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Le recueil littéraire

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Irène Langlet

3. Acteurs du recueil

L’anthologie phonographique privée

Fondements d’un modèle 1

Serge Lacasse

Texte intégral

Présentation et cadre théorique

  • 1 Cette publication a été en partie rendue possible grâce à une subvention du Conseil de recherches e (...)
  • 2 La chanson diffère bien sûr de la poésie sur au moins un aspect de cette définition : en chanson, l (...)
  • 3 Nous reviendrons sur cette distinction

1Les réflexions et observations qui suivent portent sur l’anthologie phonographique de musique populaire, et que l’on pourrait grossièrement définir, en paraphrasant Emmanuel Fraisse, comme une collection d’enregistrements dont l’assemblage est dicté par un principe d’organisation. Ce principe est le plus souvent explicité dans le paratexte, qui peut, dans le cas qui nous occupe, se présenter soit sous la forme d’un livret d’accompagnement, soit sous d’autres formes. Par ailleurs, Fraisse tend à considérer comme seules anthologies véritables celles qui présentent une multiplicité de textes et d’auteurs (1997 : 94-98). Lorsque appliquée à notre corpus, cette condition nous fait exclure tout album se situant dans la production « officielle » d’un artiste, par exemple le Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Clubdes Beatles, lancé en 1967. En fait, ce type d’album phonographique se rapproche davantage du recueil poétique, que Gérard Genette définit de façon quelque peu fragmentaire comme « un recueil […] publié ou au moins composé par un, ou exceptionnellement plus d’un, poète, en principe avant sa mort » (1999b : 172 2). Ce même critère de multiplicité de textes et d’auteurs nous empêche également de considérer comme anthologie « la collection par un tiers des œuvres d’un auteur unique », même s’il y a bien « appareil critique et organisation rationnelle des textes cités » (Fraisse, 1997 : 96). Dans le domaine phonographique, on pourrait regrouper dans cette catégorie la plupart des greatest hits consacrés à un artiste en particulier. Contrairement à ces deux formes de recueil, les anthologies phonographiques d’artistes variés se conforment le plus souvent aux critères posés par Fraisse, que ces anthologies soient de type commercial ou privé 3.

  • 4 Cette distinction entre un texte musical idéal, habituellement représenté sous forme de partition, (...)

2On le voit, il est aisé d’établir des parallèles entre les pratiques anthologiques littéraire et phonographique, comme c’est d’ailleurs le cas avec plusieurs autres formes d’expression. Cependant, il faut bien admettre aussi certaines distinctions fondamentales, qui tiennent, pour la plupart, aux modes d’existence différents de l’écrit et du sonore. Aussi, et sans m’étendre sur les raisons ontologiques et socioculturelles qui justifient ma position, je ne considérerai pas ici la chanson comme texte idéal musical et littéraire, mais bien comme enregistrement, d’où le qualificatif « phonographique 4 ». Par conséquent, je ne me pencherai pas sur des compilations de musique écrite (bien que ce corpus existe et qu’il pourrait donner sans doute lieu à des études fort intéressantes), mais plutôt sur des compilations d’enregistrements. Par ailleurs, comme le corpus qui m’intéresse est qualifié de « populaire », je ferai un saut de plus en m’attardant un peu plus à l’anthologie privée : celle que l’on conçoit chez soi, et pour laquelle les critères que nous avons énumérés s’appliquent, comme nous le verrons, tout aussi bien. En fait, l’ampleur de la pratique de l’anthologie phonographique privée est telle, qu’elle mériterait à elle seule un programme de recherche étendu sur plusieurs années. Je ne ferai ici que survoler quelques aspects de cette pratique, en commençant par analyser brièvement la recension du disque de Martha Stewart que vous avez entre les mains (Cormier 2001).

Martha Stewart

  • 5 Voir le site « Company Overview », ; http ://www. corporate-ir. net/ireye/ir _ site. zhtml ? ticker (...)

3Martha Stewart est une star américaine de la bienséance et des arts ménagers. Adulée par les uns, méprisée par les autres, Stewart est devenue un phénomène de société. En 1999, sa compagnie, Martha Stewart Living Omnimedia, véritable empire de l’économie domestique, est cotée en bourse. Dans son texte de présentation, la société identifie au moins huit secteurs d’activité, tous reliés à l’un ou l’autre des aspects de la vie domestique : la cuisine, les réceptions, le jardinage, les habiletés domestiques, les vacances, le bébé, les noces, etc. 5. Pour donner une idée du succès de l’empire de Stewart, dont les activités sont pour l’instant restreintes à l’Amérique du Nord, je citerai quelques chiffres.

  • 6 Voir « The 29th Annual Daytime Emmy Awards Presented in 44 Categories », p. 5. ; http ://www. emmyo (...)
  • 7 Martha Stewart Living, Martha Stewart Weddings et Martha Stewart Baby.

4Il faut d’abord savoir que l’action de la société se transigeait entre 17 et 18 dollars américains au début du mois de mai 2002, soit une valeur légèrement inférieure à celle de Intel ou de Dell Computers, mais supérieure à celle du fabricant automobile Ford. Son émission de télévision, Martha Stewart Living Television Show, diffusée six fois par semaine, a remporté le premier prix dans la catégorie « Outstanding Service Show Host », en plus d’avoir été mise en nomination dans neuf catégories, au 29e Daytime Emmy Awards 6. À cela, ajoutons les publica-tions imprimées, dont une chronique hebdomadaire reproduite dans plus de 230 journaux américains, 3 magazines à grand tirage 7, ainsi que 34 livres qui, ensemble, ont été vendus à plus de 10 millions d’exemplaires. Elle anime également AskMartha, une émission de radio diffusée dans plus de 330 stations nordaméricaines ; et on peut bien sûr consulter son site Internet au ; www. marthastewart. com ;. C’est d’ailleurs en visitant sa boutique en ligne que j’ai pu constater qu’elle « proposait » également des cassettes vidéo, des articles vestimentaires, en plus, bien sûr, d’une série de six disques compacts, qui constituent autant d’anthologies phonographiques, dont celle qui fait l’objet de la critique de Sylvain Cormier.

Recension de Sylvain Cormier

5C’est dans l’édition du quotidien québécois Le Devoir du 11 août 2001 que paraît la recension de l’anthologie intitulée Summer Entertainment : Songs for Sunny Days and Starry Nights . Le texte est amusant, notamment parce que Cormier doit admettre, du haut de sa tribune de chroniqueur attitré de musique rock dans un quotidien perçu comme intellectuel, que le disque qu’il a reçu n’est effectivement « même pas mauvais », bien qu’il s’agisse d’un produit signé Stewart. Mais son texte est intéressant pour d’autres raisons. En effet, on y retrouve les ingrédients de base pour l’élaboration d’un modèle de départ des anthologies phonographiques. On peut par exemple en tirer au moins deux types d’information utiles : d’abord, une série de critères axiologiques permettant de juger de la qualité d’une anthologie ; ensuite, une distinction entre anthologies commerciales et anthologies privées.

6Examinons d’abord brièvement les critères axiologiques. Il me semble en effet qu’on peut dégager de cette recension au moins trois critères qui permettraient de juger de la qualité d’une compilation : premièrement, bien sûr, le choix des chansons (que l’on pourrait lier à l’inventio rhétorique) ; ensuite, l’ordre d’enchaînement de ces chansons, sorte de dispositio, que l’on désignera (selon la proposition de Cormier) par séquence, et qui produirait un effet, escompté ou non : Cormier parle de « courbe musicale des titres » ; finalement, les fonctions attribuées à cette compilation ou, pour être plus précis, dans quelle mesure l’anthologie remplit effectivement la fonction qu’on lui a assignée. Selon Cormier, l’anthologie de Stewart est conçue « pour recevoir chez soi l’été ou se faire une boum entre intimes à la plage ».

  • 8 En effet, si l’on se réfère au livret accompagnant le disque, les titres ont été compilés par Julie (...)
  • 9 Voir le site ; http ://www. marthastewart. com/page. jhtml ? type = product ; id = product6325 ; si (...)

7Voyons maintenant de plus près la distinction entre les anthologies commerciale et privée. Bien simplement, l’anthologie phonographique commerciale, souvent appelée « compilation », consiste en un phonogramme produit par une compagnie de disques ou, en l’occurrence, par un autre type de société, dans le but d’en faire la vente et d’en tirer éventuellement des profits. On la distinguera de l’anthologie phonographique privée, qui consiste plutôt en le regroupement par un individu (quelquefois plus), sur un support enregistrable donné, d’enregistrements provenant de sources diverses, incluant la collection personnelle du compilateur, le tout sans intention d’en faire la vente. Cormier fait bien allusion aux deux types d’anthologie, bien qu’il semble les confondre. En effet, il compare l’anthologie « compilé [e] par l’experte des expertes en tout », avec son propre « domaine de prédilection », soit « les bandes sonores estivales personnelles », qu’il concrétise sous la forme de « cassettes idéales d’été ». Cette confusion a toutefois le mérite de souligner le caractère paradoxalement personnel, voire intime, que Stewart (et son équipe 8) veut donner à ses anthologies, pourtant indiscutablement commerciales. En effet, dans le texte de présentation de l’une des anthologies, on nous invite à nous détendre « avec cette compilation des ballades […] préférées de Martha 9 ». L’assemblage par une figure reconnue est, bien sûr, courant, surtout en littérature ; mais il me semble qu’on assiste ici à un glissement significatif du domaine public vers le privé.

8En fait, on pourrait concevoir l’opposition entre anthologies commerciales et privées comme un axe dont l’un des pôles serait l’anthologie « purement » commerciale et l’autre, l’anthologie « purement » privée. Les anthologies de Stewart, bien qu’étant commerciales, se situeraient alors probablement assez près du centre, ou du moins plus près du centre que d’autres anthologies commerciales, comme celles présentant les meilleurs succès de l’année 2001 par exemple. À la lumière de ces précisions, c’est maintenant les anthologies phonographiques privées qui retiendront mon attention.

Anthologies phonographiques privées

9Comme l’illustre encore une fois le texte de Cormier, c’est la séquence (notre deuxième critère axiologique) qui semble être au centre de la pratique anthologique privée. À la fin du premier paragraphe, Cormier évoque l’appel lancé à ses lecteurs, à qui il avait demandé de lui envoyer leurs « listes des meilleures séquences de chansons ». Attention : non pas des listes de séquences des meilleures chansons, mais bien des listes des meilleures séquences de chansons ; c’est-à-dire un enchaînement spécifique volontaire qui aura comme objectif de produire tel ou tel effet. Ou, pour le dire en des termes plus généraux, un discours nouveau (plan syntagmatique) créé par le ré-agencement d’éléments déjà existants (plan paradigmatique). Une brève analyse de quelques aspects de l’anthologie phonographique privée, telle qu’elle semble se pratiquer aujourd’hui, et telle qu’elle se pratiquait déjà sous d’autres formes dans le passé, permet de mieux saisir certains enjeux sociaux, esthétiques et même politiques de cette pratique, toujours en gardant à l’esprit le rôle significatif de la séquence.

10Gavin Kistner, l’un de mes auxiliaires de recherche, a récemment porté à mon attention un site Internet intitulé « The Art of the Mix » (www. artofthemix. org), consacré à ce qu’on appelle en anglais les « mixed tapes », que l’on pourrait vaguement traduire par « mélanges sur bande », et qui correspondent à nos anthologies phonographiques privées. Voici comment les responsables du site définissent ces anthologies :

  • 10 « FAQ : Why Have a Site Dedicated to Mixed Tapes and CDs ? », ; http ://www. artofthemix. org/Writi (...)

Les mélanges sur bande constituent une sorte d’activité créatrice, en même temps qu’une série de décisions prises à un certain moment. Il s’agit donc d’une expression, d’un pastiche dans lequel une personne juxtapose des sons et des chansons. Une fois complétée, la bande a un ton et formule un point de vue. De plus, les variations observées d’une bande à l’autre sont très significatives : elles réfractent et reflètent une période de notre vie, le sentiment d’un lieu, des états émotifs, des sensibilités esthétiques, etc. 10.

11Le site comprend plusieurs sections, dont une liste des différentes catégories d’anthologies, des écrits sur certains enjeux liés à la pratique, des conseils sur la façon de construire les mélanges, etc. Mais avant tout, le site présente des séquences, des milliers de séquences ! Au début du mois de mai 2002, les responsables du site avaient amassé, depuis décembre 1997, 23 945 séquences proposées par les membres. À chacune de ces séquences, on attribue une page individuelle dans laquelle on retrouve l’information suivante : d’abord, des renseignements de type factuel, comme le nom et le courriel du compilateur, la catégorie de séquence, le format pour lequel la séquence a été conçue et le moment où la séquence a été soumise ; ensuite, la séquence elle-même, à laquelle le compilateur attribue un titre, et dont le contenu est présenté sous forme d’un tableau en trois colonnes où l’on énumère le numéro des pistes, le nom des artistes et le titre des chansons. Notons au passage que pour la grande majorité des séquences, il s’agit d’artistes et de titres multiples. Finalement, et fait qui m’apparaît des plus intéressants, on retrouve un espace pour les commentaires : d’abord, le compilateur, qui, le plus souvent, justifie ses choix et tente d’en traduire en mots les effets. Cet exposé du principe d’organisation est souvent suivi de commentaires et de critiques de la part d’autres membres à propos de la séquence soumise. Comme on le voit, cet ensemble paraît satisfaire aux deux critères principaux prescrits par Fraisse : la multiplicité des textes et des « auteurs », d’une part, et l’énoncé d’un principe d’organisation, d’autre part. De plus, l’acte abstrait de concevoir une séquence et d’ensuite la concrétiser dans un format donné est perçu par cette communauté comme une pratique sinon purement artistique, du moins certainement créatrice. Par exemple, on trouve sur le site une prise de position politique à l’égard de la pratique de l’anthologie phonographique privée, dont l’énoncé commence ainsi :

  • 11 Xantheis, « Thoughts on the Politics of the Mixed Tape : Original Essay », ; http ://www. artofthem (...)

Les enjeux politiques des mélanges sur bande touchent aux enjeux politiques des arts en général, puisque la pratique des mélanges sur bande constitue une forme d’art, quoiqu’elle puisse être considérée comme une forme d’expression plus mineure, au même titre que le collage, le pastiche, ou la juxtaposition d’éléments pré-existants 11.

12Mon but n’est pas ici d’« élever » la pratique de l’anthologie phonographique privée au rang des beaux-arts. Je souhaite plutôt concevoir cette pratique comme un acte de lecture créatrice et dont on veut laisser une trace, soit sous la forme des séquences dont nous venons de parler, soit sous la forme plus concrète de cassettes, de disques compacts ou de programmes de lecture pour MP3. Cette dernière question du format, j’aimerais, avant de conclure, l’aborder brièvement selon une perspective historique.

13La pratique de l’anthologie phonographique privée est évidemment rendue possible par les développements technologiques. Et bien sûr, l’avènement technologique déterminant est celui des supports enregistrables de masse, comme la bande magnétique, plus récemment le CD et le DVD enregistrables et le fameux MP3. Mais à mon avis, on peut faire reculer les origines de la pratique, ou du moins de ses motivations, au tournant du xxe siècle, soit au moment de l’invention de l’enregistrement sonore et, plus précisément, lors de l’avènement du gramophone et du disque plat de Berliner. Autour des années 1920, il était possible de ranger ses 78-tours dans des « albums » à plusieurs pochettes. Un espace était prévu sur chaque pochette pour écrire de l’information au sujet du disque qu’on y insérait. Il faut bien sûr se rappeler que les 78-tours ne présentaient qu’une chanson sur chacune des faces du disque (en fait, jusqu’en 1908, les disques n’étaient gravés que sur une seule face). Nous sommes encore loin de l’anthologie privée, mais pas tant que ça. Dès la sortie des 45-tours vers la fin des années 1940, on assiste à une nouvelle pratique : les utilisateurs empilent les 45-tours les uns sur les autres sur le tourne-disque, dont un mécanisme permet l’enchaînement automatique des titres que l’on aura choisis. Proche de l’action du juke-box, qui remplissait dès les années 1930 une fonction similaire dans le domaine public, cette pratique d’enchaîner des 45-tours chez soi constitue un pas de plus vers l’anthologie phonographique privée.

  • 12 Le magnétophone à bobines existait à l’époque, mais n’était accessible qu’aux mieux nantis.

14Mais il demeure un obstacle important : on ne peut « fixer » aisément et à peu de coûts l’enchaînement, ou la séquence, que l’on a choisi, sur un support enregistrable 12. C’est véritablement l’apparition de la cassette enregistrable, au milieu des années 1960, qui rend accessible à tous les outils nécessaires pour la fabrication d’anthologies privées. Et c’est ce passage de la séquence non fixe à celle que l’on fixe sur bande qui m’apparaît déterminant. Dans ce contexte, le CD et le DVD enregistrables ne constituent que le prolongement d’un même processus.

15Mais évoquer le disque compact m’amène à discuter brièvement d’une « fonction » que l’on retrouve sur la plupart des lecteurs : la programmation. En effet, il est possible depuis longtemps de programmer un ordre de lecture qui soit différent de celui déjà encodé. On trouve même aujourd’hui des lecteurs à disques multiples, permettant à l’usager de programmer une séquence en sautant d’un disque à l’autre. Mais, encore une fois, ces fonctions ne permettent pas d’obtenir une séquence qui serait « fixée », « réifiée » sur un support donné. Reste le MP3 qui me semble différent à plusieurs égards, et du coup tout à fait intéressant. Avec le MP3, il est maintenant possible de stocker sur notre disque dur l’ensemble des enregistrements qui nous plaisent. Ces enregistrements peuvent provenir de notre propre collection de disques ou de celle d’un ami. Mieux encore, on peut avoir téléchargé (gratuitement ou non...) plusieurs titres trouvés sur Internet. Cette banque d’enregistrements individuels forme alors l’inventaire des éléments que l’on voudra ensuite constituer en discours, en ordonnant un nombre d’entre eux selon un principe d’organisation plus ou moins précis. C’est à ce moment qu’entre en ligne de compte un nouveau joueur : le logiciel. Il existe maintenant plusieurs logiciels dont la fonction est précisément de programmer, de nommer, d’emmagasiner, et même de faire circuler nos séquences.

16Cela est sans parler des nombreux logiciels qui offrent toutes sortes d’outils pour créer des enchaînements plus homogènes (par exemple, en modifiant le tempo, sans altérer la tonalité ; ou inversement, en changeant la tonalité sans changer le tempo, etc.), ou encore des I-pods, ou autres baladeurs MP3, qui offrent toutes ces fonctions à la fois. En d’autres mots, on pourrait interpréter la tendance actuelle comme une recherche de moyens techniques les plus appropriés pour produire les meilleures séquences de chansons possibles. Historiquement, tout se passe comme si les développements technologiques avaient graduellement favorisé l’épanouissement de la pratique.

  • 13 Au sujet des auditeurs perçus comme une communauté musicale « active », voir entre autres Negus (19 (...)

17Reebee Garofalo, dans son livre Rocking Out : Popular Music in the USA, soutient qu’à la suite de l’avènement du phonographe, la société américaine passe peu à peu d’une culture musicale active à une autre plutôt passive (1997 : 3, 24). En effet, avant l’arrivée du phonographe dans les maisons, les gens produisaient eux-mêmes leur musique. De mon côté, j’aimerais considérer la pratique de l’anthologie phonographique privée comme une forme de pratique musicale active, renouant avec la volonté de produire son propre discours musical, bien qu’à partir de musique déjà existante 13. Devrait-on cependant le voir d’une façon plus pessimiste, à la façon d’un Adorno, et considérer plutôt qu’une telle pratique ne fait qu’illustrer l’hégémonie capitaliste sur l’acte créatif, en restreignant cet acte aux moyens de production rendus disponibles par la classe dominante ? Ou devrait-on plutôt interpréter la pratique selon un point de vue plus optimiste et lire dans le discours anthologique phonographique privé une prise de contrôle, par la masse, des moyens de production de la classe dominante par le truchement d’une déviation de leur fonction d’origine (au même titre, par exemple, que la culture hip hop dévie de sa fonction la platine pour en faire un nouvel instrument de musique) ? Bien que je penche plutôt vers la seconde option, il me semble clair que la réalité, comme toujours, se trouve quelque part entre les deux, au gré des époques et des lieux.

  • 14 L’hypertextualité constitue un type de relation intertextuelle spécifique qui relie deux ou plusieu (...)
  • 15 À ce sujet, voir les positions relativsites de Genette, entre autres exprimées dans Genette (1999c)

18Pour conclure, on assiste bien ici à l’expression d’un geste créatif, l’un parmi de nombreux autres dans le domaine populaire, comme le montrent, par exemple, les travaux de Michel de Certeau (1990 ; Certeau, Giard et Mayol, 1994). Mais pour moi, il ne s’agit pas simplement d’un bricolage, au sens où l’entendait Lévi-Strauss (1962 : 3-47), puisque l’on n’assiste pas à la combinaison d’éléments disparates : plutôt, j’y vois la réelle constitution d’un discours dans lequel on agence, de façon consciente et orientée, des éléments homogènes, soit des enregistrements de chansons. Construction hypertextuelle donc 14, l’anthologie phonographique privée remet en question la notion d’œuvre fixe, telle qu’on la conçoit traditionnellement. Œuvre de « parole », plutôt que de « langue », sa valeur, comme son statut, réside bien dans l’œil du groupe d’appréciateurs concernés 15.

Bibliographie

Ouvrages cités

Certeau, Michel de (1990), L’invention du quotidien : arts de faire, vol. 1, nouvelle édition établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard. (Coll. « Folio/essais ».)

Certeau, Michel de, Luce GIARD et Pierre MAYOL (1994), L’invention du quotidien : habiter, cuisiner, vol. 2, nouvelle édition revue et augmentée, présentée par Luce Girard, Paris, Gallimard. (Coll. « Folio/essais ».)

Cormier, Sylvain (2001), « Vitrine du disque : De quoi Martha-sait-tout se mêle-t-elle encore ? », Le Devoir, vol. XCI, n° 179 (11-12 août), p. C7.

Fraisse, Emmanuel (1997), Les anthologies en France, Paris, Presses universitaires de France (Coll. « Écriture ».)

Garofalo, Reebee (1997), Rockin’Out : Popular Music in the USA, Boston/Allyn and Bacon.

Genette, Gérard (1982), Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil.

Genette, Gérard (1994), L’œuvre de l’art : immanence et transcendance, vol. 1, Paris, Seuil. (Coll. « Poétique ».) Genette, Gérard (1999a), « Du texte à l’œuvre », Figures IV, Paris, Seuil, p. 7-45. (Coll. « Poétique ».)

Genette, Gérard (1999b), « Paysage de fantaisie », Figures IV, Paris, Seuil, p. 171-190. (Coll. « Poétique ».)

Genette, Gérard (1999c), « Quelles valeurs esthétiques ? », Figures IV, Paris, Seuil, p. 63-68. (Coll. « Poétique ».)

Goodman, Nelson (1976), Languages of Art : An Approach to a Theory of Symbols, deuxième édition, Indianapolis/Cambridge, Hackett Publishing Company.

Gracyk, Theodore (1996), Rhythm and Noise : An Aesthetics of Rock, Durham/Londres, Duke University Press.

Lacasse, Serge (2002), « Le malentendu ontologique en analyse musicale : composition, performance, phonographie », conférence prononcée à Toronto, 25-28 mai 2002 (Société de musique des universités canadiennes).

Lévi-Strauss, Claude (1962), La pensée sauvage, Paris, Plon.

Negus, Keith (1997), Popular Music in Theory : An Introduction, Hanover/Londres, Wesleyan University Press/University Press of New England.

Steward, Martha (dir.) (2001), Summer Entertaining : Songs for Sunny Days and Starry Nights [livret], Martha Stewart Living/Rhino, R2 74328.

Notes

1 Cette publication a été en partie rendue possible grâce à une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

2 La chanson diffère bien sûr de la poésie sur au moins un aspect de cette définition : en chanson, les « potes » sont souvent multiples, et le duo Lennon/McCartney en constitue probablement l’exemple le plus éclatant

3 Nous reviendrons sur cette distinction

4 Cette distinction entre un texte musical idéal, habituellement représenté sous forme de partition, et le texte phonographique « physique » correspond à celle proposée à l’origine par Nelson Goodman ([1968] 1976) entre arts allographiques (objets idéaux) et autographiques (objets physiques). Cette distinction a, depuis, été reprise et critiquée par plusieurs auteurs, dont Gérard Genette (1994) et Theodore Gracyk (1996). C’est ce dernier qui propose, à mon avis, la description la plus utile du mode d’existence de la musique enregistrée, alors que Genette établit une classification claire et utile (bien que parfois discutable) des modes d’existence des œuvres d’art en général. Voir aussi Lacasse (2002).

5 Voir le site « Company Overview », ; http ://www. corporate-ir. net/ireye/ir _ site. zhtml ? ticker = mso ; script = 2100 ; layout = 7 ; (visité le 23 juin 2002).

6 Voir « The 29th Annual Daytime Emmy Awards Presented in 44 Categories », p. 5. ; http ://www. emmyonline. org/national/daytime/DaytimeWinners _ 02. pdf ; (visité le 23 juin 2002).

7 Martha Stewart Living, Martha Stewart Weddings et Martha Stewart Baby.

8 En effet, si l’on se réfère au livret accompagnant le disque, les titres ont été compilés par Julie D’Angelo, à qui on donne d’ailleurs le titre de « Compilation Consultant » (Stewart, 2001 : 11).

9 Voir le site ; http ://www. marthastewart. com/page. jhtml ? type = product ; id = product6325 ; site = ; (visité le 23 juin 2002).

10 « FAQ : Why Have a Site Dedicated to Mixed Tapes and CDs ? », ; http ://www. artofthemix. org/Writings/faq. asp ; (visité le 23 juin 2002) : « Mixed tapes are a kind of creative act as well as a record of a series of decisions at a particular moment in time. It is an expression, a pastiche in which a person juxtaposes songs and sounds. The completed tape has a tone and makes a statement. Moreover, the variation between different mixed tapes is tremendous. They refract and reflect a period of time, a sense of place, emotional states, aesthetic sensibilities, etc. »

11 Xantheis, « Thoughts on the Politics of the Mixed Tape : Original Essay », ; http ://www. artofthemix. org/writings/politics. asp ; (visité le 23 juin 2002) : « The politics of the mixed tape concern the politics of art, for the mixed tape itself is an art, albeit a “lesser” form of expression, ranking more with forms such as the collage, the pastiche, the juxtaposition of found elements. »

12 Le magnétophone à bobines existait à l’époque, mais n’était accessible qu’aux mieux nantis.

13 Au sujet des auditeurs perçus comme une communauté musicale « active », voir entre autres Negus (1997 : 7-35).

14 L’hypertextualité constitue un type de relation intertextuelle spécifique qui relie deux ou plusieurs textes, et dont Gérard Genette a élaboré un modèle dans son Palimpsestes (1982). Bien entendu, Internet n’était pas omniprésent en 1982. Par conséquent, et comme le précise lui-même Genette, il s’agit d’une « [a]ppellation un peu malencontreuse, entre autres parce que le terme d’hypertexte ne devait pas tarder, si ce n’était déjà fait, à recevoir un sens assez différent (quoique non tout à fait sans rapport) qui l’emporte aujourd’hui bien évidemment sur le mien, ce qui ouvre la porte à divers malentendus » (1999a : 20). Il a par ailleurs récemment proposé un définition simplifiée de l’hypertexte : « un hypertexte est un texte qui dérive d’un autre par un processus de transformation, formelle et/ou thématique » (1999a : 21).

15 À ce sujet, voir les positions relativsites de Genette, entre autres exprimées dans Genette (1999c).

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