1Aborder la ville dans ses dimensions sensibles qui convoquent l’imaginaire, implique d’assumer le choix de nouveaux regards et croisements de savoirs. Villes au pluriel, toutes singulières, où superpositions, porosités, métissage, amnésie et création tressent de nouvelles matières et de nouveaux parcours, qui sont des faits de culture et dont la mise en visibilité reste en attente.

2Retrouver du sens, par la convocation des sens, réapprendre la ville, autorise à peser ensemble sur le cours des choses, par la conscience acquise de leurs fragiles connexions et d’une responsabilité collective des équilibres en jeu. Les modes sensibles comme lectures, les dimensions sensibles comme matières, les artistes et les chercheurs comme passeurs, les habitants, les politiques et les concepteurs comme acteurs...

Instantanés

31990 - Marseille, sur le vieux port...

4Venant de la corniche, une limousine, tous chromes étincelants, s’arrête dans l’axe de la Canebière. En descend un chauffeur en livrée, il se précipite pour ouvrir la portière arrière à toute une famille, pleine d’exclamations hilares et n’en revenant pas d’être aussitôt l’objet de la curiosité publique.

5Une troupe d’artistes provocants, généreux et imaginatifs a décidé d’investir une cité HLM pour une dizaine de jours et de la transformer en « Palace à Loyer Modéré » : c’est l’opération PLM. Elle le fait sous l’œil du sociologue invité à observer la chose et Michel Anselme1 va ainsi passer peu à peu de la circonspection à la fascination. De quoi est-il le témoin ? Sur place, à la Castellane, un bâtiment HLM est métamorphosé en palace, tapis rouge et dais d’entrée, hall avec bureau de réception et standard téléphonique pour répondre aux commandes passées depuis les appartements : à l’étage, femmes de chambre et groom en uniforme assurent petits déjeuners, collations, aide au ménage, courrier, courses diverses et livraisons, etc.

6Même si l’offre est éphémère, si les habitants après ce rêve, risquent de retrouver leurs problèmes de chômage, leur vacuité, leurs difficultés d’insertion, ils ont reçu là une première preuve tangible de leur dignité, attestée par l’intérêt des artistes. Ce qui pouvait être choquant dans cette offre si contrastée avec le sort quotidien, s’avère un signe urbain fort, une sortie de l’assignation.

7Qu’ont apporté ces artistes avec leur imaginaire, aux mémoires des spectateurs, devenus acteurs et coproducteurs de leur cadre de vie, ne serait-ce que quelques jours ?

8Sur le moment, après la réserve première, les mauvais joueurs se sont convertis au projet à la vue du travail des comédiens. Une libération de la parole s’est faite avec la prise de conscience d’une capacité d’agir, d’une énergie collective mobilisable face à un bailleur négligent, et de la capacité de faire bifurquer aussi les destins personnels.

9Quelles traces dans la mémoire marseillaise et quels imaginaires recréés par les habitants de la Castellane ? La compagnie Ilôtopie poursuit sa veille citoyenne et continue de surprendre, par d’autres investissements de lieux qu’elle appelle « champs d’expériences » et où les citadins-spectateurs sont détournés de leurs usages ordinaires des espaces pour découvrir et s’approprier des propositions qui décalent leurs repères spatio-temporels, qui racontent d’autres histoires et qui projettent d’autres images. Le fait que le directeur de la compagnie ait eu une formation première de sociologue, avant de passer à l’écriture théâtrale, n’est sans doute pas étranger aux choix esthétiques et politiques de sa production.

101991 – Dans la même période, près de Saint-Denis de la Réunion, trois photographes, BKL2 s’installent pour quatre années. Ils rejoignent les sociologues chargés de décrypter les problèmes et les aspirations des habitants de trois quartiers en projet de requalification dans le cadre d’une politique de développement social et urbain. Ils vont faire partie intégrante du dispositif public mis en place.

11Par leur double posture d’auteurs et d’anthropologues, par la publication de leur travail de création, par la proposition de récits, les photographes vont agir en profondeur sur les représentations, celles que les habitants ont d’eux-mêmes, de leur vie quotidienne, de leurs espaces et de leurs paysages, celles qui pourraient fonder les hypothèses des chercheurs sociologues, historiens, géographes, celles aussi des concepteurs et décideurs. Désormais, on ne pourra pas réhabiliter, à Trois-Bassins dans la périphérie de Saint-Denis, sans connaître l’art intérieur des cases, les modalités de la vie collective. Loin de la vision réductrice d’un exotisme nostalgique ou de celle d’une relégation à réparer à tout prix, les architectes et responsables de l’urbanisme vont modifier profondément leur projet.

12Ce retournement est l’effet de la rencontre de trois imaginaires : les photographes avec leur art, qu’ils tentent de transmettre par des ateliers de formation et des expositions publiques régulières vécues comme des fêtes, les habitants avec leurs habitudes qu’ils laissent approcher et qu’ils redécouvrent, les sociologues et les urbanistes avec une écoute qui les amène à réinterroger leurs pratiques.

13Déplacement fructueux qui permet de sortir des clichés, cet imaginaire ou ce réel transfiguré par des regards extérieurs, continue aujourd’hui de circuler dans l’île, transmis par un dépôt d’images au musée Stella Matutina, ancienne sucrerie distillerie réhabilitée en centre d’art contemporain. La valise pédagogique qui circule dans les écoles et collèges contribue elle aussi à forger les représentations des jeunes générations et le livre produit par les photographes, avec d’autres auteurs, figure dans nombre de maisons des environs.

14Les tentatives d’interprétations3 de ce qui s’était passé entre les différents acteurs de cette aventure et de ce qui pourrait naître de telles initiatives, que ce soit le rôle de la photographie comme acte, mais aussi comme production d’images qui auront à un moment leur propre vie détachée du contexte de leur production, se retrouve sous le titre « Image dans l’espace public, entre mythologies et pratiques4 » qui rassemble ces travaux.

151992 – À Saint-Denis, Île-de-France, un compositeur propose au maire de la ville un chantier de création collective. « Il faudrait s’entendre » dit-il5.

16Entendre la ville, c’est pour chacun de ses habitants être à l’écoute de l’autre, des autres, comme être conscient de sa propre présence sonore dans l’espace. Pour l’architecte, l’urbaniste, le paysagiste, c’est être attentif au matériau sonore du bâti, à l’alternance des pleins et des vides, aux tonalités et aux rythmes. Pour l’équipe municipale, c’est parler une langue nouvelle, celle de la totalité de la ville, loin des seuls horizons techniques de ses services, grâce au questionnement extérieur qui leur est fait. Pour l’artiste, c’est une création complexe à partir de toutes les composantes sonores que lui propose cette ville, un moment où il offre de partager avec elle la multiplicité des langues et mondes de ses habitants.

17Nicolas Frize6 est un guetteur des univers sonores. Il ne prétend pas les restituer mais, les recueillant et les donnant à entendre, faire un travail de transformation, et proposer une convocation de l’imaginaire. Pour cet artiste citoyen, le réel se révèle davantage dans la fiction que dans le constat documentaire. L’artiste se doit de restituer au public la « capture » qu’il fait en tant qu’artiste, et que nous faisons tous en tant que pratiquants des villes.

18Outre sa présence sur le terrain, au plus près des lieux de vie des habitants dont il sollicite la participation à ses productions musicales, et comme personnes ressources et comme exécutants – ce qui donne par exemple une Composition française faite de toutes les langues de la cité des Francs-Moisins, résonnant dans la basilique de Saint-Denis grâce à trois cents choristes entourés de leurs parents originaires de tous les continents –, il produit un travail de réflexion sur les différentes références culturelles qui préside à l’imaginaire contemporain du bruit et plus largement il aborde la question du temps.

19Une ville bien faite, dit-il, c’est quand on est orienté dans l’espace, l’œil secondé par l’oreille, les odeurs, la sensation du corps sur le sol ou de l’air sur le corps, c’est quand tous les sens fonctionnent ensemble. Ce sont nos mauvaises habitudes de sélectionner, de fragmenter les messages reçus, qui empêchent d’écrire une partition collective. Tout fait sens et tous les sens sont à l’œuvre. L’esthétique est indissociable du politique et du social.

20Dans l’univers carcéral de la prison centrale de Saint-Maur près de Châteauroux, Nicolas Frize invite à interroger la production d’imaginaire dans des situations extrêmes de la ville absente. Les Musiques de la boulangère, son association, est toujours installée à Saint-Denis et les résidences qui mobilisent cette sensibilisation à l’écoute sont désormais accueillies dans d’autres villes, toutes en prises avec la difficulté de vivre ensemble. C’est un travail de longue haleine, auquel sont conviés philosophes, historiens, spécialistes des sciences de l’éducation, linguistes, écrivains aux côtés d’autres artistes et des habitants, et dans lequel transparaît la grande vitalité des potentiels créatifs de chacun.

211999 – La ville de Rennes se penche sur son futur à l’horizon 2030. Habitants et artistes sont invités à imaginer leur ville en toute liberté...

22C’est le moment où le directeur du théâtre de l’Arpenteur, Hervé Lelardoux vient d’achever un projet dont la ville est à la fois le cadre et le sujet. La quête est celle des liens invisibles qui unissent les habitants à leur cité et son exploration intimiste par les hommes et femmes qui la vivent.

23La rencontre avec « Villes invisibles » d’Italo Calvino a fourni le titre du spectacle, « Rennes, ville invisible7 » et instaure une complicité nouvelle de la ville avec sa compagnie de théâtre. Les acteurs de ce spectacle sont les spectateurs eux-mêmes, auxquels il est proposé après une écoute de Calvino, de ressortir dans la ville, d’inscrire leurs parcours de « désirs » selon leurs propres pérégrinations et représentations, d’y ajouter écriture et photographie. Il en ressort une cartographie de trajectoires imbriquées, où il est question d’« absence, regard, désir, ailleurs, récréation, vertige, secret » et qui révèlent l’imaginaire habitant.

24Un guide existe, reste de cette expérience ; il est une œuvre de fiction où chaque étape racontée par un auteur différent correspond cependant à un lieu réel de la ville. La compagnie L’Arpenteur déploie ailleurs ses spectacles-découvertes par la déambulation. En proposant deux parcours « walkman », l’un où seul le spectateur-acteur fait son parcours et enregistre ce qu’il vit, l’autre où les artistes ont reconnu auparavant un trajet et servent de guides au promeneur consentant qui va se laisser conduire. Dans un cas c’est l’imaginaire de l’habitant qui va interpeller l’artiste, dans l’autre, c’est la proposition de ce dernier qui va se frotter à celle du visiteur. Le travail de création est une coproduction, dont l’impact déborde largement le champ artistique ou l’événementiel, tant il parle aux différents chercheurs, qu’il informe des pratiques spatiales qui seront à prendre en compte dans une démarche d’aménagement.

252003 – Espace Delouvrier à la Villette, une exposition sur la ville de Lisbonne.

26Pour en faire la scénographie, sa commissaire, Claude Archambault, a fait appel à François Delarozière, directeur de la compagnie du théâtre de rue Royal de luxe, qui a créé le spectacle Le Géant8 et inventé de nombreuses machines articulées qui font replonger dans le monde féerique des découvertes de l’enfance.

27Venant de Nantes, l’énorme machine du Géant, manipulée telle un voilier par autant de marins-comédiens-acrobates, avait fait son arrivée au Havre et parcouru la ville dans un festival d’effets sonores et visuels. Cette provocation à l’échelle de la ville faisait de ses habitants des Lilliputiens et de ses bâtiments un jeu de construction, elle obligeait à lever les yeux, à découvrir d’autres dimensions ou détails méconnus, elle amenait un récit d’ailleurs, qui venait à la rencontre des histoires de chacun dans cette ville, réactualisant l’identité même du Havre en s’ajoutant aux mémoires locales.

28Retrouvant la singularité de ce créateur, l’exposition sur Lisbonne utilisait de même tout un éventail de modes de représentations, pour donner à voir la ville de façon à la fois ludique et profonde, dans toutes ses dimensions, recoins et pans oubliés de l’histoire et ce, en convoquant tous les sens. La proposition était la suivante :

« Dire la cristallisation dans une réalité figée comme des cartes postales, dans des conventions qui échappent aux mixités et aux fluidités du monde social qui fait Lisbonne aujourd’hui, mais offrir les signes de la modernité de la ville, travailler sans relâchement le rapport entre mémoires et nouvelles propositions de métissage, d’altérité acceptée et de mélange entre identité et idéal transnational. »

29La ville est faite de multiples villes et cette exposition a donné l’impression d’avoir trouvé le ton et les représentations justes ainsi que les échappées nécessaires pour que chacun, dans une certaine jubilation, puisse se faire sa ville tout en voyant bien Lisbonne !

30Cette exposition se voulant débat, encadrée d’ateliers et colloques, était construite dans une interdisciplinarité qui faisait preuve : sociologue, architecte, anthropologue, scénographe, écrivain, cinéaste.

31Ce détour, par des expériences choisies parmi d’autres, dépasse l’anecdote. Il illustre la rencontre qui s’est faite depuis les années 1980-1990 entre le monde de la recherche urbaine et les mondes de l’art. Si dans les projets décrits, les artistes sont au cœur des dispositifs, il ne s’agit pas de n’importe quelle action artistique. Nous étions témoins d’un engagement du travail de création au sein de la cité, d’une volonté de certains d’être au cœur du débat public et d’apporter une autre lecture du réel.

32Et si ces artistes ont été rejoints, le plus souvent à leur initiative mais aussi en accompagnement d’expérimentations soutenues par la puissance publique, par des anthropologues, philosophes, historiens, géographes, architectes, urbanistes. c’est qu’ils interrogeaient la posture de recherche autant que la pratique des métiers de la ville. Là où l’accès et l’accueil du terrain prenait tant de temps, où les collectes de données et leur analyse ne pouvaient parler qu’à des spécialistes, où leur utilité sociale et politique demandait un travail de réélaboration, et où l’interaction entre chercheurs et acteurs était peu lisible sur la durée, les artistes témoignaient d’une place « tierce » où la capacité de l’art à insuffler du sens, à le révéler par la qualité singulière d’un regard, d’une écoute, d’une démarche, par l’offre d’une forme de générosité et d’accueil à ce qui est là, gens, formes urbaines et paysages, récits… était susceptible de faire tomber bien des barrières.

33L’artiste comme témoin, acteur et passeur, est-il si loin du travail du chercheur ou du concepteur ?... L’art de faire la ville comme un temps où la suspension est possible, comme la rencontre de multiples savoirs faire, est-il si éloigné des compagnonnages que savent nouer les artistes pour créer ?

34C’est à partir de ce constat, et avec cette conviction, qu’ont été conduits des programmes de recherches et d’expérimentations qui encourageaient les approches pluridisciplinaires et les collaborations ouvertes, même hors champ scientifique. Cette forme de rencontres, qui est une remise en cause, il faut l’admettre, n’eut pas été possible, si elle n’avait reçu par anticipation, une sorte de validation par quelques défricheurs. Elle autorisa dans leur sillage la prise de risque avec les héritages disciplinaires, les choix d’objets et de partenaires, elle permit à ceux qui avaient osé, de trouver une voix audible à l’extérieur et qui colle à une pensée en acte.

Reconnaissances

35Appréhender la ville comme un univers sensible, comme un monde ou un agrégat de mondes qui suggèrent des variations innombrables du réel et nécessitent des lectures multiples, n’est pas nouveau. Mais ce qui était perçu comme l’apanage des écrivains, poètes, peintres, cinéastes, voire philosophes... devient désormais une variante possible et une dimension efficace des sciences de l’homme et de la société. Les frontières se font moins nettes entre approche sensible et observation scientifique, entre savoir et sentir, entre production de connaissance et acte créatif.

36Les passerelles se multiplient et elles ouvrent aujourd’hui considérablement le champ de la recherche architecturale et urbaine et des productions qui en découlent. Au cloisonnement des disciplines, semblent succéder, sans l’évacuer bien sûr, des échanges de concepts, des lectures croisées du réel, des déplacements d’objets et des coproductions de savoirs.

37Sans revenir sur les grands mouvements de pensée qui ont irrigué et bouleversé l’intelligibilité de notre monde contemporain, le champ qui nous préoccupe – la ville et l’urbain – a été éclairé par quelques figures, dont on ne cesse de vérifier la place singulière : un dégagement des contraintes disciplinaires, une curiosité et un engagement sans cesse réitérés, une audace parfois poétique et sensible qui ne renie en rien la rigueur scientifique et où l’écriture a toute sa place. Explorant les marges, que ce soit dans les modes d’approche et les types de connaissances qui se révèlent nécessaires à la compréhension de la ville, ou que ce soit par les nouveaux visages que prend celle-ci entre uniformisation et segmentation, les chercheurs se retrouvent aujourd’hui avoir mis le doigt sur ce qui semble être le cœur de la question urbaine : la diversité des situations réelles. Une idéologie rompant avec la longue histoire française d’une construction sociale solidaire isole les individus dans des appartenances, voire des dépendances, et ignore les contextes, les transmissions possibles et les vertus de l’espace commun.

38Michel Marié9 est l’un d’eux :

« Rompre avec l’ethnocentrisme et l’enfermement dans la spécialité de l’expert, tenir compte du temps long, y compris dans l’urgence de l’action, prendre du recul à l’égard des sollicitations du pouvoir et de la distance vis-à-vis des cadres d’analyse institués, croiser les regards sur les questions étudiées, se montrer attentif au point de vue des autres, en somme composer et non imposer, ménager autant qu’aménager10. »

39Michel Marié ne dissocie pas la personne du chercheur, son expérience, son itinéraire, de son rapport au terrain et à la théorie. Sous le regard du chercheur, son écriture, transparaît ce qui fait son lien au monde. Le constat de Michel Marié se situe là où les sciences humaines ne seraient plus un donné mais une construction dans laquelle le chercheur aurait son mot à dire. Il oppose deux manières de produire et propager le savoir : celle du savant et du professeur, qui se transmet par filiation et qui traite des faits sociaux comme des choses, et celle qui fonctionne à la contagion, au dialogue. et qui apprend « au contact de l’existence, par tâtonnement, par le regard des autres, par le voyage, le dépaysement et le repaysement, par la réflexion sur soi-même ». Et pour que cela soit utile, il faut un traducteur, une sorte de « passeur » entre les langages, qui par ses expériences successives, son aptitude à se situer à l’intersection des points de vue, des intérêts et des significations, soit capable de traverser les mondes.

40Et Michel Marié d’évoquer les vertus de l’entre-deux et des frontières, avec l’importance de ce qu’il appelle le « regard latéral », le seul qui permette d’approcher cette zone plus ou moins obscure de l’interstice où se font et défont les groupes sociaux. Reprenant Georg Simmel, « l’essentiel est toujours entre », il se penche sur tous les aspects apparemment anodins de la vie sociale et qui lui semblent au contraire essentiels, pour opposer au mot d’aménagement, celui de « ménagement ». Construisant son regard à l’épreuve du terrain, Michel Marié a pu travailler par exemple sur des objets techniques comme le canal de Provence, mais en y retrouvant tous les éléments de culture des sociétés locales construites autour de l’eau. Il a pu éclairer le rapport négocié entre des stratégies industrielles et économiques et des représentations et modes de vie où le paysage avait tout son poids.

41Sylvia Ostrowetsky11, autre proche du réseau12, a emprunté elle aussi des chemins de traverses. Hybridant la psychanalyse et la sémiologie, et proche des milieux artistiques qui prennent la ville comme théâtre, elle a ouvert à plusieurs disciplines à la fois, son enseignement et ses recherches, tout en étant professeur de sociologie urbaine. Elle a tenté d’y inscrire le sensible comme objet et sûrement comme filtre supplémentaire à ajouter à l’outillage conceptuel du sociologue. Son écriture en témoigne. Elle a en tout cas pointé que l’imaginaire était à l’œuvre partout : « Je n’ai à ma disposition que des mots, mon spectacle est strictement imaginaire, mon propos tente, en les nommant, de donner un contour aux choses.

42La poésie est une affaire de la rue, c’est-à-dire de mots et d’images. Notre tâche est de faire vibrer les zones d’ombres. » Sylvia Ostrowetsky a formé de nombreux disciples qui prolongent aujourd’hui cette approche très libre et très exigeante des mondes sociaux.

43Pierre Sansot13 traverse la sociologie, l’anthropologie, la philosophie, l’esthétique, la géographie, l’architecture, le paysage et met au premier plan la question du sensible. Il est un chercheur-écrivain-poète, doublé d’un espiègle. Ceux avec lesquels il a travaillé à Grenoble ou à Montpellier, continuent de lui devoir la naissance du champ de la « poétique de la ville » au sein des sciences de l’homme. Pierre Sansot, philosophe du sensible, attentif au monde, aux petits instants quotidiens où chacun peut reconnaître une expérience et où le talent du conteur vient subvertir et enrichir la pensée du savant, mettait au centre de son image « l’épreuve » de la ville. Son écriture réjouissante a pu transmettre ce qui faisait la matière d’une ville, d’un paysage et le rôle de « plaque sensible » de celui qui voulait bien arpenter, tous sens aiguisés, les espaces publics où tout se côtoie et noter, pour les restituer, ses impressions et analyses, qu’il soit philosophe, historien, géographe, anthropologue. Son art se résume assez bien dans une communication intitulée « L’opéra de la mer14 ». Il y pose la force de l’invisible comme constitutive d’une mémoire urbaine, rappelant que son enfance niçoise avait été marquée par l’opéra dont il devait longer les murs pour se rendre jusqu’à la mer. Opéra d’autant plus populaire, dit-il, qu’il était entouré du peuple, celui des marchés riverains et que ce qui primait était d’avantage le récit autour de lui que ce qui se passait dans ses murs. L’Opéra n’existait qu’en tant qu’invisible et avec d’autant plus de pouvoir sur l’imaginaire. « Un lieu n’existe qu’en sourdine et d’autant plus fortement qu’il est en sourdine. » Pierre Sansot enseignait l’anthropologie, mais empruntait des voies de recherche singulières qui lui permirent de n’exclure aucun objet de sa curiosité.

44Des géographes comme Marcel Roncayolo15 Michel Lussault16, Jacques Lévy17, des philosophes comme Isaac Joseph, Jean-François Augoyard, Thierry Paquot18, aux côtés des nouveaux sociologues, tous manifestant cette curiosité « hors les murs » sont, parmi d’autres, des voix au cœur de cette approche, relayée différemment par des revues comme Urbanisme ou Les Annales de la recherche urbaine19.

45C’est notamment à la suite des travaux américain et danois d’Erwin Goffman20 et d’Ulf Hannerz21, qu’Isaac Joseph22 a entrepris d’enrichir les définitions de l’espace public. Celui-ci a été mis au centre des enjeux urbains, comme espace de pluralités des usages et des perspectives, espace sensible et espace de savoirs, espace de visibilité et d’énoncés, faisant du citadin un « expert » qui sait « prendre place » entre l’espace abstrait du débat et de l’interlocution et l’espace physique de la coprésence. Il ne restait qu’à faire la liaison avec les avancées proposées par Jean-François Augoyard23 sur les outils d’analyse des modes de la perception, la qualité des ambiances urbaines et architecturales et leurs transformations par le surgissement de l’art.

Circulations

46La ville est très concrète sous ses formes variées, ses habitants sont les êtres qui l’animent quelles que soient leurs distinctions, les politiques qui ont à faire des choix d’harmonie espèrent à leurs côtés des « hommes de l’art ». Encore faut-il préciser de quelle ville on parle, si on veut comprendre les mutations, apporter les réponses les plus fines aux blessures et aux délaissements, saisir les fabriques de sens à l’œuvre.

47Que faire de ces expériences sensibles, de ces regards experts, de ces savoirs partagés, tous situés dans une ville en crise ? Comment transformer toute la richesse entrevue d’initiatives en « modes d’être », toutes ces lectures subtiles et appropriations momentanées en mouvement de fond à toutes les échelles de réalités ?

Langages à l’épreuve, nouveaux objets

48Pour cela, renoncer à l’usage abusif de catégories spatiales ou sociales utiles à un moment donné pour la description ou pour la mise en place de politiques publiques, mais devenues contre-productives quand il s’est agi d’épouser le rythme des évolutions et permettre à la nouveauté de surgir. Renommer les choses, redonner un contenu aux mots qui accompagnent les transformations mais aussi les travaillent. Le chercheur repère ce qui circule, il n’est pas seul à désigner les espaces, les hommes et leurs relations.

De l’espace au lieu

49La ville ancienne, pleine d’histoires, se lit facilement grâce à la ponctuation de ses monuments, se parcourt aisément, offre une continuité et une épaisseur avec quantité d’intervalles et de gradations entre l’espace de l’intime et l’espace du public, mais elle tend à devenir un objet en soi, laissant place à l’étalement généralisé où habitat et infrastructures accentuent les mobilités et effacent les limites ville-campagne. L’urbain lui-même a perdu sa consistance et pas plus que le mot urbanisme n’a le pouvoir d’évoquer les usages et la vie, indifférent aux paysages qu’il écarte de ses préoccupations. Du coup tout fait désordre, vide, ou entassement. La ville est déliée.

50C’est là que les nouvelles approches sur l’espace24, nourries des apports de la scénographie, du théâtre et des arts en général, ont été utiles pour faire des espaces « extérieurs » longtemps réduits à l’intervention de l’ingénieur ou de l’aménageur, des espaces publics pensés comme lieux de la rencontre, à la fois espacement et lien. Une notion très attachée à des formes et des usages, a pu prendre ainsi une dimension symbolique et esthétique. L’« urbanité » est devenue une catégorie de la description des rapports sociaux, supposant une conscience de la présence des autres et une sensibilité aux dimensions de la ville. Aucun lieu n’est alors indifférent, aucune situation n’est à exclure, que ce soit la rue ordinaire, les places, les couloirs de métro, les gares, les grands ensembles, les centres commerciaux, les routes, les friches, les plus petits interstices comme le paysage dit « naturel »...

51Cette requalification elle-même est ininterrompue : le quartier, dans son usage pluriel, ne recouvre plus sa qualité première de voisinage, la banlieue est prise entre des formes diverses, le mot « cité » se vide de son sens premier pour signifier aussi enclavement. Il faut réinventer.

52C’est par les multiples regards croisés, attentifs à toutes les interactions et à toutes les histoires qui se jouent, par des interventions respectueuses associant tous les savoirs faire25, que des lieux se dessinent, tous singuliers et à prendre comme tels.

Du lien à la mémoire

53La capacité de vivre ensemble est l’autre objet de l’« inquiétude ». Le lien social est le malade mis à rude épreuve, sur lequel se penchent les politiques de la ville avant même la crise des banlieues. Il dit mieux le réel que la demande incantatoire de mixité. Il semble pourtant aléatoire. Mais ce qu’il recouvre se fait plus riche dès que les regards, de l’ethnologie en particulier, attestent la place des cultures et de la médiation de la culture dans sa constitution : richesse des imaginaires des habitants et de leurs pratiques, qui débordent les cadres mis en place par l’institution, prises de paroles et d’autonomie. La recherche urbaine26 rejoint alors les actions artistiques et culturelles, ateliers d’écriture et de théâtre, pratiques musicales, danses urbaines, expressions graphiques. Ces formes de dépassement du jeu urbain ordinaire, mises en œuvre un peu partout, sont décryptées entre mythes et réalités. Recueil et traces de récits pluriels se croisent pour définir les modalités d’ancrage, brosser à grands traits des « mondes », et faire la part des apprentissages, de la transmission et de la créativité27.

54C’est à la fois une histoire de situations sociales, de générations, de genres et d’appartenances multiples. La question du lien devient celle du frottement des mémoires et du possible de mémoires partagées.

55La convocation de la mémoire cherche à dire la difficile construction de soi aussi bien que les multiples facettes de la présence des habitants. Elle tend à déborder les travaux de l’historien, elle envahit le champ des représentations, à tel point qu’on a pu parler « d’abus » de mémoires28, elle s’invite dans les réflexions des urbanistes et dans les actes d’aménagement.

Habiter au risque des images

56Restitués aux habitants, parlés en commun, les espaces deviennent appropriables, chargés d’une histoire ou porteurs de signes identifiant, ils deviennent des lieux habitables. Encore faut-il que toutes les réalisations concrètes dans les villes qui ne cessent de se construire et déconstruire dans le même temps, en particulier dans le cadre du « renouvellement urbain », permettent les formes de l’hospitalité. Dans un monde ouvert aux modèles dominants comme aux effets de mode, c’est la tension entre une volonté de toute maîtrise et une attention de tous les instants aux qualités premières des lieux, qui est à résoudre.

Le projet comme récit

57Désormais à la manœuvre pour décider de leur avenir, les municipalités ont besoin d’une collectivité rassemblée, non seulement autour de projets, souvent difficiles à imaginer, mais aussi autour d’histoires partagées, d’un récit qui agrège les individus et reprenne des morceaux d’histoires singulières. La mémoire retravaillée s’expose comme une valeur de partage.

58En quelques années, l’idée que seules les opérations d’urbanisme et d’amélioration de l’espace physique contribuaient au bien-être des habitants, a cédé le pas aux longs investissements du « projet urbain ». Les aspects les plus ténus de la vie quotidienne sont pris en compte, il est fait appel aux mémoires citadines et aux compétences des artistes et des architectes. Le projet architectural, urbain, paysager doit exprimer le récit, celui qui est là et celui qui peut être. Il est la traduction de la nature plurielle du cadre de vie et de la culture contemporaine. Il est processus en mouvement, sans cesse renégocié, où les créateurs ont dorénavant une place très en amont de la réflexion, même si l’urgence des réponses à apporter et les échéances de la vie politique se mettent en travers du temps long de la gestation d’un territoire.

59Un architecte comme Patrick Bouchain illustre ce changement, conscient d’avoir à bâtir avec ce qui est là, d’avoir à transformer plus qu’à défaire, d’avoir à s’inscrire dans un lieu plus qu’à s’y distinguer. C’est prendre au sérieux la question de l’« habiter ». Le paysagiste Gilles Clément ne dit pas autre chose de notre rapport à la nature.

La ville comme fabrique

60Lieux d’exposition des rituels, des nouveaux agencements du réel, lieux de gestation des émergences créatives, les villes sont des fabriques. Elles rassemblent les talents et mettent désormais la culture au cœur de leurs politiques de développement.

61Elles accueillent des événements artistiques éphémères, elles appellent éclairagistes, plasticiens, concepteurs sonores à reprendre les espaces publics, dans le dépassement d’une vision décorative. Il s’agit de trouver ce qui fait le sens d’un lieu et le geste juste ; c’est une aide précieuse au changement des pratiques de la gestion quotidienne.

62Elles développent des lieux emblématiques, des manifestations culturelles qui deviennent des rendez-vous. Toutes ne sont pas comme Bilbao ou Lille, éphémères capitales européennes de la culture, qui aujourd’hui sur leur lancée poursuivent des investissements multiformes. Mais d’autres, Saint-Étienne par exemple, ont une capacité à reconsidérer leur patrimoine, à retrouver une valeur à leurs lieux en friches, à attirer les artistes et les créateurs, à modifier leur image. Ceci fait partie du changement de destin et d’échelle qui s’opère.

63De nouvelles géographies sont à bâtir, dans les intercommunalités qui s’instaurent. Là aussi ce sont de nouvelles histoires de mémoires, et de paysages qui sont convoquées. Elles accompagnent des processus plus complexes du développement, où l’économie est associée à ces visions de la durée des territoires, pour moins les fragiliser.

64Les villes reprennent ainsi figure, elles s’écrivent à nouveau pour un regard extérieur, sans renoncer à exister d’abord pour les habitants qui sont là. Les petites actions marginales où se retrouvent les pratiques festives de partage de la rue, où se redistribuent des paroles et se renégocient le droit d’intervenir dans la cité, ont toutes leur importance, elles questionnent identité et altérité. La ville se fait entre le geste de la grande échelle et la broderie fine des petites échelles, elle existe entre le grand récit et les petites histoires.

65De l’espace public des interactions sociales, à la dimension culturelle des projets de territoire, dans l’enchevêtrement des configurations et des échelles, c’est un nouvel horizon qui s’est ouvert aux approches urbaines plurielles.

66C’est le double pari, que la multitude des regards fait surgir la complexité du réel et que cette complexité révélée peut soulever la norme. C’est aussi un pari sur les vertus de l’incertitude, de la fragilité et de l’acceptation d’une forme de déséquilibre permanent comme moteur. C’est enfin un « savoir laisser faire avec le temps » qui peut faire bouger les lignes de partage, rassure et inquiète à la fois mais assurément appelle une réactivité.

67Dans un monde qui joue des images et des signes, où le trop d’images ne fait plus signe, où les nouvelles technologies soulèvent des problèmes esthétiques et éthiques à la fois, retrouver l’espace partagé contre le retour de la sphère privée, travailler aux ajustements pour habiter les lieux n’est pas sans écarts ni distorsion : nous regardons une ville dans le même temps qu’elle s’échappe, nous guettons des faits entre proximité et distance, et la virtualité de la relation fait écran à un imaginaire incertain.