Version classiqueVersion mobile

Que m'arrive-t-il ?

 | 
Philippe Corno
, 
Emmanuel Boisset

3e partie. Événements et écritures

Entre histoire et littérature

Le regard du mémorialiste comme événement

Frédérique Berranger

Texte intégral

1Ma communication s’appuiera sur ce qui me paraît constituer deux objectifs fondamentaux de cette rencontre : permettre un croisement des champs disciplinaires, la notion d’événement nous y engage, mais aussi insister sur la difficulté soulevée par le concept même, à travers un genre qui se situe lui-même à un croisement, celui des Mémoires. Ma réflexion prendra plus précisément pour objet les Mémoires de Saint-Simon, qui s’énoncent dès l’avant-propos comme un ouvrage d’historien, nous y reviendrons, mais que la postérité, à qui le duc destinait ses écrits, a reconnu davantage dans le domaine de la littérature, nombre d’historiens insistant au passage sur ses partis pris et ses déformations, concédant cependant au mémorialiste un talent littéraire, compliment ambigu… Comment se manifeste l’événement dans les Mémoires de Saint-Simon ? Quelles modifications le regard du témoin fait-il subir à la définition de l’événement ?

  • 1 M. Fumaroli, xviie siècle, n° 94-95, 1971.

2Le statut de l’événement se pose de manière particulière dans un genre en marge à la fois de l’autobiographie, de l’histoire et du roman, comme l’a montré Marc Fumaroli dans un article intitulé « Les Mémoires au carrefour des genres en prose », qui insiste en particulier sur l’influence augustinienne qui fait évoluer le genre vers « l’histoire d’une âme1 ». Les auteurs de Mémoires sont en effet souvent issus de la haute noblesse et affirment leur regard avec force : même si Philippe Lejeune dénie aux Mémoires le qualificatif d’« autobiographiques », ils apparaissent toujours comme une audacieuse affirmation de soi contre l’histoire officielle, pompeuse, celle dans laquelle le scripteur donne l’illusion de s’effacer, « comme si les événements parlaient d’eux-mêmes », celle qui a assuré la fortune encore vivace de l’idée de « Grand Siècle », histoire officielle contre laquelle a écritSaint-Simon tous les soirs de sa vie à la cour. Écoutons Pellisson, chargé par Louis XIV d’écrire l’histoire de son règne. Racine, devenu à son tour historiographe du roi, insistera lui aussi sur cette nécessaire réception de chaque événement du règne comme un miracle pour écrire l’histoire « du plus grand des Rois ».

Il faut louer le Roy partout, mais pour ainsi dire sans louange, par un récit de tout ce qu’on lui a vu faire, dire et penser, qui paraisse désintéressé, mais qui soit vif, piquant et soutenu, évitant dans les expressions tout ce qui tourne au panégyrique.

  • 2 Je souligne.

Pour en être mieux cru il ne s’agit pas de lui donner là les épithètes et les éloges magnifiques qu’il mérite ; il faut les arracher de la bouche du lecteur par les choses même2.

  • 3 L. Marin, Le Portrait du Roi, Paris, Minuit, 1981, coll. « Le sens commun ».

3Mes recherches reposant sur les formes et les enjeux du portrait, en particulier le portrait du roi dans les Mémoires de Saint-Simon, je me bornerai ici à pointer à cette occasion l’une des questions qui me paraissent au centre de l’entreprise monumentale du duc et pair : comment réaliser le portrait de ce monarque « à l’effrayante majesté » qu’était Louis XIV, non pour susciter la croyance, engendrer une « hallucination de lecture », selon la formule de Louis Marin3, comme le confirment les propos de Pellisson, mais pour permettre d’accéder à la vérité ? L’entreprise s’avère d’autant plus ardue qu’elle se situe au cœur d’un univers de représentation infinie du roi, de multiplication de l’image du monarque, le portrait ultime étant constitué par la résidence même de la cour, Versailles, où Saint-Simon passait une grande partie de son temps. Évoquons au passage un moment des Mémoires dans lequel Saint-Simon dénonce un mensonge officiel dont il est spectateur au quotidien qui figure sur l’une des tapisseries de l’Histoire du Roi. Il faut une manière nouvelle d’écrire l’histoire et la réflexion théorique de Saint-Simon sur la spécificité de l’écriture historique ouvre sur des perspectives dans lesquelles se trouve engagé le concept d’événement qui nous occupe. S’interrogeant sur la manière d’enseigner cette discipline dans l’avant-propos des Mémoires, il fait la remarque suivante :

  • 4 Savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire singulièrement celle de son temps, Mémoires, (...)

Mais l’histoire est d’un genre entièrement différent de toutes les autres connaissances. Bien que tous les événements généraux et particuliers qui la composent soient cause l’un de l’autre, et que tout y soit lié ensemble par un enchaînement si singulier que la rupture d’un chaînon ferait manquer, ou pour le moins, changer l’événement qui le suit, il est pourtant vrai qu’à la différence des arts, surtout des sciences, où un degré, une découverte conduit à un autre certain à l’exclusion de tout autre, nul événement général ou particulier n’annonce nécessairement ce qu’il causera et fort souvent fera très raisonnablement présumer du contraire. Par conséquent, point de principe ni de clef, point d’élément, de règles ni d’introduction qui, une fois bien comprises pour un esprit, pour lumineux, solide et appliqué qu’il soit, puisse le conduire de soi-même aux événements divers de l’histoire ; d’où résulte la nécessité d’un maître continuellement à son côté, qui conduise de fait en fait par un récit lié dont la lecture apprenne ce qui sans elle serait toujours nécessaire et absolument ignoré4.

4Nul effacement possible du scripteur dans la construction du récit historique : il n’existe pas de nécessité dans la chaîne des causalités. Quelqu’un construit, propose un récit ; en masquer l’énonciation, c’est adopter la même posture que les historiens officiels. Cette position n’est pas sans rappeler les réflexions d’historiens contemporains sur les enjeux de la mise en récit de l’histoire, par exemple Paul Veyne :

  • 5 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, coll. « Points Histoire », p. 123.

L’histoire demeure fondamentalement un récit et ce qu’on nomme explication n’est guère que la manière qu’a le récit de s’organiser en une intrigue compréhensible5.

  • 6 RHLF, n° 55, 1955.

5Le regard du mémorialiste se fait garant de la vérité historique, même si paradoxalement, ce « récit lié » nous alerte sur la parenté formelle de l’histoire et du roman, que déplorait par exemple Bayle, cité par Georges May dans un article intitulé « L’Histoire a-t-elle engendré le roman6 ? ».

L’on n’a point d’autre voye de discerner ce qui est fiction d’avec les faits véritables, que de savoir par d’autres livres si ce qu’elle narre est vrai. C’est un inconvénient qui s’augmente tous les jours par la liberté qu’on prend de publier les Amours secrettes, l’histoire secrette, etc, de tels et de tels seigneurs fameux dans l’Histoire.

  • 7 Mémoires, t. I, p. 7.

6Cette remarque de Bayle m’amène à la question de ce qui fait événement dans l’écriture de Saint-Simon, et plus largement dans une écriture de l’histoire où le lecteur est placé « au milieu des acteurs, en sorte qu’il croie moins lire une histoire ou des Mémoires, qu’être lui-même dans le secret de tout ce qui lui est représenté, et spectateur de tout ce qui est raconté7 », comme l’a été le mémorialiste à Versailles. Saint-Simon a, dès ses premiers lecteurs, été lu sous forme de « morceaux choisis », comme on lisait des histoires secrètes au parfum de scandale, remplies d’anecdotes et de curiosités, à l’opposé donc de ce que nous définirions communément comme des « événements ». Signalons par exemple une lettre de Madame du Deffand à Walpole, dans laquelle elle conseille à son ami la lecture de ces « morceaux piquants », qui circulaient de main en main. Il demeure cependant que l’entreprise du duc et pair se présente comme celle d’un historien qui, au-delà du chaos des apparences, propose une vision, une lecture du siècle de Louis XIV, et non une succession chronologique, un journal des petits faits dont il a été le témoin. On considère souvent que les Mémoires constituent une sorte de pré-histoire de l’écriture historique. Or, à la lecture du Siècle de Louis XIV de Voltaire, souvent considéré comme point d’origine de l’historiographie moderne, ce que l’on nomme « les grands hommes » y prend autant de place, le titre de l’ouvrage l’indique assez. Par ailleurs, Voltaire insiste lui aussi sur l’idée d’une écriture qui doit emprunter à la fiction pour rendre les événements pensables : il faut selon lui écrire l’histoire comme une pièce de théâtre.

  • 8 J. Le Goff, Héros du Moyen-Âge, le saint et le roi, Paris, Gallimard, 2004, coll. « Quarto ».
  • 9 P. Veyne, op. cit., p. 10.

7Pour appréhender l’événement dans l’œuvre du mémorialiste, il faudra donc, dans un premier temps, avant d’interroger sa vision, interroger la nôtre : les Mémoires constituent, malgré ce pluriel pour nous ambigu, une œuvre, non réductible à un document pour l’historien, ni d’ailleurs à un « pur » événement littéraire : il s’agit bien en effet d’humaniser l’événement passé dans une élaboration poétique, dans une architecture destinée à le rendre compréhensible pour les lecteurs futurs. Ne peut-on dès lors reconsidérer cette rupture radicale affirmée entre le travail de l’historien et celui du mémorialiste ? Paul Veyne insiste sur la valeur littéraire du livre d’histoire : l’historien construit le passé, il ne le reconstruit pas. Ce qui constitue l’événement, au même titre que dans des Mémoires, dépend de la série dans laquelle l’intègre l’historien, dépend d’une « intrigue » qu’il propose. Jacques Le Goff, dont sont actuellement rééditées deux biographies8 – il renoue ainsi avec un genre longtemps suspect –, ne masque pas la part d’émotion inhérente au travail de l’historien, la fascination pour les personnages étudiés, afin de transmettre au lecteur moderne la parole, la voix des hommes du passé. « L’histoire est un roman vrai9 ».

8Autre question de point de vue, donc : d’où regarde-t-on Saint-Simon ? Comment, du coup, le place-t-on dans notre histoire littéraire ? Il est souvent considéré, comme le genre qu’il a choisi, comme son écriture « à la diable », comme pré-classique plutôt qu’anti-classique, sorte de survivance du monde féodal : les historiens modernes ont montré à quel point ce terme est en lui-même aveu d’échec, aisé pour ranger aisément ce qui n’entre pas dans la périodisation mise en place. « Je n’ai jamais été un sujet académique », dit Saint-Simon. Il est à ce point associé au règne de Louis XIV, et plus globalement à « l’ancienne monarchie », qu’on en oublie souvent qu’il est lui aussi homme de ce siècle dit « des Lumières », et que Montesquieu, que nous rangeons sans la moindre hésitation du côté de ces lumières de la Raison, l’a côtoyé et cité dans ses écrits. Saint-Simon demeure, pour sa part, du côté de l’ombre : sa vision de la monarchie était pourtant proche de celle de l’auteur des Lettres persanes, de Vauban, de Boulainvilliers. Quelques dates repères s’imposent donc pour le situer avec précision : en 1729, le duc de Luynes lui transmet le journal de Dangeau, sorte de gazette écrite par un courtisan proche du roi et de Madame de Maintenon, que nous connaissons aussi par le portrait qu’en fit Rigaud d’après le grand portrait de Louis XIV, celui qui figure dans tous les manuels… C’est aussi une pâle reproduction que nous donne à voir Saint-Simon :

  • 10 Mémoires, t. VII, p. 706.

Ce fut une espèce de personnage en détrempe sur lequel, à l’occasion de ses singuliers Mémoires, la curiosité engage à s’étendre un peu ici. Sa noblesse était fort courte, du Pays chartrain, et sa famille était huguenote. Il se fit catholique de bonne heure et s’occupa fort de percer et de faire fortune. Entre tant de profondes plaies que le ministère du cardinal Mazarin a faites et laissées à la France, le gros jeu et ses friponneries en fut une à laquelle il accoutuma bientôt tout le monde, grands et petits, ce fut une des sources où il puisa largement, et un des meilleurs moyens de ruiner les seigneurs, qu’il haïssait et qu’il méprisait, ainsi que toute la nation française, et dont il voulait abattre tout ce qui était grand par soi-même, ainsi que sur ses documents on y a sans cesse travaillé depuis sa mort, jusqu’au parfait succès que l’on voit aujourd’hui, et qui présage si sûrement la fin et la dissolution prochaine de cette monarchie10.

9Portrait dans le portrait… la sentence finale résonne en écho d’autres jugements contemporains : la fin de la monarchie est inéluctable. On peut recenser chez Saint-Simon de nombreux passages dans lesquels le lecteur d’aujourd’hui ne peut s’empêcher d’entrevoir ce qui adviendra quelque quarante ans après, l’événement par excellence : la Révolution française, conçue bien évidemment ici comme une Chute. Le point de vue est celui d’un aristocrate de haut rang dépossédé par l’absolutisme du pouvoir auquel il pouvait prétendre par sa naissance.

10Autre coup de griffe a Dangeau, dont le journal constitue pourtant la source même de l’œuvre de Saint-Simon, où le mémorialiste convoque un autre grand portraitiste :

  • 11 Ibid., p. 709.

Enfin, à force de revêtements l’un sur l’autre, voilà un seigneur, et qui en affectait les manières à faire mourir de rire. Aussi la Bruyère disait-il dans ses excellents Caractères de Théophraste, que Dangeau n’était pas un seigneur, mais d’après un seigneur11.

11Au-delà de la férocité du portrait, insistons sur son enjeu épistémologique : il incarne, donne à voir la déliquescence des fondements même de la monarchie française. On pourrait concernant le portrait saint-simonien songer au fonctionnement de l’allégorie au xviie siècle tel que la définit par exemple Michel de Certeau : il serait un discours, une rhétorique de l’indicible, comme si une société, sous le langage de surface, disait une chose en disant autre chose.

  • 12 Ibid., p. 706.

12Après cette incursion dans les Mémoires, revenons à nos dates : c’est cette fois un grand seigneur qui va commenter ce journal, noircissant les marges de Dangeau de ses commentaires, clandestinement, en marge donc aussi de sa vie de courtisan, à l’abri des regards dans ce qu’il nommait sa « boutique », petite pièce reculée de son logement à Versailles, de 1729 à 1738, excédé et aiguillonné par « cette fadeur à faire vomir12 » du journal. C’est en 1739 qu’il commence à rédiger ses Mémoires, auxquels il met un point final en 1749 : l’œuvre se ferme sur la mort du Régent, son ami d’enfance, en 1723. La chronique débutait en 1691, date à laquelle Saint-Simon débuta sa carrière militaire, en même temps que Philippe d’Orléans, dont il restera proche toute sa vie. Saint-Simon écrit donc sous le règne de Louis XV, qu’il n’évoquera même pas ; Henri IV, Louis XIII, le roi-Père, à l’origine de l’ascension familiale, son fils, véritable point de fuite des Mémoires et le Régent trouveront une place dans ses écrits : son silence est éloquent concernant l’arrière-petit-fils du « grand Roi »…

13Pour saisir ce qui fait événement chez Saint-Simon je m’appuierai sur un exemple : le récit du siège de Compiègne, dans la chronique de 1698, qui sera repris dans le tableau du règne de Louis XIV, réalisé à l’occasion du récit de la mort du roi en 1715. Ce texte est rédigé en 1745. Ces réécritures peuvent aussi constituer une stratégie pour saisir l’événement, par un jeu de superpositions signifiantes, que je n’ai pas le temps de développer ici, car c’est sur un autre dispositif que je centrerai mon propos. Plutôt qu’un discours sur l’état de la monarchie française, Saint-Simon nous livre une vue du camp de Compiègne, et ce qui fera événement à travers son regard n’est aucunement la réunion des soixante-mille hommes sous le commandement du roi. En effet, comme le prescrivait aussi Fénelon dans son Adresse à l’Académie, il faut écrire comme « les Raphaël, les Carrache et les Poussin ont peint » et plus loin :

  • 13 Fénelon (François de Salignac de la Mothe), Lettre à l’Académie, Genève, Droz, 1970.

J’aime mieux un historien peu exact et judicieux qui estropie les noms, mais qui peint naïvement [l’adverbe ne convient guère au duc et pair] tout le détail, comme Froissart, que les historiens qui me disent que Charlemagne tint son parlement à Ingelsheim, qu’ensuite il partit, qu’il alla battre les Saxons et qu’il revint à Aix la Chapelle : c’est ne m’apprendre rien d’utile. Sans les circonstances, les faits demeurent comme décharnés : ce n’est que le squelette d’une histoire13.

14Chez Saint-Simon, l’écriture se fait peinture, incarne les événements. Elle veut instruire le lecteur sans être pesante et redoublera en la contestant la pure image que constitue pour lui l’absolutisme du « Roi-Soleil ». Soyons attentifs aux occurrences de « montrer » et « montre » dans ce récit extrait du tableau du règne intitulé Faute de la guerre de 1688 et du camp de Compiègne :

  • 14 Mémoires, t. V.

À peine était-on en paix, sans avoir eu encore le temps de la goûter, que l’orgueil du Roi voulut étonner l’Europe par la montre de sa puissance qu’elle croyait abattue, et étonna en effet. Telle fut la cause de ce fameux camp de Compiègne, où, sous prétexte de montrer aux princes ses petits-fils l’image de la guerre, il étala une magnificence, et dans sa cour et dans toutes ses nombreuses troupes, inconnue aux plus célèbres tournois et aux entrevues des Rois les plus fameuses. Ce fut un nouvel épuisement au sortir d’une si longue et rude guerre14.

15Le roi orchestre donc l’événement : il se peint avec les signes de sa toute-puissance, pour susciter la fascination. La France est épuisée par une longue guerre, il faut à travers lui susciter le respect et l’admiration : Louis XIV se donne à aimer et à craindre au moyen du spectacle. La monarchie se nourrit de cet effet d’image. Toute action du roi doit apparaître comme un miracle, une théophanie. Rappelons à ce sujet les enjeux politiques des fêtes royales qui ont jalonné le règne : événement-avènement.

  • 15 Ibid., t. I, p. 536.

Jamais spectacle si éclatant, si éblouissant il faut le dire si effrayant ; et en même temps rien de si tranquille que lui et toute sa maison dans ce traitement universel, de si sourd que tous les préparatifs, de si coulant de source que le prodige de l’exécution, de si simple, de si modeste.[…] On fit donc le siège de Compiègne dans les formes15.

16Tout est en place pour le surgissement du prodige, car il s’agit bien de cela, toute trace d’une préparation, d’une élaboration étant savamment occultée : le public est installé, l’astre solaire rend même hommage à son représentant sur Terre, et le duc occupe une place de choix, comme toujours :

  • 16 Ibid., p. 542.

Le samedi 13 septembre fut destiné à l’assaut : le Roi, suivi de toutes les dames et par le plus beau temps du monde, alla sur ce rempart ; force courtisans, et tout ce qu’il y avait d’étrangers considérables. De là on découvrait toute la plaine et la disposition de toutes les troupes. J’étais dans le demi-cercle fort près du Roi, à trois pas au plus, et personne devant moi16.

17Mais le regard du témoin, à trois pas du roi, n’a pas sur le spectacle le point de vue attendu, préparé par la mise en scène du pouvoir absolu. C’est en refusant ce point de vue officiel que Saint-Simon fait surgir l’événement.

  • 17 Ibid, p. 542-543.

Mais un spectacle d’une autre sorte, et que je peindrais dans quarante ans comme aujourd’hui tant il me frappa, fut celui que du haut de ce rempart le Roi donna à toute son armée et à cette innombrable foule d’assistants de tous états, tant dans la plaine que dessus le rempart même. Madame de Maintenon y était en face de la plaine et des troupes dans sa chaise à porteurs, entre ses trois glaces, et ses porteurs retirés [le champ d’observation est donc libre]. […] À la glace droite de la chaise, le Roi debout, et, un peu en arrière, un demi-cercle de ce qu’il y avait en hommes de plus distingué. Le Roi était presque toujours découvert, et à tous moments se baissait dans la glace pour parler à Madame de Maintenon, pour lui expliquer tout ce qu’elle voyait et les raisons de chaque chose. À chaque fois, elle avait l’honnêteté d’ouvrir sa glace de quatre ou cinq doigts, jamais de la moitié, car j’y pris garde, et j’avoue que je fus plus attentif à ce spectacle qu’à celui des troupes17.

18Détail ou anecdote au regard de l’événement ? C’est le degré d’ouverture de la glace qui frappe Saint-Simon lorsque le roi se penche pour parler à Madame de Maintenon, « quatre ou cinq doigts, pas même la moitié ». Le duc est saisi par cette vision qu’il n’a jamais oubliée : l’événement apparaît donc d’abord dans le récit comme un signal émotionnel, il ne se constitue pas au terme d’une analyse fastidieuse de ses conséquences historiques. C’est le surgissement de ce que l’on pourrait considérer comme un détail qui fait scandale, qui est catastrophe, rupture. Au lieu du miracle du roi, c’est l’apothéose de la nouvelle reine de France à laquelle nous assistons ici avec toute la cour, et quelle reine ! La Scarron, « la chétive veuve du fameux cul de jatte », « l’ébréneuse des bâtards », celle qui a évincé la brillante, belle et bien née Montespan, parente du duc, avec l’aide de son propre fils, le duc du Maine, l’un des grands diaboliques des Mémoires, produit du double adultère qui sera rendu habile à la couronne par sa légitimation enregistrée en dépit des lois sacrées de la monarchie : Louis XIV ne perpétue que lui même. Il convient de rappeler ici la théorie du double corps royal, qui sous-tend la conception du duc et pair, et plus généralement celle de la noblesse : corps de majesté, corps sacré qui symbolise la dignité de la charge royale, et corps physique, individuel. Ce que l’on nommera plus tard l’absolutisme de Louis XIV dénature de manière irréversible les traditions à la fois écrites et coutumières, « les statuts » du Royaume, pour reprendre la terminologie de l’aristocratie elle-même.

  • 18 Ibid., p. 543.

Qui l’aurait pu croire ? Une maîtresse de la beauté, de l’esprit, de la naissance de Madame de Montespan, mère de tant d’enfants du Roi, dont les fils se trouvaient déjà si prodigieusement établis, succomber sous les charmes usés, prostitués à tant de gens connus, du su public et du Roi même, d’une naissance obscure, à peu près honteuse, d’une vie misérable, basse et pis encore, moins jeune qu’elle18.

19Une section du Parallèle des trois Rois Bourbons, achevé en mai 1746, soit cinq années seulement avant le Siècle de Louis XIV de Voltaire, qui peut être considéré comme la synthèse de la pensée politique de Saint-Simon, et l’un des textes les plus véhéments contre Louis XIV, lui est consacrée : ce que le mémorialiste a vu, ainsi que d’autres dont il a recueilli le témoignage, c’est le spectacle d’une monarchie qui n’est plus que simulacre. Le mémorialiste ménage ensuite dans son récit un personnage-relais de son propre regard, Canillac, colonel de régiment, venu aux ordres. Que voit le militaire au terme de son ascension vers le Roi-Soleil ? Tout se passe dans ce dispositif descriptif comme dans les tableaux de l’histoire du règne, sur lesquels est souvent représenté un personnage qui constitue une figuration du mode de réception du tableau, une injonction à observer la toile avec un regard particulier, regard d’admiration. Saint-Simon inverse la procédure :

  • 19 Ibid.

Quelquefois, elle ouvrait pour quelque question au Roi ; mais presque toujours c’était lui qui, sans attendre qu’elle lui parlât, se baissait tout à fait pour l’instruire et quelquefois qu’elle n’y prenait garde, il frappait contre la glace pour la faire ouvrir. […] Le Roi mit souvent son chapeau sur le haut de la chaise pour parler dedans et cet exercice si continuel lui devait fort lasser les reins19.

20La reine de l’ombre éclipse le Soleil : Pascal émet comme principe de la force « incommodez-vous », ce précepte est bien du côté de la Scarron dans la scène du camp de Compiègne. Saint-Simon se tourne donc vers Canillac, dont il scrute le visage, exercice continuel de l’homme de cour. Toute distance temporelle se trouve abolie en distance spatiale, nous sommes de nouveau avec lui, en 1698, à Compiègne. L’écriture permet au mémorialiste de revivre cet épisode quarante-sept ans après.

  • 20 Ibid.

Canillac se met à monter, et dépasse jusqu’un peu plus que les épaules : je le vois d’ici aussi distinctement qu’alors. […] Ce spectacle le frappa d’un tel étonnement qu’il demeura court à regarder, la bouche ouverte, les yeux fixes et un visage sur lequel le plus grand étonnement était peint20.

21Le roi, dont l’esprit était, selon Saint-Simon, « au-dessous du médiocre », ne décode pas le visage du colonel, et le duc martèle : « Je l’ai déjà dit, j’étais à deux pas du Roi. » La peinture d’histoire est devenue scène de genre : un amant penché à la fenêtre de sa maîtresse. Le pauvre Canillac, décontenancé, bredouille quelques mots incompréhensibles et s’échappe.

  • 21 21. Ce reproche est adressé par exemple au ministre Jérôme de Pontchartrain, autre objet de la hai (...)
  • 22 V. H. Himelfarb, « Culture historique et création littéraire : Saint-Simon lecteur d’histoire et d (...)

22Saint-Simon méprise les « raisonneurs », avec « leurs divisions en trois points21 ». Un tableau éloquent est préférable à tout discours savant, même si, l’inventaire de sa bibliothèque le confirme22, il avait étudié un nombre considérable d’ouvrages historiques, qui constituent le fonds principal de sa bibliothèque, et qui couvrent un large champ chronologique et géographique. Il semble donc bien qu’avant d’entreprendre son œuvre majeure, il ait réalisé une étude du genre historique et formé un projet sans précédent qui obligerait la postérité, à laquelle il destinait son œuvre, à revoir la période dite « classique » ou encore « Grand Siècle », symbole toujours vivace de « l’esprit français », d’un apogée de l’art et de la culture. Ce que l’on réduit parfois à des détails curieux captés par le regard acéré du duc, livre en effet l’image d’un monde crépusculaire. Ils sont les signes d’une monarchie agonisante, au bord de la chute : la terrible année 1712, qui voit se réduire considérablement la nombreuse descendance du roi, la main gantée de Brancas, à la forme monstrueuse, le saisissement du mémorialiste lors d’un tête-à-tête « étrange » avec Le Tellier sur la Constitution Unigenitus, comme si lui était révélée la Face du Mal. Nous avions rencontré précédemment l’adverbe « prodigieusement » lors de l’évocation de l’ascension des bâtards royaux : ce qui est à l’œuvre à la cour de France est de l’ordre du surnaturel.

  • 23 M. de Certeau, L’Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, coll. « Bibliothèque des histoire (...)

23J’en arrive à la question finale concernant le concept d’événement dans les Mémoires, qui visera à élargir mon propos : il s’agit de se demander si le statut de témoin n’oblige pas à revoir ce que l’on définit comme événement, et si, finalement, événement « de littérature », car les Mémoires de Saint-Simon en sont un, et événement « historique » ne peuvent entrer en convergence si on les aborde à travers cette question. En effet, si le mémorialiste, à l’image de Saint-Simon, toujours à l’affût dans les couloirs de Versailles et multipliant les informateurs, domestiques, médecins du roi, courtisans…, travaille « dans les marges », il semble que ce soit aussi le lot de l’historien. Comme le signale Michel de Certeau, il est « un rôdeur23 ». L’analyse historique ne débouche pas tant sur une démonstration que sur des écarts, qui obligent à remettre en cause des modèles opératoires. De même, dans une rhétorique de l’exceptionnel, le mémorialiste nous alerte, à partir de ce que nous avons pu nommer « détails », « curiosités », sur des éléments à la limite du pensable, donc, dirions-nous autrement, encore inexpliqués.

  • 24 Les Mémoires du duc de Saint-Simon, de la parole du témoin au discours du mémorialiste, Genève, Dro (...)

24On ne peut plus faire comme si « les événements parlaient d’eux-mêmes », le discours n’invalide pas l’écriture de l’histoire : les formes linguistiques autobiographiques doivent être, selon Benvéniste, exclues du récit historique. Je reprendrai une formule de Guy Rooryck dans son étude du discours de Saint-Simon mémorialiste : « c’est le témoin qui a vu et qui permet à l’historien de faire voir24. »

  • 25 V. R. Dulong, Le Témoin oculaire, les conditions sociales de l'attestation personnelle, Paris, Éco (...)

25Le témoin est-il alors concurrent de l’historien ? Comment alors penser qu’un historien puisse avoir comme objet d’étude l’histoire contemporaine, puisse travailler sur son propre monde ? Par contre, et la multiplication incantatoire des « j’ai vu » dans l’œuvre de Saint-Simon le démontre, il ne s’agit pas tant dans les Mémoires d’avoir été spectateur de l’événement que d’affirmer que l’on a été témoin25. À travers un discours qui tente de transmettre l’émotion première, il s’opère un échange avec le lecteur, un appel, qui va au-delà de l’événement rapporté. La voix qui raconte n’est pas séparable de ce qui est raconté. Le lecteur se voit ainsi convoqué en tant qu’acteur et juge de l’événement, à travers une architecture poétique dans laquelle ce dernier est incarné.

26L’écriture du mémorialiste, et plus largement le récit du témoin, se place sous le signe de l’urgence : elle correspond à une « vocation ». Pour Saint-Simon, grand noble écarté du pouvoir, elle constitue même une seconde vie, une seconde carrière, avec cette fois un horizon collectif, comme en atteste l’avant-propos des Mémoires. Il s’adresse à nous depuis une fin, sa vie individuelle semble rencontrer une transcendance, et la parole se fait prophétique. C’est alors cette parole même qui accède à la valeur d’événement : elle est action.

  • 26 V. W. Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, P. Mardaga, 1985. W. Iser (...)

27Les images fulgurantes surgies de ses Mémoires sont-elles cependant un risque, la construction poétique à l’œuvre dans ses écrits provoque-t-elle un effet de fascination, interdisant tout accès au savoir ? Pour poser la question naïvement : que s’est-il passé réellement au siège de Compiègne ? Beaucoup ont glosé sur les « déformations » saint-simoniennes, mais ces images naissent sous sa plume lorsque la pensée se trouve saisie, happée par ce que voit le duc. Les réactions sont souvent formulées en termes de malaise physique. Mais pour le lecteur, l’historien y compris, ce qui fait événement, c’est aussi cette puissance « non-documentaire » des images de Saint-Simon. L’urgence à dire appartient autant à l’histoire qu’à la littérature. Il s’agit d’un geste à la fois politique et poétique. L’œuvre d’art ne peut et ne doit être pensée comme ce qui ne représente rien hors d’elle-même. Ses images livrent « un lambeau » du réel, selon l’expression de Lacan, dans un dialogue entre un émetteur et un récepteur, et dans le cas particulier du témoignage, dans une sorte de co-présence de ces deux instances : « mettre le lecteur au milieu des acteurs », à travers le mémorialiste. C’est une transmission « d’homme à homme », dans laquelle l’événement est la parole même26.

28Je rappellerai pour conclure une remarque de Michel de Certeau, dont la réflexion sur l’écriture de l’histoire m’a servi de point de départ pour cette communication : dans la formule consacrée « faire de l’histoire », il ne faut pas privilégier l’objet au détriment du verbe. C’est un acte situé dans un temps et un lieu. L’échange entre les disciplines « histoire » et « littérature » apparaît donc doublement ici : l’ouvrage d’histoire se mesure aussi à sa valeur artistique et ce qui constitue l’événement dans une œuvre littéraire, dans sa singularité même, est aussi objet d’étude pour l’historien.

Notes

1 M. Fumaroli, xviie siècle, n° 94-95, 1971.

2 Je souligne.

3 L. Marin, Le Portrait du Roi, Paris, Minuit, 1981, coll. « Le sens commun ».

4 Savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire singulièrement celle de son temps, Mémoires, Paris, Gallimard, 1983, coll. « La Pléiade », t. I, p. 5.

5 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, coll. « Points Histoire », p. 123.

6 RHLF, n° 55, 1955.

7 Mémoires, t. I, p. 7.

8 J. Le Goff, Héros du Moyen-Âge, le saint et le roi, Paris, Gallimard, 2004, coll. « Quarto ».

9 P. Veyne, op. cit., p. 10.

10 Mémoires, t. VII, p. 706.

11 Ibid., p. 709.

12 Ibid., p. 706.

13 Fénelon (François de Salignac de la Mothe), Lettre à l’Académie, Genève, Droz, 1970.

14 Mémoires, t. V.

15 Ibid., t. I, p. 536.

16 Ibid., p. 542.

17 Ibid, p. 542-543.

18 Ibid., p. 543.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 21. Ce reproche est adressé par exemple au ministre Jérôme de Pontchartrain, autre objet de la haine du duc.

22 V. H. Himelfarb, « Culture historique et création littéraire : Saint-Simon lecteur d’histoire et de Mémoires », xviie siècle, n° 94-95, 1971, p. 119-137.

23 M. de Certeau, L’Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, coll. « Bibliothèque des histoires », p. 91.

24 Les Mémoires du duc de Saint-Simon, de la parole du témoin au discours du mémorialiste, Genève, Droz, 1992, p. 46.

25 V. R. Dulong, Le Témoin oculaire, les conditions sociales de l'attestation personnelle, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1998.

26 V. W. Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, P. Mardaga, 1985. W. Iser insiste sur la nécessaire jonction entre le monde présenté, raconté et le monde du lecteur.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search