Chapitre 2. Révoltes

p. 255-272


Texte intégral

1Si le Barzaz-Breiz relève du romantisme objectif tel que je viens de le définir, cela signifie que l’objet qu’utilise La Villemarqué et qui devient sujet d’une fiction sous sa plume reflète les sentiments, les goûts, les espérances du Moi de l’auteur, ce par quoi il se sent attiré ou repoussé, ce par rapport à quoi il se sent proche ou étranger. C’est son objet qui désigne La Villemarqué plus que La Villemarqué ne désigne son objet. En effet, qui parle réellement dans ce texte ? Qui aime vraiment la nation bretonne ? Qui place dans la religion et la morale autant d’espoir ? Qui donne tant de sens et de puissance à la poésie ? Qui possède autant de force de résistance, d’indignation, d’accusation et de révolte ? Est-ce le peuple breton ou ne serait-ce en fait pas l’auteur ? Une lecture complémentaire du texte, de type anagogique, doit permettre de voir dans le Barzaz-Breiz un autre texte, un autre sens, celui par lequel on comprend « je » quand on lit « nous, les Bretons » ou « lui, le peuple breton ».

Une charge de révolte

Le romantisme, un mouvement de révolte

2Il n’y a pas eu d’époque romantique dans le sens d’une période où tout le monde était romantique. Les romantiques n’ont, au contraire, jamais été représentatifs de leur temps. Ils n’étaient qu’une minorité et étaient très loin de faire l’unanimité. Il y a du romantisme dans le siècle, mais il n’y a pas de siècle romantique, insiste Georges Gusdorf1. La principale particularité des romantiques tient justement dans leur révolte contre l’ordre établi, leur objection de conscience aux valeurs dominantes de leur temps2. Cette expression de révolte n’est pas organisée ni planifiée et n’est donc pas uniforme : au contraire, elle se décline de diverses manières selon les hommes, leur situation sociale et financière ou leur niveau d’instruction. Mais au-delà de ces différences, ce qui permet de regrouper sous l’étiquette romantique un certain nombre d’auteurs, d’écrits, de productions artistiques ou d’attitudes est ce principe de révolte.

3Ce que l’on nomme le préromantisme anglais manifeste une grande énergie dans sa réaction aux Lumières françaises et surtout à ses limites en matière de poésie. Les prémices du romantisme allemand pointent avec le « Sturm und Drang », ce mouvement de « tempête et d’assaut » qui naît en réaction au milieu bourgeois et progressiste de l’Aufklärung. Il exprime une protestation contre l’invasion culturelle et intellectuelle française, contre les Lumières et leur imitation allemande qu’est l’Aufklärung, et qui ne peut être qu’une imitation puisque l’université de Berlin fonctionne en français. Hamann, Herder, Goethe et Schiller préparent ainsi le foyer qui connaîtra un embrasement après la défaite de l’armée prussienne à Iéna en 1806. En France, les formes que prend le refus de cautionner le monde social contemporain sont multiples. Certaines personnes se mobilisent et s’engagent dans le monde politique, comme Lamartine ou Hugo. La Villemarqué, malgré son échec, fera également une tentative d’entrée dans la vie politique en 1849. D’autres, désenchantés, optent pour une révolte par une rupture avec la société, par une forme de marginalisation : le dandysme des années 1820, dont Musset est la figure la plus connue, en est l’un des reflets. Le suicide, révolte ultime, est également une voie choisie par un certain nombre d’auteurs romantiques, comme Gérard de Nerval par exemple. Mais c’est l’écriture qui est le lieu le plus important de la mobilisation des pensées accusatrices et rebelles. C’est le refuge le plus imposant de la réaction romantique.

4L’esprit romantique est un esprit réactionnel, sans que cela renvoie à une vision politique de droite ou de gauche. En France, Victor Hugo rassemble les royalistes et les libéraux autour de son coup d’éclat littéraire anti-classique que constitue la préface de Cromwell. En Italie, le libéral Silvio Pellico (1789-1854) est devenu une figure du mouvement des patriotes luttant pour l’affranchissement de son pays face aux Autrichiens. Il est emprisonné dans la forteresse du Spielberg en Moravie en 1821 et, au-delà de ses conceptions politiques, il est devenu un martyr et un symbole de révolte. La Villemarqué, qui n’est pourtant pas un libéral, cite une fois le nom de cet homme dans l’édition de 1839 du Barzaz-Breiz3 et, dans l’édition de 18674, mentionne de façon incomplète un ouvrage intitulé Mémoires d’un prisonnier d’Etat au Spielberg, publié en 1837-18385.

5D’une manière générale, « la révolte romantique commence par le refus des contraintes extrinsèques de l’ordre politique et social, moral, esthétique, scientifique et technique6 ». C’est tout à fait le cas du Barzaz-Breiz : La Villemarqué offre au lecteur la présentation d’un peuple breton qui refuse les excès de la Révolution, n’accepte pas plus l’Empire, mais ne trouve pas non plus son compte au sein d’une monarchie absolue. Ce peuple s’oppose à la venue de bourgeois qui nient les liens sociaux préexistants et dissolvent la solidarité qui en découlait. L’auteur glorifie ce peuple pieux, mais également spontané et puissant, même si, outrepassant la morale petite-bourgeoise, cela le mène parfois à la violence. Il loue sa poésie comme reflétant le poétique par excellence et récuse de la sorte les normes esthétiques classiques. Et il le montre distant de technologies telles l’imprimerie.

6Or l’expression du Moi au travers du Nous est flagrante : ce sont les propres révoltes de La Villemarqué qui sont ainsi mises en mots et occupent toutes les directions de la vie et du monde qui entoure le jeune aristocrate breton exilé à Paris. Il clame son désaveu du monde présent et affirme son opposition pugnace contre son temps et contre la société contemporaine. En transformant volontairement les pronoms renvoyant au peuple breton en un « je », j’entends directement La Villemarqué verbaliser ses révoltes : « l’esprit national qui portait mes pères à la révolte ne me fait plus m’insurger, mais il me maintient dans une sorte d’opposition contre le présent7 », « je résiste8 », « j’accuse la loi sans cœur d’envoyer les enfants des montagnes mourir loin du pays natal9 », « j’accuse les bourgeois [...] et j’accuse encore10 » ; « je n’ai rien perdu de mon amour pour la patrie, de ma première audace, de mon esprit d’indépendance, de ma haine pour la tyrannie11 » ; « on ne m’écoute pas, on m’insulte, on veut me tuer ; alors ma fierté naturelle se révolte12 », « elles [les vexations des étrangers] me portèrent à la révolte, autant que l’opinion où je suis encore, qu’on n’avait pas le droit de me chasser de l’héritage paternel13 », je suis « toujours rebelle au joug des conquérants14 » et « sans frein dans mes amours comme je le suis dans mes haines15 ». L’ensemble du Barzaz-Breiz peut être relu de cette façon et cette nouvelle approche permet de rattacher le texte et son auteur à l’essence même du romantisme, à la base du phénomène qu’est l’insurrection du Moi étouffé par la société dans laquelle il vit. Cette révolte, déjà très présente dans l’édition de 1839, atteint son paroxisme dans l’édition de 1845 : tous les champs lexicaux sont gonflés, les expressions plus radicales et les pensées plus virulentes. Dans l’édition de 1867, alors que l’auteur est âgé de plus de cinquante ans, le principe de révolte imprègne toujours l’œuvre, mais certains propos et positions sont tout de même plus atténués.

Révoltes contre l’embourgeoisement de la société

7Michael Löwy et Robert Sayre ont procédé à une analyse globale du phénomène romantique qu’ils ont axée sur son essence, par-delà la diversité des domaines dans lesquels le romantisme surgit, par-delà la multiplicité, voire l’infinité des dénominateurs communs qui permettent de regrouper sous l’étiquette romantique un certain nombre d’hommes et d’écrits, par-delà les divergences politiques qui sont exprimées par ces hommes, parfois par un même auteur. Leur théorie est que le romantisme est une « réponse globale à un système socio-économique généralisé16 », à savoir une réponse à la transformation lente et profonde qu’est l’avènement du capitalisme17. Pour eux, le romantisme est une critique de la modernité, de la civilisation moderne engendrée par la révolution industrielle et la généralisation de l’économie de marché. Cette critique — autocritique de la modernité — pose les bases d’une opposition au monde bourgeois moderne, au mode de vie en société capitaliste. Ce qui explique sa naissance simultanée dans les trois pays les plus avancés sur la voie de la modernisation : la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France18. Pendant la première moitié du xixe siècle, l’industrie triomphe, les usines se multiplient, le chemin de fer se densifie. En France, 1830, point d’orgue de la révolution libérale, donne le pouvoir à Louis-Philippe qui n’opère aucune révolution politique. Ce roi bourgeois laisse par contre libre cours à la révolution industrielle, aux dépens de la masse populaire. L’époque s’embourgeoise, les notables sont désormais les banquiers, les industriels, les techniciens et ingénieurs19.

8Dans ce nouveau cadre social, quel peut être l’avenir des jeunes nobles comme La Villemarqué ? Les dernières guerres ont balayé les armées de métier et inauguré les armées de masse, contribuant ainsi à priver la noblesse de l’une de ses activités réservées, et à consolider les grandes brèches sociales que la Révolution avait déjà largement ouvertes20. Un gouffre se creuse qui éloigne inexorablement la noblesse de ses pouvoirs et rôles d’antan. Comment, à vingt-quatre ans, se résigner à n’avoir pas d’avenir ? Le jeune La Villemarqué, à l’image de son peuple breton au service de la France, « ne demandait ni places, ni argent, ni honneurs ; il n’exigeait qu’une seule chose : le respect de ses libertés solennellement garanties21 ». À défaut de cela, il ne reste qu’une seule voie : la révolte contre cette société en phase d’embourgeoisement.

9Les reproches que les romantiques expriment à l’encontre de cette nouvelle société bourgeoise sont nombreux. Le premier est la vulgarisation du monde car toutes les préoccupations des nouveaux notables tournent autour de l’économie et de l’argent. Les personnes de sensibilité romantique en dénoncent les conséquences : la déshumanisation de l’être humain, sa chosification, sa transformation en valeur marchande22. ils critiquent la mécanisation du monde23. Les romantiques expriment, dans leurs écrits, dans leurs arts ou dans leurs attitudes, une résistance de certaines valeurs humaines et de certains modes d’expérience et d’activité humaines que la civilisation industrielle paraît menacer, nier ou détruire24.

10Les critiques visent donc souvent directement la société bourgeoise. Vigny, issu d’une famille de la noblesse, expose dans le roman historique Cinq-Mars le désarroi d’une aristocratie qui perd ses valeurs et l’immoralité de la nouvelle classe politique, et rêve d’un retour à un monde qui allie honneur et bonheur25. Musset, dans Fantasio, démystifie les apparences sérieuses de la monarchie bourgeoise et dénonce son inaptitude à valoriser ce qu’il y a d’authentique dans l’être humain. Dans son œuvre, que ce soit dans On ne badine pas avec l’amour, dans les Caprices de Marianne ou Fantasio par exemple, il multiplie les héros qui incarnent le caractère factice de la nouvelle société basée sur le paraître et utilise dans son théâtre des accessoires comme les masques et les déguisements pour dénoncer cette « maladie du paraître26 ». Toujours au théâtre, le vaudevilliste Labiche, connu pour son comique par l’absurde, se gausse des bourgeois et de leur argent qui les rend mesquins. Stendhal, en réaction à la bourgeoisie provinciale dont il est issu, accuse l’esprit utilitariste et mercantile de la bourgeoisie libérale, les prétentions de l’aristocratie de la Restauration et le pouvoir illusoire de l’argent27. Nodier accable le même bourgeois, satisfait et fier. L’odieux contretype est peint dans Baptiste Montauban ou L’Idiot :

Un grand garçon d’une constitution forte qu’aucune émotion n’avait jamais altérée ; doué de cette assurance imperturbable que beaucoup de fortune et un peu d’usage donnent aux sots. [...] ; gros industriel, teint superficiellement de physique, de chimie, de jurisprudence, de statistique et de phrénologie, éligible par droit de patente et de capacité foncière, du reste libéral, classique, philanthrope, matérialiste et le meilleur fils du monde ; — un homme insupportable28 !

11Par ailleurs, Théophile Gautier et Nerval, ainsi que d’autres artistes, peintres ou poètes qui se réunissent impasse du Doyenné, ont la même bête noire : ce groupe est « un cénacle de rapins ayant l’amour de l’art et l’horreur du bourgeois29 », précise Théophile Gautier pour qui le bourgeois est un type inférieur et odieux30. Lamennais aussi critique vivement la bourgeoisie car elle néglige la spiritualité et l’honnêteté « au nom de la prospérité industrielle et commerciale, des intérêts matériels placés dans l’estime du gouvernement au-dessus de tous les autres, transformés en une sorte de religion ». Pour lui, cette nouvelle tyrannie « n’a de nom qu’en enfer31 ».

12La répugnance de ces auteurs envers la bourgeoisie témoigne d’un conflit profond que nourrit la dépoétisation du monde qu’entraîne l’embourgeoisement de la société et l’assèchement des relations humaines. Car cela donne à la jeune génération l’impression de vivre dans un monde vieux qui la laisse dans le désœuvrement et suscite des sentiments de vide immense. Gusdorf précise en effet que

l’enfant du siècle n’a pas sa place dans le siècle, le siècle ne lui donne pas sa chance, il est dans le siècle une personne déplacée, les valeurs dont il est porteur sont refoulées et refusées. Le monde est trop petit, l’âme se sent à l’étroit. Le désaccord ne porte pas sur un détail, il s’agit de l’ensemble des sentiments, désirs et valeurs démentis en bloc par la réalité indifférente, ou plutôt différente. L’individu ne peut s’identifier à l’ordre social, à la place qui lui est attribuée32.

13C’est pourquoi l’expression d’un certain ennui se mêle à celle de la révolte, Lamartine en est un exemple. Issu de la petite noblesse terrienne, il se trouve sans activité à la fin de ses études. Il lui reste à lire, à penser et à publier ses Méditations33. Il écrit même un « Hymne de la mort » dans lequel il dévoile son ennui et son angoisse : « Et sentais-tu ce vide immense,/Et cet inexorable ennui,/Et ce néant de l’existence34… » Pourtant un sentiment de révolte le pousse à s’engager politiquement, mais à la Chambre des députés, en 1839, il rappelle en soupirant : « La France est une nation qui s’ennuie… Vous avez laissé manquer le pays d’action35. » Edgar Quinet aussi s’adresse à la France pour lui dire que « la terre s’ennuie ; elle ne sait plus que faire depuis que ton Empereur ne la tient plus cachée, pour s’amuser, sous un peu de gloire36 ». Le désenchantement gagne les esprits37.

14Le romantisme, en dénonçant le présent soit par la mélancolie, soit par la révolte, est un mouvement de réenchantement du monde. Il se colore diversement selon les personnes (la typologie qu’établissent Löwy et Sayre occupe en effet l’ensemble de l’échiquier politique, de la droite à la gauche, incluant les restitutionnistes, les conservateurs, les fascistes, les résignés, les réformateurs et les révolutionnaires et/ou utopistes38) et surtout prend appui sur le passé pour refuser de cautionner le monde présent. Ainsi, constatant que l’histoire ne travaille pas pour la poésie, Arnim publie-t-il le recueil du Cor enchanté de l’enfant entre autres parce qu’il voit dans le chant populaire un moyen de régénérer un monde où la poésie a été étouffée sous la pression de la mécanisation, de la spécialisation et de la production39. La mécanisation du monde effraie de nombreux auteurs, tels Franz von Baader qui publie des Contributions à la philosophie dynamique opposées à la philosophie mécaniste en 1809 et qui valorise l’organique, le naturel et le dynamique et dénonce le mécanique, l’artificiel et le construit40.

15Les positions de La Villemarqué sont tout à fait semblables à celles de Baader et sont aussi liées à un refus de l’abstraction et de la domination de la raison asséchante. Cette vision organiciste permet en partie de « remédier aux carences de la cité géométrique41 » proposée par les hommes des Lumières ou certains reconstructeurs de la France post-révolutionnaire. Pour Georges Gusdorf, le « totalitarisme rationnel » de ces reconstructeurs est l’aboutissement d’un long processus de rationalisation de tous les domaines de la vie depuis Galilée. Galilée, en inventant la physique scientifique, « a détruit définitivement l’ancien régime de la science, pour y substituer le nouveau régime de l’intelligibilité scientifique42 ». Sur le même modèle, l’explication divine est détrônée dans d’autres domaines : « La révolution galiléenne, d’abord limitée au domaine de la physique, gagne de proche en proche, elle s’étend au territoire entier de la connaissance y compris le domaine humain43. » Le domaine politique, dont Machiavel a déjà opéré la démythification en détruisant dans le Prince « l’ancien régime de la politique de droit divin44 », n’a cependant pas encore eu de légitimité rationnelle. La Révolution étant un « prodigieux nettoyage par le vide des vérités et des valeurs qui maintenaient chacun à sa place dans le scénario global de l’ordre public45 », il est indispensable de reconstruire. Or les législateurs vont donner au domaine politique la légitimité scientifique et rationnelle qu’elle n’avait pas encore en fabriquant une « France en carrés46 ». La République idéale va prendre forme à partir d’un « schéma d’un rigoureux quadrillage topométrique de l’espace-temps républicain, soumis à la dictature de l’équerre et du niveau, à la discipline d’un système unitaire et de mesures déterminées en toute exactitude scientifique47 ».

16La pensée mécanique adoptée dans un nombre de domaines de plus en plus grand terrorise certains romantiques qui refusent qu’elle soit plaquée sur l’être humain. Pourtant, la ville est déjà gagnée par le fléau, les liens sociaux commencent à se désagréger. Herder signale qu’« il ne faut pas attribuer à notre espèce toute entière la méchanceté et la dépravation de ceux qui vivent entassés dans le souffle empesté des villes48 ». Clemens Brentano évoque Paris en 1827 :

Tous ceux que je voyais marchaient dans la même rue, les uns à côté des autres, et pourtant chacun semblait aller son propre chemin solitaire, nul ne saluait l’autre, chacun suivait son intérêt personnel. Tout ce va-et-vient me sembla l’image même de l’égoïsme. Chacun n’a en tête que son intérêt, comme le numéro de sa maison vers laquelle il se hâte49.

17Marchangy, dans la Gaule poétique, exprime également son dégoût de la tournure que prend le monde moderne :

On substitue le compliqué au simple, l’artificiel au vrai, les préjugés aux vertus, les beautés de convention et de mode aux types originaires. Ce tourment inexplicable, cet incurable besoin d’un bonheur que tout semble promettre d’abord, et que rien ne donne complètement, nous pousse au milieu des découvertes, des inventions, des sciences, des spéculations, des richesses, des dissolutions et de la folie, état de dégradation et de déchéance inconnu aux nations sauvages et barbares. Pour créer des choses nouvelles, on modifie, on altère, on décompose ; le scepticisme succède à la foi, la prudence au courage, la politique à l’enthousiasme, l’ironie au respect, la politesse au dévouement, et l’esprit au génie. [...] enfin, dans ce long désordre, l’ame [sic] énervée et languissante n’ayant trouvé nulle part ce qu’elle a cherché sans cesse, enfante sur les ruines des gouvernements la mélancolie et le marasme politique50.

18Le Barzaz-Breiz témoigne des mêmes terreurs que de nombreux romantiques. La Villemarqué nomme précisément les causes du désordre et du déséquilibre de la société bretonne, c’est-à-dire de ce qui le nie lui-même et le déséquilibre : le bourgeois, la platitude et la froideur du monde qu’il met en place, et toute la panoplie des maux qu’il traîne derrière lui, à savoir l’incroyance, le matérialisme, l’argent ou la loi injuste. La Villemarqué vit concrètement l’expérience de la perte de ses valeurs, de l’effritement du monde qu’on lui avait promis et se dresse énergiquement contre le quantitatif pour le qualitatif, contre l’argent pour la poésie, contre la réalité pour le rêve.

Révoltes contre l’histoire

19D’après la théorie générale de Löwy et Sayre, le romantisme n’est pas une réponse à la transformation politique survenue lors de la Révolution, car le romantisme est né bien avant cela, au xviiie siècle. Pour eux, le romantisme est une réponse à une transformation socio-économique antérieure à cette date. Toutefois je pense que la Révolution et les bouleversements politiques qui lui ont succédé jouent un rôle non négligeable dans la sensibilité et l’état d’esprit de la génération des jeunes gens de 1830. Au mouvement lent et profond de l’entrée de la société dans le capitalisme se superpose, à partir de la Révolution, le mouvement plus saccadé et plus superficiel des changements politiques et des accidents et hésitations de l’histoire.

20Le traumatisme provoqué par la Révolution qui a tourné en Terreur et a « dévoré ses enfants51 », laisse à la génération des personnes nées en 1810-1815 un sentiment de scandale injustifiable. L’Empire qui n’a rien réparé et a fait preuve de cynisme conquérant laisse un goût amer d’écœurement — même s’il est parfois aussi mêlé d’enthousiasme –, et d’énorme déception. En fait, l’histoire n’a jamais été aussi dense que depuis la Révolution, mais cette accumulation d’événements, au lieu de donner une impression de construction, est ressentie comme un espace vide, informe et créant une incertitude angoissante. Musset, dans la Confession d’un enfant du siècle, fournit quelque éclairage sur ce point : « Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes ; le peuple qui a passé par 93 et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux52. » Alfred de Musset se fait porte-parole de sa génération : « Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse53 », une « génération ardente, pâle, nerveuse54 ».

21C’est dans cet entre-deux décrit par Musset que se creuse le malentendu entre la jeune génération et son siècle et que naît un sentiment de distance avec la société. Dans un « chaos », dans ce présent, « ange du crépuscule qui n’est ni la nuit ni le jour », dans ce temps semblable à un « spectre moitié momie et moitié fœtus55 », la jeunesse a l’impression de n’être pas née dans le bon siècle, de ne pas avoir sa place56. Musset explique à nouveau :

Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces deux mondes. quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris57.

22Ce même malaise se ressent dans le texte de La Villemarqué et précisément dans le rapport particulier que présente l’auteur à l’événementiel. Il est sans cesse question d’histoire dans le Barzaz-Breiz : les dates, les noms de chefs ou de rois fourmillent. L’auteur donne ainsi l’impression de faire un texte d’histoire, une fresque de l’histoire de la Bretagne. Or j’ai montré que le Barzaz-Breiz n’est pas un texte d’histoire, mais une fiction, et que cette fiction prend l’histoire comme prétexte et non comme base. Dans cette fiction, l’histoire se glisse partout, mais il me semble que c’est pour mieux la pervertir, pour la contrer, voire la nier. Pour l’auteur, tous les accidents de l’histoire ne sont que superficiels. L’histoire événementielle n’est qu’une série de points sur une frise chronologique et ne bouleverse pas dans le fond les valeurs matricielles des Bretons. La Villemarqué, par le Barzaz-Breiz, veut montrer qu’il existe une réalité plus vraie et plus profonde. Il tente d’effacer tout ce qui fait l’histoire en insistant sur ce qui fait la permanence. Cette position est sans aucun doute une réaction aux bouleversements historiques qui se sont succédé en France depuis la Révolution — guerres, massacres, changements de régime, ascension et chute de Napoléon, etc. — et qui ont entraîné ou entraînent avec eux des générations de gens, solidaires malgré eux d’un monde qui s’ébranle. Tout bouge, rien n’est fixe, tout est désordre et convulsion. Il n’y a plus de doute : l’histoire existe, mais elle tourne mal.

23Ce fonctionnement temporel qu’impose la France à sa population et aux pays voisins qui en subissent l’influence, n’est plus supportable. La Villemarqué ne peut que réagir face à l’urgence et à la tournure de l’histoire : « cette masse de mécontents, trompée dans ses espérances, et qu’impatiente le joug nouveau de la loi générale58 » est la projection des déceptions de l’auteur. À l’image des Bretons qui ne sont pas « disposés à courber la tête » et qui marchent « le front levé au-devant des maîtres nouveaux59 », La Villemarqué résiste. Pourtant ce n’est pas dans la politique qu’il place ses espoirs : les Bretons, qui traduisent l’état d’esprit de l’auteur, « demeurent indifférents à tous les changements politiques : ils savent qu’ils n’en profiteront pas60 ». Seule la morale, accompagnatrice de l’ordre naturel, peut calmer les tensions61 : « un jour viendra, sans doute, où les esprits se calmeront. Alors la loi sera moins rigoureuse, l’homme des villes moins exigeant, l’étranger naturalisé moins dur, l’habitant des campagnes lui-même plus pénétré du sentiment de ses devoirs62 ».

24Pour La Villemarqué, la seule voie possible pour lutter contre l’histoire et ses sursauts, c’est de s’appuyer sur une nation inassimilable et des valeurs irréductibles. L’auteur cherche en effet une valeur plus stable à opposer à cette France qui fait seule l’histoire et provoque des bouleversements incessants. C’est dans la création d’un Nous, d’une nation dont les valeurs sont éternelles, que se forme une réaction contre l’histoire événementielle et instable, et contre la France qui en est l’unique foyer. Pour La Villemarqué, l’histoire c’est la France, la Bretagne c’est la permanence. Le choix de contrer l’histoire par l’idée d’une nation basée sur l’appartenance à une communauté et non sur l’adhésion à une société, c’est-à-dire le choix de l’organique, du filial et de la race, permet de revendiquer l’existence d’une source d’énergie inassimilable. L’Ecosse de Scott est vaincue, mais rien ne pourra jamais l’absorber en tant qu’essence. L’histoire peut passer et repasser sur les Bretons, ceux-ci ne changeront pas et garderont toujours une force matricielle inaltérable. Mettre en scène un peuple breton éternel pour contrecarrer l’événementiel, c’est se désolidariser de ce monde de secousses qui ne mène nulle part. La Villemarqué souhaiterait sans doute pouvoir rester immobile même si tout s’agite autour de lui, à l’image de sa Bretagne, « cette terre poétique qui reste immobile, alors que tout s’agite et change autour d’elle63 ».

25La Villemarqué appartient au type « restitutionniste » de la typologie établie par Löwy et Sayre, c’est-à-dire qu’il aspire à la restitution, à la restauration ou à la recréation d’un état passé, (qui peut être une société agraire, le Moyen Âge, etc. selon les auteurs64) et précisément de la société celtique ou bretonne primitive. L’histoire qui s’emballe ne cessera que par la restauration de l’ordre primordial. Les deux auteurs soulignent le caractère irréaliste de ces aspirations qui relèvent du rêve et de l’imagination : le restitutionnisme « attirerait donc en premier lieu les sensibilités qui s’orientent vers les dimensions symbolique et esthétique65 » et c’est effectivement ce que j’ai montré dans le cas du Barzaz-Breiz de La Villemarqué. Le rôle de refuge que jouent les créations de mondes éternels précapitalistes en réaction à l’histoire et à la modernité révèle la recherche chez de nombreux auteurs du lieu où l’on se sent chez soi, d’une patrie, d’un sein maternel, d’un Scythe vers lequel on aspire à revenir : « Bons Scythes, que n’existâtes-vous de nos jours ! J’aurais été chercher parmi vous un abri contre la tempête66 », regrette Chateaubriand. Le Nous idéalisé de La Villemarqué, cet autrui mythique ou cette recherche de l’immortel et de l’éternel, sont des abris contre l’histoire. L’intérêt porte sur tout ce qui est continuité et durée. D’où l’image du peuple-Persée qui empêche la pétrification de la matrice, image qui renvoie évidemment au La Villemarqué-Persée qui, en poursuivant le travail de collectage de sa mère, maintient en vie le sens maternel. Par ailleurs, la taille volumineuse du Barzaz-Breiz, le sentiment de longueur qu’on peut éprouver à sa lecture, les digressions et excroissances du texte sont peut-être une réponse de La Villemarqué à son époque. Il répond par ce temps, sinueux et long, à l’histoire spasmodique qui n’avance que par saccades et soubresauts.

26Le nationalisme qui naît en Europe entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xixe siècle est le plus souvent un nationalisme de réaction, un nationalisme vu comme une force de libération. Que ce soit en Bretagne, en Écosse, ou encore en Belgique, en Grèce ou en Pologne, ce n’est jamais un nationalisme conquérant, mais un nationalisme d’existence, une révolte, une protestation. Souvent aussi, cela se traduit par des écrits qui proposent un mode d’existence rêvé. C’est le cas des écrits de Mickiewicz qui, dans une vision illuminée, voit la résurrection et la restauration de sa patrie et du royaume de Dieu67. C’est aussi le cas de La Villemarqué qui construit une nation idéalisée et hors de l’histoire.

27Par ailleurs, s’opposer à l’histoire telle que la France la fabrique depuis quelques décennies, c’est aussi s’opposer à l’idée de progrès de l’histoire qui ne tient plus devant les événements sanglants. La perfection humaine et la civilisation sur la voie de laquelle tous les hommes doivent marcher ne signifient plus rien. La Villemarqué n’est pas le seul à avoir vécu la Révolution comme une ruine de l’ordre et des valeurs ; Nodier aussi en a fait la même expérience, il y a vu un « afflux effréné de forces, et [un] pressentiment de ruine universelle68 ». Pour lui aussi le temps est décadence : « le monde a été jeune, il est vieux69 », proclame-t-il. Le même anti-progressisme se retrouve exprimé dans le Barzaz-Breiz et participe du même procédé de subversion et de négation de l’histoire. Contre la civilisation, il prône l’expression de chaque culture particulière, contre le progrès, le maintien d’un équilibre naturel. Ainsi, La Villemarqué, comme bon nombre de ses contemporains, découvre l’histoire et en souligne déjà les impasses.

Le christ ensauvageur

28Le peuple, tel qu’il est présenté dans le Barzaz-Breiz, ouvre des perspectives tout à fait originales et bien plus larges que celles offertes par la Galerie Bretonne et les Derniers Bretons. Bouet, dans la Galerie Bretonne70, présente l’intérêt des gravures de Perrin qui est de « nous présenter, dans toutes les situations de la vie, ce bon paysan breton, si peu connu dans la France même71 », et confirme que le sien est de faire le commentaire de cette « histoire domestique72 » en montrant « le paysan breton à tous les âges et sous toutes les faces » afin d’y retrouver « les âges qui ont précédé le nôtre73 ». Car il atteste que la Basse-Bretagne est « une espèce de pétrification des anciens temps74 » et que

c’est là qu’un peuple à part vit encore de la vie de ses pères ; c’est là que les véritables descendants des Celtes ont conservé des costumes et une physionomie qu’aucun mélange n’a altérés, des pratiques et des croyances religieuses qui ne sont souvent qu’un druidisme déguisé, et enfin la langue même que parlaient leurs aïeux aux siècles d’Hérodote et de Sanchoniaton75.

29Bouet glisse dans ce « tableau complet de la vie domestique76 » du paysan breton des « idées d’amélioration », des conseils moraux, mais surtout médicaux : il regrette les trop nombreuses superstitions77, l’ivrognerie78, le port du maillot chez les enfants qu’il présente comme une véritable torture79, les cochons qu’on laisse entrer dans la maison et qui dévorent « les mains, la figure, et même la tête entière des nouveaux-nés80 », les lits clos d’accès difficile81, la malpropreté82, le tirage d’oreille qui entraîne abcès et parfois surdité83, etc. La Galerie Bretonne présente un peuple pittoresque duquel il est encore temps d’extraire des informations concernant un mode de vie qui est voué à disparaître « sous les fourches caudines de la civilisation84 ». Mais le ton de Bouet n’est pas nostalgique, il pense au contraire que l’instruction, l’hygiène et la médecine, associées à la vie des champs, engendreront bientôt « une Bretagne jeune, instruite et régénérée85 ». À condition qu’« en poliçant ce peuple, on se garde d’altérer sa noble et forte nature » ! Car pour Bouet, c’est bien d’instruction et de médecine qu’il s’agit, et civilisation ne signifie en rien adopter les usages citadins qui ne mèneraient qu’à « ce type de dépravation précoce qu’on appelle Gamin de Paris, ou à ces populations gangrenées des villes qui n’ont d’autre croyance et d’autre frein que le tribunal de police correctionnel86 ». Et Bouet de conclure : « Les fausses lumières sont pires que l’ignorance, car au lieu de guider, elles égarent87 ! »

30Un an après Bouet, Émile Souvestre publie les Derniers Bretons. C’est à nouveau un tableau que peint l’auteur, « un tableau complet de la Bretagne psychologique88 ». Faire la psychologie de la Bretagne signifie pour l’auteur faire l’« histoire métaphysique89 » de la Bretagne, faire œuvre d’histoire moraliste90. Il étudie le peuple breton et va « chercher sous les formes extérieures ce qu’il a d’intime91 » et tâche de montrer dans les coutumes et divers usages leur « signification pittoresque et attachante92 ». Il s’intéresse donc aux poésies populaires qui « sont toute sa religion, toute sa civilisation, toute son âme93 », et aux vieux monuments qui « sont une véritable bibliothèque en plein air94 ».

31Bouet, Souvestre et La Villemarqué voient tous trois dans le peuple breton le miroir des anciens temps. Il n’est donc pas étonnant que l’on retrouve chez les uns et les autres les mêmes thèmes, les mêmes scènes, les mêmes remarques. Mais ils les utilisent chacun dans une perspective différente. Bouet, propriétaire bourgeois libéral, est animé par la morale, le progrès et l’importance de la sauvegarde d’un patrimoine domestique. Souvestre, journaliste et poète républicain, s’ouvre à l’histoire au travers du paysage et cherche derrière le mode de vie du peuple breton son mode de pensée. il reste toutefois dans la description. Le projet de La Villemarqué dépasse de beaucoup les limites de ceux des deux autres : il sort de la peinture de genre et donne au peuple la grandeur de l’histoire et l’ampleur de l’éternité. Son peuple breton est un artifice destiné à représenter plus que lui-même. La construction de son image a nécessité une phase de démythification du populaire, puis une phase de reconstruction de son image, par une autre forme de mythification, afin d’assurer le passage d’une Bretagne noire à celle d’une Bretagne rose95. Il a fallu montrer que la poésie du peuple et le peuple ne sont pas synonymes d’erreur, de déformation, d’altération, de superstition, d’obscurantisme et de fanatisme. Mais une fois sorti du mythe, le risque est de replacer la poésie et le peuple dans une réalité dérisoire. Or La Villemarqué ne se contente pas d’un premier mouvement vers la démythification, il fait renaître une image sacralisée du populaire et fait du sauvage et du primitif une source de connaissance et de vérité. C’est ainsi qu’il fournit au lecteur un peuple breton pouvant servir d’antidote aux maux de la société moderne embourgeoisée et asphyxiée par l’histoire haletante. Son peuple est un remède à la réification et à la marchandisation de l’être humain dans la société moderne, car contrairement aux bourgeois nouvellement parvenus, les Bretons ont « leur bourse [...] aussi vide d’argent que leur cœur [est] plein d’amour96 ».

32Le thème de la campagne comme antidote à la corruption citadine est fort ancien97, mais il reprend toute son importance avec Rousseau : « Combien l’homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux98 ! », fait-il dire au vicaire savoyard. Buffon, dans ses réflexions sur les sciences naturelles, exprime les mêmes pensées :

Un sauvage absolument sauvage, tel que l’enfant élevé par les ours, dont parle Conor, le jeune homme trouvé dans les forêts de Hanovre, ou la petite fille trouvée dans les bois en France, serait un spectacle curieux pour un philosophe ; il pourrait, en observant son sauvage, évaluer au juste la force des appétits de la nature ; il y verrait l’âme à découvert, il en distinguerait tous les mouvements naturels, et peut-être y reconnaîtrait-il plus de douceur, de tranquillité et de calme que dans la sienne ; peut-être verrait-il clairement que la vertu appartient à l’homme sauvage plus qu’à l’homme civilisé et que le vice n’a pris naissance que dans la société99.

33Le peuple du Barzaz-Breiz est un symbole. Il est le symbole de l’intégrité face à un monde citadin de fausses valeurs, de vie inauthentique, et dépourvu d’amour, de foi et de sentiments. Il est le symbole brandi par La Villemarqué qui prend position, en s’appuyant sur lui, dans le débat sur la corruption, la dégénérescence et l’instabilité politique et sociale de l’époque. Il est aussi un symbole au sens étymologique du terme : il est sum-bolon ou producteur d’union100. Il est un personnage né de l’union naturelle entre ses parties, il vit le temps sans discontinuité ni rupture, il est le corps qui incarne le sens matriciel, il est l’enfant qui n’a pas perdu sa mère, il a une âme unie à une voix, il a une âme qui réunit les sentiments poétique, national et religieux. Il produit de l’union et devient, grâce à cette caractéristique, une source potentielle d’antidote face à la désunion du temps et des hommes, pour aider « la conscience malheureuse, malade de la scission101 ». Il est le sym-bolique face au dia-bolique102, face aux briseurs d’union que sont la bourgeoisie, le matérialisme, l’argent et la Révolution.

34La Villemarqué va plus loin que Brizeux, qui ne demande qu’à freiner ou stopper le mouvement de décadence : « Ah ! plutôt que vieillis, conservez-nous sauvages103 », s’exclame le poète qui ajoute quelques vers plus loin : « Nature, ô bonne mère, éloigne l’industrie !/Sur ton sein laisse encor nos enfants s’appuyer104 ! » Face à l’irréversibilité du temps dégénérateur, La Villemarqué ne propose pas l’immobilité ou le ralentissement. Son antidote consiste en une cure de rajeunissement. Loin de faire un tableau du dernier Breton105 et de se complaire dans la nostalgie — même si elle n’est pas complètement absente du texte –, le scripteur du Barzaz-Breiz pense que « si les chants qu’on vient de lire offrent quelque intérêt poétique ou historique, ils ne me semblent pas moins intéressants et moins instructifs, au point de vue philosophique et moral106 ». La prescription est la suivante : il s’agit de se tourner vers le peuple, l’enfant de la nature et de la matrice, « il n’est pas nécessaire de remonter le cours du temps et d’aller jusqu’au moyen âge, on n’a qu’à venir en Bretagne107 ».

35La Villemarqué propose en fait un voyage au pays du peuple108. Car reprendre contact avec le peuple, c’est faire une cure de rajeunissement, c’est replonger dans le temps, dans le cadre des principes originaux et en récupérer les bienfaits. Face au temps dégénérateur, le seul antidote est l’ensauvagement. Le peuple devient ainsi le rédempteur du monde bourgeois, un Christ ensauvageur, à son insu. Et La Villemarqué, décrypteur des chants du peuple et annonciateur des temps nouveaux, en est le prophète, il est Jean-Baptiste. La rédemption qu’il propose est d’ailleurs valable pour la France entière109, et peut-être même pour l’Europe : en préambule, le scripteur se flatte de pouvoir citer Fauriel qui juge son recueil « de nature à intéresser non seulement la France, mais l’Europe110 ». En 1867, il loue lui-même l’intérêt de son texte :

Il ne s’agit donc pas ici d’un intérêt purement local, mais bien d’un intérêt français ; car l’histoire de la Bretagne a toujours été mêlée à celle de la France, et la France est aussi celtique par le cœur que l’Armorique est française aujourd’hui sous le drapeau commun. Ne puis-je pas dire après Fauriel, Jacob Grimm et Ferdinand Wolf, qu’il s’agit d’un intérêt encore plus général ? L’accueil fait au Romancero breton dans toute l’Europe ne l’a-t-il pas prouvé111 ?

Notes de bas de page

1 Georges Gusdorf, Le romantisme, op. cit., t. I, p. 38. Voir aussi l’étude de Catherine Thomas, Représentations du xviiie siècle dans les œuvres romanesques en prose de 1830 à 1860, thèse, Brest, 2001, dans laquelle apparaissent nettement, à côté du rejet du xviiie siècle, des tendances à le désirer ou le rêver.

2 Ibid, p. 37, 168.

3 BB 1839, Préface, p. vj.

4 BB 1867, Page de Louis XIII, p. 309.

5 Alexandre Andryane, Mémoires d’un prisonnier d’État au Spielberg, Paris, Ladvocat, 1837-38.

6 Georges Gusdorf, Le romantisme, op. cit., t. II, p. 325.

7 Voir BB 1845, Temps Passé, t. II, p. 267 : « l’esprit national qui portait les pères à la révolte ne fait plus insurger les fils, mais il les maintient dans une sorte d’opposition contre le présent ».

8 Voir BB 1845, Conclusion, p. 481 : « il résiste ».

9 BB 1845, Temps Passé, t. II, p. 286 : « il accuse la loi sans cœur d’envoyer les enfants des montagnes mourir loin du pays natal ».

10 Ibid : « il accuse les bourgeois […] et il accuse encore ».

11 BB 1845, Conclusion, p. 478 : « il n’a rien perdu de son amour pour la patrie, de sa première audace, de son esprit d’indépendance, de sa haine pour la tyrannie ».

12 Ibid., p. 480 : « on ne l’écoute pas, on l’insulte, on veut le tuer ; alors sa fierté naturelle se révolte ».

13 Voir BB 1845, Jeunes Hommes de Plouié, t. II, p. 21 : « elles les portèrent à la révolte, autant que l’opinion où ils sont encore, qu’on n’avait pas le droit de les chasser de l’héritage paternel ».

14 Ibid., Cygne, t. I, p. 377 : « toujours rebelle au joug des conquérants ».

15 Ibid., Conclusion, p. 479 : « sans frein, dans ses amours comme il l’est dans mes haines ».

16 Michael Löwy, Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 69.

17 Ibid., p. 29.

18 Ibid., p. 72-76. L’Allemagne, bien qu’en retard par rapport aux deux autres pays, a connu au xviiie siècle une forte industrialisation (fer et charbon notamment). De plus, la promotion de l’Aufklärung a constitué la base de l’éclosion d’une culture bourgeoise qui a eu un grand succès et contre laquelle se sont élevés les romantiques. (Ibid., p. 74-75.)

19 Georges Gusdorf, Le romantisme, op. cit., t. I, p. 144-146.

20 Georges Lukacs, op. cit., p. 22-23.

21 BB 1845, Conclusion, p. 482.

22 Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 30-35.

23 Ibid., p. 57-60.

24 Ibid., p. 24. Les auteurs citent Raymond Williams.

25 Max Milner et Claude Pichois, op. cit., p. 293 sqq.

26 Ibid., p. 303 sqq.

27 Ibid., p. 322-323.

28 Charles Nodier, cité par Paul Bénichou, L’école du désenchantement. Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier, Paris, Gallimard, 1992, p. 64.

29 Théophile Gautier, cité par Paul Bénichou, op. cit., p. 497.

30 Ibid., p. 498.

31 Félicité de Lamennais, cité par Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 103.

32 Georges Gusdorf, Le romantisme, op. cit., t. II, p. 118.

33 Max Milner et Claude Pichois, op. cit., p. 284.

34 Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, cité par Max Milner et Claude Pichois, op. cit., p. 108.

35 Ibid., p. 108.

36 Edgar Quinet, Ahasvérus, cité par Max Milner et Claude Pichois, op. cit., p. 108.

37 Voir aussi par exemple Olivier Goldsmith, cité par Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 77.

38 Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 85.

39 Erika Tunner, Clemens Brentano (1778-1842). Imagination et sentiment religieux, thèse, Paris, Champion, 1977, p. 251.

40 Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 57.

41 Voir Georges Gusdorf, « Le cri de Valmy », Eléments pour une théorie de la nation, « Communications » n° 45, Paris, Seuil, 1987, p. 138.

42 Ibid., p. 131.

43 Ibid., p. 130.

44 Ibid., p. 131.

45 Ibid., p. 128.

46 Ibid., p. 135.

47 Ibid., p. 136-137. Voir par exemple les citations de Condorcet.

48 Herder, Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, Choix de textes et traduction Max Rouché, Paris, Aubier, éd. Montaigne, 1962, p. 134.

49 Clemens Brentano, cité par Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 62.

50 Marchangy (de), La Gaule poétique, 6 vol., Paris, Baudouin Frères, F.-M. Maurice, 4e éd., 1824, 6e vol., p. 105-107.

51 Georges Gusdorf, Le romantisme, op. cit., t. I, p. 51.

52 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, Œuvres Complètes en prose, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1960, p. 78.

53 Ibid., p. 67.

54 Ibid., p. 65.

55 Ibid., p. 69-70.

56 Georges Gusdorf, Le romantisme, op. cit., t. II, p. 118.

57 Alfred de Musset, op. cit., p. 69-70.

58 BB 1845, Temps Passé, t. II, p. 267.

59 Ibid., Bleus, t. II, p. 231.

60 Ibid., Conclusion, p. 483.

61 Yves Le Berre, « La propagande révolutionnaire et contre-révolutionnaire dans la littérature bretonnante du xixe siècle », dans Jean Balcou (dir.), La Révolution française dans la conscience intellectuelle bretonne du xixe siècle, Brest, CRBC/UBO, 1988, p. 192.

62 BB 1845, Temps Passé, t. II, p. 287.

63 BB 1839, Introduction X, p. lxxviij.

64 Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 86. Le retour au passé médiéval est très fortement exprimé en Allemagne (Ibid. , p. 87 sqq.). Il est vrai que l’Allemagne était prête à penser l’histoire et la philosophie de l’histoire grâce à son importante tradition académique et universitaire, son corps d’historiens de formation et de profession, ses 12 chaires d’histoire au début du xixe siècle, alors qu’il n’y en avait aucune en France, et ses 175 chaires à la fin du même siècle contre 71 seulement en France.

65 Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 87.

66 Chateaubriand, Essai sur les révolutions, cité par Pierre Michel, Un mythe romantique. Les Barbares, 1789-1848, Lyon, PUL, 1981, p. 91.

67 Georges Gusdorf, Le romantisme, op. cit., t. I, p. 32-33.

68 Paul Bénichou, op. cit., p. 57.

69 Cité par Paul Bénichou, op. cit., p. 59.

70 Olivier Perrin, Galerie Bretonne ou Vie des Bretons de l’Armorique, Gravé sur acier, avec texte explicatif par M. Alexandre Bouet, Paris, Isidore Person, 1835-1838.

71 Ibid., t. I, p. 4.

72 Ibid., p. 22.

73 Ibid., p. 21.

74 Ibid., p. 98.

75 Ibid., p. 21-22.

76 Ibid., t. III, p. 160.

77 Ibid., t.I, p. 30.

78 Ibid.

79 Ibid., p. 52.

80 Ibid., p. 55.

81 Ibid., p. 55-56.

82 Ibid., p. 88.

83 Ibid., p. 87.

84 Ibid., p. 23.

85 Ibid.

86 Ibid., t. III, p. 160. Voir aussi t. I, p. 85.

87 Ibid.

88 Émile Souvestre, Les Derniers Bretons, Rennes, Terre de Brume éditions, 1997, t. I, p. 36.

89 Ibid.

90 Ibid.

91 Ibid., p. 35.

92 Ibid., p. 36.

93 Ibid., p. 36.

94 Ibid., p. 45.

95 Catherine Bertho-Leclerc, La naissance des stéréotypes régionaux en Bretagne au xixe siècle, thèse de 3e cycle, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1979, p. 509-515.

96 BB 1845, Aire-Neuve, t. II, p. 340. Cite un proverbe.

97 Varron, Cicéron, Horace...

98 Jean-Jacques Rousseau, Profession de foi du vicaire savoyard, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 76.

99 Cité par Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, Payot, Paris, 1972, p. 376-377.

100 Racine grecque : sum (ensemble) et ballein (jeter, mettre). Voir aussi Michel de Certeau cité et commenté sur ce sujet par Jacques Rançière, Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, La Librairie du xxe siècle, Seuil, 1992, p. 138-139.

101 Michael Löwy, Robert Sayre, op. cit., p. 42.

102 Racine grecque : dia (à travers) et ballein (jeter, mettre).

103 Auguste Brizeux, « L’Élégie de la Bretagne », Revue de Bretagne et de Vendée, 1857, p. 431.

104 Ibid., p. 434.

105 Thème pourtant à la mode : Les Derniers des Beaumanoir de Kératry en 1825, Le Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper en 1826, Les Aventures du dernier Abencerage de Chateaubriand en 1826, Le Dernier Chouan de Balzac en 1829, Les Derniers Bretons d’Émile Souvestre en 1836.

106 BB 1845, Conclusion, t. II, p. 473.

107 BB 1839, Enfer, t. II, p. 347.

108 Voir le titre d’un ouvrage de Jacques Rançière, Courts voyages au pays du peuple, Paris, Seuil, 1990, (à propos du prolétariat).

109 Voir sur la lettre qu’il écrit au ministre de l’instruction Publique en 1836, Francis Gourvil, « Notre contribution à l’histoire du Barzaz-Breiz », Annales de Bretagne, 1982/1, p. 61-85, lettre de La Villemarqué p. 63-64, réponse de Salvandy, p. 65.

110 BB 1839, Préambule, p. v.

111 BB 1867, Préface, p. viii.


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