité d’Alet, promue capitale des Coriosolites, ou le château de Brest, base probable d’une flottille de patrouilleurs chargés de la surveillance des eaux de la Manche et de la mer d’Iroise (cette dernière pourrait devoir son nom au souvenir douloureux des récentes agressions irlandaises). La reprise des fouilles sur le site du Yaudet à l’entrée de la rivière de Lannion a permis d’établir que cet ancien oppidum gaulois, négligé au temps de la pax romana, a retrouvé au IVe siècle sa vocation militaire au prix de quelques aménagements2 ; d’autres sites de fortifications romaines tardives attendent sans nul doute d’être mis en évidence ou ont disparu à tout jamais sous les habitats actuels, comme le château de Morlaix, dont le nom breton, Montroulez, traduit mieux l’étymologie : Mons Relaxus, la hauteur abandonnée. Cet effort concerté permet en définitive de sauvegarder la libre circulation en Manche : j’ai déjà mentionné l’épave découverte devant Ploumanach à proximité des Sept-Îles, datée de la seconde moitié du IVe siècle par les analyses isotopiques réalisées sur sa cargaison de plomb breton ; on peut y ajouter les céramiques façonnées et cuites outre-Manche, ramassées en nombre à Alet mais aussi un peu partout sur les côtes armoricaines, et jusque dans une capitale de cité de l’intérieur comme Carhaix. Désormais fortifiés, les rivages de la Manche ne constituent toutefois pas une frontière séparative mais plutôt un trait d’union rendu nécessaire par les aléas de l’histoire subis à l’intérieur d’un même espace administratif et de civilisation.
8Les stratèges de l’empereur ont partagé cet espace entre plusieurs commandements : le Litus saxonicum occupe le littoral anglais actuel, tandis que le Tractus armoricanus et nervicanus s’étend sur les arrières de la flotte de Boulogne, couvrant la façade de la Gaule depuis Rouen et l’estuaire de la Seine jusqu’à Blaye et la Gironde. Un document de la fin de la période, la Notice des dignités, procure la liste des unités – leurs nom, insigne et casernement principal – qu’historiens et archéologues s’efforcent de placer sur la carte des fortifications romaines reconnues, avec des incertitudes s’agissant du Cotentin, et, surtout, la taraudante question de savoir où l’autorité a pu lever ces troupes. L’hypothèse tenue pour la plus vraisemblable à l’heure actuelle, à la suite des travaux de Léon Fleuriot, est que ces troupes soient venues des confins romanisés de l’île de Bretagne, dont on sait qu’elle fut une grande pourvoyeuse de soldats pour Rome3. En quelque sorte, ces recrues auraient accompagné sur le continent, en particulier vers son extrémité la plus occidentale, les poteries bien reconnues comme bretonnes que l’archéologie y retrouve dispersées par fragments ! Ce faisant, la Manche, si elle n’est plus le paisible lac romain d’antan, ignore toujours la notion de frontière.
9L’histoire s’accélère à la charnière des IVe et Ve siècles. Déjà en 383 Maxime avait tenté sa chance dans la course à l’empire : il avait traversé le Pas-de-Calais à la tête de l’armée de Bretagne et unifié pour quelques années les provinces situées à l’ouest des Alpes. En 407 la situation s’est dangereusement dégradée lorsque Constantin passe à son tour sur le continent avec ses troupes puisque le Limes rhénan vient de craquer, laissant libre passage aux « barbares » ; après quelques succès initiaux, l’armée de Bretagne ne parvient pas à redresser la situation et son général y laisse la vie. Répondant à un appel à l’aide provenant des cités insulaires ainsi privées de leurs défenseurs habituels, Honorius, l’empereur d’Orient, dans le célèbre rescrit qu’il leur adresse en 410, les charge de pourvoir elles-mêmes à leur défense. C’est reconnaître l’incapacité de l’Empire à assumer désormais son devoir envers ses sujets les plus éloignés du nouveau centre de pouvoir en train de s’affirmer à Constantinople, et cela revient à entériner la première partition qu’ait jamais connue la Manche : les cités bretonnes échappent en fait et en droit – du moins est-ce suggéré à demi-mot par le basileus – à l’autorité vaguement légitime qui a encore cours sur le continent, les formes administratives et culturelles demeurant purement romaines pour un temps dans l’île, ainsi que le constate saint Germain d’Auxerre lors de sa première venue en 429. Très vite pourtant, avec la fragmentation accélérée des pouvoirs, les divergences politiques et ethniques croissantes vont faire éclore des frontières littorales jusque-là inédites.
10On sait comment un chef breton mal inspiré, Vortigern, fait appel à des mercenaires saxons pour l’aider à repousser les Pictes au nord du mur d’Hadrien, comment ces soldats de fortune découvrent la faiblesse de leurs employeurs et entreprennent la conquête de l’île à partir des rivages germaniques de la mer du Nord, aux alentours de 450 ; à cette génération, les Bretons oublient vite le respect des formes de la civilité romaine, les magistrats de cité disparaissent, remplacés par des rois batailleurs et volontiers rivaux, que Gildas ne manquera pas de tancer durement. Sur le continent, un véritable maelström de peuplesarmées, tous conduits par des chefs qui furent, eux ou leurs ancêtres directs, des officiers au service de Rome, aboutit vers 500 à une première unification de la Gaule septentrionale, Armorique comprise, sous Clovis et ses Francs devenus catholiques, comme l’était déjà l’élite sénatoriale et épiscopale galloromaine qui les favorise depuis le baptême de Clovis. À ce moment donc, la Manche est devenue un espace segmenté, globalement conjoint à la mer des Germaniques (les Francs se présentent volontiers comme les protecteurs de leurs cousins dorénavant établis outre-Manche, Angles, Saxons, Frisons, Jutes, etc.), bientôt divisé entre les rois mérovingiens qui succèdent à Clovis et les divers rois anglo-saxons d’Outre-Manche, tandis que sa partie la plus occidentale affiche la communauté de destin unissant les terres brittoniques, et même, un peu plus tard, après saint Patrick, celles-ci avec l’Irlande. Certains historiens comme l’Américain Archibald R. Lewis ont ainsi pu parler d’une « thalassocratie celtique ».
11C’est par cette frange marginale de la Manche que se fait l’immigration bretonne de « l’âge des saints », pour l’essentiel avec l’accord de Childebert dans la première moitié du VIe siècle, vraisemblablement dans la continuité des premières implantations en Armorique de soldats originaires de l’île sous l’Empire, ce qui aboutit, sur le territoire de l’ancienne cité des Osismes en particulier, à une fusion d’avenir entre les nouveaux venus et la population native : la langue bretonne en témoigne toujours en notre XXIe siècle, fille légitime du gaulois continental revigoré d’apports insulaires. D’autres immigrants s’installent sur le territoire coriosolite, de la baie de Saint-Brieuc à celle du Mont-Saint-Michel, en moindre nombre apparemment puisque là la fusion créatrice entre les deux parlers proches ne perdure pas. Ces « déplacements de peuples » ont sans doute été facilités par l’autorité maintenue de quelques grandes familles de notables d’extraction romaine, les Gerontii ou les Aureliani, qui auraient récupéré à leur usage les places fortes littorales comme des débris d’escadres, leur permettant d’édifier des « royaumes doubles » à cheval sur les deux rives de la Manche4. Les Vies de saints rédigées aux temps carolingiens l’assureront : leurs héros puis les dévots qui entendent renouer avec leur itinéraire terrestre en parcourant les lieux de leur jeunesse outre-Manche, n’éprouvent aucune difficulté à passer la mer. Aucun contrôle ne paraît entraver les échanges entre les Bretons dispersés sur les péninsules de Cornouailles, de Galles et d’Armorique. Aux temps féodaux encore, les textes littéraires romans regroupés sous l’étiquette de Matière de Bretagne, se font l’écho de ces facilités de la circulation par mer : que l’on songe, par exemple, au conte de Tristan et Iseut, où la mer celtique est présente de bout en bout soit pour réunir soit pour séparer les amants.
12Même l’inclusion de la Bretagne dans l’empire carolingien ne modifie pas en profondeur cet état de fait, les Francs ne faisant guère montre d’ambition maritime – Charlemagne se contente d’ordonner au début du IXe siècle de reconstituer l’escadre basée à Boulogne afin de contrôler de façon plus hermétique l’entrée en Manche. Les très récentes fouilles (2009) du site de Bressilien en Paule (Côtes-d’Armor, canton de Maël-Carhaix) ont livré un fragment de coupe de verre daté du VIIIe siècle, au décor très élaboré, réalisé en appliquant sur un récipient de verre bleu turquoise de fines baguettes de verre blanc et bleu à décors torsadés. Ce vase de grande qualité n’a pu être produit que dans un atelier majeur de l’Europe du Nord : sa découverte fortuite sur le site d’une grande enceinte contemporaine des derniers Mérovingiens témoigne du maintien probable d’une voie commerciale active descendant la Manche, depuis les rivages de la mer du Nord peut-être. Mais les archéologues ont aussi trouvé, à trois cents mètres de là, parmi les ruines d’une antique chapelle dédiée à saint Symphorien, un objet de bronze qui a de fortes chances d’être un fragment de reliquaire ou de croix, orné d’entrelacs, un motif caractéristique de la seconde moitié du VIIIe siècle et du IXe siècle irlandais, en rappel du maintien à cette date à peine plus tardive que la fabrication du vase précédent, de relations suivies avec le monde insulaire5. Et cette découverte est d’autant plus intéressante que cette chapelle renfermait une cloche à main, l’un des huit ou neuf exemplaires de ces objets de culte typiquement « celtes », préservés en Bretagne puisque considérés comme d’insignes reliques matérielles laissées par les saints.
13Ainsi que l’expriment les hagiographes en leur latin, le Mare Britannicum ou le Pontus Britannicum, la Manche occidentale, est bien la mer des Bretons, elle se rit des frontières terrestres séparant les peuples et leurs royaumes continentaux à configurations très variables. Pour l’heure, les flots garantissent le maintien de liens praticables entre les différentes branches du peuple brittonique et, à l’occasion, avec leurs voisins germaniques disposés à échanger. Nulle frontière ne segmente le Mor Breiz !
LES RECOMPOSITIONS MÉDIÉVALES
14Cette liberté de navigation arrive à un terme brutal avec l’intrusion des Vikings, signalés dès 799 au large de Noirmoutier, révélés au monde carolingien en 843 lorsqu’ils surprennent Nantes, la pillent et emmènent force prisonniers. Durant pratiquement un siècle et demi, jusqu’aux approches de l’an mil, donc bien après la concession du comté de Rouen à l’un de leurs chefs, Rollon, les pirates rendent périlleuse toute traversée maritime comme ils ruinent les communautés établies sur le littoral (ils occupent l’abbaye de Landévennec en 913, ses moines chassés avec leurs trésors culturels, livres et reliques). Partout les élites cléricales et laïques des sociétés bordières manquent à leurs devoirs, en particulier celles du fragile royaume néocarolingien de Bretagne appelé à disparaître après le règne restaurateur d’Alain le Grand (disparu vers 910).
15On sait comment de grandes principautés territoriales sont nées de la nécessité ressentie par les aristocraties régionales de réorganiser les assises du pouvoir dans un contexte inédit d’agressions menées contre le royaume des Francs. S’agissant de la façade maritime occidentale de celui-ci, l’affirmation de la Normandie revient à instituer une force de police efficace contre les derniers libres Vikings : une fois ceux-ci chassés de l’horizon ou intégrés aux forces navales du duc, une impression de sécurité relative renaît dans le canal de la Manche jusqu’au Pas-de-Calais et au-delà, sur les flots menant à la Scandinavie. En revanche, la connaissance et la pratique des routes de mer traditionnelles semblent perdues s’agissant des Bretons continentaux : reflet de cette perte de savoir qui entraîne une perte de conscience historique, l’hagiographie romane ignore superbement le modèle de l’origine insulaire des vieux saints fondateurs, elle imagine leurs successeurs nés et prospérant en Armorique à l’intérieur du circuit de la petite région où leur souvenir est entretenu. Les suggestions de contacts directs entre Bretons d’Armorique, de Galles et de Cornouailles apparaissent désormais ténues à un point tel qu’on finit par douter du maintien de ces contacts6. Dans un univers occidental ruralisé dans ses tréfonds, où les échanges se limitent dorénavant à une poignée d’articles de grand luxe, la notion de frontière de mer se vide de toute substance du fait même que les flots ne portent plus guère de bateaux et que le paysage politique est cloisonné entre de grandes principautés qui ignorent ou dédaignent leurs confins littoraux.
16À cette règle, une exception : la Normandie. Nul n’ignore comment en 1066 Guillaume s’empara du royaume anglo-saxon en venant à bout de son cousin Harald sur le champ de bataille d’Hastings. La conquête de l’Angleterre par le duc des Normands restitue, de facto dans un premier temps, son unité à la Manche occidentale puisque les ducs dominent sans conteste leurs faibles voisins des maisons de Rennes puis de Cornouaille, les Bretons ne leur opposant au surplus aucune velléité d’ambitions maritimes puisqu’ils ont perdu leur art de la navigation dans les tumultes de l’âge viking. Quelques établissements religieux y gagnent de recevoir des terres outre-Manche, offertes par des seigneurs bretons possessionnés là-bas en récompense des services rendus par leurs ancêtres lors de la prise en main de l’Angleterre par les Normands7. Dans un second temps, la mainmise d’Henri II Plantagenêt sur le duché grâce au mariage de son fils Geoffroy († 1186) avec Constance, la fille et héritière de Conan IV (1156-1168) revient à incorporer les rivages de Bretagne à « l’empire plantagenêt », sans entraîner, pour autant que nous puissions le contrôler, un quelconque développement de leur marine, qu’auraient pu favoriser les besoins de leur nouveau maître pour ses liaisons intérieures ou les transports de la croisade de Richard8. Autant la découverte, vite fantasmée, des ressources de la Matière de Bretagne s’avère importante au plan de l’histoire littéraire et culturelle (Geoffroy de Monmouth, sans doute né de parents armoricains établis sur la frontière galloise, publie son Historia regum Britannie vers 1135), autant l’épisode plantagenêt demeure sans retombées tangibles quant à l’histoire maritime de la péninsule. En tout cas, dans ce vaste espace maritime réunissant les deux rives de la Manche, le littoral aquitain avec Bayonne, Bordeaux et La Rochelle, et désormais l’Irlande que les Anglo-normands ont entrepris de conquérir, la notion de frontière paraît destinée à se perdre.
17Il n’en sera rien puisque le roi capétien assène quelques coups terribles à cette espèce de commonwealth plantagenêt qui manquait de liant hormis la personne de son roi. La saisie de la Normandie par Philippe Auguste (dont le meurtre du jeune Arthur Ier, le fils de Geoffroy, par son oncle Jean a servi de prétexte) puis celle de La Rochelle en 1224 par Louis VII, le placement d’un membre éloigné de la maison de France, Pierre Mauclerc, en position de responsabilité à la tête du duché breton de 1213 à 1237, font voler en éclats « l’empire » bâti par Henri II : il ne subsistera bientôt de cet agglomérat trop vite édifié sur la terre ferme que la Gascogne et Bordeaux, dont les notables demeurent fidèles à l’héritier légitime de leur ancienne duchesse, Aliénor d’Aquitaine.
18Dès lors, la Bretagne se trouve placée dans une situation qui va la caractériser jusqu’à la disparition de l’État ducal, celle d’une principauté placée en frontière de mer entre deux puissances sourdement antagonistes jusqu’au traité de Paris de 1259 signé entre Louis IX et Henry III d’Angleterre, redevenant adversaires dès avant la fin du siècle lorsque Philippe le Bel pousse au conflit : la guerre de Guyenne (1294-1296) trouve d’ailleurs son prétexte dans des incidents survenus en Bretagne entre marins bayonnais et normands, et les Anglais ne manquent pas d’opérer des descentes ravageuses sur la pointe de l’Armorique.
L’enquête du vicomte d’Avranches en Bretagne (1296, 17 mai). Extraits.
18. – Et d’icel lieu [= Quimper] je alei à Saint Grimolei deu Bois [Saint-Guénolé = Landévennec], une ville où il soleit aveir moult de richeces, qui est tenue de l’abbé d’icel lieu, et illeques je m’enformei de ce que m’esteit commis, et rien n’en poi trouver ; mais je vi la ville qui aveit esté arse de asnemis qui i avaient esté par dous fiaiees [fois] moult grande multitude, et en avaient [em-] porté blé et sel et boiz à fere vessiaux, et avaient arses dous granz nés (nefs), et avaient assailli l’abbaïe à toutes les deux fiaiees et requeraient que l’en lor rendist l’abbaïe, et ceux qui estoient dedenz en la compaignie de l’abbé se defendirent en tel maniere que eus ne meffirent onques à l’abbaïe.
19. – Et de icel lieu je alei à Landergneau, une ville qui est tenue de monsr Hervé de Léon, et illeques je m’enformei de ce que m’esteit commis et rien n’en poi trouver. Mès je trouvei que les anemis avaient esté en ladite ville par dous fiaiees, et en avaient porté et ravi une des fiaiees tout quant que eus avaient trouvé par dessus terre, et à l’aultre fiaiee eus en avaient porté tout quant que esteit repost soz terre : et de ce eus orent moult de blez, de vins et de sel et ce que eus poaient trouver ne aveir de fer, et depeçoent les us [huis] et les fenestres pour en aveir les ferreures.
21.– Et d’icel lieu [= Brest] je alei à Saint Mahé de Fine Poterne [= Saint-Mathieu], et entre Saint Mahé et Brest je vi le païs tout ars jusques une leue en terrain, qui aveit esté ars des anemis, et durat bien l’arsion environ une leues. Et à Saint Mahé je m’enfermei de ce que m’esteit commis, et rien n’en poi trouver. Mès je fui en l’abbaïe de Saint Mahé et en la ville, où les anemis avaient esté et avaient prins en l’abbaïe tout quant que eus i avaient trouvé, blez, vins, coutes, dras, croiz, calices, livres et ferreures de huys et de fenestres et tout quant que eus i poaient aveir trouvé, et en la ville aussi ce que eus y trouvèrent et ce que esteit repost enterre.
24. – Et en touz les lieus dessusdis je trouvei par ceus par qui je m’enformei que moult de vessiaux estaient perduz de jor en jor, garnis de sel, de blez, de vins et autres denrées, par défaute de defens, et que ceux qui estaient ès vessiaux, si tost comme eux veiaient venir les anemis, delessoent les vessiaux sanz cop férir et sanz defense nulle i metre, et se metaient en lor petiz batiaux, et sur ce les anemis prenaient ce que eus trouvoient gaif [abandonné] et l’emmenoent, et mesmement des porz emmenoent ils les vessiaus et prenaient à la terre en Cornoaille et aillors en Bretaigne vivres, sans ce que nul lor defendist. Et disaient ceus par qui je m’enformei, la greignor [plus grande] partie, que se le Conte [= le duc de Bretagne] i vousist metre conseil, que eus n’eussent pas fez les granz meffez qui ont esté fez au païs, ne se fussent pas tant enrichis les anemis des biens deu réaume, mès le Conte i meteit poi de conseil9.
19Nul dirigeant ne saurait plus en douter désormais : la frontière de mer est devenue une donnée essentielle à prendre en considération, pour le pire mais aussi pour le meilleur, quand il s’agira d’élaborer la politique du duc.
LA FRONTIÈRE DE MER DU DUCHÉ
20Il m’apparaît de plus en plus arbitraire de vouloir séparer le duché des Montforts – issu de la victoire de Jean IV à Auray en 1364 – de celui de leurs prédécesseurs capétiens de la famille de Dreux : certes Jean Ier le Roux (1237-1286) et ses successeurs immédiats appliquent fidèlement les consignes reçues du roi, mais Jean III (1312-1341) déjà et son neveu Charles de Blois font plus qu’esquisser la future politique de souveraineté imputée d’habitude aux seuls Montforts. Sur la frange littorale, la continuité est en fait évidente depuis le XIIIe siècle au moins, quoique la frontière de mer se marque avec une inégale intensité selon ses diverses composantes. J’en distinguerai cinq.
Le pointillé péager
21Il intéresse les taxes portuaires et les droits perçus à l’entrée ou à la sortie des marchandises, des levées en général concédées à des fermiers qui font office de receveurs, déchargeant le duc ou les moindres seigneurs intéressés, du souci quotidien de la gestion de ces havres, parfois minuscules. On garde, par exemple, le carnet de comptes d’Olivier Mazéas, le receveur de l’Aber Wrac’h entre 1464 et 1467, qui nous renseigne sur le trafic de ce port de fond de ria, mais aussi sur les difficultés et les dangers rencontrés là, notamment du fait des malintentionnés qui, embusqués derrière les îlots voisins, guettent les navires encore peu manœuvrants à la sortie de la rivière10. Quoi qu’il en soit des aléas de la navigation, en aucune façon on ne peut parler d’une frontière douanière continue tant les parties prenantes sont diverses et multiples, le duc n’agissant comme seigneur, unique ou partiel, que dans une poignée de ports, certes les plus importants en vérité.
La laisse de mer
22Elle appartient au seigneur riverain, mais dès le XIIIe siècle le duc a su imposer son autorité de seigneur éminent sur tout le circuit des rivages de Bretagne. Cela lui vaut de se voir intéressé à la prise ou à l’échouement des poissons dits royaux, du genre baleines, cachalots, dauphins, marsouins, etc. dont une part lui revient de droit. Plus rémunérateur et disputé, le fameux droit de bris s’exerce lorsque les survivants d’un naufrage ou leurs ayants droit n’ont pas réclamé leurs biens dans un délai d’un an et un jour. Alors les épaves sauvées de la catastrophe deviennent la propriété légitime de la puissance publique sur les côtes de qui elles ont abouti, en général pour être exposées en vente au plus offrant, quelquefois pour être récupérées à son usage propre (les ancres et autres ferrures notamment). Inutile de dire que les pillards n’ont pas attendu l’arrivée des officiers ducaux pour aller se servir et que, même s’il est prévu une gratification en faveur des sauveteurs ayant pris des risques réels en s’aventurant par-delà les endroits où ils avaient pied, les gens de la côte n’ont pas l’impression de commettre un vol lorsqu’ils s’emparent de ce qui ne devrait pas en droit leur revenir… Le duc, le roi à sa suite, peine à imposer son autorité – on dira bientôt à « civiliser »– sur cette imprévisible et par nature fluctuante frontière de mer11.
23En retrait du trait de côte, dans les zones indécises hésitant entre terre et mer, le prince se trouve aussi hériter de ces espaces sauvages que sont les dunes marines et leurs arrières semi-amphibies : cela permet à François II de concéder des « baules » afin d’y aménager des marais salants dans la région de Guérande. Ces dons gracieux constituent une forme de récompense appréciée et rémunératrice puisque l’or blanc anime chaque année un peu plus le littoral méridional entre le pays de Retz et Carnac, dessinant un blanc cordon de salines caractéristique des eaux plus chaudes de l’Atlantique. En somme, une frontière salicole fait plus que s’esquisser, sur les produits de laquelle la fiscalité du roi s’appesantit vers l’intérieur, le duc pratiquant pour son compte une politique de taxation modérée, fondée sur les quantités sorties de ses états plutôt que sur un taux de perception élevé.
Les eaux marines
24En avant du continent elles n’ont pas encore reçu leur statut moderne d’eaux territoriales. Les pêcheurs de toute provenance peuvent venir y traquer le poisson, une facilité dont profitent les Bretons qui finissent par s’installer à demeure dans les petits ports de pêche de la Cornouaille anglaise, où leur renfort retarde l’extinction du parler brittonique local. Mais ces arrangements entre pêcheurs n’ont qu’une importance très secondaire au plan des équilibres politiques et humains.
25Au sortir de la guerre de Succession, le duc propose aux marins étrangers, hanséates en premier lieu, un service à la mer, le Convoi : il s’agit de leur procurer des pilotes expérimentés afin de leur permettre de doubler les caps de Bretagne sans prendre trop de risques, tandis que des navires escorteurs chargés de soldats garantissent la sécurité de leur flotte contre les coups de main toujours à redouter des forbans. Avec les fameux « brefs de Bretagne »– des billets à l’acquisition obligatoire, destinés, en théorie au moins, à empêcher le pillage des cargaisons en cas de naufrage –, le « devoir de convoi » constitue une autre importante source de revenus pour le Trésor, mais au moins en ce cas un service utile est-il rendu à ceux qui y souscrivent, à la satisfaction des deux parties apparemment puisque les armateurs étrangers contribuent, aux yeux du duc, à la naissance puis à l’entretien d’un embryon de flotte de guerre permanente, garante de leur sécurité en retour.
La frontière de guerre
26Sans conteste la plus spectaculaire, elle est la seule qui ait laissé des témoins visibles de nos jours12. Comme sur tous les littoraux, les villes sont fortifiées, leurs ports spécialement protégés : quoique modernisée, la Ville close de Concarneau en fournit une excellente illustration13. En arrière du littoral, un chapelet de châteaux forts structure la défense des côtes en profondeur : le château de Penhoat, appartenant à la famille d’un amiral de Bretagne au XVe siècle, vient d’être sauvé de la ruine par les soins de la municipalité de Saint-Thégonnec et du département du Finistère, mais je pourrais aussi bien citer Le Guildo, Coatmen près de Lannion ou La Roche-Goyon (Fort-La-Latte).
27Sans doute en partie suite aux remarques critiques émises par le vicomte d’Avranches au terme de sa tournée d’inspection en Bretagne en 1296 qui lui permet de constater les ravages opérés par les Anglais autour de Saint-Mathieu ou à Landévennec durant la dernière guerre, le « guet et garde » à la mer est systématisé en temps de crise : lorsqu’il est appelé à liquider les dettes de Jean II décédé en 1305, Roland le Lombard procède à plusieurs remboursements de frais en rapport avec les récentes menaces planant sur « la marine » :
117. A Rollant de Loc Pezren14, pour service fait ou temps de la guerre à garder la marine contre la venue des anemis, 10 s.
118. A Jehan Brecel de Ploermel, pour retour de ce que l’en prist de li pour les galées qui gardoient la mer, 110 s.
119. A Jehan Maubec de Ploermel, pour celle cause, 100 s. 123.
A Eon Bonhomet, et à Guillou Morou, pour retour de ce que Monsr ot de lui pour raison des galées [et d’autres causes indépendantes]
128. A Guillaume de Piguel de Ploermel, pour ce que Monsr ot de lui pour raison des galées devant dites, 110 s.
136. A Guillaume de Mazalon [diverses causes], et pour son service de garder la marine par la guerre, 100 s.15.
28Les paroisses sont requises dorénavant de se prévenir de toute menace de descente anglaise par « feuz et fumées à lieux les plus éminens et accoustumés en tel cas, et avecques quand le cas le requerra de sonner les cloches et campannes des églises, faire les cris ou autres signes, enseignes et solemnités accoustumés pour assembler le peuple à ladicte deffense ». Ce mandement de François II de décembre 1483 ordonne aussi de « faire mettre sus nos sugets en estat et habillemens de deffense, tant nobles, annoblis que autres ses sugets aux armes, francs archers et esleuz, et aussi les bons corps derroinement choaisis avec les mariniers et autres demeurans et habitans sur et environ la coste de mer16 ». Des dispenses spéciales autorisent les nobles locaux à demeurer servir sur place afin d’organiser la défense des côtes avec l’aide intéressée de leurs manants, plutôt que de répondre à une convocation lointaine à l’ost ducal17.
29Ces mesures paraissent avoir été efficaces, du moins aucun débarquement hostile n’est-il répertorié pour la fin du Moyen Âge – mais y avait-il vraiment lieu de les redouter ? Lorsque les Anglais interviennent durant la guerre de Succession, ils le font à la demande de l’un des partis en lutte et prennent pied en conséquence dans des ports tenus par leurs amis, voire par leurs propres troupes18. De même, lors des guerres d’indépendance à la fin du XVe siècle, les Français ne montent aucune opération navale d’envergure, hormis le blocus du port de Brest.
30La menace maritime s’abat en vérité sur les îles seules, dont les habitants endurent aux temps médiévaux et modernes un véritable calvaire puisque la plupart d’entre elles sont trop petites pour valoir la peine d’être vraiment défendues. Dans leur cas, la frontière de guerre se teinte de sang et d’horreurs telles que les autorités peuvent décider leur évacuation préventive, déjà préconisée par le vicomte d’Avranches s’agissant de l’île de Batz (bien plus tôt, Groix avait servi de base aux Vikings tard dans le Xe siècle et semble avoir été vidée de sa population), d’autant que les pirates affectionnent leurs eaux, propices aux embuscades : les témoins des miracles opérés par Vincent Ferrier les évoquent sans fard en 145319, et bien d’autres marins traverseront par la suite des péripéties dramatiques en se faisant surprendre à leur proximité.
La frontière de souveraineté
31Elle résulte de l’argumentaire des ducs et de leurs historiographes mettant en valeur la perfection territoriale de la Bretagne, un duché qui ne connaît pas d’enclaves en son sein, riche d’un patrimoine agricole et humain équilibré, dans lequel la mer occupe aussi une place importante, relativement inédite s’agissant d’un État médiéval. Certes, les descriptions placées par Pierre Le Baud (en 1480 puis en 1505) ou Alain Bouchart (en 1515) à l’orée de leur œuvre font figure de morceau obligé, répondant aux lois du genre qui induisent un rapide tableau de l’apparence comme des ressources de la contrée dont l’auteur se prépare à écrire l’histoire, une contrainte dont nos historiens s’acquittent sans grand souci de la véracité géographique, mais la frontière de mer qui se déploie sur une large fraction du circuit du duché leur apparaît porteuse de richesses et, potentiellement, de puissance.
La description du royaulme de nostre Bretaigne Armoricque
1. Le royaulme de Bretaigne, qui jadis fut appellé Armoricque, est situé es extremitez d’occident, vers la fin d’Europe. Et est de la forme d’ung fer de cheval, dont la rotondité est circuie au solail resconsant de la mer Occeane et de gros et dangereux rochers, qui sont chacun jour couvers et descouvers de mer ; lequelz rochers empeschent les navires d’aborder à la terre, car il fait moult dangereux entrer es havres du païs sans lamen et guide. Par le hault, devers orient, joignent à ce royaulme les bas pays de Normendie, le Mans, Anjou et Poictou.
2. En ce rayaulme y a plaines et montaignes, prez, forestz, landes et rivieres. Es plaines y a force terres qui portent tresbons blez, comme frommens, saegles, avoines, riz, safran, pois, feves, aux, oignons et autres fruictz. Es landes et montaines, l’on engresse foison de bestail. En aucuns lieux devers l’occident, on fait le sel par singuliere industrie, car à ce faire n’y a que l’eau de la mer et la vertu du soleil. Et de ce sel tous les royaulmes et contrees voisines et autres sont fournies et pourveues.
A l’environ de ceste Bretaigne, sont en mer pluseurs isles habitees qui sont de laditte Bretaigne, esquelles y a forestz et estangs. Et y croissent des fruictz, blez, vins et autres commoditez. Les forestz de ceste Bretaigne sont peuplees de venaisons et gibiers à foyson. Et y a en aucuns lieux des mynes d’argent, plomb et fer, et en plsieurs lieux y croissent les vins en habondance pour fournir les habitans, si ilz s’en vouloient contenter. Par mer arrivent es pors et havres du païs toutes marchandises.
3. […] Le notable fleuve de Laire passe par ceste Bretaigne et y tumbe en la mer. Plusieurs autres rivieres y sont, qui toutes tumbent en la mer20.
32Ce qui n’est pas si mal vu après tout, ce que le roi négligera par la suite car s’il s’illustra comme « roi de guerre21 », jamais aucun Valois ni aucun Bourbon ne songea sérieusement à s’ériger en « roi des mers » à l’instar de son cousin d’Angleterre. On sait ce que cela implique au final quant au destin historique de la France…
33Du récent Dictionnaire d’histoire de Bretagne (2008) que j’ai codirigé avec Alain Croix, l’entrée « frontière » s’avère absente ! Ce qui pourrait, à la rigueur, passer pour un oubli malheureux des coordinateurs, n’en est pas un : cette absence signale simplement que la notion de frontière se trouve englobée à l’époque ducale dans celle de « marches »– qui bénéficie, elle, d’un article et d’une carte –, soit la limite orientale de l’État breton avec le royaume22. Et faute de marines assez puissantes et organisées, nul ne prend trop garde encore aux frontières de mer. Dispersée entre plusieurs entrées, leur existence s’affirme sans ambages aux étapes suivantes de l’histoire.
34Le rattachement du duché à la France change, en effet, la donne de façon radicale à compter du XVIe siècle, d’une part en effaçant d’un coup sa limite de souveraineté tournée vers l’est, et donc la nécessité de l’affirmer contre toute intrusion, d’autre part en impliquant la province, de par sa situation stratégique, dans le conflit naval pluriséculaire que soutient le royaume contre l’Angleterre. Devenue « province frontière », la Bretagne d’Ancien Régime retient l’attention des amiraux comme des ingénieurs militaires, qui la corsètent bientôt, dans le sillage du grand Vauban, d’une vaste ceinture de fortifications littorales, que l’armée finit de restituer aujourd’hui aux collectivités territoriales. Avec ses faiblesses, car si souvent un débarquement n’a pu être empêché – à Lorient en 1746, à Saint-Cast en 1758, à Quiberon en 1795 –, ce dispositif défensif a au moins évité que les ports de guerre ou de commerce soient pris par l’ennemi, mais il a contribué à rigidifier la notion de frontière interétatique en l’érigeant en ligne de guerre virtuelle.
35Un second facteur milita dans le même sens : la frontière douanière, matérialisée sur nos côtes par l’achèvement du tracé des fameux « sentiers de douaniers » et de leurs curieuses guérites de veille dans le courant du XIXe siècle. C’est que la gamme des marchandises lourdement taxées ou même prohibées suit une courbe ascendante, parallèle à celle des besoins de financement de l’État, entraînant son corollaire inévitable : la contrebande – qui attend toujours son historien ! –, et donc une présence accrue des hommes de la douane sur le terrain. En définitive, la frontière de mer n’a sans doute jamais été aussi bien marquée et surveillée que dans les années encadrant le premier conflit mondial, tant par la Marine (les équipages des sémaphores y contribuent) que par l’administration fiscale dont les agents à terre, les pataches en mer patrouillent sans cesse, en quête de la moindre apparence suspecte de trafic illicite. Enfin, au prix de beaux exploits humains, cette frontière se pare au XIXe siècle d’une couronne continue de feux de signalisation qui illuminent les nuits littorales et éclairent la navigation au large : la lumière des phares balise dorénavant de la façon la plus précise le liseré côtier en Manche, signalant aux marins les dangers jusque-là invisibles par mauvais temps ou par nuit noire, que recèlent les approches de la côte et des îles. Les Allemands ne s’y trompent pas lorsque, dès 1940, ils éteignent ces lanternes, tandis que leurs blockhaus viennent vite redoubler le trait de côte face à une Angleterre inviolée, redevenue l’ennemi menaçant pour l’occupant23.
36Désormais la frontière de mer se trouve matérialisée, hormis les zones protégées acquises par les départements ou le Conservatoire du littoral, par le ruban d’urbanisation continue auquel aboutit l’attraction exercée par les rivages marins sur nos contemporains depuis un bon demi-siècle. Les militaires sont en voie de s’en retirer ; les derniers gardiens de phare sont remplacés par des automatismes ; les douaniers les délaissent, ils contrôlent les flux des containers de la mondialisation à leurs transits par quelques grands ports ou traquent substances interdites et passagers clandestins à hauteur de leurs points de passage obligés. En résumé, nul agent de l’État ne parcourt plus chaque jour les innombrables criques des côtes de la Manche ni ne surveille à la jumelle leurs abords immédiats : cette frontière littorale change insidieusement de sens, elle n’est déjà plus la frontière entre deux puissances se regardant en chiens de faïence depuis leur rive respective du canal de la Manche ; elle tend à devenir un segment de la frontière maritime globale de l’Europe, dont un jour prochain un corps unique de gardes-côtes assurera sans doute la police et la sécurité des usagers comme des riverains.
Notes de bas de page
1 Afin de limiter les notes dans ce texte court et général, je ne mentionnerai que les références que le lecteur intéressé ne pourrait pas trouver dans mon ouvrage Les Bretons et la mer au Moyen Âge, des origines au milieu du XIVe siècle, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 1998.
2 Cunliffe B., Galliou P. et coll., Les fouilles du Yaudet en Ploulec’h, Côtes-d’Armor, vol. 1 : Le Yaudet dans l’histoire et la légende, University School of Archaelogy et CRBC, Oxford, 2004, vol. 2 : Le site : de la Préhistoire à la fin de l’empire gaulois, Oxford, 2005, vol. 3 : Le site : du quatrième siècle après J.-C. à aujourd’hui, Oxford, 2007.
3 Kernéis S., Les Celtiques. Servitude et grandeur des auxiliaires bretons dans l’Empire romain, Presses Universitaires de la faculté de droit de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, 1998.
4 Voir l’article de Bernard Merdrignac dans ce volume.
5 Ménez Y. et Hinguant S., Fouilles et découvertes en Bretagne, Ouest-France Éditions et Inrap, Rennes, 2010, p. 102-103.
6 Lorsqu’il rédige sa Vie de saint Patern, Morvan, l’évêque de Vannes entre 1085 et 1128, puise en abondance dans la biographie d’un saint gallois homonyme ; de même, Caradoc de Llancarfan dispose de renseignements en provenance de Bretagne lorsqu’il évoque saint Cadoc. Finalement peu d’indices, et tous postérieurs à 1066.
7 Alain de Rohan pourvoit ainsi de biens anglais sa fondation de Bon-Repos par une charte en date du 23 juin 1184 (Morice H. dom, Preuves, t. I, col. 696-697). De même, il existe un parallélisme troublant entre l’abbaye de chanoines augustins de Beauport fondée en 1202 en Goëlo et sa correspondante du même nom en Irlande.
8 Everard J.-A., « Le duché de Bretagne et la politique Plantagenêt aux XIIe et XIIIe siècles : perspective maritime », in Aurell M. et Tonnerre N.-Y. (éd.), Plantagenêts et Capétiens : confrontations et héritages, Brepols, Turnhout, 2006, p. 193-210.
9 La Borderie A. de, Nouveau recueil d’actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIIe et XIIIe siècles), Rennes, 1902, p. 70-73.
10 Russon M., « L’Aber-Wrac’h et les terroirs littoraux environnants : portrait d’une société maritime bretonne », Kreiz, no 2, 1993, p. 259-277.
11 Moal L., « Des Anglais dans les méandres judiciaires bretons après leur naufrage à l’entrée de Blavet (6 janvier 1479) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. LXXXII, 2004, p. 393-426. Cassard J.-C., « Les naufrages sur les côtes de Bretagne vers la fin du Moyen Âge », pour paraître.
12 Russon M., Les côtes guerrières. Mer, guerre et pouvoirs au Moyen Âge. France, façade océanique, XIIIe-XVe siècles, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2004.
13 Aquilina M., « “Murs de ville” à Quimper, “fortifications” à Concarneau : destins croisés de remparts médiévaux », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. LXXXV, 2007, p. 39-55.
14 Loc Pezren est aujourd’hui orthographié Locpezran ou Locpéran, soit le site primitif de Blavet, l’actuel Port-Louis, lui-même à l’origine de Lorient ; Mazalon, Mahalon, commune du Cap-Sizun en Finistère.
15 La Borderie A. de, Nouveau recueil d’actes…, op. cit., p. 184-187.
16 Morice H. dom, Preuves, t. III, col. 431-432.
17 Jones M., « L’amirauté et la défense des côtes de Bretagne à la fin du Moyen Âge », in Bois J.-P., Défense des côtes et cartographie historique, Actes du 124e Congrès des Sociétés historiques et scientifiques (Nantes, 1999), Paris, 2002, p. 17-32 ; Cassard J.-C., « Frontière de mer et marine ducale : l’exemple breton, fin du XVe et début du XVIe siècle », ibid., p. 33-51 ; id., « Un prince au service du bien commun : le duc de Bretagne et les usagers de la mer », à paraître dans les actes du colloque de Lorient de septembre 2007, « Le prince et le bien commun ».
18 Cassard J.-C., « La place des événements maritimes dans la guerre de Succession de Bretagne », in id., La guerre de Succession de Bretagne, Coop Breizh, Spézet, 2006, p. 51-69.
19 Cassard J.-C., « Coups de chien au large de la Bretagne », in Langues de l’Histoire. Langues de la Vie (Mélanges Fañch Roudaut), Brest, 2005, p. 55-69. Il conviendrait d’ajouter aux témoignages publiés et commentés, les dires des témoins nos 85, 209 et 230, ignorés faute de place.
20 Bouchart A., Grandes Croniques de Bretaigne, livre second, chap. II, édition Auger M.-L. et Jeanneau G., t. I, p. 203-204, CNRS Éditions, Paris, 1986.
21 Cornette J., Le roi de guerre, essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Payot, Paris, 1993.
22 Cassard J.-Ch., Croix A., Le Quéau Jean-René, Veillard J.-Y. (dir.), Dictionnaire d’histoire de Bretagne, Skol Vreizh, Morlaix, 2008 : « Les marches » (G. Aubert et D. Pichot), p. 478-479. On pourra compléter avec Lagrée M. et Tanguy B. (dir.), Atlas d’histoire de Bretagne, Skol Vreizh, Morlaix, 2002 : « Les marches dans la tourmente au XVe siècle », commentaire de D. Pichot d’après les travaux de René Cintré, p. 84-85.
23 Ibid., sur la Bretagne province-frontière, voir entre autres les entrées « Guerre » (D. Bensoussan), p. 342, « Îles » (V. Guigueno), p. 377, « Vauban » (F. Roudaut), p. 751 ; sur l’intervention de l’État, « Douaniers » (P. Jarnoux), p. 225, « Phares » (V. Guigueno), p. 597-598, avec une carte ; enfin, « Mur de l’Atlantique » (C. Bougeard), p. 521-522. Toutes ces entrées avec leurs bibliographies afférentes.
Auteur
-
Jean-Christophe Cassard
Professeur d’histoire médiévale Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Université de Bretagne occidentale, Brest
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
S’adapter à la mer
L’homme, la mer et le littoral du Moyen Âge à nos jours
Frédérique Laget et Alexis Vrignon (dir.)
2014
Figures et expressions du pouvoir dans l'Antiquité
Hommage à Jean-René Jannot
Thierry Piel (dir.)
2009
Relations internationales et stratégie
De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme
Frédéric Bozo (dir.)
2005
La France face aux crises et aux conflits des périphéries européennes et atlantiques du xviie au xxe siècle
Éric Schnakenbourg et Frédéric Dessberg (dir.)
2010
La migration européenne aux Amériques
Pour un dialogue entre histoire et littérature
Didier Poton, Micéala Symington et Laurent Vidal (dir.)
2012
Mouvements paysans face à la politique agricole commune et à la mondialisation (1957-2011)
Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir.)
2013
Sécurité européenne : frontières, glacis et zones d'influence
De l'Europe des alliances à l'Europe des blocs (fin xixe siècle-milieu xxe siècle)
Frédéric Dessberg et Frédéric Thébault (dir.)
2007
Du Brésil à l'Atlantique
Essais pour une histoire des échanges culturels internationaux. Mélanges offerts à Guy Martinière
Laurent Vidal et Didier Poton (dir.)
2014
Économie et société dans la France de l'Ouest Atlantique
Du Moyen Âge aux Temps modernes
Guy Saupin et Jean-Luc Sarrazin (dir.)
2004