L'engagement littéraire
|Deuxième partie. Littérature et politique
L’engagement aussi comme fait d’écriture
Texte intégral
- 1 Le terme « affaire » n’est guère d’usage au xviiie siècle. C’est un emploi rétroactif complexe, ma (...)
- 2 On peut même aller jusqu’à dix, si on prend en compte la défense des serfs du Pays de Geix.
- 3 On peut s’interroger sur ce processus de réduction d’un ensemble de prises de positions à une affa (...)
- 4 Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? » in Situations II.
1Dans l’archéologie, réelle ou imaginaire, de la pratique politique des intellectuels, la référence aux combats de Voltaire a été et demeure essentielle. Non tant le Voltaire philosophe, styliste, mais le Voltaire des affaires, selon l’expression consacrée1. Celles-ci sont au nombre de huit2, mais la postérité les a réduites à l’engagement de Voltaire pour les Calas ou pour le chevalier de La Barre3. A lui seul, ce Voltaire-là apparaît comme le symbole de l’engagement de l’intellectuel ou de l’écrivain. C’est de lui que se réclame Jean-Paul Sartre dans « Qu’est-ce que la littérature ? » en l’opposant au coupable silence de Flaubert lors de la répression de la Commune4. C’est à lui et non à Victor Hugo, Lamartine ou Vallès, que se réfère Emile Zola quand il rédige J’Accuse. C’était son absence qu’on regrettait quand Le Monde dressait, il y a quelques années, le procès du désengagement des intellectuels. En Espagne, quand l’opinion manifestait son refus de la corruption du gouvernement socialiste finissant un graffiti proclamait : « Voltaire vuelve, coño, que te queda trabajo ! », ce qu’on pourrait traduire avec un peu moins de verdeur : « Voltaire, nom de Dieu, reviens, tu as encore du boulot ! ». Les références actuelles à Voltaire sont innombrables quand apparaît un foulard islamique, sans citer dans un passé somme toute récent les hommages des intellectuels organiques des partis communistes ou des membres des Académies des Sciences des démocraties populaires et de la Patrie du socialisme elle-même.
- 5 Jean M. Goulemot, « Candide dans le Maquis » in Libre, n° 7, 1980.
2Cette extension géographique et temporelle de la référence voltairienne explique en partie son imprécision même. Elle tient pour une large part sans aucun doute à l’ambiguité de son oeuvre, de son positionnement philosophique et de ses combats mêmes, que la postérité a gommée au profit d’une unité factice mais plus parfaitement légitimatrice. En ce domaine, je serais volontiers en accord avec Sartre pour admettre qu’on est, quand on écrit, responsable de tous les usages faits de son œuvre. Une certaine ambiguïté voltairienne explique que Voltaire — comme le xviiie siècle en général, et contrairement à ce que prétend une légende tenace — n’a pas été censuré par les autorités allemandes d’occupation. Bien au contraire même. Il a pu être revendiqué, au nom du génie français et par A. Marty qui signe Candide ses encouragements à la lutte armée contre l’occupant envoyés d’URSS5, et utilisé aussi pour ses textes contre les Juifs par les tenants français de la Solution finale et les journalistes de Je Suis partout ou du Pilori.
- 6 Pour la correspondance générale de Jean-Jacques Rousseau, on verra l’édition établie magistralemen (...)
- 7 Pour la correspondance de Voltaire, édition T. Besterman, Genève, à partir de 1953.
3Ces considérations admises, je voudrais ouvrir mon analyse de l’engagement voltairien en réfléchissant au combat de Voltaire et à la constitution de la référence à Voltaire comme paradigme de l’écrivain « engagé », dès le xviiie siècle, à partir de l’Affaire Calas. Ce qui frappe d’entrée, c’est le relatif silence qui entoure le suicide du fils Calas, la condamnation et l’exécution du père comme coupable d’infanticide, l’exil des Calas à Genève. L’événement semble n’avoir pas alors de portée nationale. A lire la presse périodique de l’époque, peu concernée par des conditions dans lesquelles vivent les prétendus réformés, cela se réduit à un fait-divers sordide, lointain, concernant une ville du Sud et une communauté peu nombreuse. Pourtant, Jean-Jacques Rousseau, qui, au demeurant, n’interviendra pas publiquement, est très largement informé de l’Affaire par un de ses correspondants, protestant de Montaban, mais surtout lecteur passionné de La Nouvelle Héloïse, Jean Ribotte, qui lui en raconte l’essentiel dans une lettre du 9 décembre 1966. Il fait même parvenir la copie d’une lettre envoyée par Voltaire — intéressé « extrêmement pour cette affaire » — au Maréchal duc de Richelieu dans laquelle Voltaire s’interroge sur la possibilité d’une grâce royale. Tout au long de 1762 les lettres de Ribotte se succèdent7. Ces lettres prouvent la réalité d’un réseau protestant qui fait circuler l’information en France et à Genève et tisse des relations avec le milieu voltairien lui-même. Ribotte signale qu’il a été informé de l’intérêt de Voltaire par un professeur de Lausanne. Ribotte, sans que le mot dût être pris ici dans un sens péjoratif, est un activiste réformé, ferme défenseur des droits de la communauté protestante, qui s’informe et informe sur l’affaire Calas, et tente d’organiser, en cherchant les appuis nécessaires, la défense des protestants persécutés. Nous ne possédons pas toutes les réponses de Jean- Jacques Rousseau à son correspondant. On peut même penser que Ribotte a écrit à Jean-Jacques avant la lettre de décembre 1761, puisque dans cette dernière il semble poursuivre un débat déjà engagé sur le devoir d’obéissance aux lois quand elles sont injustes, selon une tradition de la controverse protestante remontant au xvie siècle, réactivées lors de la Glorieuse Révolution d’Angleterre, et contre disant les positions de soumission au pouvoir royal prises par les synodes durant la Fronde. Nul doute que Ribotte a lu Théodore de Bèze et Jurieu. Cessant de confondre comme la majorité des lecteurs de La Nouvelle Héloïse Rousseau avec Saint-Preux, il l’assimile avec Lord Edouard, anglais, protestant, libéral et sage. C’est par ce modèle littéraire qu’il engage le dialogue avec Rousseau sur les malheurs présents.
4Dès que Ribotte juge Rousseau informé, il lui demande d’intervenir. Comme se propose de le faire Voltaire à en croire la copie de la lettre qu’il joint à son courrier de décembre 1761. N’est-il pas d’ailleurs en correspondance avec Voltaire lui-même ? Ce qu’il se garde d’avouer à Jean-Jacques, dont il sait très certainement l’opposition au sage de Ferney. Rousseau est invité à faire parvenir un placet au roi de Prusse pour l’engager à défendre la cause réformée. La demande devient plus précise dans une lettre de mai 1762. Ribotte y fait allusion à un possible « ouvrage sur tout ce qui vient de se passer (et qui) ferait un grand bien parce qu’il adoucirait les Esprits... ». Enfin Ribotte précise sa pensée en avançant qu’un tel ouvrage répandu dans toute l’Europe servirait la cause de Calas.
5Cet argumentaire du correspondant de Jean-Jacques mérite qu’on s’y attarde. Peu à peu Ribotte modèle ses demandes sur la démarche de Voltaire. Preuve peut- être qu’il tente de manipuler Rousseau. Il commence à en préciser les contours en faisant des Calas le paradigme du malheur dont souffrent les Réformés. Cette mise en place passe par un rappel des épisodes du drame et de ses premières conséquences judiciaires. L’information qu’il livre demeure parcellaire et semble ne proposer que des compléments à ce que, par d’autres sources, peut ou doit connaître, selon lui, Jean-Jacques Rousseau. Le champ de l’intervention qui lui est proposée ne cesse de s’élargir : la cour de Prusse d’abord, puis l’Europe entière, sans que jamais soit proposée une intervention plus directe auprès de la populace ou des institutions judiciaires de Toulouse.
6Pourquoi faire appel à Rousseau ? Pour Ribotte, plus fin stratège qu’il ne veut le paraître, quel triomphe ce serait d’unir les irréconciliables frères ennemis, Rousseau et Voltaire, de faire entendre dans une même protestation ces deux voix célèbres dans l’Europe entière ! Pour y parvenir, c’est en lecteur ému et passionné de La Nouvelle Héloïse qu’il se positionne. Un écrivain sensible, capable d’avoir donné vie à Milord Edouard, d’avoir bouleversé ses lecteurs, possède la capacité d’intervenir et d’apitoyer ceux qui le liront. La prise de position en faveur des Calas passe par une captation émotive des destinataires du message et une certaine idée des pouvoirs de la littérature. Ceci, bien sûr, sur fond d’appel à la solidarité protestante. « Le sort de nos malheureux frères » qui est invoqué (lettre du 11 mars 1762) prouve que Jean-Jacques Rousseau, malgré sa conversion au catholicisme et ses démêlés avec la République de Genève, conserve le sentiment d’une appartenance à la communauté réformée. Sa réputation d’homme de lettres est très largement mise à contribution et dans la perspective d’une pression institutionnelle et ensuite pour informer l’opinion par le biais d’une écriture sensible et d’une pédagogie philosophique. Ribotte, fasciné par l’écrivain Rousseau se révèle incapable de prendre la mesure de la position philosophique de Rousseau, dont le retrait constitue un élément essentiel, ce qui l’empêche aussi de pressentir les condamnations que va encourir son œuvre. Ribotte écrit à Jean-Jacques le 17 août, et le 28 du même mois le Mandement de Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, contre Rousseau, est publié. La censure de l'Emile par la Sorbonne est rendue publique le 14 novembre. Il n’est pas facile de comprendre cette ingénuité de Ribotte, mais il est aisé d’expliquer son silence dans la fin de l’année 1762 quand une grande publicité donnée aux poursuites engagées contre Rousseau risque de dénaturer la cause réformée.
7Enfin, rien n’indique que Ribotte fasse appel à Rousseau parce que sa position philosophique donne une solide assise à son jugement. Si le philosophe est si peu présent dans cet appel à Jean-Jacques, c’est parce que l’homme des paradoxes est de fait senti comme un original singulier, l’auteur admirable de La Nouvelle Héloïse, plus que comme un vrai philosophe. Fondamentalement, Ribotte s’adresse à Jean-Jacques parce qu’il sait émouvoir son lecteur et créer des modèles.
- 8 Pour la correspondance de Diderot, édition de Georges Roth, 16 vol., Editions de Minuit, 1955-70.
8Sans être aussi riche en ce domaine que celles de Voltaire ou de Rousseau, la correspondance de Diderot fait une part non négligeable à l’affaire Calas8. Diderot est attentif à ces épisodes, sensible aux injustices commises. Tout occupé qu’il est par le lancement et la continuation de l’Encyclopédie, par sa collaboration à la Correspondance littéraire, par son travail théâtral, Diderot n’est pas pour autant sourd aux bruits du monde. Sa correspondance contient de nombreuses références à l’Affaire Calas. Dans une lettre à Sophie Volland du 8 août 1762, il note :
- 9 Ces premières lettres montrent qu’il a existé une circulation manuscrite des textes de Voltaire (« (...)
Il y a deux nouveaux papiers sur l’affaire Calas. Ce sont des espèces de requêtes adressées à Mr le Chancelier par les frères. Si on ne les imprime pas incessamment, je vous les ferai copier. Vous êtes étonnée de l’autorité de ce jugement de Toulouse. Mais songez que les prêtres avaient inhumé le fils comme martyr, et que s’ils avaient absous le père, il auroit fallu exhumer et traîner sur la claie, le prétendu martyr. Il y a un des juges qui en a perdu la tête. C’est de Voltaire qui écrit pour cette malheureuse famille. Oh ! Mon amie, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte, et qu’il sente l’attrait de la vertu. Car que lui sont les Calas ? Qu’est-ce qui peut l’intéresser pour eux ? Quelle raison a-t-il de suspendre des travaux qu’il aime pour s’occuper de leur défense ? Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé9.
9Dans une autre lettre à Sophie Volland du 15 août de la même année, il annonce l’envoi de papiers sur les Calas, annonce répétée dans une lettre du 19 août, pour se plaindre à Damilaville jugé responsable de ce que les papiers ne lui parviennent pas. Dans une lettre du 16 septembre 1762, il annonce qu’Élie de Beaumont, avocat au Parlement, vient de rédiger un mémoire pour la famille Calas. « Il est imprimé. Je l’ai lu. Incessament vous en jugerez ». Le mémoire est envoyé le 30 septembre et Diderot commente dans une lettre l’effet produit sur lui par sa lecture. Mais il essaie aussi de réfléchir sur ce que serait le comportement d’un Calas coupable, qui, selon lui, aurait revendiqué son crime. Il finit pourtant par se substituer non à Calas, mais à Élie de Beaumont lui-même. « Choisissez, aurais-je dit aux juges : s’il est fanatique. » pour conclure ainsi sa péroraison : « Je vous écris cela à la hâte. Cela est lâche, mais cela pourrait entre les mains d’un homme habile et maître de l’art de la parole prendre la couleur la plus forte. Eh bien, il y a dans cette cause cent moyens secrets que les avocats ni de Voltaire n’ont point aperçus ».
10Dans une lettre du 3 octobre 1762, Diderot annonce l’envoi d’un mémoire de Mariette, autre avocat des Calas. Si, dans les mois suivants, Diderot évoque encore l’affaire Calas, c’est dans une autre perspective, militante et polémique. Elle vient rappeler l’histoire sanglante du Christianisme. Il s’exclame : « pas une ligne de son histoire qui ne soit ensanglantée » pour ajouter d’une façon un peu étrange : « C’est une belle chose que le crime, et dans l’histoire et dans la poésie, et sur la toile et sur le marbre ». A partir de 1765, plus guère d’allusions aux Calas. En septembre 1765, pourtant, Diderot fait une prudente allusion aux Calas et à la souscription lancée pour l’estampe représentant la famille Calas, et que le Parlement a tenté d’interdire. En mai 1767, dans une lettre à Falconet, Diderot affirme que Voltaire a écrit Zaïre à trente ans et vengé les Calas à soixante-dix. « Quel homme, mon ami, que de Voltaire. N’est-il pas passé du grand homme à l’homme de bien ? »
11De cette position de Rousseau et de Diderot, il est difficile de tirer des conclusions générales. Elle témoigne cependant de la circulation rapide de l’information, par le réseau protestant, par le milieu voltairien dans lequel Damilaville, sorte de démarcheur des idées et des écrits de Voltaire joue un rôle essentiel. Lié à Voltaire, il connaît bien le milieu philosophique qu’il informe, sonde et irrigue de documents et de paperolles voltairiennes. Cette circulation est régie par des stratégies, où multiplication, rapidité ou rétention ont aussi leur place. L’idée d’intervention est très présente dans toutes ces manipulations. Voltaire et Rousseau sont sollicités parce qu’on leur reconnaît une image publique très assise, paradoxale aussi, mais bien réelle, parce qu’ils possèdent aussi (vraie ou imaginaire) la possibilité d’un accès aisé aux institutions et aux détenteurs du pouvoir en France et hors d’elle. Dans le cas présent, on envisage une pression sur la cour de Voltaire, par le canal de Madame de Pompadour, qui pourrait aider la cause protestante. Son correspondant imagine une pression de Jean-Jacques sur Frédéric de Prusse.
12Avec Diderot, le cas est différent. Il est sans doute plus lucide quant à ses possibilités d’agir. Il distingue soigneusement le rôle des avocats, dont il lit les mémoires, de celui du philosophe, régisseur et metteur en scène, dramaturge enfin. Il rêve même, avant de reconnaître que Voltaire joue tous les rôles, de les réunir en regrettant la sécheresse d’une écriture juridique qui se révèle incapable d’émouvoir. Sans pour autant se proposer d’agir, ce qui l’oblige à reconnaître à Voltaire le courage et le mérite de le faire. N’est-il pas un « homme de bien » ? Comme il est fréquent chez lui, et en particulier dans les Salons, où il se fait peintre, pour s’emparant du thème refaire le tableau qu’il juge trop froid, il finit par se substituer aux avocats pour émouvoir les juges en s’installant dans un processus d’identité narrative qu’il portera à son point de perfection dans la mystification de La Religieuse. Curieusement par ailleurs, Diderot ne sert pas de passeur au sens où Ribotte espère que Jean-Jacques répercutera son information, puisque c’est à la seule Sophie Volland qu’il transmet les informations concernant les Calas.
13Pour en revenir plus directement à Voltaire, acteur fondamental de l’affaire Calas : on connaît avec assez de précision son entrée en lice, son évolution d’un scepticisme ironique à un engagement profond et actif. Il a été informé par les réseaux protestants d’une première affaire, celle du pasteur Rochette, poursuivi pour exercice illégal de sa charge. Elle ne suscite de sa part que mépris et dénonciation du fanatisme des réformés. Pour les Calas, il existe une longue gestation qui constitue une période d’information. On fournit à Voltaire des témoignages, on lui communique des faits. Ils lui font se forger une conviction : Jean Calas est innocent du meurtre de son fils. Il y a donc eu déni de justice.
14Cette maturation, ce revirement sont le fruit du travail des informateurs protestants qui ont tressé des liens étroits, religieux et commerciaux, entre le Midi réformé et la Genève calviniste. Ils ont introduit le doute chez le philosophe et le poussent à soumettre les faits à une analyse critique. Tout commence avec Aubert, un négociant aisé de Marseille, de passage à Genève qui informe Voltaire de l’horrible aventure. Voltaire doute encore et s’amuse de Calas, « un saint réformé qui voulait faire comme Abraham ». Plus tard encore dans une lettre à Antoine Jean-Gabriel Le Bault, du 22 mars 1762, il conserve sur le sujet une ironie grinçante. Dans une autre lettre du 25 mars au Cardinal de Bernis, il se félicite d’être retiré dans son fromage de Hollande, tout en constatant que cette aventure « (lui) tient à cœur, (qu’) elle l’attriste dans (ses) plaisirs et qu’elle les corrompt ». Pas une lettre de cette période qui ne se fasse largement écho des questions que se pose Voltaire. Il écrit à Claude Philippe Fyot de la Marche en date du 25 mars :
Il vient de se passer au parlement de Toulouse un fait qui fait dresser les cheveux sur la tête. On l’ignore peut-être à Paris, mais si on en est informé, je défie Paris tout frivole, tout Opéra comique qu’il est, de n’être pas pénêtré d’horreur. Il n’est pas vraisemblable que vous n’ayez appris qu’un vieux huguenot de Toulouse, nommé Calas, père de cinq enfants, ayant averti la justice que son fils aîné, garçon très mélancolique, s’était pendu, a été accusé de l’avoir pendu lui-même en haine du papisme, pour lequel ce malheureux, dit-on, avait quelque penchant secret. Enfin le père a été roué ; et le pendu tout huguenot qu’il était a été regardé comme un martyr et le parlement a assisté pieds nus à des processions en l’honneur du nouveau saint. Trois juges ont protesté contre l’arrêt. Le père a pris dieu à témoin de son innocence en expirant, a cité ses juges au jugement de Dieu, et a pleuré son fils sur la roue. Il y a deux de ses enfants dans mon voisinage qui remplissent le pays de leurs cris. J’en suis hors de moi. Je m’y intéresse comme homme, un peu même comme philosophe. Je veux savoir de quel côté est l’horreur du fanatisme. L’Intendant du Languedoc est à Paris. Je vous conjure de lui parler ou de lui faire parler. Il est au fait de cette aventure épouvantable.
15A une destinataire inconnue, Voltaire écrit en date du 15 avril 1762 : « Je ne connais que les factums faits en faveur des Calas, et ce n’est pas assez pour oser prendre parti. J’ai voulu m’instruire en qualité d’historien... cet événement, dis- je, appartient essentiellement à l’histoire de l’esprit humain, dont j’ai déjà donné une esquisse ». On admirera ici la démarche critique de Voltaire se refusant à céder à une pulsion première anti-catholique. Un peu comme s’il voulait dépasser ce qu’on appellerait « la pression idéologique » pour, par le biais de l’enquête, trouver des raisons plus universelles d’intervenir. Si l’incitation à se pencher sur les malheurs des Calas lui vient de l’extérieur (entendons des informations du milieu protestant et de la méfiance que lui inspire l’Eglise catholique et le Parlement qui lui est soumis), il garde son sens critique pour soumettre à l’épreuve de l’enquête historique les documents en sa possession. On est bien loin des engagements contemporains relevant plus de l’idéologie politique, que d’une défense des valeurs. L’enquête menée et la conviction acquise, une première demande est alors adressée au Parlement de Toulouse. Il doit rendre public le procès de Calas comme on l’a fait de celui de Damiens. « On se met au-dessus des usages dans des cas aussi extraordinaires. Ces deux procès intéressent le genre humain, et si quelque chose peut arrêter chez les hommes la rage du fanatisme, c’est la publicité et la preuve du parricide et du sacrilège qui y conduit. »
16A partir du 17 avril, dans une lettre à la Comtesse d’Argental, Voltaire commence à mettre clairement en doute la culpabilité de Jean Calas. Comment un homme de 69 ans, malade, aurait-il pu suicider par la force et la violence un jeune homme de 28 ans ? On possède aussi des preuves que Marc-Antoine Calas ne songeait nullement à se convertir. Le déni de justice est établi.
17Il reste à intervenir. On a souvent l’impression que ceux de nos contemporains qui pour légitimer leurs prises de parti en se référant à Voltaire pèchent par anachronisme. Ils lui prêtent des appels à l’opinion, ou pour le moins au réseau philosophique. Voltaire est célèbre, il connaît les grands de ce monde : ils l’ont reçu avec un bonheur inégal. Le réseau protestant aurait sans doute souhaité qu’il fasse appel à Frédéric de Prusse. Voltaire commence par faire vérifier ses hypothèses par d’Alembert, qui se déclare convaincu de l’innocence de Jean Calas et du suicide de Marc-Antoine. Il y a bien eu une erreur judiciaire. Mais en tentant de rétablir la vérité et de rendre justice aux protestants, ne risque-t-on pas de servir un fanatisme contre un autre ? Voltaire hésite encore et finit par se convaincre qu’il doit et peut agir. L’ennemi lui paraît bien défini : le catholicisme dominant. Voltaire retrouve ses certitudes. Dès lors peu importe que la victime soit elle-même un sectaire puisqu’on a identifié et reconnu le bourreau. On passe d’un Voltaire historien, enquêteur envahi de doutes, à un philosophe serviteur de la Justice, ici bafouée, à ce que Diderot appelle « un homme de bien ». Dire que cela relève du positionnement philosophique en se référant à l’article « Philosophe » de l'Encyclopédie qui affirme la fonction critique et l’appartenance au monde politique et social est un peu court. Une attitude critique n’est pas pour autant activement militante.
- 10 Il existe un nombre important d’œuvres consacrées par Voltaire aux Calas. Elles ne sont pas toutes (...)
18Au terme de ce parcours, il est possible de s’interroger sur cette archéologie référentielle de l’engagement tel que notre époque l’a pratiqué. Une première évidence s’impose. Les contextes sont différents, et il est illégitime de projeter sur les années 1760 les réalités et les imaginaires sociaux qui sont les nôtres. L’opinion publique que visent nos pétitions, nos manifestes et nos appels est presque totalement absente de l’espace où se joue l’intervention voltairienne. Guère de possibilités d’intervention de l’opinion, si elle existait, sur les pouvoirs en place, peu de lecteurs : l’illettrisme domine, le livre est cher et les pouvoirs insensibles à la puissance de l’opinion. Le discours de l’écrivain Voltaire engagé dans l’Affaire Calas s’adresse spontanément et prioritairement au pouvoir et à ses abords. Il est bien là dans ce rôle de conseiller du prince auquel tout philosophe aspire. Il faut en tirer la conclusion que cette opinion publique sollicitée que nous croyons percevoir dans la démarche voltairienne est essentiellement un fait de discours, un allocutaire constitué, un tiers non agissant, dont on ne peut déduire une existence réelle. Voltaire fait comme si ses lecteurs, au-delà des membres du Conseil du Roi ou des parlementaires, avaient un rôle à jouer et représentaient une écoute utile. Nous sommes ici dans un théâtre d’ombres. Quand Voltaire se susbstitue aux membres de la famille Calas pour rédiger quelques-unes des lettres du dossier ou la Requête au Roi en son Conseil, il imagine que ses lecteurs, magistrats, membres du Conseil, ministres. et qui sait, le monarque lui-même, participent d’une émotivité commune à l’humanité entière et s’il diffuse auprès du public ces textes, c’est parce qu’il ne sépare pas son activité militante au service de la justice de sa vocation d’écrivain et qu’il accuse, en cas d’échec de la demande de révision, la sécheresse de coeur des membres du Conseil et des tenants de l’autorité. Il existe dans la démarche voltairienne trois temps, l’information, l’examen critique, la mise en oeuvre littéraire qui constitue peut-être la seule partie militante10
19A bien y regarder, l’Affaire ne se signifie pleinement, n’a sa totale réalité que par cette mise en oeuvre, cette constitution littéraire d’un espace et d’un lectorat imaginaire sensible et capable d’agir comme témoin. Il s’agit de faire entrer la littérature — comme machine à produire des effets sensibles chez le lecteur — dans la pratique militante.
- 11 Maza, Sarah C., Private lives and public affairs : the causes célèbres of prerevolutionary France, (...)
20En ce sens l’engagement militant dans les affaires relève littérairement d’un phénomène analysé par Sarah Maza11. Il utilise, comme les mémoires d’avocats à partir des années 1760, une rhétorique de dramatisation qui se modèle sur la comédie larmoyante. C’est dire que l’appel au rationnel, à l’enquête analytique ne constitue qu’une base, un acquis, un moment indispensable qui convainc le philosophe d’intervenir et d’utiliser une écriture sensible. Si l’on fait entrer Ribotte dans cette analyse, il est significatif de voir que le point de départ de sa démarche auprès de Rousseau est littéraire puiqu’il projette sur Rousseau les modèles de La Nouvelle Héloïse. Ce n’est pas un fait dû au hasard ou à sa personnalité si Diderot finit par se substituer à Elie de Beaumont lui-même pour faire vibrer la corde sensible. De telles prises de position ne sont pas étrangères à l’utilisation voltai- rienne du roman sentimental ou de la comédie larmoyante. Quand l’opinion n’existait pas, il fallait recourir à la littérature et à ses pouvoirs pour en dresser le fantôme et se proposer même de l’émouvoir.
Notes
1 Le terme « affaire » n’est guère d’usage au xviiie siècle. C’est un emploi rétroactif complexe, mais qui a fini par contaminer presque tous les cas d’engagement des intellectuels. On aura l’Affaire Henri Martin pour Sartre, mais aussi l’Affaire Krachvenko. Tout semble s’organiser à partir de l’Affaire Dreyfus, qui oblige à une dénomination qui insiste sur le judiciaire.
2 On peut même aller jusqu’à dix, si on prend en compte la défense des serfs du Pays de Geix.
3 On peut s’interroger sur ce processus de réduction d’un ensemble de prises de positions à une affaire emblématique des engagements de Voltaire. De son vivant, l’opinion contemporaine mit l’accent sur les Calas. A son retour à Paris en 1778, Voltaire fut acclamé comme le « Défenseur des Calas ». Dans le cortège qui conduisit ses cendres au Panthéon, l’Affaire Calas était fortement présente. A partir de 1870, on substitue La Barre à Calas. Nombre de municipalités à majorité radicale, et fortement influencées par les loges maçonniques baptisèrent des rues du nom du malheureux chevalier. L’Affaire La Barre offrait l’avantage dans l’affrontement idéologique de passer pour anti-religieux, ce qui n’était pas le cas des Calas.
4 Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? » in Situations II.
5 Jean M. Goulemot, « Candide dans le Maquis » in Libre, n° 7, 1980.
6 Pour la correspondance générale de Jean-Jacques Rousseau, on verra l’édition établie magistralement par R. A. Leigh, Genève, Oxford, de 1965 à 1989.
7 Pour la correspondance de Voltaire, édition T. Besterman, Genève, à partir de 1953.
8 Pour la correspondance de Diderot, édition de Georges Roth, 16 vol., Editions de Minuit, 1955-70.
9 Ces premières lettres montrent qu’il a existé une circulation manuscrite des textes de Voltaire (« papiers ») qui a précédé la mise en oeuvre des imprimés et la possibilité d’une diffusion autre.
10 Il existe un nombre important d’œuvres consacrées par Voltaire aux Calas. Elles ne sont pas toutes du même ordre. Il y a d’abord des lettres des membres de la famille Calas, sur lesquelles, à partir des éléments en sa possession, de contacts avec les interessés réfugiés à Genève, Voltaire a opéré une mise en forme. Ce sont les Pièces originales concernant la mort des Sieurs Calas et le jugement rendu à Toulouse. Elles comptent Extrait d’une lettre de la dame veuve Calas, Lettre de Donat Calas fils à la dame veuve Calas sa mère ; Lettre de Donat Calas pour son père, sa mère, et son frère ; la Déclaration de Pierre Calas. Mais aussi une Requête au Roi en son conseil, dont il faudrait savoir avec exactitude si elle venait en ajout aux mémoires des avocats de la cause Élie de Baumont, Mariette et Loyseau. Ensuite deux textes joints à valeur de démonstration et de plaidoyer : Histoire d’Élisabeth Canning et des Calas, enfin un ouvrage qui reprend les éléments de l’affaire et traite d’un point de vue historique et philosophique ses enjeux, Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas. Tous ces textes sont réunis dans Voltaire, L’Affaire Calas et autres affaires, édition présentée, établie et annotée par Jacques Van den Heuvel, Gallimard, coll. « Folio », n° 672. Pour les détails sur le déroulement de l’Affaire, et la position de Voltaire, on verra bien sûr, R. Pomeau, Voltaire en son temps, 5 vol., Voltaire Foundation, 1985-1994, plus spécialement les volumes IV et V.
11 Maza, Sarah C., Private lives and public affairs : the causes célèbres of prerevolutionary France, traduit en français par Christophe Beslon et Emmanuel Dauzat, sous le titre Vies privées, affaires publiques : les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Fayard, 1997.
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