1En cinquante ans, la Société Auxiliaire ne connaît que deux dirigeants. L’un est aux commandes pendant 41 ans ; l’autre, dont le mandat chevauche celui du premier, préside à ses destinées durant une quinzaine d’années. À leurs côtés, sept équipes composent les états-majors successifs de l’entreprise. Certains hauts responsables y demeurent pendant plusieurs décennies. À l’évidence, le constat d’une continuité exceptionnelle au sommet de la pyramide hiérarchique s’impose comme un des traits majeurs de l’histoire de la SAE.

2Les deux entrepreneurs se révèlent comme des chefs d’envergure comparable. Certes, leur biographie montre des personnalités et des itinéraires bien différents. Gino Valatelli, ingénieur déjà expérimenté, fonde l’entreprise dont il assure le développement et, quelquefois, la survie. Maurice Mathieu, jeune entrepreneur audacieux, vite devenu le successeur naturel, s’affirme comme l’un des patrons les plus puissants de l’industrie française du bâtiment et des travaux publics. Pourtant entre les deux PDG, des éléments de continuité entrepreneuriale se manifestent clairement. L’étude de l’action des deux hommes révèle de véritables créateurs d’entreprise. Maurice Mathieu, qui assure le passage d’une entreprise moyenne à un très grand groupe, l’est autant que Valatelli, créateur de la société. Leur pratique du pouvoir illustre un sens de l’autorité assez proche, source majeure des valeurs de référence de l’entreprise.

3Dans des contextes fort différents, tous deux ont trouvé des relais efficaces dans les différentes équipes de direction qui se sont succédées. Comme pour le chef d’entreprise, la longévité des cadres dirigeants constitue une véritable logique de firme. Certains directeurs ont pu, ainsi, laisser une marque essentielle dans l’histoire de la Société Auxiliaire. L’examen de leur carrière permet d’apprécier les diverses combinaisons hiérarchiques élaborées au cours des époques. Il pose la question des contre-pouvoirs éventuels au sein de l’entreprise.

Un ingénieur fondateur : Gino Valatelli (1924-1965)

4Par sa durée même, la carrière de Gino Valatelli apparaît assez peu commune. Désigné comme administrateur-délégué de la SAEETP en juin 19241, il ne quitte ses fonctions de président-directeur général de la Société Auxiliaire d’Entreprises que le 1^er avril 19652, à la veille de ses quatre-vingts ans. À la tête de l’entreprise plus de quarante ans, c’est lui qui incarne, plus que tout autre, la continuité dans l’histoire de la société. Peu de ses pairs parviennent à égaler cette longévité presque unique. Aussi a-t-il laissé dans l’imaginaire de l’entreprise une marque durable qui a subsisté bien après son départ.

5Retrouver la réalité de ce qu’a été son œuvre impose de retracer le parcours professionnel de cet ingénieur devenu créateur d’entreprise. Il faut, aussi, essayer de percer sa personnalité véritable pour comprendre le système d’exercice du pouvoir qu’il a mis en place. Enfin, l’analyse de son action face à des situations fort diverses permet d’apprécier ses capacités de chef d’entreprise.

Une trajectoire de chef d’entreprise

6Valatelli exerce d’abord son métier d’ingénieur et se voit rapidement chargé de responsabilités importantes. Nommé administrateur-délégué de la Société Auxiliaire lors de sa fondation, il s’impose comme le seul dirigeant au début des années 1930 et le demeure jusqu’à la fin de sa vie.

7Gino Valatelli est né dans le Nord de l’Italie le 3 mai 1885, dans la petite ville de Crespino, aux confins de la Vénétie et de l’Émilie3. On dispose de peu d’informations sur sa famille. Gino, orphelin de père, aîné d’une famille nombreuse, doit travailler pour payer ses études4. Élève brillant et appliqué, il sort diplômé de l’École Supérieure d’Électricité de Padoue puis, en 1908, il obtient le titre prestigieux d’ingénieur de l’École polytechnique de Milan. Valatelli a toujours revendiqué avec fierté cette qualité d’ingénieur5. Tout au long de sa vie, elle a profondément déterminé la vision de l’entreprise et du monde des affaires. De fait, il se trouve rapidement chargé de responsabilités importantes. Durant les premières années, il travaille pour Astaldi, une des principales entreprises de travaux publics d’Italie. Celle-ci l’envoie, dès 1908, construire des quais sur le port de Barcelone. Rapidement, malgré son jeune âge – il n’a guère plus de vingt cinq ans – il se voit chargé d’une responsabilité fort importante. Il dirige la partie espagnole du chantier international du tunnel ferroviaire du Somport6. Les travaux s’achèvent en octobre 1912. Les frères Lillaz qui dirigent l’entreprise du côté français7 ont eu pleinement l’occasion d’apprécier la valeur et le dynamisme du jeune ingénieur. Peu après la fin de ces travaux, Valatelli s’installe à Bedous, de l’autre côté de la frontière8. Il y reçoit la mission de mener à bien l’ensemble des aménagements ferroviaires et hydroélectriques que les Lillaz projettent en vallée d’Aspe. Lors de l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés des Alliés en 1915, on trouve Valatelli mobilisé sur place. Il dirige la fabrication d’obus destinés à l’arsenal de Tarbes, à Cette-Eygun puis à Oloron-Sainte-Marie9. Mais, dès 1917, les archives des Basses-Pyrénées le signalent comme ingénieur en chef de la société Lillaz et Frères10, chargé d’enquêter sur la réalisation de barrages hydroélectriques.

8Son obtention de la nationalité française, le 5 décembre 191911 et son mariage le 18 décembre avec Marie-Thérèse Meslay12, nièce des Desplats, entrepreneurs associés aux Lillaz, marquent son installation définitive dans son pays d’adoption. De leur union naît en 1920, une fille unique, Jeannine, dont le parrain est Jean Lillaz, ami très proche13. Valatelli réalise, à cette époque, le tunnel ferroviaire hélocoïdal d’Urdos sur la ligne Bedous-Camfranc, prouesse technique demeurée dans la mémoire des anciens de la région comme le « tunnel de Valatelli14 ». Il est absent vingt jours par mois pour se rendre sur les chantiers. Son épouse doit s’adapter à une vie dans la vallée qui lui paraît parfois bien rude. Mais, femme intelligente et de caractère, elle sait comprendre la passion de son époux pour son métier.

9Les deux frères Marchena sont alors à la recherche d’un élargissement géographique de leur zone d’activité. Ils s’intéressent aux Pyrénées occidentales et entrent en négociation avec les Lillaz. L’acte portant création de la Société des Forces Motrices de la Vallée d’Aspe est signé en décembre 192015. Valatelli, en tant qu’ingénieur en chef chargé des relevés des futures centrales, a été forcément impliqué dans les discussions. Il devient le directeur général de la nouvelle entreprise16, inaugurant une collaboration d’au moins quarante ans avec la famille Marchena. Valatelli apporte sa compétence technique reconnue et sa connaissance du milieu pyrénéen. Les Marchena disposent des capitaux et d’une grande connaissance du monde des affaires. La création de la SAEETP en juin 1924 constitue donc un projet commun aux trois hommes. Nommé au poste d’administrateur-délégué lors du premier conseil d’administration, il se voit garantir la possibilité d’acquérir la majorité du capital de l’entreprise dans un délai relativement court17. Les Marchena s’engagent à lui céder le contrôle majoritaire, lorsque les travaux prévus seront en voie d’achèvement et, au plus tard, à la fin de l’année 1930. Valatelli entame, alors, la deuxième partie de sa carrière, celle de chef d’entreprise. La première période court de 1924 à la mort d’Albert de Marchena en 1931 : Valatelli y acquiert progressivement une expérience de dirigeant d’entreprise. Les années situées entre 1932 et 1940 constituent une époque de transition : Valatelli, devenu le seul dirigeant de la SAEETP, prend le contrôle de son capital. En décembre 1940, Ernest de Marchena démissionne, en application d’une nouvelle loi sur les cumuls de sièges d’administrateurs, Gino Valatelli le remplace et devient président-directeur général18. Il entame, alors, la partie la plus longue de son parcours à la tête de l’entreprise. Il demeure au poste suprême pendant 25 ans, jusqu’à sa démission le 1^er avril 1965, à la veille des ses quatre-vingts ans. Il se retire, alors, dans son domaine du Hoô, à Oloron-Sainte-Marie avec le titre de Président d’honneur, et décède à Bayonne le 20 septembre 196519. Sa cité d’adoption lui accorde l’honneur exceptionnel d’être inhumé dans le vieux cimetière d’Oloron, près de l’église romane de Sainte Croix. Conformément à sa volonté, sur sa tombe figure l’épitaphe, toujours visible : vita mutatur non tollitur20.

Une personnalité appréciée

10Les témoignages sur l’homme abondent et apparaissent tous d’une remarquable concordance, qu’ils émanent des membres de sa famille, de ses amis, de ses collaborateurs ou de ses associés. Ils permettent de dessiner une figure de chef d’entreprise aux grandes qualités humaines. L’attachement qui entoure encore aujourd’hui son souvenir complique, dans une certaine mesure, le travail d’investigation. Gino Valatelli est devenu une figure presque mythique parmi tous ceux, collaborateurs ou proches, qui l’ont connu. La prudence s’impose, comme pour tout témoignage, le temps et la nostalgie agissant comme des filtres sélectifs de la mémoire. Mais, il paraît relativement aisé de parvenir à cerner les grands traits de sa personnalité en les rapprochant et en les confrontant à l’action du chef d’entreprise.

11Certains ne sont pas pour surprendre : une intelligence vive21, un grand dynamisme22, un caractère marqué pouvant aller, parfois, jusqu’à l’emportement23. Dès le départ, Valatelli sait ce qu’il veut. Très exigeant avec lui-même, il attend beaucoup des autres24. Il manifeste aussi une grande indépendance d’esprit. Il a toujours refusé de siéger au sein des influents organismes professionnels du BTP, même après être devenu un des plus puissants patrons de sa branche. Travailleur acharné, il ne dort que quelques heures par nuit et passe beaucoup de temps à mûrir ses projets25. Attaché de façon sentimentale à l’entreprise qu’il a créée, elle est toute sa vie26, à tel point que le quotidien semble le laisser un peu indifférent. Dans la vie de tous les jours, le personnage apparaît souvent comme un original. Il donne à ses proches l’impression d’être perpétuellement plongé dans ses calculs. Il n’a, par exemple, jamais ressenti le besoin d’apprendre à conduire27. Néanmoins, lorsque les intérêts de son entreprise sont en jeu, il se révèle un très habile et très prudent négociateur. Un véritable italien charmeur, « dans le meilleur sens du terme », se rappelle Pierre Célier qui l’a côtoyé au conseil pendant 17 ans28. Ce caractère, incontestablement supérieur, laisse, aussi, le souvenir d’un homme de culture, polyglotte – il maîtrise six langues –, excellent joueur de violon, amateur éclairé d’opéra et de peinture29. Cette érudition a été, parfois, un moyen pour lui d’établir des liens de confiance avec ses partenaires de négociation.

12Mais le trait de sa personnalité que les témoignages et les archives font ressortir de la façon la plus unanime, semble être son extrême attention aux autres. Sa courtoisie, sa grande humanité et sa générosité trouvent, sans doute, leur source dans une foi sincère30. « S’intéressant à tous et aimant son prochain31 », il a le souci de prodiguer ses conseils, aussi bien à ses proches32 qu’aux membres de l’Auxiliaire avec lesquels il entretient des rapports presque paternels. L’assemblée générale de juin 1966 rappelle avec beaucoup de conviction

« le constant intérêt que son Président porta à tous ses collaborateurs et à leur famille. […] Tout au long de son existence avec sa grande bonté, il s’est efforcé de mettre en valeur leurs aptitudes, négligeant leurs défauts. Toujours prêt à les aider et à les soutenir, il s’ingéniait à trouver des occasions qui permette à chacun de prouver sa compétence et de s’épanouir au sein de l’entreprise33 ».

13La longévité des carrières de beaucoup de membres de l’Auxiliaire et, en particulier de l’équipe dirigeante, le confirme. Valatelli reste attaché à ses hommes et se sépare rarement de ceux qui l’ont déçu, préférant les affecter à une autre tâche pour leur donner une seconde chance.

Un créateur d’entreprise

14Gino Valatelli peut offrir un exemple de l’entrepreneur héroïque dont J. A. Schumpeter fait l’acteur central de la croissance économique34. Il apparaît comme un authentique créateur capable de prendre des risques, non seulement au moment de la fondation de la SAEETP, mais aussi à plusieurs reprises au cours de ses quarante années de direction. Un tissu relationnel particulièrement dense, et entretenu tout au long de sa vie, permet de donner toute sa dimension à son action.

15Lorsque la SAE s’est retrouvée dans une impasse qui menaçait son existence même, Gino Valatelli a su innover de façon décisive. Au moins à deux reprises, il met en place une « destruction créatrice », génératrice d’une dynamique qui assure un rebond de l’entreprise. Entre 1933 et 1937, il trouve, vaille que vaille, de nouveaux moyens d’existence pour cette ancienne filiale, privée de ses sociétés fondatrices ; entre 1949 et 1952, en l’engageant vers la construction de logements, il lui invente une deuxième raison d’être. À chaque fois, sa dimension d’entrepreneur se mesure dans son aptitude à savoir concevoir, sans attendre, ces transformations. Sans doute, les choix ne se sont-ils faits sans hésitation ni regret. D’ailleurs, le changement a été prudemment pesé, de manière à ne pas tout hypothéquer en cas d’échec. Resté fidèle à une prudence qui constitue bien une des caractéristiques majeures de sa personnalité, Valatelli n’a jamais pris de risques inconsidérés35. Mais il a sans doute compris que le plus risqué était l’attentisme. Ce sens de la décision, propre à l’entrepreneur, se conjugue avec l’autorité indispensable au chef d’entreprise36. Valatelli sait faire accepter ses choix : ainsi en est-il lors de la reconversion des activités vers le bâtiment. Celle-ci est très rapide. Valatelli a su convaincre et rassurer ses collaborateurs. Il a réussi à leur imposer un métier nouveau, dans une spécialité volontiers dépréciée par des hommes des travaux publics. La fin de sa carrière prouve que l’âge n’a pas affaibli sa capacité à innover. À peine le succès est-il acquis dans le domaine du logement social, qu’il se préoccupe de trouver de nouveaux débouchés. Il continue à explorer de façon systématique de nouvelles possibilités d’innovation. Dès 1956, profitant des programmes de l’Éducation nationale, il engage l’entreprise dans une nouvelle branche de construction spécialisée37.

16La richesse de son réseau de relations est un des aspects du personnage les plus souvent soulignés par ceux qui l’ont connu. Le conseil d’administration de la SAE le rappelle, lorsque le PDG lui présente sa démission au mois de mars 1965 : « Le conseil émet le vœu qu’il puisse apporte pendant longtemps son concours à la société, notamment pour tout ce qui concerne la gestion financière, l’obtention de crédits et, en général, toutes les opérations financières où ses relations personnelles pourront aider son successeur38. » Mais c’est bien au-delà des milieux financiers que Valatelli a pu compter sur de solides soutiens. Sa famille lui apporte une aide précieuse à des moments décisifs. Au début des années 1930, sa sœur Rosina, demeurée en Italie, lui fournit les avances nécessaires à la prise de contrôle du capital de l’entreprise39. Sa famille lui ouvre aussi des portes d’entrée professionnelles. Son mariage avec la nièce des entrepreneurs Desplats assure de appuis durables, même s’ils ne paraissent pas avoir été déterminants dans sa carrière. De façon beaucoup plus décisive, son beau-frère, Giuseppe Maggioni, ingénieur comme lui, devient, après la Deuxième Guerre mondiale, le directeur de la filiale française d’Astaldi40. La collaboration entre les deux hommes joue un rôle essentiel en 1952-1953, sur les premiers chantiers de bâtiment, où l’expérience des Italiens fait merveille41.

17Mais, au-delà du cercle familial, les multiples liens que Valatelli a pu établir au cours de sa carrière interviennent, sans doute, de façon beaucoup plus importante. Alors qu’il n’est encore que le manager d’une jeune PME, il noue des amitiés fidèles, remarquables par leur diversité et leur longévité. Les chantiers hydroélectriques lui permettent, tout naturellement, de côtoyer le patronat dynamique de ce secteur42. Il sympathise ainsi étroitement avec Pierre Massé, PDG de la Compagnie d’Électricité Industrielle et membre actif du groupement des producteurs d’électricité des Pyrénées occidentales, l’UPEPO. Relation d’autant plus précieuse que, après la guerre, celui-ci poursuit une carrière exceptionnellement brillante au sein de la haute administration, en accédant au poste de Commissaire général au Plan. En 1960, Valatelli peut encore se réclamer de leur vieille amitié pour lui demander d’appuyer une demande d’émission d’obligations43.

18Comme la plupart des patrons du secteur de l’électricité, Valatelli a multiplié les postes d’administrateurs44. À la veille de la Deuxième guerre mondiale, avant que la législation ne vienne limiter les excès en la matière, il siège dans pas moins de onze conseils d’administration. Il occupe, en particulier, le poste de président du conseil d’administration de trois sociétés : la Société d’Aménagement Urbain et Rural (SAUR), spécialisée dans la distribution d’eau, fondée en 1933 par Pierre Crussard, un ami de longue date45 ; la Société Entreprises, Transport et Distribution d’Électricité (ETDE), créée en 192946, pour diminuer les frais d’étude et de surveillance des travaux de construction de lignes électriques et de postes de transformation et devenue filiale de la SAEETP en 1932 ; la Société de la Centrale Thermique de l’Adour, où Valatelli représente les intérêts de la Société Hydroélectrique des Basses-Pyrénées47. Celle-ci a absorbé la Société des Forces Motrices de la Vallée d’Aspe en 1932 et dépend désormais du Groupe Énergie Industrielle48. C’est dire l’extrême complexité de ces participations croisées, grâce auxquelles un groupe restreint d’administrateurs se connaît parfaitement et se retrouve régulièrement au fil des réunions légales – conseils, assemblées – de ces entreprises. Les contacts et les échanges, réguliers et quasi automatiques, en sortent grandement facilités.

19Les attaches de Valatelli avec le monde de la banque paraissent encore plus essentielles. Valatelli a pu, ainsi, compter sur le soutien résolu de la banque Demachy, fruit d’une amitié fidèle de la part de Robert Demachy et Henri Grandet. Dans des circonstances, parfois, très difficiles pour la SAEETP, ils ont accepté d’apporter un secours financier vital, comme c’est le cas en 1935. Après la guerre, ils poursuivent cette collaboration en servant d’intermédiaires privilégiés afin d’attirer des actionnaires choisis, friands de conseils venus de financiers respectés.

20Le réseau constitué auprès des élus semble plus récent. Il date, pour l’essentiel de la période de reconversion vers le logement social, dont les maîtres d’œuvre sont, bien souvent, les municipalités. Néanmoins, héritage de l’époque d’avant guerre, où l’entreprise équipe le Limousin en énergie électrique, Limoges demeure une terre d’expansion privilégiée, au moins jusqu’aux années 196049. Plus largement, Valatelli dispose d’appuis auprès d’un grand nombre de maires de localités importantes du Sud-Ouest, dont certains sont devenus de véritables amis. Il peut évoquer au cours d’un conseil ses « excellentes relations » avec le maire de Saint-Jean-de-Luz50. Terre des premiers chantiers, le département des Basses-Pyrénées forme un peu le symétrique de la Haute-Vienne. Après-guerre, Valatelli achète une résidence à Saint-Jean-de-Luz spécialement prévue pour accueillir ses relations d’affaires51. Là, comme à son domicile parisien du XVI^e arrondissement, il y reçoit beaucoup, secondé par son épouse. Au-delà, Valatelli demeure très attaché à cette région des Pyrénées. Non loin de la côte basque, il a acheté en 1924-1925 une propriété située à Oloron-Sainte-Marie, au débouché de cette vallée d’Aspe qu’il aime tant52. Il y passe tous les Noëls en famille. Par cette double implantation dans les Basses-Pyrénées, on constate qu’il mêle une recherche systématique de relations utiles à un système entrepreneurial et des fréquentations amicales. Pour lui, des relations professionnelles solides ne peuvent s’établir que dans une ambiance cordiale.

21La biographie de Valatelli offre assurément un bon exemple de la difficulté à classer les dirigeants d’entreprise dans des catégories simples53. Proche par certains côtés de la tradition du xix^e siècle, humaniste, voire paternaliste, il sait y mêler l’action d’un chef d’entreprise moderne, soucieux de productivité et de ressources humaines. À ce titre, le parcours de Gino Valatelli permet de mieux percevoir la modernité de la partie la plus dynamique du patronat du BTP, capable de pressentir et d’orienter les mutations de la branche vers la grande entreprise industrielle.

La relève : Maurice Mathieu (1955-1974)

22Avec Maurice Mathieu se révèle une personnalité d’une valeur équivalente à celle de Gino Valatelli, bien que fort différente. Sans atteindre une longévité aussi grande que son prédécesseur à la tête de la SAE, son action s’impose progressivement au milieu de la décennie 1950 et domine les années 1960 et 1970. C’est lui qui fait de l’Auxiliaire une entreprise d’envergure nationale. Pendant au moins un quart de siècle, Maurice Mathieu participe au cercle restreint des grands patrons du bâtiment français, ce que Valatelli n’a été qu’à la fin de sa carrière. Maurice Mathieu étant toujours vivant, son témoignage permet d’éclairer ses conceptions de la direction d’une grande entreprise. L’étude de son itinéraire professionnel révèle des originalités certaines. Elles traduisent une personnalité complexe, guidée par des principes rigoureux.

L’artisan de la réussite

23La biographie de Maurice Mathieu révèle trois périodes bien distinctes : un début de carrière dont les préoccupations sont sensiblement éloignées du monde de la construction ; un succès rapide comme responsable du développement de la branche bâtiment, ce qui lui vaut de s’imposer comme le successeur naturel de Valatelli ; enfin, durant une dizaine d’années, une présidence destinées à marquer l’histoire de l’entreprise.

24Bien qu’ayant grandi dans le milieu des travaux publics, Maurice Mathieu n’a pas le profil classique d’un dirigeant d’entreprise du secteur. Il est né en 1919, alors que son père, Paul Mathieu, travaille comme ingénieur sur les chantiers pyrénéens de Desplats et Lillaz54, après diverses affectations dans le Massif Central. C’est probablement là que celui-ci noue une amitié durable avec Gino Valatelli. Paul Mathieu accepte de le suivre lors de la création de la SAEETP. Il devient un des principaux responsables de la société, en tant que directeur des chantiers du Centre, chargé de la réalisation du programme de la Société des Forces Motrices de la Vienne55. À ce titre, il dirige les grandes réalisations du Taurion et recrute des jeunes ingénieurs, comme Robert Guillaume, futur collaborateur de son fils56. Le PDG lui manifeste un grand attachement et une totale confiance. Aussi, indifférent à tous les changements intervenus dans l’état-major de la société pendant plus de vingt années, Paul Mathieu réalise le restant de sa carrière à ce poste, jusqu’à son décès en 194757. La famille Mathieu s’est installée en Limousin, au domaine de Tharaud, où Paul peut se consacrer à l’élevage, sa passion.

25Maurice est donc élevé dans le « sérail » de la construction et il n’y aurait rien eu d’étonnant à ce qu’il suive des études d’ingénieur des travaux publics. Pourtant, partageant la passion de son père pour la terre, il manifeste une indépendance d’esprit qui le décide à devenir ingénieur agronome. Diplômé de l’École nationale agronomique de Grignon58, il ne tarde pas à se lancer dans un projet audacieux. En 1943, à vingt quatre ans, il s’intéresse aux essais de développement de la culture du riz en Camargue, alors que la France souffre de l’interruption de ses sources d’approvisionnement indochinoises59. L’expérience n’est que provisoire puisque, dès 1946, il part monter un nouveau projet aux Comores. Des raisons familiales – le climat ne convient pas à son épouse, d’origine norvégienne – l’obligent à rentrer en métropole en 195060. Sans emploi, son père décédé, il ne peut guère compter que sur l’affection presque paternelle que Valatelli, qui le connaît depuis sa naissance, nourrit pour lui et qui se manifeste lorsque celui-ci lui propose de venir le rejoindre61.

26Le rythme de l’ascension de Maurice Mathieu se déroule alors de façon extrêmement rapide. Valatelli n’hésite pas à lui confier immédiatement des responsabilités importantes. Il le nomme directeur du département bâtiment62 qui vient d’être créé et le charge de mener à bien le chantier de Guénange, commandé par la SOLLAC. C’est un pari audacieux, d’autant que Mathieu reçoit carte blanche. Le PDG, habitué à jauger les hommes, a probablement pressenti une personnalité d’envergure chez ce jeune homme de trente ans. De façon paradoxale, son manque d’expérience a joué, sans doute, en sa faveur : elle permet à Maurice Mathieu toutes les audaces nécessaires, sans se soucier du poids des traditions, toujours très lourd dans une entreprise. Une telle décision est, d’ailleurs, critiquée par les dirigeants de la SOLLAC63. Ils ont considéré que Valatelli commettait une imprudence et ils lui ont conseillé de prendre Maurice Mathieu à l’essai, avant de l’engager.

27Pourtant, celui-ci prouve, aussitôt, son dynamisme et son esprit de résolution. Désireux de doter au plus vite la SAEETP d’un procédé industriel de préfabrication qui lui fait défaut, il part en voyage d’étude en Allemagne, là où l’effort de reconstruction a été le plus considérable. À Stuttgart, il découvre un nouveau type de coffrage. Mathieu comprend rapidement les avantages du procédé, en imagine les adaptations possibles pour les chantiers français et sait en négocier l’exclusivité pour la France. Le chantier de Guénange en Lorraine permet de l’expérimenter malgré le manque d’expérience des équipes de l’Auxiliaire. Le succès des chantiers de Forbach, puis celui de Touvent, imposent Mathieu comme l’homme de la situation. Son habilité remarquable à s’emparer de marchés nouveaux permet à l’Auxiliaire de se réorienter en un temps record64. Dès 1955, son rôle dans la reconversion de l’Auxiliaire l’impose comme le second dans l’entreprise, avec le titre de Directeur général adjoint. Le vieux chef déclare « se décharger sur M. Mathieu de tout ce qui concerne la gestion courante de la société65 ». Il est clair que, dès lors, le fondateur a trouvé un successeur à son goût.

28Commence, alors, une période de l’histoire de l’entreprise, longue de près de neuf années, entre le début de 1956 et le printemps de 1964, pendant laquelle le pouvoir est à deux têtes au sommet de l’Auxiliaire. En raison d’une grande estime réciproque, cette dyarchie parvient à fonctionner sans conflits graves. Valatelli ne lui ménage pas ses éloges en public, en le désignant comme « le principal artisan de la réussite66 ». Surtout, il sait donner à son jeune second une place à la mesure de ses mérites. En février 1957, Valatelli qui souhaite l’attacher encore davantage à l’entreprise, lui cède 10 % du capital67. Devenu un des actionnaires les plus importants, Mathieu fait son entrée au conseil d’administration. Les années passant, sa marge de manœuvre ne cesse de s’élargir. En 1959, un pas décisif est franchi dans le transfert des responsabilités. C’est Maurice Mathieu qui dresse le bilan de la trésorerie devant les administrateurs, alors que, jusque-là, Valatelli gardait la haute main sur les affaires financières68. Un peu plus d’un an après, le 15 juin 1960, sa nomination comme directeur général, consacre la réunion entre ses mains de l’ensemble des pouvoirs nécessaires à la marche de l’entreprise69. Valatelli se retire de plus en plus de celle-ci, officiellement pour se consacrer aux affaires espagnoles. Désormais, Mathieu remplit le rôle du chef d’entreprise véritable, même si le PDG conserve le sens de son autorité. Avec sa verve habituelle, il continue à prononcer son allocution devant les actionnaires réunis en assemblée générale. Mais c’est Mathieu qui détermine désormais la politique de l’entreprise70. La dernière étape de Maurice Mathieu vers le pouvoir est franchie à la fin du mois de mars 1965 : Valatelli propose, alors, aux administrateurs de l’élire, à sa place, au poste de PDG. Il prend ses nouvelles fonctions le 1^er avril 1965.

29Inscrite dans la continuité d’une direction d’entreprise qu’elle a influencée de façon de plus en plus marquée depuis une dizaine d’années, la nouvelle présidence réussit à se démarquer rapidement de la précédente. Les tempéraments différents jouent pour beaucoup. Mais, c’est avant tout le résultat du changement d’époque qui intervient à peu près au même moment au sein de l’industrie de la construction. Maurice Mathieu exerce la présidence pendant huit années, jusqu’en juin 1973. La transition semble si naturelle que sa fonction semble à peine avoir changé. Pourtant, bien vite, il sait comprendre la nécessité d’évoluer, sans s’enfermer dans des recettes qu’il a largement contribué à inventer, mais dont l’efficacité paraît s’émousser avec le temps. Avant tout, c’est sous son autorité, qu’à partir de 1966-1967, s’organise la nouvelle réorientation des activités, accompagnée d’une profonde mutation de l’entreprise vers des structures régionales.

30Plus avare de déclarations que Valatelli, il faut souvent tenter de déduire les intentions de Maurice Mathieu au travers des décisions prises. Les annonces officielles de chaque grand projet donnent l’impression de projets longuement mûris. Dans la plupart des cas, la mise en pratique est marquée une extrême prudence, où le temps qui permet d’expérimenter, d’améliorer, voire d’annuler une innovation, occupe une place centrale. C’est le cas pour la création des filiales régionales qui exige près de dix ans. Cependant, lorsque la situation lui semble l’exiger, Mathieu sait imposer des décisions rapides à certains de ses collaborateurs réticents, comme dans le cas de la tentative d’internationalisation à partir de 197371. Mais le plus souvent, assuré de l’entière confiance des administrateurs et des actionnaires, ses choix sont appliqués sans sourciller par les hauts responsables de la société.

31Élu président du conseil de surveillance qui se met en place le 6 juin 1973, il peut continuer à veiller sur les affaires financières72. Il décide de l’utilisation des excédents de trésorerie73 et c’est à lui que revient, en 1974, d’organiser une nouvelle augmentation de capital. Il demeure présent dans la gestion directe de deux filiales essentielles, la SOCAE et la SORMAE. Bien plus, dans les années qui suivent, son expérience devient indispensable face à une conjoncture qui se dégrade et une concurrence de plus en plus forte. Il se voit confier le soin d’organiser la stratégie internationale de la SAE74. Le retrait définitif de Maurice Mathieu n’intervient qu’en 198875.

Un homme de conviction

32Comme pour Gino Valatelli, les témoignages sur l’homme et son action abondent. S’il est toujours hasardeux de porter un jugement sur une personnalité contemporaine, il apparaît possible, avec prudence, de cerner les traits principaux de son caractère. Les valeurs auxquelles il se réfère, se dégagent avec netteté de ses actes et de sa correspondance, y compris celle par laquelle il a bien voulu nous confier ses souvenirs.

33Maurice Mathieu place la rigueur au premier plan parmi les qualités indispensables pour entreprendre. Application, rectitude, précision, voire rudesse quand cela est nécessaire, guident ses décisions. Il se reconnaît exigeant, aussi bien avec lui-même qu’avec ses collaborateurs : « J’ai toujours mené mes équipes avec rigueur, ne laissant rien passer, toujours plus exigeant, rarement satisfait76. » « Soyez exigeants, d’abord avec vous-mêmes… Ayez le goût du travail parfait, soyez rigoureux », écrit-il à ses adjoints77. Nul doute que l’image qu’il se forge ainsi, celle d’un chef d’entreprise qui ne laisse rien passer, est de nature à rassurer, aussi bien les actionnaires que les banques. Cette rigueur s’accompagne d’une volonté d’écarter tout ce qui pourrait venir distraire de l’effort nécessaire, et le rendre moins efficace : « Personnellement, j’ai évité ce que je considérais comme une perte de temps, les déjeuners, les réceptions, les réunions, les syndicats78. » Rien d’étonnant à ce qu’une certaine impression de froideur et de distance ressorte de sa personne. Mathieu est un patron à l’autorité incontestée, redouté par tous ceux qui ne donnent pas satisfaction. Mais cette constance dans l’effort n’aurait guère eu d’intérêt si elle ne s’était pas accompagnée d’un goût du risque calculé. Maurice Mathieu sait faire preuve d’audace lorsque se joue l’avenir de la société. Lors des premières commandes de la SCIC, au milieu de la décennie 1950, il accepte les marchés les plus considérables, alors qu’il s’agit de ne pas laisser passer la chance qui s’offre à l’entreprise de se faire une place dans le bâtiment. Il reconnaît lui-même que, sur le moment, il ne savait pas véritablement si les engagements auxquels il souscrivait n’excédaient pas ses possibilités79.

34En revanche, dans la gestion ordinaire des affaires, il fait preuve d’une grande prudence. L’exemple de l’implantation tardive de la SAE sur les marchés étrangers du bâtiment, à partir de 1973, montre, même, qu’il s’est agi, peut-être, d’une circonspection excessive, face à une évolution majeure de la branche. Bouygues, en la circonstance, a su réagir beaucoup plus tôt80. Enfin, son parcours atypique le montre, un des traits le plus singulier de son caractère semble être sa capacité à prendre des décisions originales, voire à contre courant de ce fait habituellement. Certains choix décisifs pour l’entreprise entrent dans cette catégorie. Ainsi, au début des années 1950, ses idées sur la préfabrication le situent à l’opposé du discours officiel et de la plupart de ses concurrents. Cette liberté d’esprit constitue chez lui le complément presque naturel de la prise de risque contrôlée. C’est bien là la démonstration d’un tempérament d’entrepreneur authentique81. Qualité d’autant plus précieuse qu’il sait faire partager cette force de conviction à ceux qui travaillent avec lui.

35Pour Mathieu, la base de la réussite est, en effet, constituée par la solidité de l’esprit d’équipe. Dans la continuité directe de son prédécesseur, il croit à la nécessité d’établir des relations de confiance entre tous les membres de l’entreprise. Dans un style différent de celui de Gino Valatelli, Mathieu sait manifester son intérêt et son appui à ses subordonnés. Il se tient, en général, toujours prêt à leur accorder une nouvelle chance : « S’ils avaient des difficultés, je les aidais82. » Il se soucie de cultiver le sentiment d’appartenance à un groupe envers lequel le chef doit savoir manifester sa compréhension. Demandant beaucoup à ses adjoints, il sait les associer à la réussite de leur entreprise. L’ensemble du personnel est intéressé aux bénéfices. Pour les principaux responsables, en particulier les directeurs régionaux et les responsables des chantiers qui obtiennent les meilleurs résultats, cela prend la forme de généreuses gratifications financières, jugées parfois excessives : « On m’a quelque fois reproché de trop bien payer mes collaborateurs mais ils le méritaient83 », écrit-il.

36Au-delà des membres de la SAE, Maurice Mathieu s’efforce d’établir des rapports de confiance avec tous ceux dont dépend la prospérité de l’entreprise. Au moins autant qu’à l’époque de son prédécesseur, cette règle maîtresse fournit à l’Auxiliaire les bases de son développement. Le tissu relationnel dont dispose Maurice Mathieu constitue probablement, comme pour Gino Valatelli, son arme principale, soigneusement entretenue. Ainsi, la confiance que lui manifestent les actionnaires et, surtout, les administrateurs assure son indépendance de chef d’entreprise, lui permettant de « mener sa barque » comme il l’entend84. Le crédit dont il bénéficie vis-à-vis des principaux donneurs d’ordres apparaît aussi fondamental. Mathieu est convaincu qu’il faut établir les liens les plus étroits possibles avec les clients fidèles qui forment la majorité des débouchés de la SAE. Cette politique a constitué la base du succès commercial de la société, au moment de sa percée sur les marchés du bâtiment. Mathieu est resté fidèle à la règle qu’il est très tôt fixée : en obligeant ses clients, il a compris qu’il les fidélisait.

Un gouvernement d’entreprise

37Les principes qui ont guidé Maurice Mathieu dans l’exercice de son métier de chef d’entreprise ont su s’adapter aux nécessités liées à la transformation de l’entreprise en un groupe très important. Malgré le poids déterminant des choix personnels, il apparaît, finalement se démarquer assez peu des autres grands patrons du BTP.

38Lorsqu’il succède à Valatelli, Mathieu reprend, dans ses grandes lignes, la même façon de conduire l’entreprise, tout en lui donnant un style propre. Maurice Mathieu reconnaît, aujourd’hui, qu’il n’a jamais éprouvé le besoin, par la suite, de changer cette méthode, malgré les évolutions très rapides de la SAE85. Tout repose sur une autorité patronale qui ne se discute pas mais qui sait communiquer avec ceux directement chargés appliquer ses directives. Une fois par mois, un véritable conseil des ministres se tient au siège de la SAE : le PDG y réunit les principaux responsables de la société et de ses filiales86. L’intérêt de ces réunions est d’abord d’annoncer clairement, et longtemps à l’avance, les décisions de la direction, ce dont témoignent également les registres du conseil d’administration. L’autre avantage pour le PDG, qui connaît bien chacun des membres du haut personnel d’encadrement, avec leurs qualités et leurs défauts, est de pouvoir les rencontrer personnellement. Ceux-ci éprouvent le sentiment d’être étroitement associés aux décisions de la direction et de s’en sentir responsables. Selon la même logique, Mathieu a toujours tenu à maintenir des contacts réguliers avec les cadres d’un niveau de responsabilité plus modeste en se rendant régulièrement en visite sur les divers chantiers de l’entreprise. Visites qui constituent à la fois des tournées d’inspection redoutées – le grand patron a la réputation de tout voir – que des marques d’encouragements de sa part. Tout tend à montrer que, bien que chef d’entreprise autoritaire, Maurice Mathieu n’est en rien un manager lointain, confiné dans son bureau.

39Pourtant, le développement de l’activité l’empêche d’être présent partout. De plus en plus, les activités de représentation prennent de l’importance. Selon lui, la moitié de son temps était consacré aux relations avec la clientèle : « J’avais mes clients, ceux qui me connaissaient, ceux qui souhaitaient discuter avec moi87. » Aussi, se convainc-t-il, progressivement, qu’il lui faut déléguer des responsabilités. Ce processus assez habituel, se retrouve dans la plupart des entreprises à partir d’une certaine taille. Mais Mathieu, sans rien céder de l’intégrité de son pouvoir, pousse l’évolution plus loin que chez la plupart de ses concurrents. À partir de 1965, il fait des anciens directeurs régionaux de véritables chefs d’entreprises responsables. Totalement autonomes, ils sont même encouragés à acquérir une partie du capital des filiales pour se rendre encore plus solidaires du sort de leur entreprise. Selon le témoignage de Maurice Mathieu, cette formule, originale, a donné des résultats très appréciables. La mise en place d’une structure à directoire peut être vue, du moins en partie, comme le terme de cette évolution managériale. Le pouvoir de Maurice Mathieu, acceptant de se dessaisir d’une autorité directe, ne devient plus qu’influence, sans, cependant, s’interdire au besoin des interventions ponctuelles. Cependant, il est certains domaines pour lesquels le président de l’Auxiliaire demeure éloigné des innovations d’autres chefs d’entreprise.

40La figure traditionnelle du chef d’entreprise français tend, en effet, à évoluer auprès du public. Des personnalités comme Ambroise Roux ou Marcel Dassault propagent une image plus moderne et plus soucieuse de communication. Mais c’est, peut-être, dans le propre domaine d’activité de la SAE que l’on trouve, avec Francis Bouygues, l’exemple le plus flamboyant de ce que peut-être en France un chef d’entreprise « à l’américaine88 ». Or, Mathieu en reste volontairement à l’écart. Ce vedettariat, si contraire à sa nature, lui paraît dicté par des considérations qui n’ont rien à voir avec les réalités du monde de la construction : « La publicité ne sert à rien dans notre métier et n’apporte aucun contrat. On aime ou on n’aime pas faire parler de soi89. » La réussite de son entreprise lui semble constituer la meilleure preuve de la justesse de ses vues. Ce faisant, Maurice Mathieu ne fait que rejoindre l’opinion partagée par la grande majorité des responsables des grands groupes du BTP. La comparaison avec quelques-uns des chefs d’entreprise des principales entreprises du secteur montre, en effet, que Maurice Mathieu ne se distingue de ses pairs qu’en certains points, d’importance assez secondaire. Trois des dirigeants les plus importants du secteur de la construction serviront à cette étude : René Gonon90, PDG des GTM ; Pierre Chaufour, PDG de la société Dumez91 ; Francis Bouygues92.

Tableau 9. – Maurice Mathieu, un grand patron parmi ses pairs : essai de synthèse (1).

Tableau 10. – Maurice Mathieu, un grand patron parmi ses pairs : essai de synthèse (2).

41Leur réussite commune s’appuie, avant tout, sur des dons d’organisateurs, capables de mobiliser leurs troupes et d’orienter l’action collective vers une efficacité maximale.

42Tous sont des hommes de terrain. Mathieu en porte témoignage : pour lui, les grands patrons de son époque étaient des personnes physiques, au contact de leur personnel qu’ils connaissaient bien. Entre ces quatre hommes, la forme d’exercice du pouvoir présente des nuances certaines. Sans doute, Mathieu sait-il mieux déléguer que Bouygues, chez qui l’autorité demeure étroitement centralisée93. Mais le point commun entre tous consiste dans le fait que la prise de décision demeure fondamentalement unique. Aucune influence concurrente ne vient contester ou affaiblir les consignes patronales. Toute différente apparaît la situation chez Campenon Bernard, où, à l’époque, deux directeurs généraux de formation très différente entretiennent des rapports conflictuels. Les médiocres performances commerciales et financières du groupe peuvent ainsi s’expliquer94.

43En même temps, ils savent trouver des collaborateurs privilégiés qui jouissent de la totale confiance du chef d’entreprise. Leur rôle apparaît souvent essentiel. Le cas de l’entreprise Dumez semble le plus marqué. Dès sa nomination, Pierre Chaufour fait appel à son frère André. Leur longue collaboration a été particulièrement efficace autour d’un partage subtil des tâches95. La situation des GTM, où René Gonon s’entoure, en matière financière, des conseils de Y. Jannès, responsable des filiales96, pourrait s’approcher de celle de la SAE : la présence de R. Guillaume auprès de Maurice Mathieu répond sensiblement au même schéma. Francis Bouygues, lui aussi, s’est attaché les conseils avisés de R. Augereau dans le domaine financier97. Selon les entreprises, le partage des tâches n’est cependant pas exactement identique. À l’exception de Bouygues, fondateur de son entreprise, les trois autres appartiennent à la catégorie des managers. Tous ont en commun une autorité suffisante pour s’imposer en ne contrôlant qu’une assez faible du capital de l’entreprise qu’ils dirigent. Ainsi, la distinction classique entre entrepreneurs et managers paraît, ici, d’assez peu de conséquence. Tous sont de véritables entrepreneurs et non pas de simples gestionnaires.

44L’étude de la carrière de ces quatre dirigeants fait, aussi, apparaître de grandes différences. Certaines peuvent sembler d’importance secondaire. Il en est ainsi du domaine de la formation, pourtant généralement jugé déterminant. Or, le cas de Maurice Mathieu tendrait à montrer qu’il n’en est rien. Ses trois collègues sont issus des écoles les plus prestigieuses, véritable vivier où ses recrutent la majorité des patrons du BTP : l’École polytechnique pour R. Gonon, l’École centrale pour P. Chaufour et F. Bouygues. Le PDG de la SAE, quant à lui, n’est pas un dirigeant technicien, du moins par sa formation. Maurice Mathieu s’en trouve-t-il désavantagé ? Rien ne permet de soutenir une telle affirmation. Il a été élevé dans le milieu de la construction et a fréquenté le monde des chantiers dès sa plus tendre enfance. Lorsque Valatelli lui confie la direction de la branche bâtiment, il se montre capable de dominer les problèmes du métier, y compris les questions techniques, à l’époque encore relativement simples. Parvenu aux postes de commandement, ce sont essentiellement ses dons d’organisateur et d’animateur d’équipe et son sens des questions commerciales qui, comme pour les autres PDG, déterminent l’exercice de ses responsabilités. Les aspects les plus techniques relèvent, quant à eux, d’experts au sein d’une direction spécialisée.

45Les circonstances de leur accession au pouvoir suprême dans l’entreprise présentent également une assez grande diversité dans la forme. Ce sont les GTM, où la tradition managériale remonte à l’entre-deux-guerres, qui semble la plus proche du cas de la Société Auxiliaire. R. Gonon est nommé à la succession de M. Chalos, lors du départ de celui-ci à la retraite. Chez Dumez, en revanche, Pierre Chaufour succède à son beau-père, assurant ainsi le maintien d’une véritable dynastie familiale. Pourtant, en dehors de F. Bouygues à qui sa qualité de fondateur donne une légitimité absolue, leur pratique du pouvoir n’en est pas fondamentalement différente, dans la mesure où l’envergure des hommes les impose, quelle qu’ait été la nature de l’origine de leur autorité.

46Les valeurs que chacun d’entre eux s’efforce de diffuser auprès de son personnel semblent refléter, à la fois, la diversité des personnalités et des stratégies mises en place. C’est, peut-être Pierre Chaufour qui se rapproche le plus de Mathieu. Son attachement à la rigueur morale rappelle d’assez près les conceptions du patron de l’Auxiliaire dans ce domaine98. Francis Bouygues, quant à lui, se situe tout à fait à part de ses pairs. Ce ne sont pas tant par ses conceptions morales, assez traditionnelles, qui lui confèrent son originalité, mais la façon dont il entend les imposer à ses cadres. Il en fait des vérités absolues et instaure un véritable « totalitarisme d’entreprise99 », ce qui n’existe ni chez la SAE ni chez ses autres concurrents.

47Enfin, la différence la plus visible entre les quatre hommes, ce que retient, sans doute, la postérité, c’est le profond contraste des images que chacun souhaite au grand public. La volonté de discrétion de Maurice Mathieu paraît bien spécifique à l’Auxiliaire. Au contraire, René Gonon, dans la tradition d’un Philippe Fougerolle100 ou d’un André Borie101, tire une grande notoriété de l’exercice de fonctions prestigieuses. Membre éminent du CNPF, il est élu à la tête de la Chambre syndicale de l’entreprise française à l’étranger et nommé au conseil général de la Banque de France. Mais, une fois encore, c’est avec les pratiques de Bouygues que l’écart se montre le plus grand. Bouygues utilise sa notoriété médiatique comme instrument de conquête des marchés. Il apparaît ainsi comme le représentant d’un nouveau patronat, dont Mathieu s’est toujours soigneusement tenu à l’écart. Le PDG de l’Auxiliaire n’a, d’ailleurs, que peu de considération pour des pratiques si étrangères à sa nature et aux traditions du monde de la construction.

48Il serait tentant de considérer qu’avec les années, les méthodes de Maurice Mathieu ont vieilli. En parfaite adéquation avec la réalité de l’entreprise de 1960, elles auraient accusé un décalage de plus en plus marqué avec les exigences nouvelles du monde des affaires de la décennie 1970. Mais rien dans l’histoire de la SAE ne permet réellement d’étayer une telle hypothèse. Sa réussite incontestable tout au long de sa présidence vient, au contraire, justifier son action. D’ailleurs, le nouveau modèle que représente Bouygues ne semble pas apporter une coupure si radicale qu’il semble à première vue. L’essentiel demeure commun : on a affaire à des entrepreneurs, uniques responsables de leur société dont ils sont l’incarnation physique. Le tournant avec une nouvelle génération de dirigeants apparaît plus récent, avec le triomphe en France, une quinzaine d’années plus tard, d’un capitalisme financier, où le chef d’entreprise se trouve exposé en permanence au désaveu de ses mandants. Au contraire, les chefs d’entreprise de la Société Auxiliaire, Valatelli puis Mathieu, assurés d’une longévité exceptionnelle ont pu formuler des stratégies cohérentes à très long terme. Mais celle-ci n’a pu trouver à s’appliquer que grâce au relais efficace d’états-majors de qualité dont l’importance se révèle fondamentale, tout au long de ces cinquante années.

Les cadres dirigeants, « une affaire presque de famille et d’amitié102 »

49La plupart des entrepreneurs savent s’entourer de collaborateurs. Leur action assure une part essentielle dans la mise en place et le succès des stratégies103. Sous les présidences de Valatelli et de Mathieu, des synergies efficaces se sont développées au sommet de la hiérarchie, sans que le pouvoir des PDG ait eu à en pâtir.

50Sous l’autorité des deux hommes, les différentes équipes dirigeantes de l’entreprise se caractérisent, elles aussi, par une grande continuité. La majorité des membres du haut encadrement accomplit l’essentiel de leur carrière au sein de l’Auxiliaire. Il semble, ainsi, possible de définir ce que l’on pourrait appeler le modèle idéal d’un parcours de responsable de premier plan à la Société Auxiliaire : jeune ingénieur débutant, recruté dans la deuxième moitié des années 1920, il gravit progressivement les différents échelons de la hiérarchie, pour achever sa carrière trente cinq ou quarante ans plus tard, sous la présidence de Maurice Mathieu. L’histoire de l’entreprise offre plusieurs exemples de ce type. Néanmoins, à plusieurs reprises, les nécessités liées aux personnes ou aux activités de la société amènent à des remaniements de grande ampleur de l’état-major. La veille et le début de la deuxième guerre mondiale connaissent cette situation. C’est, avant tout, le cas du milieu de la décennie de la reconversion, entre 1953 et 1955. Quant à la réorganisation de 1973, elle relève d’une nature différente.

Les premières équipes dirigeantes (1924-1952)

51Durant les trente années qui vont de la fondation de l’Auxiliaire à la promotion de Maurice Mathieu comme adjoint de Gino Valatelli, quatre équipes dirigeantes se succèdent. Lors des périodes difficiles, la grande crise des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale, des états-majors réduits, resserrés autour de l’entrepreneur se mettent en place. En revanche, une conjoncture meilleure permet un partage plus élaboré des tâches au sommet. C’est le cas de l’équipe des origines qui reste en place pendant dix ans. C’est également vrai pour celle constituée au début de la reconstruction d’après guerre.

52Les premiers collaborateurs de Valatelli ont, comme lui, commencé leur carrière au sein des sociétés mères de la SAEETP ou d’entreprises proches, comme Desplats. Constituée au cours de l’été 1924, la première équipe se compose d’une douzaine de personnes104. Pour toute entreprise de travaux publics de l’époque, le bureau d’études constitue le service essentiel. Pierre Monnier en est le directeur. Il s’entoure de quelques ingénieurs, Marcel Trinquet et Yves Cor. Ce dernier acquiert assez rapidement une importance qui en fait le second de Monnier. Le bureau de dessin est dirigé par Marcel Pichari. Quant au modeste service de la comptabilité, il est confié à Armand Stoll, pour une très longue période qui ne s’achève qu’en 1952. Inaugurant une tradition durable de la SAEETP, les chantiers sont regroupés en deux zones géographiques, chacune sous la responsabilité d’un directeur qui relève directement de l’autorité de Valatelli. Les Pyrénées sont confiées à Roger Saloy, jeune polytechnicien originaire de la région et qui entame ainsi une carrière de plus de trente ans dans l’entreprise. La zone Centre a pour directeur Paul Mathieu. Celui-ci, on l’a vu, conserve cette responsabilité jusqu’à son décès intervenu en 1947. Enfin, l’activité de construction de lignes et de postes de transformation, fort importante durant les dix premières années d’existence de la société, se voit dotée d’un service à part entière.

53Ce groupe restreint, composé pour la plupart d’hommes expérimentés, dirige les dix premières années du développement de l’entreprise. La démission en 1934 de son principal membre, Pierre Monnier105 amène Gino Valatelli à réorganiser son état-major. En quelques années, la situation a bien changé. Il a désormais les coudées franches depuis le décès d’Albert de Marchena et la disparition de la Société des Forces Motrices de la Vallée d’Aspe. À partir du 1^er juillet 1934, Yves Cor, est nommé secrétaire général. Il devient, de ce fait, le numéro deux de la société. Cependant, les archives semblent indiquer que son rôle demeure discret dans les années qui suivent, proche de celui d’une sorte de chef de cabinet. Peut-être Valatelli est-il tenté, alors, de concentrer l’essentiel des pouvoirs de décision entre ses mains pour faire face à la tourmente. Dès que la situation s’améliore et que l’activité reprend de l’ampleur, il décide, en effet, de procéder à une nouvelle réorganisation de l’équipe dirigeante. Yves Cor cesse d’être secrétaire général à partir du 1^er février 1938106 et son nom disparaît de la liste des responsables de la société.

54Hector Raniéri lui succède au poste de secrétaire général, en même temps qu’il se voit confier le poste nouvellement créé de directeur du service commercial107. Trois ans plus tard environ, il accède au rang de directeur général adjoint, lorsque Valatelli devient lui-même PDG108. Cette ascension dans le sillage du Président semble prouver que celui-ci a trouvé un second à sa convenance. Des liens étroits l’unissent d’ailleurs à Valatelli. Lorsque l’entreprise se replie en zone libre, c’est lui qui reçoit la responsabilité de la permanence installée dans les locaux parisiens du siège social109, ainsi que de l’ensemble des chantiers de la zone occupée. Mais, imitant le geste de Pierre Monnier douze plus tôt, Hector Raniéri choisit de démissionner volontairement en 1946110, amenant Valatelli à procéder à nouveau à une réorganisation des services de direction. Il nomme Raymond Vuillemin, l’un des ingénieurs de la SAEETP, à la place de Raniéri, avec les titres de Directeur général adjoint et celui, inusité jusque-là, de secrétaire du conseil, qu’il ne conserve, d’ailleurs, que quelques mois111. Mais l’organisation se fait plus complexe que précédemment, avec un sommet de la pyramide à structure tripartite. Roger Saloy est chargé du secrétariat général et recueille ainsi une partie des pouvoirs de Raniéri. Cette évolution semble avant tout trouver son explication dans la forte croissance des activités de l’Auxiliaire. Au plan régional, Clément Brousse remplace Roger Saloy sur ceux des Pyrénées-Occidentales. Quant aux réalisations les plus importantes, celles situées entre Tarbes et l’Ariège, elles relèvent désormais de la responsabilité de Louis Montalibet. De son côté, Robert Guillaume, après avoir mené à bien le chantier de Gnioure, entame une ascension remarquée. Il se voit confier, avec la charge de directeur de la région de Marseille, la bonne marche des importants travaux de Port-de-Bouc.

Les responsables de l’ère du bâtiment (1952-1972)

55Si le changement de spécialité l’explique pour une part, c’est surtout le développement rapide des activités qui entraîne une restructuration des fonctions de direction. La nouvelle organisation se met en place définitivement en 1955 autour de Maurice Mathieu et se distingue par sa très longue durée. Malgré le passage à une échelle de très grande entreprise, ainsi que le départ d’un certain nombre de responsables de haut niveau, atteints par l’âge de la retraite, elle se maintient jusqu’au début de la décennie 1970.

56Durant une première phase, l’effondrement des commandes hydroélectriques amène Valatelli à repenser les structures de commandement de la société. Au cours de l’année 1952, le PDG fait part, à plusieurs reprises, de son désir de procéder à une réorganisation totale de la direction du siège social112. À l’automne, sa décision est prise. Il annonce au conseil d’administration la création, à partir du 1^er janvier 1953, d’un comité de gestion chargé de l’assister. Raymond Vuillemin abandonne, alors, les fonctions de directeur général adjoint qu’il occupait depuis 1946. Le poste demeure vacant jusqu’à la désignation de Maurice Mathieu à la fin de 1955.

57En revanche, dès 1953, sous la haute autorité du président, le nouveau comité de gestion répartit les responsabilités entre trois directeurs. R. Vuillemin demeure directeur technique et dirige à ce titre le bureau d’études. R. Saloy devient son égal, avec le titre de directeur administratif, chargé des questions juridiques et des relations avec la clientèle des travaux publics. La véritable nouveauté est la création d’un poste de directeur du bâtiment, sous la responsabilité de Maurice Mathieu. R. Guillaume enregistre, lui aussi, une promotion rapide. Il rejoint l’équipe du siège social pour succéder à R. Saloy en tant que Secrétaire général. Le groupe se complète avec l’arrivée d’un secrétaire général adjoint, Hubert Maze-Sencier, jusque-là chef du service du matériel et des approvisionnements et directeur de la filiale de transport « Les Rapides de France ». Un nouveau chef comptable, M. Maurice, se voit chargé d’appliquer les nouvelles règles de tenue de la comptabilité. Avec une lenteur calculée, qui permet d’attendre la confirmation du succès de la réorientation vers le bâtiment, Valatelli complète ensuite son dispositif. La deuxième étape de la réorganisation intervient, plus de deux années après, au mois de novembre 1955113. La nécessité de décharger le PDG d’un travail devenu considérable traduit bien le développement de l’affaire et, peut-être aussi, le vieillissement d’un président qui atteint désormais soixante dix ans. La principale décision est l’accession de Mathieu au poste de directeur général adjoint114. La jeunesse d’un collaborateur de 35 ans répond parfaitement au désir de renouvellement des cadres. Son ascension s’accompagne de la mise à l’écart de R. Saloy qui démissionne de son poste de directeur. Son départ semble d’autant plus logique que Mathieu ne peut plus se contenter de diriger le seul bâtiment. Sa place d’adjoint du président requiert un droit de regard sur l’ensemble des branches d’activité de l’Auxiliaire. Seuls la nature hautement technique des chantiers de travaux publics exige qu’ils conservent un directeur expérimenté, avec le maintien de Vuillemin à ce poste.

58La confirmation de R. Guillaume au poste de secrétaire général constitue une véritable promotion qui le place, désormais, en position de troisième dans la hiérarchie de l’entreprise.

Tableau 11. – La réorganisation de l’état-major de la SAEETP (1955).

59À partir de 1955, la combinaison dirigeante de la SAEETP paraît clairement établie. Le haut commandement se compose de trois niveaux : le PDG, le directeur général, le secrétaire général. La lisibilité en termes de répartition des pouvoirs est affirmée. La force principale du système ainsi mis en place est qu’il apparaît conçu pour pouvoir évoluer avec le temps. Le retrait du fondateur constitue bien sûr l’échéance prévisible la plus essentielle. Tout semble prévu pour qu’il s’effectue en douceur. Au début de la décennie suivante, le directeur général adjoint peut assurer le rôle de chef d’entreprise effectif. Lui-même est épaulé par un secrétaire général qui apparaît à tous comme un futur directeur général. De façon logique, R. Guillaume se voit, chargé en 1960 de « la gestion courante de la société pendant l’absence simultanée de Mr Valatelli et Mathieu115 ». La future équipe directoriale de l’après Valatelli est, donc, déjà clairement dessinée. C’est l’un des mérites du vieux chef d’avoir voulu qu’il en soit ainsi. Un deuxième cercle du pouvoir est maintenu. Il repose sur une conception fonctionnelle et assez traditionnelle de l’organisation d’entreprise. R. Vuillemin demeure directeur technique. Mais son rôle semble singulièrement réduit. La comptabilité reste du ressort de J.-F. Maurice. L’accroissement continu de l’activité de la société constitue un facteur d’évolution beaucoup plus important que le départ de Gino Valatelli. D’ailleurs, c’est sans attendre qu’une nouvelle répartition des tâches se met en place en 1963 au sein de l’équipe dirigeante. Robert Guillaume, devenu directeur général adjoint, se voit plus particulièrement confier la responsabilité des filiales116. L’augmentation de ses attributions nécessite la nomination à ses côtés de deux adjoints. René Kuhn, neveu de Jacques de Marchena, jusque-là directeur de la région Est, est promu au poste de secrétaire général. Louis Delacou, son ancien adjoint, dont la réussite sur les marchés scolaires a été remarquée, rejoint la direction générale. L’architecture du nouvel organigramme respecte la logique d’adaptation progressive de l’équipe managériale au changement de génération.

Tableau 12. – La direction de la SAE à partir de 1965.

60C’est donc un état-major rôdé qui entoure Maurice Mathieu lors de son accession à la présidence. Ainsi constituée, cette équipe conduit le virage des années 1966-1970, sans modification majeure. Assez curieusement, R. Guillaume ne reçoit le titre de directeur général117 qu’en 1969. Il parvient au couronnement d’une carrière toute entière consacrée au service de la Société Auxiliaire, seulement deux ans avant son départ à la retraite. Son remplacement s’effectue avec une grande simplicité. Peu de temps avant son départ, Louis Delacou est nommé deuxième directeur général118. Cette décision précède de quelques mois une transformation considérable, l’adoption par les autorités dirigeantes de l’entreprise d’une structure à directoire. Au sein de celle-ci, L. Delacou conserve des fonctions identiques. La plupart des autres membres de la direction générale restent à leur poste. La transition se fait à nouveau très progressivement. Néanmoins, la coïncidence, en à peine deux ans, du départ de R. Guillaume et du retrait de M. Mathieu signifie la fin d’une époque et le relais pris par une nouvelle génération.

61Il faut souligner la longévité du groupe d’hommes qui dirige la SAE jusqu’au début des années 1970. Mathieu maintient ses collaborateurs plus que ne l’avait fait Valatelli. Il est tentant d’établir une corrélation entre la durée aux affaires des équipes et les performances de l’Auxiliaire à cette époque, bien qu’il soit difficile de l’interpréter. Comme pour beaucoup d’entreprises où l’on retrouve cette caractéristique, sans doute, est-ce autant un résultat qu’un déterminant des bons résultats obtenus119.

Tableau 13. – Les équipes dirigeantes de la Société Auxiliaire : essai de typologie.

Personnalités marquantes

62On trouve au sein de chacune des équipes dirigeantes de l’histoire de l’Auxiliaire une personnalité marquante qui se détache. Pierre Monnier, Hector Raniéri, Raymond Vuillemin et Robert Guillaume ont tous exercé la fonction de directeur général ou de directeur général adjoint : P. Monnier en 1925, H. Raniéri en 1940, R. Vuillemin en 1946, R. Guillaume en 1963. Mais, beaucoup plus que ce titre, ils font figure de collaborateurs privilégiés des deux Présidents successifs. Cette liste ne saurait être complète sans le nom de Jean Claude Jammes, dont l’ascension clôt notre étude de façon originale. Le rôle essentiel tenu par Jacqueline Chotard, secrétaire personnelle du PDG de 1947 à la fin de la période, s’impose également parmi ceux qui ont compté dans l’histoire de l’entreprise. Les profils de carrière et la solidité des liens entretenus avec l’Auxiliaire constituent le premier thème d’analyse. La nature de leurs rapports avec le PDG et le conseil d’administration, apporte un second éclairage, indispensable à la bonne compréhension du fonctionnement de ces équipes.

63Les cinq directeurs étudiés ici sont tous des ingénieurs. Bien que les informations demeurent fragmentaires au sujet des plus anciens d’entre eux, aucun ne semble issu d’une très grande école. À la différence de Roger Saloy, ils n’apparaissent pas dans les annuaires de l’École polytechnique. En revanche, tous disposent d’une solide formation technique, dans les domaines les plus spécialisés de la profession. R. Guillaume et J. C. Jammes sont diplômés de l’École Supérieure des Travaux Publics (ESTP)120 ainsi que, pour ce dernier, de l’Institut Supérieur du Béton Armé (ISBA)121. Hommes de terrain, ils doivent leur promotion à des succès obtenus sur des chantiers. Le début de leur carrière, et parfois la totalité, les voit exercer des responsabilités de premier plan dans ce domaine. Pierre Monnier, ingénieur en chef de la Société des Forces Motrices de la Vienne entre 1920 et 1924, a conduit la réalisation des centrales de l’Isle-Jourdain et de Chardes122. Il retrouve ces mêmes fonctions, lors de la fondation de la SAEETP, et les conserve, en tant que chef du bureau d’études, durant la totalité de sa carrière au sein de la SAEETP. R. Vuillemin et R. Guillaume dirigent certains des chantiers les plus prestigieux de la société, Eylie pour le premier et Gnioure pour le second. R. Vuillemin se distingue en parvenant à terminer dans les temps le Pavillon de la femme pour l’Exposition universelle de 1937123. Quant à R. Guillaume, grâce à son dynamisme, il devient l’artisan majeur de l’implantation de l’entreprise dans le sud-est de la France.

64Ce primat des compétences techniciennes ne les détourne pas des tâches de gestion et des activités commerciales. Celles-ci finissent par occuper l’essentiel de leurs fonctions. H. Raniéri devient le premier directeur d’un service commercial crée en 1938. R. Guillaume, dès sa nomination comme secrétaire général, en 1955, s’occupe plus particulièrement du personnel et fait œuvre de pionnier en matière de gestion des travaux. Il semble évident que le passage successif par la fonction de directeur de chantier, puis de directeur régional, constitue une excellente préparation à la polyvalence des responsabilités. Les exemples de R. Guillaume à Marseille et de J. C. Jammes à Bordeaux le démontrent clairement.

65Sans surprise, la durée de leur carrière dans l’entreprise constitue une caractéristique commune, bien qu’avec des différences assez marquées. P. Monnier n’y demeure que dix ans (1924-1934), mais il avait déjà bien entamé son activité professionnelle au moment de la fondation. H. Raniéri reste dix-huit ans (1928-1946), Jean Claude Jammes vingt-neuf (1963-1992) et, sans doute, beaucoup plus sans le rachat de l’entreprise. Les records reviennent à R. Vuillemin qui demeure au service de l’Auxiliaire pendant trente-sept ans (1928-1965) et R. Guillaume pendant quarante quatre ans (1927-1971). Il dépasse ainsi les quarante et une années de direction de Valatelli. Pour sa part, la carrière de Jean Claude Jammes se singularise par sa rapidité exceptionnelle. Directeur régional à Limoges à 31 ans, il obtient le poste éminent de directeur de l’ensemble des directions régionales de la Région parisienne, à peine quatre ans plus tard. Sa nomination au poste suprême de PDG du directoire de la SAE intervient à trente-huit ans. Pour un tel niveau de responsabilités, Maurice Mathieu, pourtant précoce, a dû attendre entre quarante et un ou quarante six ans, selon les diverses dates qui peuvent être retenues.

66Sans être propres à l’Auxiliaire, ces parcours s’inscrivent dans une logique d’entreprise que l’on ne retrouve pas systématiquement chez les concurrents. Pour les responsables de la firme, la durée dans les fonctions de responsabilités permet seule l’établissement de rapports de confiance, aussi bien avec la clientèle qu’avec les détenteurs du pouvoir au sein de la société, PDG et administrateurs. Ceci explique que l’entreprise ne recrute jamais de dirigeants de haut niveau à l’extérieur124, au contraire de ce qui peut se trouver chez certaines entreprises, comme Bouygues. La carrière des hauts cadres se déroule en presque totalité à l’intérieur de la société. Cette règle absolue, qui prévaut pendant plus de cinquante années, vient incontestablement donner toute leur densité aux relations des cadres dirigeants avec la Société Auxiliaire. Elle permet de comprendre, au moins en partie, l’influence relative que certains membres de l’état-major de l’Auxiliaire ont pu exercer, ou tenter d’exercer. Un seul a été membre du conseil. Il s’agit de Pierre Monnier, à partir de 1931125. Il y remplace Albert de Marchena, après son décès accidentel. Il demeure à ce poste après sa démission, jusqu’à l’application de la loi du 18 septembre 1940 limitant le nombre de sièges occupé par chaque administrateur126. Seuls après lui, Maurice Mathieu à partir de 1957 et Jean-Claude Jammes pour une très courte période (juin 1972-juin 1973), ont cumulé les fonctions de directeur général et d’administrateur. Tous les autres directeurs n’ont jamais eu la possibilité d’intervenir lors de débats éventuels au sein de ces conseils, bien que certains y aient assisté. Ainsi, Hector Raniéri tient le rôle de secrétaire entre 1940 et 1946 et, très passagèrement Raymond Vuillemin entre 1946 et 1947. L’exception que constitue Pierre Monnier trouve probablement son explication dans les conditions de la période, encore très proche des origines de la SAEETP. Son expérience semble irremplaçable – il demeure ingénieur-conseil de la société127 et permet peut-être de rassurer les actionnaires. Après lui, la tradition établie avec Valatelli, et maintenue par Mathieu, veut que seul le chef d’entreprise – ou les deux, comme entre 1957 et 1965 – siège auprès des administrateurs.

67On ne retrouve pas cette pratique chez les autres grands concurrents, tels que la SGE ou Dumez. Ceux-ci comptent plusieurs directeurs parmi les administrateurs. La raison fondamentale est à rechercher dans un passé d’entreprises familiales qui réserve, de façon presque héréditaire, un certain nombre de poste aux membres des familles des fondateurs. Une tradition semblable n’existe pas à la SAEETP. Jamais le gendre de Gino Valatelli n’a été administrateur et, en 1958, le conseil refuse catégoriquement la nomination de René Kuhn en tant que membre de la famille de Marchena128. L’habitude est également très différente de ce qui prévaut chez Bouygues. Sa volonté est que les managers soient promus administrateurs. Dans le cas de l’Auxiliaire, seule la nomination de M. Mathieu par le souhait de Valatelli peut se rapprocher de cette pratique, ce dernier voulant attacher davantage à l’entreprise celui qu’il a choisi comme successeur. Pour tous les autres dirigeants, les fonctions de directeur et d’administrateur sont totalement séparées, sans que cela nuise au bon déroulement d’une carrière. L’exemple de R. Guillaume l’illustre largement.

68Les relations personnelles avec le chef d’entreprise apparaissent marquées des mêmes caractéristiques tout au long de la période. On peut donc considérer à bon droit ces dernières comme un élément du système d’entreprise propre à l’Auxiliaire. Une loyauté réciproque entre les pôles du pouvoir, en harmonie avec les valeurs de Valatelli et de Mathieu, semble fonder les comportements. Même si, l’ambiguïté n’en est pas totalement absente, il est difficile de mesurer les réserves et les sous-entendus qui n’apparaissent pas dans les documents officiels de la société. Le départ d’Hector Raniéri en 1946 offre un bon exemple de manifestation publique de confiance et d’estime de la part de Valatelli. À sa propre demande, Raniéri quitte ses fonctions de directeur général adjoint pour fonder les Grands Travaux de la Seine129. Il souhaite créer sa propre entreprise pour se spécialiser dans les travaux de reconstruction. Valatelli décide aussitôt que la SAEETP doit souscrire au capital de la nouvelle société, pour la somme assez respectable de un million de Francs. Il demande, par ailleurs, que lui soit versée l’équivalent d’une année de traitement. Raniéri se voit, enfin, attribuer le titre d’ingénieur-conseil de la société, à l’exemple de Pierre Monnier, douze ans plus tôt. La même confiance semble avoir existé entre Maurice Mathieu et Robert Guillaume qui s’est toujours tenu au rôle de loyal second. La différence d’âge en faveur du PDG – 13 ans plus jeune –, a certainement empêché toute rivalité éventuelle. À aucun moment, Robert Guillaume ne semble avoir envisagé de se poser en successeur.

Tableau 14. – Le parcours des principaux cadres dirigeants de la Société Auxiliaire : essai d’évaluation.

69Il ne semble pas exagéré de faire figurer dans cette étude des principaux responsables de la SAE, celle qui, pendant plus de trente cinq ans, a rempli la fonction de secrétaire personnelle des deux présidents, assistant de ce fait aux conseils d’administration. Son rôle, discret au regard des comptes rendus officiels de l’activité de l’entreprise, apparaît, au contraire, singulièrement renforcé dans diverses pièces conservées dans les archives. Les documents préparatoires aux conseils et certaines lettres, dont elle est la signataire, révèlent l’importance de son action. Cette réévaluation est confirmée par d’autres sources, comme les archives de la Société Générale.

70Jacqueline Bouclet, devenue par son mariage Madame Chotard, est recrutée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Secrétaire de Gino Valatelli, celui-ci lui demande de remplir les fonctions de secrétaire du conseil d’administration à partir du mois de mars 1947130. Elle remplace R. Vuillemin qui cesse, alors, d’assister au conseil. C’est surtout sous la présidence de Maurice Mathieu que son influence paraît la plus décisive. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le ton qu’elle emploie. Dans une note adressée à M. Mathieu, elle s’adresse ainsi au PDG : « Je vous remets, ci-joint, les projets de décision que j’ai préparés pour la prochaine réunion du Conseil d’administration131. » Et elle ajoute : « J’ai marqué d’une croix au crayon les principales décisions à prendre par le Conseil. » Comment mieux marquer la totale confiance que lui accorde alors le PDG ? Celui-ci semble se reposer sur son expérience, et sa confiance paraît aller au-delà des simples questions d’organisations, pourtant déjà essentielles. On en trouve la confirmation dans une autre note, un peu antérieure, adressée cette fois-ci à M. Guillaume. « J’ai dressé moi-même de mon côté un tableau résumant les différentes décisions à prendre par les diverses sociétés du groupe à l’occasion de l’assemblée132. » Dans le même carton d’archives, figure un texte de sa main portant sur les modifications à apporter aux statuts de l’entreprise et les problèmes que cela soulève. M^me Chotard semble avoir été investie de missions de confiance considérables. En 1966, elle est mandatée pour venir discuter avec les responsables de la Société Générale des modalités d’une nouvelle émission d’obligations prévue à l’automne133. Pareil mandat ne peut se concevoir sans l’accord des plus hauts responsables, PDG ou directeur général-adjoint. Questions administratives, juridiques, financières, les domaines d’action de M^me Chotard semblent avoir été des plus larges sous la présidence de Maurice Mathieu. Ce pouvoir d’influence repose, à n’en pas douter, sur une expérience, un dévouement, une discrétion qui lui attirent une considération et une estime unanimes134. Comme dans bien des entreprises, et au-delà, dans bien des organisations, l’organigramme officiel ne reflète que partiellement la réalité des influences. Le secrétariat de la présidence constitue logiquement un lieu stratégique où informations et décisions s’entrecroisent.

71Les liens personnels entre le chef d’entreprise et ses principaux collaborateurs y ont longtemps tenu un rôle essentiel. L’amitié de Gino Valatelli pour Pierre Monnier et celle de leurs épouses demeurent encore dans les mémoires de ceux qui les ont connus135. Mais la transformation de la Société Auxiliaire en une très grande entreprise change profondément les choses. Comme le constate avec nostalgie Valatelli, au terme de sa longue carrière, l’ambiance des débuts « héroïques » appartient à un passé déjà lointain. Sous la présidence de Maurice Mathieu, c’est encore plus vrai. Question de personnes et de circonstances. Mais quelle qu’ait été soit la période, les liens qu’un responsable a pu entretenir avec le PDG n’ont jamais été à l’encontre de l’autorité présidentielle. Chaque fois qu’une réorganisation a été nécessaire, en 1938 et, surtout, en 1955, c’est l’intérêt de l’entreprise et non l’attachement personnel qui prévaut. Établir un bilan de l’action de ces collaborateurs s’avère un exercice difficile. Comment mesurer avec précision leur influence dans l’histoire de la SAE ? Comment démêler dans une œuvre collective ce qui revient à chacun, surtout lorsqu’il ne s’agit que de seconds ? Il semble évident que Pierre Monnier a tenu une place très importante au moment de la fondation. Après lui, Hector Raniéri assure une part décisive dans la survie de l’entreprise durant la guerre. De manière encore plus nette, Robert Guillaume, en raison de l’importance de son action et de sa longévité au sein de l’équipe dirigeante, peut être légitimement tenu pour le troisième homme de l’histoire de la SAE.

72Il convient, en dernière analyse, de se poser la question de l’influence réelle des dirigeants d’entreprise sur le contexte économique. L’histoire de la SAE fournit des figures d’entrepreneurs, pris dans le sens le plus exigeant du terme. Mathieu aussi bien que Valatelli ont été de ceux qui ont su prendre des décisions à hauts risques au moment opportun et sont parvenus à mobiliser toutes les compétences nécessaires pour atteindre les objectifs qu’ils s’étaient fixés. Dans le cas de la Société Auxiliaire, la question du marché ne se pose pas à l’origine, ni au moment du lancement des grands programmes de construction de logements. Elle s’impose, au contraire, de façon aigüe entre 1934 et 1954. Elle redevient d’actualité à partir des années 1960, avec une concurrence qui s’affirme. Dans des circonstances très différentes, Valatelli parvient à assurer la survie de l’Auxiliaire, tandis que Mathieu lui permet de demeurer la première entreprise de sa spécialité. Or, à chaque fois, ce n’est pas tant par dans une action directe sur le marché que se situe l’origine de leur succès, mais dans leur capacité à mobiliser un capital relationnel adapté aux besoins de chaque période. Ainsi, dans le cas de Valatelli, on a vu que ses multiples tentatives pour proposer des spécialités nouvelles se sont heurtées à des échecs répétés avant 1950. En revanche, il sait utiliser l’appui des banques pour faire front face à la crise des années 1930. Trente ans plus tard, Mathieu mobilise des appuis professionnels, administratifs, politiques au service de l’expansion. En leur fournissant les moyens de relâcher les contraintes du marché, on pourrait affirmer que c’est le capital social, pour une bonne part, qui constitue la main visible des entrepreneurs de la Société Auxiliaire136.

73Le modèle d’Alfred Chandler peut, aussi, dans une certaine mesure, servir de clé de lecture à l’évolution de l’organisation hiérarchique de l’Auxiliaire, telle qu’elle a été vue. Celle-ci semble vérifier les analyses de l’historien américain selon lesquelles les structures sont largement déterminées par les stratégies et les types d’expansion. Les principes d’une organisation rationnelle d’une entreprise ont été définis après la Grande guerre par Henri Fayol137. Or, la Société Auxiliaire conserve jusqu’au milieu des années 1950 les structures d’une petite entreprise française, de type préfayolien, où le propriétaire contrôle directement presque toutes les fonctions. Pourtant, le point de départ paraît relativement moderne, puisque, dès sa fondation, l’entreprise est dotée d’un bureau d’études et d’un service de comptabilité autonomes. Mais il s’agit d’un héritage des sociétés mères, qui appartiennent elles-mêmes à un milieu assez novateur en matière d’organisation. En 1918, par exemple, la SGE dispose de services techniques et comptables rigoureusement distincts des fonctions administratives et financières138. La SAEETP est, quant à elle, loin de suivre cet exemple. Elle ne dispose d’un service commercial que tardivement, pas avant 1938. Quant à la direction administrative, elle ne voit véritablement le jour qu’en 1953, à l’occasion de la réorganisation générale qui accompagne la reconversion. Il faut, en effet, attendre les contraintes de l’expansion, qui confronte la gestion à de redoutables questions d’échelle, pour que la direction de la SAEETP se voit dans l’obligation de franchir le pas et se décide à la doter d’une organisation fonctionnelle, désormais, indispensable.