L'art de parler pour ne rien dire
|En conclusion
Prolégomènes pour ou contre la constitution d’un sous-genre dramatique
Texte intégral
1Tous les débordements, dysfonctionnements, déformations, enregistrés sont absorbés par le comique à l’œuvre : c’est même là sa vertu majeure. Il instaure une sérieuse modulation dans l’entreprise de démolition que nous avons mise à jour, puisque le rire suffit entièrement à la justifier. Il est le dernier rempart, et non le moindre, contre la littéralité constitutive du monologue dramatique. Il comprend toutes les leçons que n’explicite jamais la parole mise en scène. Il lui donne donc une profondeur, c’est-à-dire un sens, qu’elle s’est soigneusement attaché à éviter (ou même à ruiner), à l’image de son propre public.
2Dans la perspective de l’établissement d’un genre spécifique, une attention toute particulière doit être dévolue aux terminologies diverses qui fixent ces textes au moment de leur édition. Nous n’oublions jamais, cependant, deux éléments fondamentaux : d’une part, la modestie dont les monologues dramatiques ne se départent jamais ; d’autre part, le fait que notre réflexion est dirigée par des constats formels et circonstanciels qui nous engagent à notre tour à adopter une position de modestie. Nous serons enfin amenés à esquisser un horizon prospectif, quant au devenir des formes dramatiques que notre recul nous permet de discerner : cela ne signifie pas que nous accordons au monologue dramatique la prétention de maîtriser sciemment ses propres enjeux pour l’avenir (même immédiat) des pratiques théâtrales. Un inconscient collectif est très certainement à l’œuvre, et le projet lancé par Charles Cros s’affirme malgré son probable aveuglement quant aux répercussions et influences de ses propres textes.
3L’idée même du genre se laisse peu et mal saisir. Mais précisément : comparablement à la notion de genre, le monologue propose sans cesse de nouvelles conditions d’existence, de nouveaux traits distinctifs qui mettent à chaque fois en jeu son appartenance à un champ de représentation qu’ils élargissent ou dont ils finissent par s’exclure. La moindre stabilité de cette notion, si elle existe, se fonde sur la modalité énonciative dont elle s’inspire, et qui est non seulement ancienne, mais antique (originelle), en matière de théâtre. Toute la question est de savoir si (et comment) la cohésion, ou l’unité, de nos textes résiste à leurs tentatives renouvelées pour mettre à l’épreuve leurs propres frontières, par esprit non de conquête, mais de contradiction, qui constitue quoi qu’il en soit une force appropriée pour la vitalité d’un champ esthétique.
La valse des étiquettes : évaluations terminologiques
- 1 Un tel corpus compte 270 textes, et date du xviiie siècle, avant la Révolution française.
4Les dénominations de nos textes nous laissent face à une variété qui semble d’emblée permettre de préjuger de l’hétérogénéité du corpus. Le terme de monologue, majoritaire (dans la partie datée de notre corpus, il concerne sept textes sur dix) est cependant loin d’être l’unique moyen de désigner nos textes. Leurs multiples « étiquettes » semblent plus ou moins fantaisistes, et plus ou moins usurpées. Notons qu’on retrouve au siècle précédent un éclatement terminologique comparable : lorsque le terme vaudeville se contente de désigner la présence de couplets chantés dans le cours d’une œuvre, il subit déjà la substitution de nombreuses appellations, recensées ci-dessous1 :
à-propos, 5
ambigu, 1
anecdote, 6
bluette, 1
calembour, 1
comédie, 112, dont :
comédie anecdotique, 40
comédie folie, 40
comédie parade, 32
comédie-vaudeville, 8
compliment, 1
divertissement, 5
divertissement-vaudeville, 3
fait héroïque, 7
fait historique, 7
folie poissarde, 1
folie, 7
folie-vaudeville, 3
fragment, 1
imitation, 8
impromptu, 5
intermède-vaudeville, 2
lubie, 1
opéra bouffon, 15
opéra, 2
opéra-comique, 15
opéra-folie, 1 opéra-vaudeville, 2
parade, 1
parodie, 8
pièce anecdotique, 6
pièce, 2
proverbe, 2
rapsodie, 1
scène, 1
tableau, 6
vaudeville anecdotique, 2
vaudeville, 21
5Vaudeville est employé seul à partir de 1794, et utilisé ainsi de façon fréquente à partir de 1797. C’est donc au milieu de la tourmente révolutionnaire que ce spectacle populaire est plébiscité et rencontre un succès durable. Le théâtre du Vaudeville est lui-même fondé en janvier 1792…
6En ce qui concerne le monologue dramatique, nous avons à disposition un corpus global de 981 textes qui couvrent la période de 1870 à 1935 (sans compter le texte de Labiche, de 1849). La période la plus faste pour le monologue dramatique se situe entre 1880 et 1890, et l’année 1883 est manifestement la plus productive. Il apparaît clairement que le terme de « monologue » est largement majoritaire pour l’ensemble du corpus. Les velléités fantaisistes apparaissent le plus clairement entre 1880 et 1888, soit dans la période où le monologue dramatique connaît la faveur la plus forte. Mais tous les textes ne sont pas datés : les publications ne donnent pas nécessairement cette précision. Sur nos 981 textes, 599 le sont, soit 62 % d’entre eux. Mais qu’ils le soient ou non, les dénominations respectives se répartissent ainsi : 207 textes n’en reçoivent aucune ; 607 sont annoncés par le terme « monologue » ; 167, enfin, reçoivent diverses autres dénominations. Les proportions globales sont donc les suivantes : 62 % des textes sont nommés monologue, 17 % reçoivent divers autres noms, et 21 % n’en ont aucun. Les termes sollicités, autres que monologue, renvoient généralement à un des trois champs sémantiques du théâtre, de la narration ou de la poésie :
Plus de 10 occurrences |
Entre 3 et 9 occurrences |
1 ou 2 occurrences | |
Théâtre |
scène (15) saynète (13) à-propos (12) |
Pièce (3) |
attraction(1), ballet(1), comédie (2), drame (1), duo mimique (2), folie-monologue (1), monologue-opérette (1), soliloque (1), type (1), vaudeville (1) Soit 12 |
(55) |
Soit 40 |
Soit 3 |
|
Narration |
récit (22) |
histoire ou historiette (4) |
actualité ou anecdote (2), badinage (2), causerie (1), conseil (1), conversation (1), insanité (2), lettre (2), naïveté (2), prose (1), souvenirs (1) |
(80) |
Soit 51 |
Soit 14 |
Soit 15 |
Poésie |
poésie (12) |
poème ou poëme (7) |
chanson (1), idylle (2), lamentation (2), rimes (1), rondeau (1), satire (1), vers (2) |
(32) |
Soit 12 |
Soit 10 |
Soit 10 |
7Les termes qui font référence au théâtre représentent donc un tiers ; à toute sorte de narration, une petite moitié ; et au domaine poétique, un cinquième. L’équilibre est approximatif, et confirme la tendance des textes à privilégier le récit (les vingt-deux occurrences du terme « récit », selon la mention du tableau ci-dessus, le prouvent encore). Mais ce résultat doit être largement modulé par le fait que près des trois quarts de la totalité de nos textes sont nommés monologue.
8Par rapport aux multiples dénominations du vaudeville, au siècle précédent, on retrouve quelques termes communs avec ceux qui désignent les monologues dramatiques. Ils ont essentiellement trait au théâtre, qu’ils désignent alors de façon peu spécifique (comédie, piece, scene, vaudeville ou folie, sporadiquement déclinée en folie poissarde, folie-monologue et folie-vaudeville), mais ils signalent aussi, ponctuellement, le caractère circonstanciel de leur objet de représentation (à-propos, anecdote).
9Enfin, parmi les quarante-cinq recueils de textes envisagés par ailleurs, la variété des termes allégués dans les titres est moindre, quoique monologue reste indiscutablement le plus fréquent :
15 occurrences |
6 occurrences |
3 occurrences |
2 occurrences |
1 occurrence |
monologues |
récits |
choses à dire |
fantaisies |
rimes humoristiques |
10Presque toutes les dénominations employées réclament strictement leurs définitions propres (certaines sont purement loufoques, ou fantaisistes, quoiqu’elles n’en soient pas moins limpides quant au sens : c’est le cas de insanité). Mais ces définitions ne sont en l’occurrence pas nécessaires : elles indiquent surtout des tendances de la parole dramatique à verser, depuis nos monologues, dans un autre régime discursif. Nous parlons de tendance, comme nous en avons évalué le risque : faut-il encore rappeler que la grande majorité des textes s’en tient à l’appellation de monologue ? La pluralité des termes réquisitionnés répond probablement à une volonté de surenchère dans la fantaisie, chez les auteurs (on rencontre par exemple : monologue maigre raconté par un homme grass) ; ou à une volonté de séduction commerciale, envers le client de la librairie. Le terme définitionnel mis en avant (il suit immédiatement le titre du monologue, en général) correspond en effet à la promotion immédiate du texte en cause, et renchérit à la manière d’une promesse sur sa dimension comique, dramatique ou littéraire. La plupart des termes ont pour dénominateur commun la brièveté de la forme qu’ils invoquent ou suggèrent. C’est là le trait le mieux partagé, mais aussi le plus attendu.
11Il n’est pas certain que cette variété des termes soit un bon critère de jugement quant à la constitution ou non d’un genre dramatique spécifique. La forme, à laquelle nous nous sommes attachés, semble une garantie plus sûre pour la cohérence d’un genre que sa stricte dénomination : soumise à une étonnante et anarchique fantaisie, elle demeure cependant réductible à des risques déjà évalués dans notre examen des formes. L’instabilité des étiquettes ne traduit donc qu’une apparente hétérogénéité des textes. C’est le moment d’aborder la question du genre : cette notion est-elle ici opératoire ? Ou bien devons-nous en rester au constat d’une inconsistance esthétique ?
La question du genre
- 2 Voir l’article « Genre » du Dictionnaire encyclopédique du théâtre, dirigé par Michel Corvin, Paris (...)
12La seule notion de genre pose problème dès qu’il s’agit de théâtre : elle repose sur des critères valides jusqu’à l’époque classique, mais qui ne sauraient rendre compte des pratiques dramatiques des XIXe et xxe siècles. Ces dernières sont à leur tour si diverses que les critères adéquats pour fonder une typologie convaincante font encore défaut, comme Anne-Françoise Benhamou le fait remarquer, et ils sont soumis à des points de vue hétérogènes : formel ou thématique, répondant à des critères historiques plus que théoriques2.
- 3 Il est perçu comme une erreur, quoique ce geste, à tort ou à raison, soit très généralement partagé (...)
13La fragilité de la notion de genre s’impose d’autant plus au théâtre que l’histoire et les normes fixées par les poétiques continuent de faire référence, sinon autorité, alors même que les pratiques ont considérablement évolué. Le rappel incessant des théoriciens et des textes classiques à propos des monologues dramatiques en est un exemple patent3 : les contemporains ne cessent de les interroger dans cette perspective, et mesurent leur recevabilité selon la manière dont ils répondent à des cadres théoriques pourtant préconisés deux siècles avant pour des textes dramatiques et des pratiques théâtrales sensiblement distincts de ceux qui ont cours en cette fin de xixe siècle. Il est certain qu’une telle attitude les empêchait du moins de tenter la moindre évaluation, quant à la nouveauté et à la spécificité de ces textes qu’ils qualifiaient pourtant de modernes. C’est ainsi, par exemple, que leur caractère manifestement parodique, en regard de modèles qui sont, eux, véritablement situables au xviie siècle, leur a toujours échappé : ils ne le mentionnent en tout cas jamais. C’est dire, en l’occurrence, que les outils d’évaluation ne sont pas mal choisis, mais qu’ils sont mal utilisés. Les théoriciens de l’époque devaient faire l’effort de prendre ces textes un instant au sérieux, comme Bergson avec le vaudeville. Ce qu’ils ne firent pas.
14On peut toutefois s’appuyer sur des données solides, proposées depuis Platon et Aristote, pour confirmer d’une part le caractère proprement dramatique de la mise en œuvre d’imitation du réel, où la mimesis s’oppose à la diegesis (nos textes répondent à une conception précisément réaliste de la représentation), et examiner d’autre part les catégories dramatiques fondamentales : l’action, le personnage, la fable, le dialogue, l’absence de voix narrative. Elles reçoivent toutes un traitement uniforme, et spécifique, dans les monologues dramatiques, qui peut se résumer en une stratégie éprouvant toute unité minimale, sous l’effet d’une soustraction généralisée, et visant la négation pure et simple : l’action y devient pure velléité ; le personnage, plongé dans l’indétermination, risque de s’y désincarner, la fable se construit invariablement sur le modèle du cercle vicieux, dans la mesure où son dénouement coïncide strictement avec son point de départ ; le dialogue, disons le discours direct, ici porté par une parole monologale, se déploie en pure perte, et tient tout acte de communication en échec, jusqu’à s’abstraire précisément dans une voix narrative qui, selon la norme envisagée, contredit habituellement toute situation proprement théâtrale. En d’autres termes, nos textes prennent l’exact contre-pied des vertus de ces données, propres à définir un genre dramatique jusqu’à la fin de la période classique : la primauté de l’action, la caractérisation des personnages et le dynamisme du dialogue. C’est dire enfin qu’ils ne les ignorent jamais.
- 4 Deux indices significatifs confirment encore une telle position. L’un vient d’un personnage d’Octa (...)
15Si la notion de genre passe par la compréhension de tout texte par rapport à un ensemble de conventions et de normes, et par l’évaluation conjointe de sa conformité à un modèle et de sa capacité à le dépasser, les monologues dramatiques répondent favorablement à la mise en œuvre de tels critères. En outre, dans une perspective historique, ils s’inscrivent dans la filiation du vaudeville, de façon à la fois diachronique et synchronique, tout en ménageant leur spécificité esthétique, et partant, idéologique, puisque leur travail formel les installe dans un mouvement d’opposition marquée par rapport aux critères en vigueur4. La cristallisation socio-historique des monologues dramatiques passe par la vogue qu’ils suscitent, et contribue ainsi à les réunir en un ensemble cohérent et suffisant, irréductible à d’autres productions, antérieures ou contemporaines.
16À tous égards, semble-t-il, nos textes tendent à fonder un genre, ou un sous-genre dramatique, dont la mode limite à peu près l’extension historique, vaste pour une mode, mais étroite pour l’histoire du théâtre. Une telle conclusion peut paraître gênante, si l’on privilégie ce que les textes mettent eux-mêmes en avant avec une bonne humeur inconséquente : la légèreté d’une plaisanterie fumiste, insistante mais sans lendemain. Elle l’est sensiblement moins si l’on s’attache à ses caractéristiques formelles, homogènes et constantes, de texte en texte. Elles explorent scrupuleusement les frontières d’un mode discursif, le monologue, d’une forme dramatique elle-même réputée hybride, le vaudeville (et ses avatars), voire de la théâtralité intrinsèque de l’art théâtral.
- 5 Et lorsqu’on aboutit, en effet, à un pur récit, le travail de sape à l’œuvre dans les monologues s (...)
17Ce dernier point est particulièrement intéressant : dans la confrontation qui s’y joue entre le dramatique et le narratif, le spectacle visuel (motivé par l’origine étymologique du terme théâtre) semble céder le pas au texte écrit, comme si l’art théâtral acceptait ici de lui-même de se soumettre à la réduction d’art dramatique qu’on lui impose depuis Aristote, c’est-à-dire à la réduction d’une définition en tant que genre littéraire. Précisément. Sa part spectaculaire est-elle accessoire par rapport au texte ? Soit. Le monologue dramatique prend acte, et détruit avec application tout ce qui en lui renvoie à une forme théâtrale. Mais les responsables d’une telle hiérarchisation en sont punis : nous l’avons vu, de l’avis général comme de son propre aveu, un tel texte a peu à offrir, et surprend par sa carence littéraire5. À la manière d’une fable, il exemplifie peut-être sa position, et revendique alors, mais cette fois avec finesse, sa légitimité toute théâtrale : à tout prendre, il donne encore moins à lire qu’à voir – le dérapage de la lecture est un de plus, parmi tous ceux qu’il orchestre. Ce qu’il propose en revanche positivement, c’est de prendre congé :
« Ah ! si jamais je venais comme cela, à propos de rien, vous raconter mes petites affaires, je voudrais que chacun de vous se levât et me criât : “Allez-vous-en ! allez-vous-en !” Et tenez ! c’est une idée : si le grand blond n’a pas encore fini son monologue, je vais rentrer dans la salle, et je lui crierai : “Allez-vous-en ! allez-vous-en ! allez-vous-en !”. Il sort en courant. »
Georges Feydeau, Un monsieur qui n’aime pas les monologues, 1882.
18On l’aura compris : la question sous-jacente est de savoir s’il est bienvenu d’entériner le monologue dramatique selon des considérations génériques. Reconnaissable et irréductible dans ses formes, ses enjeux et ses stratégies, inscrit dans une époque dont la chronologie et les limites sont étroitement définies, il est peut-être suffisant de l’identifier par une dénomination spécifique, afin qu’il ne soit confondu avec aucune autre pratique théâtrale, et avec aucune autre pratique ou forme discursive. Le monologue fumiste semble approprié : le qualificatif permet d’identifier d’emblée son époque, il rend justice aux textes inauguraux de Charles Cros ainsi qu’à ses successeurs et imitateurs, et il désigne enfin ses avatars comme des satellites en les localisant dans ses marges (i.e. les textes édifiants, moraux, non comiques, d’une part ; les pièces de circonstance d’autre part). Car si tout permet de penser qu’il fonde en effet un sous-genre, il semble du moins honnête de rester en conformité avec la nature du monologue dramatique : d’accorder notre modestie critique avec sa modestie esthétique.
19Il ne faudrait pourtant pas croire qu’il ne s’agisse que de blagues de potaches… L’entreprise de démolition à laquelle il se livre n’aboutit pas pour autant à la disparition de sa théâtralité, puisqu’il la met en scène dans l’état de lambeaux que nous lui connaissons désormais, et qui constitue l’objet le plus spectaculaire qu’il ait à offrir – et partant, le plus moderne. Le projet esthétique qui s’en dégage n’est pas seulement la proposition parodique de « contrepièces », comme l’opéra-comique vis-à-vis de l’opéra, ou certaines productions du théâtre de foire, au xviiie siècle, vis-à-vis des tragédies classiques. En exténuant une pratique théâtrale dominante et (car) traditionnelle, son attitude critique et ironique a une visée plus large que l’attaque d’une forme précise ou d’un genre déterminé : elle met en cause, d’une part, l’ensemble d’une tradition artistique et sociale ; elle engage d’autre part à reconsidérer les critères définitionnels de la théâtralité qui ont, jusqu’à lui, confirmé leur efficience.
20Mais le monologue dramatique reste de l’ordre du constat. Celui qui tire les conséquences les plus radicales de cet état des lieux est Alfred Jarry, avec ses intrigues squelettiques, ses scènes parodiques, la définition de temps et de lieux qui renvoient au pur espace théâtral (« la Pologne, c’est-à-dire Nulle-part »), débarrassé des scories du théâtre réaliste. Comme on parle des vers de mirliton du monologue dramatique, Jarry invente un théâtre de mirliton, où le personnage, impersonnel, singulier, sorte d’« abstraction qui marche », a les proportions de la marionnette. C’est dire que toute copie du réel y est bannie, depuis la conception jusqu’à la représentation, qui se constitue au contraire par l’aveu assumé et revendiqué de son artificialité intrinsèque. Si le monologue dramatique montre qu’il est une façon de faire du théâtre qui ne doit plus avoir cours, Jarry fait le pas supplémentaire et décisif de refuser dans sa propre dramaturgie tout ce qui fait le théâtre aux yeux de ses contemporains, comme en témoigne le titre de son article destiné à la défense d’Ubu, et qui tient lieu de manifeste esthétique personnel, De l’inutilité du théâtre au théâtre.
21Le monologue dramatique exhibe les impasses du théâtre contemporain hors de toute revendication. On ne peut dire que les nouvelles propositions du théâtre naturaliste, puis symboliste, répondent directement et frontalement à nos textes. Elles s’inscrivent cependant dans une logique historique, dans laquelle les monologues dramatiques, cette charnière sociale révélée telle par sa réception immédiate, constitueraient une deuxième étape dialectique de déréliction, d’enregistrement des échecs consommés du vieux théâtre. Nos monologues auront rempli à tous égards une fonction d’intermédiaire historique, de lien social, et de transition esthétique. La crise qu’ils signifient est d’abord prise en compte par des tentatives contemporaines de résolution, puis par de plus lointaines.
22Ces réponses sont immédiatement le fait du théâtre naturaliste d’une part, et du théâtre symboliste d’autre part. Si le premier tente de conjurer la force de négativité dont le monologue dramatique se nourrit, en tentant une restauration de la théâtralité, l’autre, à l’inverse, en prend acte pour en faire le matériau de sa propre théâtralité, à tous égards paradoxale.
23André Antoine rend son plein pouvoir fictionnel au personnage en préconisant plusieurs mesures : l’identification totale du comédien avec son personnage, le respect, dans le jeu, du « quatrième mur », la plongée de la salle dans l’obscurité (inaugurée par Wagner), contribuent efficacement à la disparition de la déclamation à l’avant-scène, ainsi qu’à toutes sortes d’adresses et d’appels du pied aguicheurs à l’égard du public, désormais maintenu à distance. Ainsi sont brimés les effets pervers pour la théâtralité du vedettariat triomphant de l’époque, que le monologue dramatique exhibait au contraire. Mais ce faisant, le rapport entre la scène et la salle du théâtre naturaliste reste tributaire de la convention et de l’illusion scénique dont il prétendait pourtant se passer en instituant le réalisme sur la scène : dans le décor, ou dans les parlers typiques des couches sociales qu’incarnent ses personnages.
24Le théâtre symboliste ne cherche pas à rénover la représentation théâtrale du monde : il prend acte au contraire (et en réaction contre le Théâtre-Libre, c’est-à-dire avec une virulence retrouvée) de la faillite de la théâtralité. Paul Fort se propose de monter dans son théâtre d’Art (1890-1893) « toutes les pièces injouées et injouables ». Lugné-Poe veut promouvoir l’« idée » contre toute matérialité, dans une dramaturgie de l’Esprit fondée sur la suggestion, et où le texte occupe l’essentiel de la scène :
« Nous voulons faire connaître des œuvres où l’idée seule dominera. […] Nous n’attachons qu’une importance médiocre au côté matériel dénommé théâtre. »
25À cet effet, l’acteur immobile, presque désincarné, comme somnambule, psalmodie lentement son texte d’une voix blanche. La poéticité ainsi promue risque de faire sombrer la déthéâtralisation à l’œuvre dans un anéantissement cette fois définitif du théâtre. Le même Lugné-Poe, changeant sensiblement d’option esthétique, invite peu après (en 1896) Jarry à monter chez lui son Ubu roi, texte par lequel le théâtre est tourné en dérision, sous l’effet d’une provocation farcesque qui se révèle d’ailleurs immédiatement efficace, puisque cette représentation fait scandale.
Pour une pré-avant-garde des formes théâtrales du xxe siècle
26Quelque vingt ans plus tard, d’autres encore persistent à faire de la démolition de la théâtralité l’objet principal de leur théâtre paradoxal. Les projets dadaïste et surréaliste restent certes confidentiels dans ce domaine ; ils sont plus démonstratifs et plus présents dans les arts poétique et plastiques : les uns et les autres ont en effet tendance à disqualifier purement et simplement ce domaine, dont les outils dramaturgiques et la dépendance à un système social sclérosé sont inaptes à servir leurs aspirations artistiques. Leurs propositions en matière de théâtre, aussi confidentielles qu’elles paraissent, constituent cependant un nouvel écho au constat initialement mis en place par les monologues dramatiques.
27Il n’est pas question d’assimiler les formes d’écriture ou de théâtre que séparent nettement les contingences des époques respectives : la fin de la Commune n’est pas la fin de la première guerre mondiale. Pourtant : depuis la boutade sérieuse de Goudeau (« Notre doctrine consistait à n’en avoir aucune ») on passe avec Tristan Tzara à une pétition de principe esthétique qui vaut pour un système généralisé : « Dada ne signifie rien ». « Dada n’est pas une école littéraire ». En matière de stratégie de la table rase, de la confusion et de la mise en doute, nous avons affaire à des spécialistes. La distance entre fumisme et dada, aussi incommensurable soit-elle, est cependant franchie par Satie, que nous avons trouvé au Chat Noir, et dont on représente en 1921, salle Gaveau, lieu des manifestations dadaïstes, sa pièce Le Piège de la Méduse. En fait de théâtre, les dadaïstes se livrent à de simples prestations. En lisant ce qu’en dit Michel Corvin, gardons en mémoire le sort que réserve notre Hareng saur inaugural, une fois de plus, à son propre public :
- 6 Michel Corvin, « Dada et le théâtre », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995
« Ces prestations se donnent pour unique but de piéger les auditeurs (peut-on encore parler de spectateurs ?), de les amener, par la présentation de quelques pots-pourris faits de danse, de poèmes et de textes dialogués d’ordinaire incompréhensibles (les deux Aventures de Tzara notamment) à réagir violemment et à conspuer les acteurs, coupables d’injures à la raison et au contrat tacite passé entre ceux qui « se donnent en spectacle » et ceux qui les regardent6. »
28Des uns aux autres, il y a certes toute la différence qui sépare l’intention de l’acte. Mais un tel écart fonde aussi un lien : la modernité du monologue fumiste consiste à préparer celle qui se déploie après lui. Le temps semble toujours compté pour les projets radicaux : le monologue bénéficie d’environ dix ans pour battre son plein, les dadaïstes, environ de la moitié. Les surréalistes entendent poursuivre l’entreprise de démolition dadaïste, par un travail de désarticulation démonstrative qui ne s’attache plus au langage, mais à la fable (sa cohérence, sa continuité) et à ses constituants temporel et spatial (leurs limites et leur homogénéité) : on le constate donc une fois de plus, s’attaquer à la théâtralité consiste à prendre en ligne de mire la grande (et vieille) règle classique des trois unités, qui statuait sur l’action, l’espace et le temps. Le théâtre surréaliste recourt enfin aux ressources de la parodie, et de la fantaisie potache. Le monologue fumiste en est-il si éloigné ? On aimerait pouvoir tracer des lignes droites, évoquer de préférence son devenir sous la forme de one man show et de numéros de chansonniers, mais ces prestations éparses d’artistes comiques n’ont qu’un rapport de surface (la solitude de l’artiste en scène) avec nos textes que motive un questionnement plus profond, partagé par des mouvements postérieurs, distingués comme essentiels, quelle qu’en soit la fulgurance, pour le théâtre du xxe siècle. En se présentant contre les académismes et les écoles, nos monologues inaugurent un programme esthétique par défaut, sans doute pour rire, mais non sans incidence.
29Leur promotion de la disparité, et de la médiocrité, voire de la vulgarité, entraîne dans un processus où élire de tels textes, c’est se condamner à manquer de (bon) goût : mais précisément, c’est en même temps rendre suspect le « bon goût ». Ce mouvement de double-bind démontre l’impasse de l’art, l’impossibilité pour les artistes à exercer leur créativité, dans les nouvelles conditions sociales qui leur sont imposées : le cas de Feydeau est à cet égard éclairant, qu’on présente parfois comme l’otage de son succès vis-à-vis d’une bourgeoisie contemporaine à laquelle il est loin de souscrire. Les premières traces de protestation salutaire, ainsi formulées par Cros, préparent donc les nouvelles directions du xxe siècle.
30Le théâtre de l’absurde (cette invention des critiques, comme le souligne justement Roger Blin, destinée à réunir sous une nouvelle bannière définitionnelle des auteurs indépendants et leurs œuvres autonomes – mais ne sommes-nous pas, nous, critiques, condamnés à créer des convergences raisonnées, sinon raisonnables ?) répond à son tour à des contingences propres à leur époque, qui est pour la troisième fois un lendemain de guerre : s’y croisent les thèmes de l’existentialisme et le temps de l’après-Auschwitz. Mais c’est peut-être sur ce terrain de l’absurde que les enjeux mis en œuvre par les monologues fumistes trouvent leur réalisation esthétique la plus accomplie, et fondent par conséquent leur plus probante adéquation.
31Nous avons affaire à des personnages qui représentent les plus petites dimensions humaines possibles, saisis dans la littéralité de l’espace et du temps théâtraux, qui valent pour un néant indéterminé, et dont la parole, auto-générante, s’accommode des ressorts les plus pauvres de l’écriture, depuis toutes les formes de négation jusqu’au modalisateurs du doute et de l’incertitude perpétuelle. L’économie des moyens dramaturgiques n’est jamais si frappante que chez Beckett, qui explore les possibilités de la forme théâtrale jusqu’au minimalisme le plus étroit, faisant tour à tour du personnage une voix (presque) sans corps, ou à l’inverse, un corps sans voix. Obéissant à une autre forme de radicalité, Ionesco annonce sa « tentative de faire fonctionner à vide le mécanisme théâtral », et avoue l’importance à ses yeux de Feydeau pour un tel projet.
32Si nous insistons tant sur l’épreuve des limites formelles que s’est imposé le théâtre depuis une centaine d’années, jusqu’à risquer de s’y perdre, c’est que là réside le critère définitionnel le plus stable et le plus moderne, tout à la fois, de nos textes : le monologue au théâtre était le lieu privilégié de l’introspection, qui s’institue désormais spéculairement en forme critique de questionnement sur sa propre identité, parodique par jeu, mais essentiellement dramatique. Il devient ainsi son propre outil d’évaluation, explorant de son existence les conditions fondamentales, car sine qua non.
Notes
1 Un tel corpus compte 270 textes, et date du xviiie siècle, avant la Révolution française.
2 Voir l’article « Genre » du Dictionnaire encyclopédique du théâtre, dirigé par Michel Corvin, Paris, Bordas, 1995.
3 Il est perçu comme une erreur, quoique ce geste, à tort ou à raison, soit très généralement partagé, jusqu’à aujourd’hui.
4 Deux indices significatifs confirment encore une telle position. L’un vient d’un personnage d’Octave Mirbeau (dont on connaît les options politiques), dans Les Affaires sont les affaires (1903) : Isidore Lechat incarne strictement un personnage de monologue (un imbécile réjouissant) au début de la pièce (c’est-à-dire lorsqu’il jouit du confort d’une situation encore stable). L’autre vient d’un monologue exceptionnel (car unique) de Strindberg, La plus forte (1888). Présenté comme le père du théâtre moderne, il croise dans son œuvre les intérêts du théâtre naturaliste d’Antoine, de la comédie rosse d’Henry Becque et finalement, du théâtre surréaliste.
5 Et lorsqu’on aboutit, en effet, à un pur récit, le travail de sape à l’œuvre dans les monologues s’y vérifie encore : ceux d’Alphonse Allais, par exemple, continuent de soumettre l’intégrité du personnage, la cohérence logique de la fiction élaborée, l’homogénéité rassurante de l’espace et du temps narratifs, à une mise en doute stratégique : volontaire et systématique.
6 Michel Corvin, « Dada et le théâtre », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995.
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