Que m'arrive-t-il ?
| ,2e partie. L’événement : une notion critique
Le « fragmentaire »
Ce qui, du fragment, m’arrive
Texte intégral
1Quel que soit le champ précis de nos études respectives, nous avons tous eu l’occasion de croiser, à un moment ou à un autre, la question de l’écriture en fragments (qu’il s’agisse de la considération de manuscrits, ou encore de la rencontre avec des textes, des mouvements littéraires, y faisant explicitement référence, comme le romantisme allemand). Le fragment traverse les différents champs du littéraire et irrigue bon nombre de nos problématiques. Pourtant, cette transversalité peut tout aussi bien être le signe d’une malléabilité trop grande du terme de « fragment » lui-même qui semble être devenu moins qu’un concept, un terme passe-partout, sans véritable frontière historique (on parle indifféremment de fragment en ce qui concerne Héraclite, Pascal, La Rochefoucauld, Cioran…), et sans limite stylistique claire. Parallèlement à cette évanescence du terme, certains fragments se sont cristallisés jusqu’à devenir, à eux seuls, autant de définitions, de mythes, ou d’interprétations du Fragment : le fragment des romantiques allemands, le fragment-modèle de la littérature chez Blanchot… Chaque fragmentiste ayant proposé une définition pratique du Fragment, certaines ont mieux réussi que d’autres et ont fait école. Nous hésitons donc sans cesse entre une attitude sceptique devant son aspect polymorphe et une attitude emprunte de sacré devant des incarnations figées, devenues largement emblématiques. Ou le fragment est une abstraction, ou c’est un mythe ; dans les deux cas, il fait l’objet d’une confiscation, soit par la dilution de son pouvoir descriptif, soit par la sacralisation de son incomplétude.
2Pourtant, au départ, les choses devraient être simples et la question du fragment en littérature renvoyer à deux types de discours assez bien reconnus et délimités, à savoir :
- Celui de la critique génétique ou celui des études littéraires de type archéologique. Le fragment y est alors ce bout de texte qui a survécu à la destruction de l’intégrité de l’œuvre ; ou encore, c’est un moment, une esquisse, une marge de l’œuvre future, même éternellement différée. Le fragment est l’état objectif d’un texte qui a subi les accidents de l’Histoire ou de l’inspiration.
- Le second discours possible consiste sans aucun doute à essayer de comprendre le fragment comme un choix d’écriture. Le fragment est alors compris comme un procédé intentionnel, une stratégie, une poétique1. Il s’agit ici d’analyser ce que le fragment recouvre dans la mythologie personnelle de tel ou tel auteur et quelle actualité il connaît au sein même de telle ou telle écriture. Il existe, à ce niveau, des études tout à fait enrichissantes : celle de Susini-Anastopoulos2 sur les romantiques allemands, celle de Pierre Garrigues sur M. Blanchot, G. Perros ou R. Barthes, celle de J.-L. Galay3 sur Valéry.
3Pourquoi, dès lors, malgré ces deux discours bien définis, tous deux incontestables dans leurs apports et rigoureux dans la définition qu’ils donnent chacun de ce qu’ils entendent par fragment, demeure-t-il alors un certain flou autour de cette notion ?
- 4 On peut évidemment ici évoquer les Pensées de Pascal par exemple.
- 5 L’expression est de Susini-Anastopoulos.
- 6 Constat que dresse aussi, sans plus de précision, Michel Gaillard, Revue poétique, n° 120, « Le fr (...)
4On pourrait par exemple penser que cette errance conceptuelle du fragment vient de la difficulté qu’il y a à trancher sur l’intentionnalité, ou non, de l’être-fragment de certains textes4. Mais cela ne peut suffire, loin s’en faut. Il faut plus probablement faire l’hypothèse que nous, littéraires, nous prenons les pieds dans l’origine philosophique du fragment ; que cette origine nous empêche de nous approprier ce concept comme concept littéraire à part entière, comme nous le ferions de celui de mimésis, de muthos ou de lyrisme… C’est donc, me semble-t-il, plutôt une question de déterritorialisation de cette notion vers le monde de la littérature qui fait question. Le fragment est bancal puisque, s’il peut recevoir une acception purement littéraire, comme état d’un texte ou comme procédé, il ne s’est pas totalement affranchi de son origine philosophique. J’en veux pour preuve le fait que les deux discours que je viens d’aborder conservent, sans véritablement la réfléchir, la définition philosophique classique du fragment comme reste d’une totalité perdue, morceau d’une chose qui a été brisée en éclats. Pourtant, si cela se comprend très bien pour l’analyse génétique, ou archéologique, (puisque le fragment y est au plus proche de sa définition métonymique, synecdotique), en revanche, considérer le fragment comme un procédé intentionnel déplace la question et sème le doute sur la nature de la totalité perdue. Si le fragment intentionnel peut encore être compris dans son rapport avec une totalité, cette totalité n’ayant jamais existé, le rapport qu’il entretient avec son absence n’est plus métonymique mais bien plutôt mythique, ou symptomatique. Il ne peut plus s’agir alors d’expliquer le fragment que comme une crise de la totalité. Et c’est finalement dans cette ouverture de la définition de la totalité, qui n’est plus synonyme d’intégrité, que s’ouvre le sens du fragment désormais condamné à l’errance, à la dissolution. Le fragment, d’une certaine manière, n’a lui pas quitté sa définition mais c’est cette totalité qui a muté : il y a alors autant de définitions du fragment que de totalités possibles. Si on pense la totalité en terme d’unité transcendante, le fragment sera le discours de l’homme sans dieu ; si on pense la totalité en terme littéraire, le fragment sera l’absence de l’œuvre ; si on pense la totalité en terme de système, le fragment sera non pas le chaos mais un « contre-ordre5 » de type organique. Le fragment n’est plus analysé pour lui-même, mais d’après la crise de la totalité qu’il ouvre. Dès lors, le fragment n’est pas sorti de sa définition mais, d’un statut métonymique, il est devenu largement métaphorique6.
- 7 Bien sûr, une question fondamentale serait alors à poser : faut-il désormais conserver ce terme de (...)
- 8 L’événement est un impensé de la question de l’écriture en fragments et pourtant il court sous tou (...)
5Pour éviter ces glissements et pour se ressaisir en propre de cette question, l’une des meilleures clefs dont dispose peut-être la critique littéraire consiste à essayer d’abandonner l’idée du fragment comme rapport métonymique ou métaphorique à une totalité présente ou absente pour ne le comprendre que par rapport au processus de totalisation qu’est la lecture7. Est-il alors possible de redéployer le fragment en insistant sur l’idée d’un fragment lu, reçu, perçu ; en s’immisçant dans cette perception du fragmentaire où ce qui prime est le rapport (lacunaire) au texte ; en construisant le fragment littéraire depuis sa réception, depuis l’événement qu’il constitue dans le temps de la lecture ? C’est depuis cette tentative particulière, en même temps que très restreinte, de sauver le fragment que nous rencontrerons le concept d’événement8. L’hypothèse qu’il conviendra alors de mettre à l’épreuve peut se résumer ainsi : le fragment ouvre en moi un manque et ce n’est qu’à partir de ce manque, que le concept d’événement permet de mieux cerner, qu’il est peut-être possible de se ressaisir de l’idée du fragment en littérature. Autant dire que deux détours, qui constituent les deux étapes de ma réflexion, s’avèrent nécessaires :
- Vouloir considérer le fragment depuis la lecture suppose au préalable une conversion du regard : il faut d’abord passer de l’idée d’un fragment comme état objectif d’un texte, comme qualificatif d’un texte, à un fragment comme événement, c’est-à-dire comme sanctionnant un mode particulier de relation texte-lecteur (le fragment n’est plus seulement un texte mais quelque chose qui, dans/de ce texte, m’arrive. L’événement n’est plus un événement extérieur que le texte aurait subi mais un événement qui m’est adressé). Pour avoir une chance de considérer le fragment dans sa dimension événementielle, nous devrons donc passer de la définition du fragment comme question posée à un texte (qu’il s’agirait de décrire, d’expliquer), depuis une position de surplomb, au fragment comme question posée par un texte déstabilisant toute position de surplomb. En d’autres termes, il faudra nous libérer du nom « fragment » pour privilégier l’analyse de la relation qui se cache derrière l’adjectif « fragmentaire » (le fragmentaire étant ce qui du fragment m’arrive et qui, m’arrivant, ne me comble pas). Je le ferai en comparant deux lectures différentes d’un même fragmentiste.
- Une fois cette conversion du fragment vers le fragmentaire opérée, encore faut-il qu’un discours critique soit encore possible et puisse dire quelque chose de ce mode particulier de relation. Comment peut-on se saisir de cette relation, comment insister dans l’entre-deux de ce rapport du lecteur au texte ayant pour socle le lacunaire sinon en s’intéressant aux différentes tentatives qui ont été faites de penser ensemble la réception et l’événementialité du texte ? À titre d’exemple, j’évoquerai W. Iser, qui, explicitement, fait de ce lien entre le texte et l’événement un socle de sa réflexion, pour voir en quoi il peut nous aider à penser les modalités, les fonctionnements propres à l’écriture fragmentaire.
6Je ne ferai pas preuve de beaucoup d’originalité en convoquant Nietzsche pour parler de l’écriture en fragments. Faute d’avoir le temps de faire beaucoup mieux dans le cadre d’un article comme celui-ci, je me contenterai d’une simple évocation. Je voudrais seulement montrer qu’il demeure un paradoxe évident concernant cette question et qui tient à ceci : on veut expliquer le choix de l’écriture en fragments chez Nietzsche avant de pouvoir définir de manière un peu précise ce qu’est un fragment chez Nietzsche et même si un tel fragment existe.
- 9 Sur cette question de l’écriture des instincts, je renvoie à l’ouvrage de Sarah Kofman, Nietzsche (...)
7La question du fragment chez Nietzsche est, en effet, d’autant plus séduisante que les réponses semblent nombreuses et presque trop faciles à trouver. Dans le désordre, il a recours au fragment pour ces quelques motifs : comme critique de la propension métaphysique de la grammaire (le fragment jouant le rôle de court-circuit à ce discours qui présuppose toujours l’être) ; le fragment comme forme de prédilection pour une philosophie de la perspective, et de l’éternel retour du même ; le fragment comme tentative de trouver un grand style qui corroborerait avec la volonté de philosopher à coup de marteau : la frappe de l’écriture lui faisant écho ; le fragment comme un moyen pour Nietzsche de se rapprocher de ses premières, et peut-être de ses seules amours, à savoir : la musique ; le fragment comme moyen d’accorder la primauté à la fulgurance, à l’esprit de surface contre celui de pesanteur et de profondeur ; un fragment qu’apprécie Nietzsche – philologue comme nouveau langage porteur de son propre mode de lecture ; un fragment au plus proche de l’activité souterraine des instincts9, du travail pulsionnel… et on pourrait aller jusqu’à reprendre l’argument extrême, mais à peu près universel, en ce qui concerne l’écriture en fragments, à savoir l’explication pathologique : les différentes maladies de Nietzsche (de sa myopie jusqu’à sa folie) peuvent être tenues pour responsables de cette écriture qui trouvera ainsi son point culminant dans les billets de la folie.
- 10 Curt Paul Janz, Nietzsche, biographie, 3 tomes, Gallimard, 1984.
8Bien. Seulement si les explications ne manquent manifestement pas, il est plus difficile de s’entendre sur ce que nous appelons « fragment » chez Nietzsche, nous pourrions nous laisser aller jusqu’à dire qu’il n’y a pas de fragment chez Nietzsche dans le sens où il n’a pas une forme unique, pas une motivation unique : il existe des fragments marqués par la brièveté, d’autres par un véritable inachèvement ; des fragments bas, d’autres nobles ; des fragments solitaires, d’autres collectifs. Pour faire un tour rapide de ces ambiguïtés nous devons nous placer, à l’échelle d’une tentative de totalisation de son œuvre, en un point nous donnant une vue qui ne soit pas seulement formelle ou explicative mais un tant soit peu synthétique du phénomène fragment chez Nietzsche. Une biographie, par exemple. Prenons l’ouvrage de Curt Paul Janz10. À lire ce texte, on mesure alors la difficulté qu’il peut y avoir à trouver Un fragment chez Nietzsche. Janz adopte une position ambiguë par rapport au fragment que je peux résumer ainsi : pour lui, Nietzsche n’achève jamais et l’inachèvement est consubstantiel à sa nature philosophique mais, en revanche, la forme brève est décrite comme accidentelle et largement due à sa maladie. Si nous voulons trouver un fragment, devons-nous le chercher du côté de l’inachèvement ou du bref ?
9Du côté de l’inachèvement sans aucun doute :
C’est ici un nouveau trait caractéristique de la création nietzschéenne que nous rencontrons : Nietzsche, fondamentalement, n’achève jamais. Plusieurs années plus tôt, ses compositions musicales révélaient déjà ce trait : il reprend perpétuellement le travail, en particulier les conclusions, les phrases finales. Cela est également vrai de ses lettres, à toutes les époques de sa vie : de ces lettres toujours émaillées de post scriptum, de rajouts, sur l’en-tête, dans les marges, sur l’enveloppe même. Plus il progressera, plus ses livres deviendront difficilement délimitables, plus ses écrits seront « à suivre » (p. 374, tome I).
10Ou alors faut-il voir le fragment comme une forme brève pathologique ? Nietzsche avoue lui-même dans une lettre à Köselitz, p. 314, tome II :
Le haut fond du malentendu affleure si souvent dans cet écrit ; la cause en est la brièveté, le maudit style télégraphique auquel me contraignent ma tête et mes yeux.
11Janz précise :
Ce n’est qu’à contrecœur que Nietzsche se soumet aux contraintes de cette forme lapidaire qu’est l’aphorisme, et sa manière si souvent déroutante de voleter d’un objet à l’autre apparaît comme une conséquence du seul mode de travail qui lui fut permis : tout est saisi au passage, en de brefs comptes rendus protocolaires des monologues tenus au cours de ses longues promenades solitaires.
- 11 Bernard Roukhomovsky, dans son ouvrage Lire les formes brèves, Nathan université, 2001, coll. « Le (...)
12Faut-il distinguer dès lors un fragment inachevé et un fragment bref ? Là aussi on peut en douter, ou tout au moins douter que cette opposition puisse nous mener quelque part. Le fragment ne répond pas à une séparation aussi binaire11. Le fragment chez Nietzsche est à ce point polymorphe qu’on peut à peu près tout dire de lui et on pourrait ainsi multiplier les couples antinomiques. On peut associer le fragment au grand style mais Janz parle pour certains de « liquidations sommaires », il en cite d’autres singulièrement vulgaires, voire potaches. On pourrait alors se rabattre sur le fragment comme la pratique d’un philosophe solitaire mais là encore cela paraît difficile : tantôt il s’agit de notes non destinées à la publication qui montrent un intense dialogue avec soi-même, comme autant d’instantanés d’une pensée qui revient souvent sur elle-même et qui ne trouve pas d’interlocuteur assez sérieux ; un fragment solitaire. Tantôt le fragment, chez Nietzsche, manifeste au contraire une perméabilité à la vie et l’inachèvement y est presque toujours bémolisé par la dédicace, le fragment peut être même assimilé à une forme épistolaire. On peut même aller jusqu’à parler de symlittérature, symphilosophie : on voit bien qu’il composait des aphorismes avec Lou Salomé, ainsi qu’avec Paul Rée, ce que lui reprochera d’ailleurs son ami Rohde. Cette séparation fragment solitaire et fragment collectif ne tient pas. En suivant C. P. Janz, on voit Nietzsche reprendre des formules dans des articles de presse, en essayer d’autres auprès de plusieurs de ses correspondants. Le fragment chez Nietzsche est aussi divers que la vie.
- 12 Chez Flammarion, 2001, coll. « Sciences humaines ».
13On explique le fragment chez Nietzsche avant même de l’avoir trouvé, je dirais même plus, faute de l’avoir trouvé ou pour ne pas avoir à le trouver. L’analyse du fragment chez Nietzsche est souvent prise dans ce cercle vicieux : Nietzsche critique, pour le dire vite, la causalité, la notion de sujet, aussi cherche-t-il une forme conforme à ce rejet et la trouve dans le fragment. C’est dire, qu’en fait, nous continuons à chercher la causalité d’une forme y compris si cela consiste à la trouver dans le refus de la causalité. Ainsi nous pouvons dire que parler de fragment chez Nietzsche n’est pas anodin : le fragment n’est pas un fait susceptible de contextualisation, d’explication, mais toujours déjà une interprétation, ce qui ne lui aurait sans doute pas déplu. C’est donc à un fragment hors de toute causalité que nous devons nous intéresser maintenant, à un fragment que nous n’aurons pas au préalable construit, qui ne rompt pas avec un contexte, ou des normes, voire des attentes de systématisation ; à un fragment qu’il ne s’agit plus de justifier ou de décrire mais bien d’expérimenter, de rencontrer ; un fragment qui ne vaudrait que par la relation fragmentaire qu’il me proposerait à moi lecteur ; un fragment posthume, c’est-à-dire dont le statut de fragment n’est pas une question adressée au préalable à un texte, mais à une question que le texte nous pose. Nous devons poser l’exigence du fragment comme d’une hypothèse radicale et ce fragment radical chez Nietzsche nous le trouvons avec Derrida dans son livre Éperons, les styles de Nietzsche12.
14Rappelons rapidement de quoi il retourne.
- 13 Si tout fragment n’est pas du genre « j’ai oublié mon parapluie », il faut, du point de vue de la (...)
15Derrida se propose de réfléchir sur ce fragment « j’ai oublié mon parapluie13 » que l’on peut trouver dans l’édition des fragments posthumes. Il rappelle, non sans ironie, que les éditeurs de ces fragments ont déclaré, je le cite :
N’avoir retenu, dans leur travail de sélection et de mise au point des manuscrits, que ceux qui communiquent avec ce qu’ils jugent être un travail « élaboré » de Nietzsche.
16Dès lors, il n’est plus possible de congédier ce fragment sous prétexte de banalité ou d’inachèvement. Nous sommes en présence d’un fragment qui n’est pas susceptible d’être expliqué, de constituer un fait dans une trame causale, et pourtant nous sommes sommés de le considérer. Nous sommes donc au plus près du fragment radical.
17Ce qui m’intéresse ici tient à ceci que Derrida va mimer, en quelques pages, le cheminement du lecteur confronté à cet étonnement, à cette insistance de l’évidence et de la banalité rendue inouïe par l’ignorance de la source. On peut séparer deux stades de réaction face à ce texte. Un premier qui néglige l’événement : le fragment est une question posée au texte, c’est-à-dire que le fragment doit être reconnu, défini, nommé, expliqué. Ce que j’ai déjà abordé avec C. P. Janz. Un second qui déplace le fragment vers le fragmentaire : le fragment devient une question adressée par le texte. Le texte est questionnant, il s’ouvre à l’interprétation, il ouvre même toute interprétation.
18Le premier moment est donc celui où le fragment est une question posée à un texte qu’il s’agit de reconnaître : il faut imputer, classer, expliquer.
19Imputer : totaliser l’envoi, c’est d’abord essayer d’analyser sa source, c’est-à-dire globalement vouloir contextualiser le fragment. Derrida écrit, soulignant que le lecteur est confronté à une série de « sentiments » multiples : l’espoir, la culpabilité, le fatalisme :
Peut-être un jour, avec du travail et de la chance pourra-t-on reconstituer le contexte interne ou externe de ce « j’ai oublié mon parapluie. »
- 14 Derrida écrit p 96 :
« Peut-être une citation.
Peut-être a-t-elle été prélevée quelque part.
Peut-êtr (...)
20Derrida, mimant le monologue engendré par la rencontre, passe en revue quelques possibles contextes ; une inscription dans une quelconque matérialité, un support textuel, sonore, une attache quelconque au réel (dialogue, texte…) ; une recherche de justification auctoriale, une imputation possible, quelqu’un qui pourrait être tenu pour responsable ; un contexte factuel, causal, voulant inscrire dans une chaîne de mobiles-motifs, une inscription source ou inscription finale, un contexte minimum qui serait le vouloir-dire14.
21Classer : il essaie, ensuite, de nommer ce texte, de l’inscrire dans une quelconque généricité. Il parle de fragment mais corrige aussitôt :
(mais le concept de fragment n’y suffit plus, il en appelle trop de sa fracture au complément totalisant)
22Expliquer : présupposant que ce fragment a un sens accessible bien que caché, il part à la recherche du motif dans le tapis :
On peut par exemple en proposer un décryptage psychanalytique. On sait ou l’on croit savoir quelle est la figure symbolique du parapluie…
- 15 Sur ces notions, je renvoie au livre de P. Ricœur, De l'interprétation, Seuil, 1965, coll. « Point (...)
23Dans un second temps, cette supposition d’un sens du fragment va disparaître devant l’impossibilité de le déplier, de le convoquer. C’est le temps de l’échec et du renoncement : le soupçon va succéder à l’interprétation comme recollection15 d’un sens. Derrida écrit :
Nietzsche a encore pu disposer d’un code plus ou moins secret qui, pour lui ou quelque complice inconnu, pouvait donner sens à cet énoncé. Nous ne le saurons jamais. Du moins pouvons-nous ne jamais le savoir et de cette possibilité, de cet impouvoir il faut tenir compte. Ce compte est marqué par la restance de ce non-fragment comme trace, il le soustrait à toute question herméneutique assurée de son horizon.
- 16 À la fin de l’avant-propos de La Généalogie de la morale, Nietzsche écrit : « Un aphorisme, si bie (...)
24Finalement, Derrida va donc conclure à la restance de ce non-fragment, c’est-à-dire à sa résistance presque matérielle à l’intégration dans une interprétation unique, à un débord. Un ouvert demeuré ouvert. Le fragment n’est pas seulement susceptible d’une interprétation c’est le processus de l’interprétation elle-même. C’est un texte questionnant, un énoncé problématique qui engendre une réaction particulière du lecteur, qui ouvre à une pratique singulière : celle de l’interprétation infinie, celle de la rumination16.
- 17 Cette radicalisation de l’interprétation n’est pas propre à ce texte de Nietzsche, pas plus qu’à l (...)
25Cette restance entraîne donc l’interprétation dans une spirale qui fait qu’un soupçon touche un sens possible en particulier mais aussi que le doute va se porter sur tout17.
26– La question est alors portée sur l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche :
La totalité du texte de Nietzsche est peut-être, énormément, du type « j’ai oublié mon parapluie ». Autant dire qu’il n’y aurait plus de « totalité du texte de Nietzsche », fut-elle fragmentaire et aphoristique.
27– Le discours même de Derrida se trouve entaché par ce soupçon et la question se répand sur tout dire :
Un pas encore. Supposer que la totalité, en quelque sorte, de ce que je viens de dire soit une greffe erratique, peut-être parodique, du type, éventuellement d’un « j’ai oublié mon parapluie ». Si Nietzsche avait voulu dire quelque chose, ne serait-ce pas cette limite de la volonté de dire, comme effet d’une volonté de puissance nécessairement différentielle, donc toujours divisée, pliée, multipliée ?
28– Cette spirale de l’interprétation va jusqu’à inquiéter la source même du possible. Cette violence de l’être-là du fragment ouvre nécessairement à un soupçon sur la possibilité même de tout possible et inéluctablement au problème de la mort et de l’oubli. Derrida écrit :
À la limite, pourriez-vous dire aussi, il n’y a pas de code pour un seul. Mais il pourrait y avoir une clé de ce texte entre moi et moi, contrat par lequel je fais plus qu’un. Mais comme moi et moi nous mourrons, vous n’en doutez pas, il y a là une nécessité structurellement posthume de mon rapport – et du vôtre – à l’événement de ce texte qui ne s’arrive jamais.
29Comme souvent chez Derrida, le problème du fragment, comme le problème du don, du pardon, de la promesse, de l’invention… trouve son point d’achèvement dans une tension entre possible et impossible. Le fragment est ce moment de l’interprétation où elle se saisit elle-même, où la lecture se lit elle-même, où la quête d’un sens s’ouvre à la possibilité ou à l’impossibilité du sens, de tout sens. Le fragment comme possible-impossible. On peut en rester à cette définition du fragment comme tension entre la possibilité et l’impossibilité. Tout un courant de fragmentistes peut être abordé par ce biais. Du coté de la possibilité de l’impossible, nous trouverions un courant heideggerien, du côté de l’impossibilité du possible, un courant blanchotien.
- 18 Derrida fait lui-même explicitement ce lien entre le couple possible/impossible et la notion d’évé (...)
30Pourtant, le fait de vouloir penser le fragment comme concept littéraire nous empêche de nous complaire dans ces apories dans la mesure où toute aporie connaît une résolution pratique dans la lecture. Le fragment est bien sûr à compléter, à décrire, à expliquer, à interpréter. Pourtant, même si ce « à » décrit une tâche impossible, il signifie surtout le maintien d’une puissance (au sens aristotélicien du terme), d’une virtualité à jamais réalisée mais qui vaut comme adresse, comme interpellation. Aussi je ne conclurai pas avec Derrida à l’impossible possibilité du fragment pas plus qu’à sa possible impossibilité dans la mesure où ce fragment nous le recevons, nous l’accueillons. C’est tout le problème du ressassement chez Blanchot par exemple qui est un impossible adressé ou du moins est-il reçu (en ce sens, l’écriture est toujours sauvée du désastre par la lecture…). Or, en parlant d’impossibilité reçue, adressée, d’une puissance demeurée puissance, ne rentrons-nous pas là, de plain pied, dans le domaine de l’événement18 ?
- 19 Je dis bien « possible » et c’est en cela que ce discours sur le fragmentaire n’entre pas en concu (...)
31Il est sans doute utile de matérialiser ce passage entre une question adressée et une question reçue, entre un fragment reconnu et un fragment qui « arrive » en convoquant contre le nom de « fragment », l’adjectif de « fragmentaire ». C’est d’ailleurs pour cette raison précise que j’ai, jusqu’à maintenant, utilisé l’expression « écriture en fragments » et non pas, celle plus courante d’« écriture fragmentaire ». Le terme de « fragmentaire » doit être réservé, me semble-t-il, non pas à de quelconques propriétés de l’écriture mais bien à une possible19 réception du fragment comme d’un événement. Parler de fragmentaire, c’est poser la possibilité d’une rencontre, c’est penser le fragment comme un effet de relation. Le terme de « fragmentaire » doit être réservé à ce moment où l’écriture s’adresse à moi insubstituablement par le biais d’un manque qui ne peut être que le mien ; où elle excède des capacités interprétatives qui ne sont que les miennes. Le manque de sens n’étant qu’une des modalités de ce manque. Autant la question que j’adresse à un texte peut être impersonnelle, autant celle qu’il m’adresse m’échoît insubstituablement.
- 20 Sur cette notion de syncope, je renvoie aux ouvrages de J.-L. Nancy, Le Discours de la syncope, Au (...)
32Il va nous falloir trouver un moyen de demeurer, d’insister dans le fragmentaire, une façon de nous tenir dans l’entre-deux de la relation sans quoi tantôt on privilégie le texte (et l’image d’un fragment stable, essentiel) tantôt la conscience lisante (ce qui nous renvoie à une subjectivité incommunicable du lecteur). Voilà ce que seule la considération d’une théorie de la lecture faisant une place au concept d’événement nous permet d’essayer de penser. L’événement n’est plus ici ni un événement extérieur au texte d’où proviendrait sa mutilation, ni un événement réel configuré par l’écriture. Il s’agit bien de penser le fragment comme quelque chose qui m’arrive et qui, m’arrivant, dépasse toutes les capacités que j’ai en tant que lecteur à l’intégrer, à l’assimiler, à le lire. Le fragment, dans sa résistance à la contextualisation, de même qu’à l’interprétation, déjoue ma propension à l’intégrer dans une chaîne causale. Ce qui m’arrive alors du fragment, c’est bien aussi le blanc, la discontinuité radicale, la rupture qui ouvre un creux dans le temps de ma lecture. L’écriture en fragments, devenue fragmentaire, m’est arrivée, elle a ouvert un manque et empêche son recouvrement. L’événement n’est plus rattrapable sous le mode de l’intégration, il est une syncope20 qui m’est adressée.
33Un manque adressé… Une théorie de la lecture qui prend en compte l’événement de la rencontre entre le texte et le lecteur. Voilà qui semble suffisant pour convoquer le travail de W. Iser dans son ouvrage L’Acte de lecture, théorie de l’effet esthétique. Théorie dont la validité, de son aveu même, ne doit pas être restreinte à l’analyse des seuls textes narratifs.
34Dès lors posons-nous cette question : comment la réflexion d’Iser peut-elle nous permettre d’investir le fragmentaire ? Question d’autant plus difficile que le fragment littéraire semble décourager cette tentative d’investir ce qui se « passe entre » le lecteur et le texte. D’un côté, la brièveté laisse à penser que rien n’a le temps d’arriver, de l’autre le caractère de « déjà-là » du fragment expose le lecteur à une tentative/tentation de reconstitution d’un objet par une démarche transcendante, interprétative, généalogique… L’interaction est trop brève, ou empêchée par la sensation que ce que j’ai devant moi n’est pas tout. L’immédiateté de la coprésence du texte et du lecteur est brisée par ce soupçon des arrières-mondes. En cela, le fragment reconduit cette idée que la littérature se fait en deux temps : que le texte est un envoi, que la lecture vient ensuite. Or, c’est justement contre cette démarche objectivante, chosifiante que la théorie de l’effet a vu le jour.
35Le geste inaugural d’Iser se constitue d’une décision des plus simples : ne plus se satisfaire du dualisme classique texte/lecteur (où le texte serait l’objet et le lecteur le sujet). Iser veut rompre avec l’idée que le texte est un objet qui serait doté d’une existence autonome, indépendante du regard qui le contemple. Il abandonne alors toute idée d’un éventuel statut ontologique du texte, de même qu’il délaisse toute tentative d’approche métaphysique issue de la pensée de la représentation : le texte n’est ni un objet simple, ni le « symbole », « l’être pour » d’une réalité qu’il le dépasserait, et qu’il me faudrait, à travers lui, retrouver (une vérité, un sens, une réalité…). Le lecteur ne se trouve jamais devant un texte, pas plus qu’il ne peut prétendre lire à travers, il est toujours pris dedans, impliqué. Ce dualisme devra s’effacer au profit de ce qui se passe dans l’entre-deux du texte et du lecteur, dans l’interaction de leur constitution réciproque.
- 21 Ces points sont fondamentaux et je ne peux ici que renvoyer au texte de W. Iser pour plus de préci (...)
36Mais si Iser propose une critique du dualisme entre texte et lecteur, il refuse d’un même geste les trois tentatives de le réduire que sont : l’interprétation, la communication, la théorie émotive21. Il se voit alors contraint de reconduire un dualisme faible, moins radical, où les extrémités ne joueront plus comme des entités séparées mais comme des pôles n’existant que dans une tension mutuelle, une interaction sans transcendance, sans troisième terme garantissant le positionnement des deux autres, une interaction tout entière comprise dans le processus de rencontre. Et ce dualisme faible a pour nom l’événement et c’est explicitement qu’Iser résume son projet dans l’« avant-propos à l’édition française » en posant cette question fondamentale :
Dans quelle mesure le texte littéraire peut-il être étudié comme étant à la source d’un événement ou d’un processus ?
- 22 Résumé qui ne serait pas inutile tant ce texte revêt, sous des dehors de parfaite simplicité, une (...)
37Il n’est pas ici question de montrer comment Iser déploie cet événement de la lecture grâce au rôle qu’il attribue aux différentes formes d’indéterminations du texte dans la mesure où cela constituerait un résumé de son propos22. Je voudrais juste faire une ou deux remarques sur la pertinence de sa vision de l’événement pour cerner le fragmentaire.
38D’abord, Iser réhabilite le fragment comme une composante même de l’expérience de lecture. Comme phénoménologue, il lui accorde une place importante comme échelle de perception. Il reconnaît aussi que le texte fonctionne sur une discontinuité fondamentale : réagissant contre le rejet d’Austin de toute indétermination dans l’accomplissement de l’acte de langage, Iser va s’efforcer de maintenir le texte dans sa familiarité avec l’indétermination, l’inachèvement, l’incomplétude. Dès lors, au lieu de toujours opposer le fragment à une vision idéale, et totalement erronée, du texte fictionnel qui se caractériserait par sa continuité, Iser va nous offrir l’occasion d’une confrontation avec une vision du texte, qui non seulement n’est plus une œuvre objective, indépendante du regard qui la considère, mais qui, en outre, intègre la discontinuité comme un de ses éléments constitutifs.
- 23 Au lieu de prendre un auteur de fragment pour lui appliquer cette posture de lecteur, je me conten (...)
39Ensuite, il faudrait montrer que certains des enseignements d’Iser sont à même d’éclairer le fonctionnement pourtant a priori propre à l’écriture en fragments. Ce qu’Iser appelle le point de vue mobile du lecteur, pour prendre ce seul exemple, revient à adopter une posture bien valide, mais particulière, de « lecteur en série », de recueil ; chaque fragment constituant un thème sur l’horizon de la multiplicité des fragments. L’écriture en fragment est, en effet, elle aussi soumise à certaines modalités d’indéterminations, à des effets de voisinages23.
40Mais allons tout de suite à l’essentiel : si on doit à cette analyse une réhabilitation de l’indétermination, de la discontinuité, de l’événementialité de la constitution lecteur/texte c’est aussi à sa définition assez restreinte de l’événement que l’on doit son incapacité à cerner le fragmentaire dans toute sa singularité. Le fragmentaire conteste la théorie d’Iser en trois points : il prône une reconnaissance du mode de donation du texte/il conteste l’assimilation de l’événement à un processus de constitution du sens/il réclame une plus grande prise en compte de la syncope.
- 24 Cité dans le chapitre XI du volume 8 de l’ouvrage The cambridge history of literature criticism, P (...)
411) Slanley Fish24, dans son texte Diacritics de 1981, reproche à Iser de croire à l’idée d’un « donné » possible des objets réels, mais aussi de structures textuelles. Pour Fish, tout est toujours déjà pris dans la sphère d’interprétation, rien n’est jamais donné, nous intervenons toujours dans un cadre interprétatif. Or les conséquences sont importantes : si le texte n’est pas un donné, les blancs qui le composent ne peuvent pas l’être plus ; aucun blanc « objectif » ne peut être transmis. Fish reproche à Iser de croire qu’un donné du texte est possible, je lui reprocherai aussi de ne pas prendre le mode d’arrivée du texte en compte pour analyser le rapport texte/lecteur.
42Dans l’écriture fragmentaire, le texte, le blanc ne sont évidemment plus « donnés » et ceci pour deux raisons :
- Les fragments de texte sont déjà interprétés dans la mesure où ils font déjà l’objet d’une sélection du lecteur, même inconsciente dans leur succession. Si Iser fait place à un certain impressionnisme du texte, cela ne concerne en rien les structures du texte qui sont définitivement fixes, seul le regard qui le parcourt éclaire plus ou moins certains segments : seul le point de vue est mobile, hiératique.
- Le mode d’arrivée du signe sur la page, ce que j’appelle le mode de donation du texte, importe particulièrement pour l’écriture en fragments. Le mode d’actualisation du thème est par définition l’individualisation, la singularisation du segment sur d’autres, c’est-à-dire l’affirmation d’une identité, d’une différence par rapport à ce qui l’entoure. Cette différence étant à trouver dans l’éclairage qu’il reçoit du regard qui le contemple. Mais le fragment doit pouvoir se différencier de lui-même ; ce qui nous oblige à penser que l’hypothèse d’un thème sans horizon doit être maintenue. Concrètement Iser, par exemple, ne pense pas l’arrivée de la phrase. La phrase est, pour lui, le donné du texte, la « matière » de la lecture. Le fragment pose cette fondamentale question de la donation du texte comme effet esthétique. Il n’est pas question de sombrer dans l’absurde, ou le mysticisme d’un fragment orientalisant, ou d’un fragment comme métaphysique de la présence, mais de transformer ce stade liminaire en expérience de lecture possible, de considérer cette strate primaire de l’événementialité comme faisant partie des effets possibles.
432) Iser superpose deux concepts dont le lien n’est en rien évident : l’événement et le processus de constitution du sens. Le postulat qu’il nous faudrait remettre en cause tient en cette phrase d’Iser :
L’attente élémentaire de la permanence du sens est la condition préalable à l’élaboration du caractère événementiel du texte littéraire…
- 25 Iser, après sa discussion avec Austin, a définitivement tourné le dos à la réalisation du texte co (...)
44Or le fragment nous pose avec force cette question : prendre position envers un texte, cela passe-t-il toujours par une constitution sémantique ? L’attente élémentaire n’y est plus seulement celle de la permanence d’un sens mais l’incorporation dans une synthèse cohérente n’est qu’une des modalités possibles. « Réaliser » le texte, ce n’est plus seulement essayer de le comprendre ; ce peut être le citer, le pratiquer, sélectionner une attitude de lecture (un parcours), le subir, se tenir dans sa disponibilité, dans la virtualité même de sa réalisation. Il existe de multiples modes d’implication possibles. Le potentiel d’action du texte dont parle Iser, sa structure d’appel à la réalisation, ne passe pas seulement, ou même nécessairement, par sa constitution en un objet esthétique. La réalisation du fragment, sa mise en action, peut être une recontextualisation qui ne se restreint pas à une recotextualisation, à une combinaison d’un texte avec du texte. Il faudrait reprendre l’idée de contexte pour l’élargir25.
453) L’écriture en fragments oblige à envisager des indéterminations plus radicales qu’aucune constitution rétrospective d’un sens, même fluctuant, ne saurait jamais ressaisir. Ces a-déterminations (qui ne sont ni déterminées, ni indéterminées) informent pourtant l’interaction. J’en vois deux exemples : la tautologie et les non-événements.
- La tautologie : de quelle indétermination parlons-nous quand nous sommes confrontés au retour infini du même ? Iser ne peut penser le thème seul, c’est-à-dire la singularité de la forme qui, ne pouvant tirer son existence d’un quelconque horizon, n’interagit pas moins avec le lecteur que je suis. La singularité échappe à la notion de combinaison comme à celle de sélection et c’est pourtant dans cette seule acception que nous pouvons parler d’événement. Par exemple :
- Iser ne permet pas de penser le retour du même dans le parcours de ma lecture, or le fragment nous oblige à penser que lire, ce peut être relire à l’identique26.
- L’oubli est une forme importante de l’actualisation ou de la non-actualisation du thème, or que peut-on oublier à l’échelle du fragment ? Avec Iser, comment pouvons-nous aborder la tautologie d’un fragment comme celui-là : « cette phrase a vingt-huit lettres ».
- Il existe des blancs non indéterminés, des non-événements qui arrivent. Il ne se passe rien et pourtant cela compte dans la relation que j’ai au texte : Iser ne pense pas l’inattention, ou même l’ennui (il condamne même fortement la banalité parce qu’elle remet en question tout son système dans la mesure où elle n’indétermine rien) et pourtant tous ces éléments participent grandement à l’expérience esthétique, peut-être même peuvent-ils faire partie, des stratégies du texte. Le fragment, en ce qu’il laisse la latitude d’un blanc non pris dans un processus de signification, un blanc subi, non un blanc donné, déterminé, intègre ces dimensions. Plus encore, le fragmentaire est incompréhensible sans cela. Sinon, comment expliquer que certains fragments nous arrivent alors que d’autres ne font que passer.
- 27 Nous la trouverions sans doute chez C. Romano dans son triptyque L’Événement et le monde, L’Événem (...)
46Si Iser permet de prendre en considération un certain type de manque, il ne permet pas de comprendre le fragmentaire jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’il conserve au lecteur un statut de sujet qui se tient « Un » sous ce qui lui arrive, qui ne connaît le texte que sous le mode de la mise en présence, et qui accueille le texte en contexte selon l’horizontalité d’un horizon d’attente. Chez Iser, l’événement est toujours pensé comme un processus, les instants de la lecture sont en permanence pensés dans un mouvement de passage (mimétique en cela de la linéarité prétendue du regard). Autant d’éléments qui empêchent de penser le fragment dans toute sa puissance syncopante. En ce sens, l’indétermination n’est qu’un premier stade de la syncope du fragmentaire. Ce qui est signifiant pour Iser est la suspension de structures évidentes d’analogie (répertoire, système, littérature passée, genres, normes…) ; ce qui l’intéresse, c’est ce qui, dans une configuration donnée, fait échec à sa compréhension globale. Mais ce qui peut faire sens aussi, ce sont non pas les écueils, les échecs de l’analogie, ses angles morts, c’est tout simplement l’absence de perspective. Il est des fragments, comme ce « j’ai oublié mon parapluie » qui ouvre un gouffre que ne peut recouvrir aucune mise en perspective. Ce type de fragment demanderait une autre théorie de l’événement27 qui partirait de la syncope inouïe, d’une perception du fragmentaire comme radical.
47Pour endiguer l’hybridité conceptuelle du fragment, j’ai essayé d’investir le manque qui interpelle le lecteur, ce que j’ai appelé le fragmentaire, sans pour autant prétendre le combler. Pour comprendre le fragmentaire, j’ai convoqué l’événement et ai constaté que de la définition que l’on voulait bien donner à cette notion, le fragmentaire pouvait recevoir plusieurs acceptions allant d’une indétermination sémantique jusqu’à une syncope radicale. Dès lors, devons-nous conclure que pour définir le fragment une typologie de l’événement est requise ? Mais alors faudra-t-il parler de dominante : tel fragment engendrant majoritairement tel type d’événement ? Ou faut-il déplacer la question du côté de la disponibilité du lecteur au texte, certains adoptant une posture de recueil ; d’autres d’accueil du fragment ? Il semble bien que dès qu’on essaie de penser une forme de classification, de catégorisation à partir de la notion d’événement les questions soient plus nombreuses que les réponses.
Notes
1 Je renvoie là à certains travaux précieux comme celui de P. Garrigues, Poétiques du fragment, Klicksieck, nov. 1995, coll. « Esthétique ».
2 F. Susini-Anastopoulos, L’écriture fragmentaire, définitions et enjeux, PUF, nov. 1997, coll. « Écriture ».
3 J.-L. Galay, « Problèmes de l’œuvre fragmentale », Revue poétique, n° 31, Seuil, 1997.
4 On peut évidemment ici évoquer les Pensées de Pascal par exemple.
5 L’expression est de Susini-Anastopoulos.
6 Constat que dresse aussi, sans plus de précision, Michel Gaillard, Revue poétique, n° 120, « Le fragment comme genre ».
7 Bien sûr, une question fondamentale serait alors à poser : faut-il désormais conserver ce terme de fragment si la seule totalité à laquelle on peut le rattacher est de l’ordre du processus de lecture ? Je ne peux que différer cette interrogation que je reçois comme valide.
8 L’événement est un impensé de la question de l’écriture en fragments et pourtant il court sous tous les critères classiques : Clos/ouvert – bref/long – inachevé/achevé. c’est à partir de ce lieu commun qu’il faut repenser la pertinence de la catégorie « fragment en littérature » dont les deux pôles extrêmes pourraient être ceux-ci : la maxime, fragment qui ne m’arrive pas et qui ne passe pas et le haïku, fragment qui ne fait qu’arriver.
9 Sur cette question de l’écriture des instincts, je renvoie à l’ouvrage de Sarah Kofman, Nietzsche et la métaphore, Galilée, 1972, p. 10 notamment ; ou encore à ceux de Michel Haar, La philosophie française entre phénoménologie et métaphysique, PUF, 1999, p. 93 ou Nietzsche et la métaphysique, Gallimard, coll. « Tel », p. 108, etc.
10 Curt Paul Janz, Nietzsche, biographie, 3 tomes, Gallimard, 1984.
11 Bernard Roukhomovsky, dans son ouvrage Lire les formes brèves, Nathan université, 2001, coll. « Lettres sup. », écrit, p. 112 : « L’œuvre de Nietzsche fournit à cet égard un exemple emblématique, comme en témoignent d’ailleurs les hésitations terminologiques de la critique nietzschéenne : aphorismes ou fragments ? Le choix de l’aphorisme répond, chez celui qui se dit “le premier des maîtres allemands” du genre, à un idéal de concision, de concentration de la pensée (“Mon ambition est de dire en dix phrases ce que cet autre dit en un livre – ne dit pas en un livre”), en même temps qu’à un souci de perfection formelle et stylistique. » « Mais, dans le même temps, la pratique de l’écriture aphoristique est sous-tendue par le refus du système et de la clôture (“Moi, je ne suis pas assez borné pour un système – pas même pour mon système”), par une aspiration à l’émiettement (“il faut émietter l’Univers, perdre le respect du Tout”) […] et c’est par là qu’elle est, concurremment, écriture fragmentaire. »
12 Chez Flammarion, 2001, coll. « Sciences humaines ».
13 Si tout fragment n’est pas du genre « j’ai oublié mon parapluie », il faut, du point de vue de la lecture, aller jusqu’à le penser comme une possible rencontre ; sans quoi, du fragment, il ne nous reste qu’une puissance de fragmentation très orientée et très restreinte. Par exemple, pour juger du statut de fragments de certains textes, j’attendrai que l’on veuille bien me dire à qui sont imputables ces points de suspension : à Céline, à Cioran, au traducteur ou à l’éditeur d’Héraclite. Nous voyons bien qu’en permanence apposer le terme de « fragment » à l’objet d’une lecture revient à excéder l’échelle du seul texte et à remettre en question son statut même de texte. Nous nous en remettons au contexte (ou à l’absence de contexte qui fait alors contexte), à ce que nous ont dit quelques savants ou la quatrième de couverture. Il faut faire du fragment une hypothèse radicale, c’est-à-dire penser un fragment inattendu, inespéré : une rencontre sans reconnaissance. Un fragment qui ne soit pas toujours déjà stylistique, rhétorique ou sémantique, ni ontologique, un fragment dont on ne saurait pas ce qu’il est avant de partir à sa recherche.
14 Derrida écrit p 96 :
« Peut-être une citation.
Peut-être a-t-elle été prélevée quelque part.
Peut-être a-t-elle été entendue ici ou là.
Peut-être était-ce le propos d’une phrase à écrire ici où là.
Nous n’avons aucun moyen infaillible de savoir où le prélèvement a eu lieu, sur quoi la greffe aurait pu prendre. Nous ne serons jamais assurés de savoir ce que Nietzsche a voulu faire ou dire en notant ces mots. Ni même s’il a voulu quoi que ce fût. À supposer encore qu’on n’ait aucun doute sur sa signature autographe et qu’on sache quoi mettre sous le concept d’autographie et la forme d’un signe. »
15 Sur ces notions, je renvoie au livre de P. Ricœur, De l'interprétation, Seuil, 1965, coll. « Points Essais », n° 298.
16 À la fin de l’avant-propos de La Généalogie de la morale, Nietzsche écrit : « Un aphorisme, si bien frappé soit-il, n’est pas “déchiffré” du seul fait qu’on le lit ; c’est alors que doit commencer son interprétation, ce qui demande un art de l’interprétation […]. Évidemment, pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, une chose avant toute autre est nécessaire […] une chose qui nous demanderait presque d’être de la race bovine et certainement pas un “homme moderne”, je veux dire savoir ruminer… »
17 Cette radicalisation de l’interprétation n’est pas propre à ce texte de Nietzsche, pas plus qu’à la lecture singulière qu’en fait Derrida. Elle est un fondement même de la réception fragmentaire de tout fragment. P. Campion, dans son livre Lectures de La Rochefoucauld, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, montre bien qu’il en va de même chez La Rochefoucauld, que le soupçon se porte non seulement sur la possibilité de la vertu, mais sur le langage lui-même, et finalement sur la source même de toute possibilité. C’est cette mise en cause de toute possibilité qui engendre si souvent l’écueil du fragment comme nihilisme, pessimisme.
18 Derrida fait lui-même explicitement ce lien entre le couple possible/impossible et la notion d’événement. Je ne peux que renvoyer à la lecture de son intervention intitulée : « Une certaine possibilité impossible de dire l’événement », séminaire de Montréal, Dire l’événement, est-ce possible ?, L’Harmattan, 2001, coll. « Esthétiques ».
19 Je dis bien « possible » et c’est en cela que ce discours sur le fragmentaire n’entre pas en concurrence avec les deux discours (archéologique et stylistique) sur le fragment « objectif » ; il n’en est que le pendant, vu depuis la réception. Ils ne s’excluent nullement mais, au contraire, il faudrait pouvoir analyser le lien en détail entre fragments « objectifs » et événement du fragmentaire. Le fragmentaire ne pouvant, à l’évidence, se construire que sur des modalités de régulation formelle.
20 Sur cette notion de syncope, je renvoie aux ouvrages de J.-L. Nancy, Le Discours de la syncope, Aubier-Flammarion, 1976, coll. « La philosophie en effet », et à celui de Catherine Clément, La Syncope, Philosophie du ravissement, Grasset, 1990, coll. « Figures ».
21 Ces points sont fondamentaux et je ne peux ici que renvoyer au texte de W. Iser pour plus de précision.
22 Résumé qui ne serait pas inutile tant ce texte revêt, sous des dehors de parfaite simplicité, une difficulté de lecture peu fréquente.
23 Au lieu de prendre un auteur de fragment pour lui appliquer cette posture de lecteur, je me contente, pour le moment, de renvoyer à une lecture critique déjà constituée de La Rochefoucauld faite par P. Campion dans son ouvrage (cf. supra), qui, si elle ne pose pas cette mise en série des fragments comme le fin mot de l’écriture, prend, avec finesse, ce phénomène en considération. Campion montre bien que la discontinuité est matériellement illusoire et que cette discontinuité de l’écriture en fragment n’échappe pas à la linéarité du regard du lecteur qui recrée ainsi de la continuité.
24 Cité dans le chapitre XI du volume 8 de l’ouvrage The cambridge history of literature criticism, Peter Brooks, Nisbet, Rawson.
25 Iser, après sa discussion avec Austin, a définitivement tourné le dos à la réalisation du texte comme d’un retour à la réalité. Or, condamner le recours nécessaire à des conventions verticales (hors texte) ne justifie nullement qu’on isole définitivement le texte d’un retour à une pragmatique. Si le fragment-texte ne suppose pas une situation réelle préalable à sa compréhension, ou à sa validation, pour autant, on peut penser que sa mise en situation constitue une mise à l’épreuve de sa valeur, et une modalité de sa réalisation. L’écriture en fragment ne refuse pas une confrontation avec le réel et la distinction entre l’illocutoire et le perlocutoire n’est pas des plus aisée la concernant. Certains fragments verront leur statut littéraire justifié par leur présence dans certains salons mondains et on peut dire à leur propos ce qu’Iser réserve aux seuls actes de langage : « les expressions linguistiques tirent leur sens de leur usage. C’est ainsi que les actes de parole sont des unités de communication du discours qui coordonnent les phrases aux situations, ou qui font ainsi de la phrase une expression verbale dont le sens est donné par son emploi. » Ceci pose la question du statut particulier du fragment, de sa citabilité, de la pertinence du bon mot. Le fragment est plus proche que la fiction de ces actes de paroles dans la mesure où ils sont souvent, bien que souvent décontextualisés, mis en situation. Mais contrairement aux actes de parole d’Austin, il n’y a nulle convention leur garantissant leur efficace, et c’est la situation elle-même qui sert de test de validation.
26 Maurice Coyaud dans sa préface à son Anthologie-promenade Fourmi sans ombre, Le livre du Haïku, Paris, éditions Phébus, 1978, collection « Libretto », écrit : « Emboîtant le pas aux haïkistes eux-mêmes, dont on sait le goût pour l’errance, j’ai simplement décidé de partir, non tellement d’arriver. Advienne que pourra en route. On me verra sûrement trébucher, revenir sur mes pas (il m’arrive de citer deux fois le même haïku – à des moments différents). » Je souligne.
27 Nous la trouverions sans doute chez C. Romano dans son triptyque L’Événement et le monde, L’Événement et le temps, Il y a, éditions PUF, coll. « Épiméthée ». Je devrais alors, si le temps me le permettait, me livrer au même type d’analyse que celle que je viens d’esquisser pour mesurer la proximité qu’entretient ce type de fragment avec les déterminations que C. Romano donne de l’événement : un fragment-événement non susceptible d’explication causale, qui sape toute assise interprétative, non datable, seulement compréhensible à partir de sa postériorité, qui déborde le présent même de son effectuation. Un fragment qui ne peut plus être pensé depuis son origine, ou selon un quelconque projet. Un fragment qui s’adresse à moi lecteur de façon insubtituable et qui m’ouvre ma lecture à l’aventure du signe. Il me faudrait essayer le statut « d’advenant » à celui de lecteur qui n’existerait alors qu’in fragmento, c’est-à-dire que dans l’instant posthume d’une rencontre avec le texte. Le fragment est en effet l’une des seules formes littéraires où quand je cesse de lire, quand le fragment n’est plus là, où dans la postériorité duquel je ne me trouve plus, je cesse d’être lecteur. Il n’y a plus ni intrigue, ni figure (personnage) qui assure la cohérence de mon statut de lecteur par l’attente, l’imagination. Les indéterminations sont de véritables syncopes qui saisissent le lecteur plus qu’elles ne peuvent être saisies par lui. Le lecteur n’existe alors que dans la capacité qu’il a d’être interpellé.
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