Les polyphonies poétiques
|5. La voix poématique
La voix poématique silésienne ou les visages de l’être
Texte intégral
- 1 Jaime Siles, Los novísimos : la tradición como ruptura, la ruptura como tradición, Insula no 505, (...)
- 2 Cette poétique silésienne apparaît pour la première fois in Poetas españoles contemporáneos de Jos (...)
- 3 Cette idée selon laquelle le langage et à plus forte raison le langage poétique serait « la Maison (...)
- 4 Tous les vers cités seront tirés de l’édition des œuvres presque complètes de Jaime Siles, Poesía (...)
1Depuis plus de trente ans la poésie silésienne nous offre le spectacle d’une incessante quête ontologique, esthétique et langagière à travers l’itinéraire d’une voix singulière en dehors de toute circonstance anecdotique. Jeune poète prodige, Siles fait irruption en 1969 au sein de la Génération novísima. Bien qu’absent de la célèbre anthologie de José María Castellet Nueve novísimos poetas españoles, il est solidaire de l’esthétique novísima qui reproche à la poésie espagnole d’alors - à quelques exceptions près – de privilégier des contenus trop attendus dans un langage souvent sclérosé aux dépens d’un réel questionnement et d’une vraie quête Formelle. Siles préfère nommer sa génération, celle du Langage car selon lui la préoccupation première était de trouver un nouvel usus scribendi alliant ontologie et esthétique en explorant les ressources de la langue, ses sonorités, ses rythmes, ses concepts et ses images, tout en ayant recours à des références pluriculturelles empruntées aussi bien à l’Antiquité classique qu’aux littératures étrangères et contemporaines. Cette génération se fonde pour lui sur l’assomption de diverses traditions réunies en une seule, celle de la tradition comme rupture, celle de la rupture comme tradition.1 Sa poétique, Siles l’évoque en 1974 en ces termes : Poétiser est un acte de réalité et de langage, c’est transformer les noms jusqu’au substrat premier, creuser au-delà du concept originel, sonder l’être de l’un au multiple, rendre la réalité à la Réalité.2 Le langage poétique lui apparaît comme un moyen idéal d’introspection permettant d’appréhender l’être et de bâtir pour lui ce que Heidegger nommait sa maison3, une maison qui, si elle ne peut compter sur le séjour durable de l’être, peut néanmoins espérer accueillir sa visite évasive et précaire. Pour le jeune Siles le langage poétique permet aussi d’accéder à une réalité cachée sous la réalité, à une réalité vraie occultée par cette réalité triviale et simpliste qui n’est le plus souvent qu’apparence. Nous allons donc essayer de suivre l’itinéraire de cette voix poématique silésienne à travers le questionnement sur l’être et les divers visages qu’il emprunte en parcourant les recueils les plus représentatifs d’une œuvre encore en devenir4.
Le questionnement de l’être
- 5 « Nota del autor », in Poesía 1969-1990, Visor, Madrid, 1992, p. 7.
2La grande particularité de la poésie silésienne est d’avoir su créer un système cohérent, mais en constante évolution, une véritable cosmovision qui fait que de nombreux poèmes semblent renvoyer à un ensemble qui constitue une unité de signification. D’où les abondantes réitérations de nombreux vocables d’un poème à un autre, d’un recueil à l’autre, qui appartiennent à des isotopies bien déterminées. Trois d’entre elles renvoient au domaine de la perception ; perception sensorielle pour les deux premières : celle du son (écho, voix, murmure, musique, son, silence... ) et celle de la lumière (lumière, clarté, éclat, feu, rayon, ombre... ) ; perception conceptuelle pour la troisième : l’isotopie du temps (temps, succession, durée, permanence, instant, éternité....) Mais les deux isotopies primordiales auxquelles les autres sont soumises sont celles de l’être (être, essence, identité, plénitude...) et du non-être (néant, vide, creux, oubli, négation, nuit, plus les modulations négatives du son et de la lumière : le silence et l’ombre.) A cet ensemble de mots abstraits ou qui désignent des éléments impalpables s’ajoutent, pour appréhender la réalité, les termes de « matière » et de « mémoire ». La matière renvoie au corps et au cosmos, la mémoire à l’esprit ou à l’âme. Quant à la forme définie par Siles comme unique surgissement de toute identité5, elle résulte de la confrontation entre la matière et la mémoire. Cette poésie se fonde sur une réalité à la fois incontournable et obscure : l’être. Cependant la voix poématique ne connaît de son être que les échos que celui-ci lui envoie. Le mot écho, terme le plus employé avec le verbe ou le substantif être, suggère une distance aussi bien temporelle que spatiale. Les échos sont les souvenirs sonores de voix émises autant par la pensée que par le monde, ces voix que le poème, défini comme mémoire du langage ou rêve total de la mémoire, essaye au prix d’une anamnèse de récupérer pour à travers ses variations tendre vers l’identité de son être.
3La naissance de la voix silésienne coïncide avec Génesis de la luz, recueil qui consiste à remonter aux origines de l’univers. Cette évocation mythique des origines est saisie à travers un corps supplicié, partagé entre souffrance et plaisir qui essaye de retrouver le cri inaugural de l’existence. Présent seulement de manière ponctuelle, au détour d’une phrase, le plus souvent de façon oblique comme complément ou simple adjectif possessif, le Moi est une voix qui se sait déjà habitée par d’autres voix :
- 6 « La hora entre los dientes », in Génesis de la luz, O. C„ p. 13.
Cuando voces extrañas y no mías, cataclismos
me hacían teñir de rojo las cuartillas.6
4Le locuteur essaye de transcrire ces voix cosmiques dans une écriture du corps et du sang tandis que s’ouvre ce qu’il appelle La Porte d’Ougarit du sens. Tout ici essaye de donner l’idée des prémices d’une cosmogonie où règne un feu germinatif, présocratique, que l’on retrouve dans le poème éponyme Génesis de la luz qui chante la renaissance quotidienne du jour à travers le mythe de l’oiseau Phénix :
- 7 In Génesis de la luz, O. C., p. 15.
La luz es un ave que se quema
que se inflama encendida, que se nace
del carcaj de la noche.7
5La lumière est l’oiseau auroral qui laissant un tumulte de lave, de belle, pure et ancestrale lave révèle la beauté charnelle du cosmos. Il s’agit de proposer une cosmogonie destinée à saisir les origines de l’être tout en construisant le poème ; cosmogonie et création poétique vont de pair. Cette poésie adolescente correspond aussi à l’éveil d’un érotisme qui passe par une découverte géographique et fantasmée du corps de la femme comme dans le poème In memorial, invocation au corps féminin, entièrement rythmée par l’anaphore sangre ou mi sangre. L’érotisme est une profération charnelle qui révèle l’être à travers les rapports mystérieux qu’entretiennent corps et cosmos. Dès ce premier livre la voix silésienne occupe un espace insituable doté d’une dimension cosmique où s’ouvre le vertige du néant, de l’ombre et de l’écho.
6Dans Biografía, poème qui ouvre le deuxième recueil Biografía sola nous assistons à une représentation du Moi comme élément ou corps cosmique ; négation du Moi social, anecdotique et même individuel. Le Moi s’identifie au paysage qu’il contemple, un paysage marin qui nous renvoie encore aux origines de la vie et dont l’immensité correspond à la dimension de cette passion qui anime l’être :
- 8 In Biografía sola, O. C., p. 31.
Mi ayer son algas de pasión,
luces de espuma
y una arena insaciable que devora
los cuerpos submarinos.8
7Ce recueil, avec des poèmes aux vers très courts, réduits à l’essentiel et à la structure parataxique, s’oriente vers une forme épigrammatique qui caractérisera toute la première partie de l’œuvre silésienne. C’est cette forme concise, presque lapidaire, que la voix poématique choisit pour fixer l’intensité de l’instant à travers une perception à la fois sensorielle et conceptuelle. L’instant parce qu’il est le temps même de la perception permet au locuteur de coïncider avec l’absolu qui est totalité d’être.
8Son troisième recueil Canon, tout en reprenant les aspects principaux des livres précédents : quête ontologique, dimension cosmique, expérience charnelle et depuis le dernier, forme épigrammatique, va encore plus loin pour trouver ce qui va constituer le concept silésien sur lequel se développera toute l’œuvre, celui de l’univers et du néant comme éléments sonores :
- 9 Daimon Atopon, in Canon, C). C., p. 49.
Todo es música, nota, diapason
hasta los cuerpos en la nada suenan.9
9Ainsi le néant sonore apparaît comme le postulat qui devient source de tous les signes qui entourent le Moi et y compris de lui-même. Canon comme l’indique son titre musical se propose de reproduire l’écho fidèle de sa voix originelle. Canon prétend nous restituer cette voix primitive, d’où l’injonction du locuteur silésien dans Espacio último : « retroceda a su voz el eco ». Enfin Canon nous permet grâce à sa polyphonie de passer de l’unité à la multiplicité de l’être comme le suggérait déjà le credo poétique de 1974 : « Poétiser... c’est sonder l’être de l’un au multiple ». Canon se fonde, comme l’explique son auteur, sur une forme d’écriture contrapuntique qui permet une vision dialectique de l’être qui n’est autre qu’une lutte entre l’être et le non-être. Mais le recueil essaye aussi de reconstruire à sa façon la table des oppositions propre aux Pythagoriciens ; table qui permet de penser la dualité et de reconstruire sa pensée sous une forme contrapuntique. Dans un canon une voix s’éteint pour ressurgir à nouveau et ainsi de suite d’où cette identification de la voix silésienne avec les vagues :
- 10 Espacio último, in Canon, O. C, p. 71.
Continuo comenzar fluyendo siempre
en un compas de arenas fugitivas.
Mi cuerpo crece paralelo al hondo
renacer incesante de tu espuma.10
10La mer, la musique, le feu, la mémoire et la parole poétique sont des images qui par leur mobilité/immobilité peuvent figurer une identité de l’être, bien que celle-ci soit toujours insaisissable. Le jeune Siles est proche d’Heidegger, de sa conception du Dasein et de sa relecture des grands philosophes présocratiques : Héraclite et Parménide qui dominent respectivement Canon et Alegoría. Canon nous propose une vision héraclitéenne de l’être constamment soumis au devenir, au panta rhei, d’où une mobilité qui implique les limites d’un Moi, confronté à son être-là, son Dasein qui est aussi un être-au-monde. Mais Siles nous montre que ce Moi – rarement explicite – peut transcender ses limites pour fusionner avec le Tout comme dans le poème Devuélveme memoria poderosa grâce à la mémoire qui n’est autre que cette idée grecque de Mnémosyne, mère des arts qui permet de retrouver le souvenir de l’intensité perdue :
- 11 Devuélveme memoria poderosa, in Canon, O. C., p. 68.
Devuélveme memoria poderosa
la conciencia profunda del instante.
Tocar la cantidad de esencia doble
y no dejar jamás de ser materia.11
11L’écriture contrapuntique de Canon fonctionnant comme un système pythagoricien renvoie au Polémos héraclitéen. Or si Polémos signifie combat, il est aussi le dieu des oppositions et à travers elles de l’harmonie pour affirmer l’unité originale des contraires. Pour Heraclite Polémos correspondait aussi au Logos, à ce Verbe transcendant qui est reconnaissance, explication ou loi du monde, un sens que le philosophe recevait comme un message et qu’il se devait de transmettre. Le Logos est le véritable être dont l’homme à travers son Dasein a l’intuition bien qu’il ne parvienne pas à le déchiffrer et dont seule la parole poétique peut s’approcher mais sans jamais parvenir à le retenir durablement. A travers une expérience langagière la voix silésienne essaye de retrouver l’Etre oblitéré.
De l’épigramme à l’élégie ou de l’essence à l’existence
- 12 Alegoría, O. C., p. 77, 95 et 107.
12Avec Alegoría la voix silésienne accentue les aspects dégagés précédemment en orientant sa quête de l’identité de l’être vers une plus grande abstraction et allégorisation. Le recueil est sous l’égide de Parménide auquel est consacré un poème caldéronien où, grâce à la prosopopée, interviennent comme personnages : Parménide, l’être, l’identité et deux chœurs antiques. Tout comme Heidegger, Siles essaye de concilier Héraclite et Parménide, jadis opposés, pour montrer que la mobilité héraclitéenne s’opère sur un fond de permanence parménidienne. Cette permanence est assurée dans la poétique silésienne par le postulat de l’univers et du néant comme échos, ces « souvenirs sonores » qui permettent une certaine éternité et suggèrent une indestructibilité du signe. Cette démarche se fait de plus en plus essentialiste et abstraite pour remonter vers les Idées, au sens platonicien du terme, vers ces formes distinctives, éternelles et immuables conçues par la raison spéculative comme modèles. Nous trouvons dans Alegoría trois poèmes éponymes numérotés : Alegoría 1, Alegoría 2, Alegoría 3 qui servent d’introduction à chacune des trois sections du livre12. Cependant ces titres laissent supposer qu’il s’agit d’un seul poème en trois parties, trois temps dont la substance verbale décroît peu à peu puisque nous passons de neuf à six puis à deux vers. Il s’agit d’un poème conceptiste qui nous propose une écriture qui paradoxalement s’efforce de construire le silence pour à la fin du poème renvoyer à la page blanche les signes qui auparavant en étaient issus. Ce poème est traversé par trois isotopies ; celle du « dire » (voces, palabras, dicen, suenan), celle de « l’être » avec les polyptotes du verbe « être » et « exister » – le verbe » être » ayant simultanément ou successivement le sens d’essence, d’identité et d’existence (son, han sido, han existido, no son, no existe, son ) ; la troisième isotopie, celle du temps repose sur une grande quantité d’adverbes temporels repris plusieurs fois (mientras, luego, ya, ahora, ). Le poème se fonde sur une comparaison anaphorique : « Como esas voces » dont le comparé volontairement omis semble être le terme son, signifiant qui se dédouble en deux homophones : le verbe « son » du verbe « ser/être » et le substantif « son » qui désigne un son mélodieux. Tout le poème joue implicitement sur cette dilogie conceptiste pour laisser supposer que l’être est une multitude de voix dont l’essence est un son surgi du blanc ou néant et qui y retourne par la suite. Dans ce poème morcelé et fondé sur l’épure et l’extrême concision, le Moi est totalement éradiqué tandis que le texte échappe à toute circonstance anecdotique pour tendre vers l’abstraction maximale. Siles se livre ici à une sorte d’exploration et d’expérimentation extrêmes du langage pour retrouver l’essence qui sous-tend la réalité. Il « creuse », comme il le dit lui-même, « au-delà du concept originel » pour aller le plus loin possible dans sa quête ontologique et linguistique et atteindre ainsi une ascèse langagière qui est aussi une écriture à rebours qui l’amène vers un silence sonore, au bord du vide et aux limites mêmes du langage.
13Dans Música de agua Siles poursuit sa poétique du silence avec un langage qui se veut « négation du silence », le terme » silence » devant s’entendre ici aussi bien comme sujet que comme objet, c’est-à-dire sous la forme de l’oxymore précédemment cité : « le silence sonore ». Là aussi le silence surgit de la page blanche pour s’ouvrir à une sensorialité réflexive avant de retourner à cette même page blanche. Ce langage devient figure de lui-même, d’où une orientation de plus en plus métapoétique, et une épure extrême car il se fonde essentiellement sur des substantifs renvoyant à des réalités abstraites ou immatérielles. Enfin le langage tend à expulser de plus en plus le référent. Ainsi la démarche poétique tend vers une objectivation du signe, d’un signe qui serait préexistant à l’écriture, qui, elle, ne serait que le négatif de ce signe porteur d’une essence-absence ; signe inscrit puis effacé sur la page blanche. Le poème est alors un palimpseste, c’est à dire un sens caché, voilé ou oblitéré qui ne peut se dire que par la négation.
14Columnae reprend ces mêmes idées avec un poème intitulé justement Palimpseste. Mais cette poétique du silence en excluant de plus en plus le référent risque d’entraîner une certaine aporie. D’où le besoin de trouver de nouvelles voies qui vont passer par un retour à des formes classiques revisitées (lira, sonnet, endecha) et par une profonde et systématique exploration rythmique et phonique de la langue. Les jeux paronomastiques très présents dès Música de agua abondent et permettent d’exprimer un véritable plaisir phonique du texte tout en renvoyant au motif créateur de l’oeuvre. Enfin ces effets paronomastiques permettent de notifier le même et le différent, la façon dont un signe perdure par delà ses variations. Par son titre, Columnae renvoie aux colonnes du langage qui sont à la fois une élévation vers la lumière et les piliers de cette « maison » qui doit recevoir la visite de l’être. Quant au terme latin, il connote l’Antiquité, son esthétique et sans doute la Méditerranée. Bien qu’insituable l’univers évoqué ici semble ce lieu méditerranéen où s’unissent la mer et le soleil pour chanter à travers ces « colonnes du langage » la beauté des corps et du cosmos et révéler les jouissances de l’être. D’où certains poèmes au thème amoureux comme le poème cultéraniste La mujer sintagma où le blason de la femme est chanté sur le mode linguistique ou Nadadora vestida où les mouvements de la nageuse sont prétextes à un splendide spectacle esthétique.
15Semáforos, semáforos est un livre de transition où le poète va se renouveler et échapper à une aporie vers laquelle aurait pu le conduire la poétique du silence et dont la conclusion logique risquait d’être le silence même de son auteur. Pour la première fois ou presque, l’univers urbain et quotidien fait irruption dans l’œuvre mais sans que la voix poématique renonce à sa démarche conceptiste et à son projet ontologique. Le livre est un triptyque dont l’ensemble retrace l’expérience ontologique d’un Moi à travers un temps pour une fois presque datable. La grande nouveauté c’est l’apparition d’un Moi explicite, soumis jusqu’à présent à une grande contention quand il n’était pas tout simplement absent. Ce recueil est aussi un jeu subtil et humoristique avec la tradition symboliste et moderniste. Dans la première partie, Madrigales urbanos, consacrée à la jeunesse du Moi, l’influence baudelairienne se fait sentir à travers le mythe de la Passante, présent dans le poème éponyme Semáforos, semáforos qui ouvre le recueil ainsi que dans trois autres poèmes (Mayo del 68, Friso de los arqueros, La dama de pique). La rencontre avec cette inconnue a lieu devant un semáforo, un feu tricolore, dont le terme espagnol signifie étymologiquement « le porteur de signes », ce que devient le poème lui-même pour ce locuteur qui est un chasseur de signes. Cette femme-pronom (ella) permet grâce à sa « fugitive beauté » l’absence et la mélancolie et par là même le deuil par l’écriture. Ecriture du deuil qui se poursuit dans la deuxième section avec les chers disparus ; amis, parents ou images d’un Moi défunt. Les premiers poèmes du recueil sont des endechas, forme élégiaque par excellence qui permet le passage progressif de l’épigramme, poème-instant, concis et lapidaire à ce poème beaucoup plus long, à la fois discursif et narratif que va désormais choisir le plus souvent Siles. Les longues endechas employées ici permettent, avec leurs quatrains heptasyllabiques séparés par des blancs et la conservation tout au long du poème d’une même rime assonante à la fin des vers pairs, de conjuguer « dire long » et « dire bref », continu et discontinu. Si chaque cuarteta paraît close, comme une unité autonome pioche de l’épigramme, l’aspect semi-narratif du poème se présente, lui, comme le récit élégiaque d’une intériorité, celle du Moi. Dans Elegía y análisis, la deuxième section, la forme longue d’une poésie mi-narrative, mi-élégiaque et de plus en plus discursive met en évidence, grâce à l’emploi d’un constant métalangage la double articulation temporelle et démonte par là même l’illusion narrative pour forcer le lecteur à prendre conscience de l’artifice et d’une douloureuse rupture :
- 13 Elegía y análisis a 33 revoluciones por minuto, in Semáforos, Semáforos, O. C., p. 316.
Pero fundar el yo sobre los daños
del otro yo vivido son engaños
de la lengua-poema, sensación
del lenguaje que dice que Cipango
es lo mismo que dicen que es Japón.13
16Ainsi Siles transforme la métapoésie en une pratique poétique critique avec ses propres systèmes de représentation et qui souligne la crise subie par le sujet.
Autoportrait de la douleur
17Himnos tardíos confirme la présence d’un locuteur personnel qui nous fait part de son expérience du monde, de la vie et du langage chargé de les restituer. Cette mutation de la voix poématique s’accompagne de deux éléments esquissés précédemment : la longueur du poème, de plus en plus étendue, et la déploration lucide, de plus en plus douloureuse, d’un Moi pour lequel la vie est une expiation dont il ignore la raison et la fin. Le distique liminaire, unique épigramme du livre, sert d’incipit en posant le problème de la réalité et de l’identité personnelle :
- 14 Himnos tardíos. Visor, Madrid, 1999, p. 13.
¿ Dónde está el mundo cuando no está en mí ?
¿ Dónde estoy yo cuando en mí no hay nadie ?14
18Deux questions sans réponse qui constatent que le Moi est totalement contingent et que le monde existe sans lui. Décrit comme un contenant confronté à la vacuité le Moi n’est plus ici source de connaissance sensorielle ou conceptuelle pouvant assurer l’identité personnelle et garantir une appréhension du monde. Ce Moi dépossédé de ses vertus cognitives renvoie à un sentiment d’angoisse où l’absence de réponse suggère la proximité du néant. Ainsi surgit d’emblée et pour la première fois un sentiment tragique qui jusque là avait été escamoté dans cette oeuvre qui s’interdisait tout désespoir ontologique. Ces hymnes de la maturité revisitent les topiques symbolistes de l’automne et de la jeunesse perdue pour exprimer à travers une douleur ontologique la difficulté que le Moi a d’être :
- 15 El oro de los días, ibid., p. 15.
Dolor de no haber sido y no ser todavía
y nunca poder serio ni en una nueva vida.
Porque después de todo, vivir, vivir, ¿ vivia ?
tiene sentido sólo en una sinfonia
y ; dónde los acordes ? ¿ dónde la melodia ?15
19La vie n’est plus harmonie mais discordance, dépossession et abandon. Quant à la mémoire, si efficace auparavant, si elle est toujours sollicitée elle n’apporte plus le même réconfort ; sans cesse présente au cours du poème El oro de los días avec l’anaphore recuerdo elle n’évoque que « ruines » et « cendres » : « Recuerdo que recuerdo sobre todo cenizas » Et quand elle parvient enfin à ressuciter cet âge d’or de la jeunesse perdue le locuteur constate que cet « or » n’est que ferraille, contrefaçon mensongère et dérisoire : « mentiras de mi pobre moneda en curso todavía ». Pourtant seul le langage peut préserver une identité ou une volonté d’identité pour faire de la voix poématique et de ses différents Moi « un personnage », « un faux personnage vrai ». Contrairement aux expériences passées l’existence prend le pas sur l’essence. Or l’existence n’est ici qu’un adieu douloureux et constant qui s’apparente à la « piété ».
- 16 Un sentimiento dulce, ibid., p. 77.
Estos últimos años he estado
despidiéndome de todos y de mí,
…
y, por vez primera en mi vida,
he sentido eso que se llama Piedad16.
- 17 In Nota del autor, texte qui présente l’édition de Poesía 1969-1980, Visor, Madrid, 1982, Siles éc (...)
- 18 Tratado de ispsidades, Begar, 1984, Málaga, p. 33.
20Pour comprendre l’évolution de cette poétique, dont l’univers reste néanmoins identique : omniprésence des isotopies annoncées au début, mais par rapport auxquelles la voix, elle, se positionne différemment, il faut voir comment a évolué la métapoésie silésienne qui comprend deux grandes périodes, et dont chacune suppose une attitude différente du locuteur vis-à-vis du langage. La métapoésie nous invite à considérer le poème comme signe ou ensemble de signes. Dans la première période, celle de Música de agua la métapoésie rappelait la dichotomie signifiant/signifié pour donner l’initiative au signifiant qui était constamment mis en avant. Les jeux langagiers avec de nombreuses allitérations, assonances et paronomases consistaient à vider le signe de son signifié pour donner la prééminence au signifiant. Siles lui-même disait que cet « ensemble configure une des-signification »17. Cela rejoignait le postulat de départ : le néant sonore. Mais peut-on vraiment échapper au sens ? Ce travail systématique et constant sur le signifiant ne s’apparente-il pas aussi à la signifiance, qui est en fait une suspension du sens formé pour faire émerger un sens formant ; la forme devenant alors la seule condition de possibilité de sens. En revanche le référent, lui, était le plus souvent oblitéré. Cette période reposait sur une vision magnifiée et confiante de la langue révélatrice de l’être. Avec la deuxième période la méta-poésie silésienne rappelle et insiste cette fois sur la distinction et la rupture post-saussurienne entre signe et référent. Le métapoème devient élégiaque car la démarche métapoétique en suggérant que le poème est signe fait apparaître le référent comme figure de l’absent. Tout signe est porteur d’une présence-absence, d’une présence en creux, d’un vide impossible à combler. Siles dans son Tratado de ipsidades suggère cette vocation élégiaque du signe lorsqu’il déclare : le signe étant toujours vide de sa cause est engendré dans la nostalgie de ce qu’il produit : qui le produit et n’est pas son être18. Quand à la fin de Pasos sobre el papel le locuteur conclut :
- 19 Pasos sobre el papel, in Himnos tardíos, p. 61.
En las palabras vive lo que vivió una vez
aunque nunca lo mismo tenga segunda vez.19
21il suggère à la fois la faculté de recréation du langage mais aussi la conscience d’un vide puisqu’il ne s’agit que d’un signe qui est là pour nommer ce qui ne peut avoir lieu une seconde fois. Cela amène le locuteur silésien à faire une sévère autocritique de sa poétique passée dans la section De vita philologica. Il y affirme la prééminence de la vie sur le langage :
- 20 El lugar del poema, ibid., p. 59.
No está el poema
en las oscuridades del lenguaje
sino en las de la vida.20
22Puis il avoue s’être caché derrière ce masque qu’est le langage pour ne pas affronter les douleurs de la vie :
- 21 Memoria del disfraz, ibid., p. 60.
Debajo del lenguaje me oculté
cifré mi vida en un disfraz de planta.21
23Avec le long poème autobiographique De vita philologica le Moi raconte sa passion de jeunesse pour le latin. A travers cette langue morte tout lui paraissait possible :
- 22 De Vita philologica, ibid., p. 65.
En el latín... ¡ qué seguro era el mundo
y su belleza exacta
cómo recomponía el orden que rompe lo real !22
24Le poème montre l’itinéraire d’un Moi grandi à l’ombre des dictionnaires qui croyait que la langue pouvait se substituer à la vie. Dans le latin – qui est aussi une parabole du langage poétique – tout était rationnel et construit alors que la vie, elle, est le désordre, la confusion, la perte, la douleur... Comme nous le montre Partida de ajedrez, vivre c’est accepter de perdre. Il n’y a pas de vie sans perte et c’est ce que doit notifier à présent le langage poétique, le poème devenant le haut lieu d’une déploration lucide. Si le locuteur est désormais personnel on peut aussi constater qu’il utilise pour la première fois un nosotros qui lui permet d’inclure son lecteur. Ce dernier est interpelé, pris à témoin, comme si le Moi essayait d’engager avec lui un dialogue : « tú que me lees no sabes donde el texto termina ». Le poème Perdóname lector prend l’aspect d’une prière adressée au lecteur qui semble occuper un instant la place de Dieu. Cependant si le Moi feint l’humilité devant son lecteur c’est pour mieux lui rappeler ensuite qu’il est son « semblable », son « frère » et que leur vie n’est qu’une chute dont ils ignorent la cause. Ce Moi rappelle au lecteur que c’est en vain qu’ils tendent vers une identité personnelle car celle-ci est insaisissable et que la douleur – et c’est sans doute ce qui fait que le Moi est prêt à l’aimer : « incluso casi la amo » – devient conscience d’une angoisse qui est la seule à configurer un autoportait ; la seule identité du Moi étant paradoxalement sa constante altérité. Tout comme le Verbe se fit chair la métaphysique silésienne, jusqu’à présent abstraite, destinée à dire l’essence, se fait chair à travers un Moi de plus en plus présent et martyr. Cette figure douloureuse et stoïque se construit sur une isotopie propre au martyr chrétien, appliqué ici à un Moi explicite qui souvent devient un « nous » pour notifier l’homme universel. Comme tout martyr ce Moi est témoin, mais il l’est plus de l’être que de Dieu qui, apparaît, lui, comme une figure ou un signe :
- 23 Himnos tardíos II, ibid., p. 29.
Dios es un signo puro que habla por señales
y existe donde termina el yo.23
25Dans Dios en la biblioteca Dieu qui est à l’origine du poème semble être l’inspiration ou plutôt ce Verbe Absolu, ce Logos vers lequel tend indéfiniment le verbe fragile, limité mais exigeant du poète. Un dernier aspect propre au livre est paradoxalement la mort à la fois imposée et souhaitée du Moi : « Donde termina el vo se inicia y surge el habla ». Il y a évidemment une mort du Moi qui est imposée car ce dernier soumis au temps est constamment dépossédé et périmé. Mais la mort du Moi, au moment même où ce dernier se manifeste explicitement, apparaît nécessaire à la voix silésienne car ce Moi doit s’incarner en poème et pour cela se déprendre de sa part circonstancielle et biographique afin d’atteindre une objectivation supérieure et renvoyer ainsi à l’universel. Contrairement aux livres passés le locuteur personnel apparaît pour mieux s’abolir ensuite. Enfin il y a une troisième mort du Moi car le langage étant signe porte toujours comme le montre la démarche métapoétique le deuil de son référent.
- 24 Parménides, in Alegoría, O. C. p. 90.
- 25 Dios en la biblioteca, in Himnos tardíos, p. 68-70.
26La voix silésienne nous présente donc à travers son expérience du langage « un spectacle de l’être » qui, en passant par une vision dialectique, va des jouissances des corps à la fracture ontologique d’un Moi. Pour atteindre son être la voix se doit d’être tension, effort, volonté réflexive et acte comme le suppose l’emploi pronominal assez fréquent chez Siles du verbe « ser » : « Cada uno se es en lo pensado » ou encore : « en plenitud de ser hasta serme »24. Le « néant sonore », qui en français résonne comme une rime équivoquée mallarméenne, permet de dégager de façon abstraite et allégorique l’essence de l’être en misant sur l’indestructibilité du signe. Mais cette quête ontologique et esthétique renoue ensuite par l’intermédiaire d’un locuteur personnel avec un lyrisme qui sait éviter grâce à la métapoésie les pièges du Moi. Si la forme épigrammatique s’est efforcée par une ascèse langagière de contenir, comme en marge du temps, l’essence même de l’être, l’existence n’étant qu’un point de départ aussitôt transcendé, à présent la forme élégiaque, le plus souvent longue, insiste sur l’usure temporelle d’un Moi constamment dépossédé par une fracture ontologique. Le poème devient un lieu qui, l’espace d’un moment, semble préserver certains instants, redonner un sens plus profond à la réalité et d’où surgit une voix poématique dont le but est de s’incarner ensuite dans un lecteur anonyme au point que celui-ci devienne lui-même le poème. Mais ce nouveau type de poème, comme l’illustre magistralement Dios en la biblioteca, est imprégné d’un » très bref moment d’enthousiasme, frisson serein, labyrinthe et désespoir « car il est conscience de l’illusion qui, si elle est » une forme de vérité », se voit aussi déclinée sur l’isotopie du mensonge (ilusión, falacia, máxima mentira, personaje)25. Le Moi qui s’exprime au sein du poème n’est donc ni le lecteur ni même celui qui l’a écrit mais la figure d’un absent qui permet néanmoins aux autres de l’habiter quelques instants. Cette capacité d’accueil n’est-elle pas ce qui permet une fois de plus la visite de l’être ?
Notes
1 Jaime Siles, Los novísimos : la tradición como ruptura, la ruptura como tradición, Insula no 505, janvier 1989.
2 Cette poétique silésienne apparaît pour la première fois in Poetas españoles contemporáneos de José Battló, Barcelona, El Bardo, 1974.
3 Cette idée selon laquelle le langage et à plus forte raison le langage poétique serait « la Maison de l’être » apparaît sous la plume de Martin Heidegger dans Lettre sur l’humanisme. Question III, Gallimard, p. 75.
4 Tous les vers cités seront tirés de l’édition des œuvres presque complètes de Jaime Siles, Poesía 1969-1990, Visor, Madrid, 1992, excepté ceux se rapportant au dernier recueil publié Himnos Tardíos, Visor, Madrid, 1999.
5 « Nota del autor », in Poesía 1969-1990, Visor, Madrid, 1992, p. 7.
6 « La hora entre los dientes », in Génesis de la luz, O. C„ p. 13.
7 In Génesis de la luz, O. C., p. 15.
8 In Biografía sola, O. C., p. 31.
9 Daimon Atopon, in Canon, C). C., p. 49.
10 Espacio último, in Canon, O. C, p. 71.
11 Devuélveme memoria poderosa, in Canon, O. C., p. 68.
12 Alegoría, O. C., p. 77, 95 et 107.
13 Elegía y análisis a 33 revoluciones por minuto, in Semáforos, Semáforos, O. C., p. 316.
14 Himnos tardíos. Visor, Madrid, 1999, p. 13.
15 El oro de los días, ibid., p. 15.
16 Un sentimiento dulce, ibid., p. 77.
17 In Nota del autor, texte qui présente l’édition de Poesía 1969-1980, Visor, Madrid, 1982, Siles écrit : « El conjunto de signos que se reune aquí no constituye un texto : configura una dessignificación. »
18 Tratado de ispsidades, Begar, 1984, Málaga, p. 33.
19 Pasos sobre el papel, in Himnos tardíos, p. 61.
20 El lugar del poema, ibid., p. 59.
21 Memoria del disfraz, ibid., p. 60.
22 De Vita philologica, ibid., p. 65.
23 Himnos tardíos II, ibid., p. 29.
24 Parménides, in Alegoría, O. C. p. 90.
25 Dios en la biblioteca, in Himnos tardíos, p. 68-70.
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