Que m'arrive-t-il ?
| ,2e partie. L’événement : une notion critique
Événement et genre tragique dans la seconde moitié du xviiie siècle en France
Le cas de Warwick, tragédie de la harpe, de 1763 à 1789
Texte intégral
- 1 En 1763 on joue donc 16 fois Le Comte de Warwick mais aussi 17 fois Racine (tous titres confondus) (...)
1Le 10 février 1763 était signé le Traité de Paris qui mettait fin à la guerre de Sept Ans. Ce traité fut une défaite pour la France et une victoire de l’Angleterre. Il sanctionnait la perte de colonies importantes (telles que Québec, Montréal…). Or en cette même année 1763, un tout jeune auteur voyait sa première pièce devenir un succès à la Comédie-Française, il s’agit de La Harpe, dont la pièce intitulée Le Comte de Warwick forme l’événement tragique de la saison. Ainsi, dans l’année 1763, Warwick (l’auteur abrège le titre dans sa correspondance) est jouée seize fois, ce qui situe la tragédie loin devant les autres en nombre de représentations : arrivent ensuite Nanine de Voltaire (9 fois), Phèdre de Racine1 (6 fois).
- 2 En cette année 1763 la Comédie-Française montre au public une comédie de Boissy : Le Français à Lo (...)
2Warwick semble être à la croisée entre la tradition littéraire et l’écriture de l’événement contemporain. Côté tradition, cette tragédie s’inscrit d’abord dans la longue lignée des pièces à sujets anglais2, participant de cette vogue anglaise qui traverse toute la seconde moitié du xviiie siècle. L’œuvre est conforme aux normes du répertoire tragique et de sa dramaturgie : structure en cinq actes, unités respectées, vers alexandrin. Elle s’inscrit parfaitement dans une tradition littéraire qui ne permet guère de déployer une écriture de l’événement récent. Mais en même temps, la pièce de La Harpe n’est pas séparable du contexte événementiel et l’on peut se demander dans quelle mesure elle prend sens par rapport à la guerre franco-anglaise et à la paix du 10 février. Comment le « nouveau », c’est-à-dire, ici, la part de l’événement contemporain, peut-il s’inscrire dans la « nouveauté » (une nouvelle pièce, mais toujours fidèle au même moule classique) au sein d’une entreprise de spectacle telle que la Comédie-Française de l’époque ?
- 3 La dialectique du nouveau et de la nouveauté avait été signalée par Henri Lagrave dans Le Théâtre (...)
3Nous examinerons dans un premier temps la façon selon laquelle La Harpe et ses contemporains posèrent eux-mêmes la question de l’événement dans la tragédie, celle du nouveau (l’événement) par rapport aux contraintes de la nouveauté3 (la tradition). Ensuite nous identifierons la présence de l’événement contemporain dans Le Comte de Warwick, puis nous confronterons cette pièce à une comédie de Favart, L’Anglais à Bordeaux, qui fut jouée les mêmes soirs et semble avoir pu proposer au public un éclairage événementiel de la tragédie. C’est en somme la question de l’autonomie du texte tragique par rapport aux événements historiques qui est ici posée.
- 4 La Harpe, Lycée ou Cours de Littérature ancienne et moderne, Paris, Baudouin, 1829, vol. I, p. 62.
- 5 Ibid, vol. I, p. 181.
- 6 Les « petits jours » sont le mardi et le vendredi, les « grands » sont le mercredi et le samedi. L (...)
4Assurée par le personnage de Marguerite, l’exposition du Comte de Warwick tire son sujet d’un événement historique réel, mais l’écriture tragique ne se réduit pas pour autant, dans l’esprit des auteurs, à la simple relation dramatique de l’histoire et de ses événements. Même si l’événement historique propose un « bon sujet », c’est- à-dire un sujet contenant en lui-même du tragique, l’écriture s’opère à partir de cet événement. La Harpe précise dans son Lycée4 ce qu’il entendait par ce qu’Aristote avait nommé l’« imitation d’une action grave » dans sa Poétique : l’imitation est vue comme une création. Les auteurs distinguaient nettement « l’histoire en vers », attitude consistant à « versifier une histoire » de l’œuvre poétique qu’est la tragédie, fruit de « l’imagination » du poète5 c’est-à-dire « poème sur tel ou tel sujet tiré de l’histoire ». La création personnelle dans l’écriture tragique de l’événement est reconnue, et même attendue, mais elle est bornée, et c’est ce qui nous intéresse ici, non pas tant par des « règles » que par le goût du public, c’est-à-dire par sa réception effective dans l’enceinte du théâtre lors des représentations. Cette perception peut dépendre de multiples facteurs, dont beaucoup peuvent se situer hors du texte (tels que le rôle de la claque, le choix du moment de la semaine divisée en « grands » et en « petits jours6 », la bonne ou mauvaise volonté des acteurs, etc.). Indépendamment de ces conditions, le facteur qui détermine le succès de l’accueil est celui de la vraisemblance. Elle est essentielle à l’entretien de l’illusion du spectacle tragique.
- 7 Dorat, L’Année Littéraire, 1763, Paris, t. 8, p. 86.
5Ainsi Dorat écrivit au sortir de la représentation7 de Warwick :
Chaque scène est à sa place et chaque acteur y dit ce qu’il doit dire ; enfin, on éprouve dans cet ouvrage cette continuité d’illusion, qui, selon moi, est le grand secret de l’art dramatique.
- 8 Année Littéraire, op. cit., t. 8, p. 78.
6Que signifie que « chaque acteur y dit ce qu’il doit dire » sinon que Dorat n’a pas eu l’oreille froissée par des invraisemblances ? Or la toute première invraisemblance à éviter est celle d’une entorse dans la mise en drame de l’historicité de l’événement source assumée par l’exposition. C’est justement par là que Fréron débute un premier compte rendu de représentation. Il proposera une analyse de la pièce (qu’il éreinte) mais commencera par un résumé de la source historique tout en écrivant8 :
vous verrez ce qu’il [La Harpe] a emprunté à l’Histoire, ce qu’il en a retranché, ce qu’il a cru devoir y ajouter.
- 9 La source principale de La Harpe fut constituée par l’Histoire d’Angleterre de Rapin de Thoyras. L (...)
7Fréron veut certainement se montrer honnête critique et se prétend objectif. Il sait que la pièce est bien accueillie par le parterre et il interroge avec tolérance la question de la fidélité aux sources connues. Connues… Certes. Mais tous les spectateurs-lecteurs ne maîtrisent pas forcément la vulgate puisqu’il la leur rappelle. La contrainte de l’écrivain se résume donc à satisfaire tout le public, celui qui connaît l’événement source9 par la vulgate, et l’autre, celui qui le découvre avec la pièce. Au total, l’exposition, la relation événementielle initiale pour « passer », doit sembler vraie. Le public aura donc l’événement qu’il mérite, l’événement qu’il peut recevoir, c’est-à-dire une mise en drame d’un événement source qui ne heurte pas ses attentes.
- 10 Lycée, op. cit., vol. VI, p. 349-350.
8La Harpe, en résumant dans son Lycée les notes de Voltaire, critique10 la tragédie de Thomas Corneille, Le Comte d’Essex :
D’abord l’histoire est étrangement défigurée ; et comme il s’agissait d’un peuple voisin et d’un fait assez récent, cette licence n’est pas excusable. Il n’est pas permis, lorsqu’on représente sur le théâtre de Paris un événement qui s’est passé en Angleterre, de contredire la vérité des faits et les mœurs du pays, au point qu’un Anglais qui assisterait à ce spectacle ne pourrait s’empêcher d’en rire. Il faudrait, au contraire, qu’en voyant les personnages sur la scène il se crût dans Londres.
- 11 ibid, p. 352.
9Comme la pièce de Thomas Corneille avait eu du succès, et donc qu’elle n’avait pas paru invraisemblable, il continue11 ainsi :
Il faut croire, comme Voltaire le remarque, que peu de spectateurs savaient l’histoire d’Angleterre : la plupart ne connaissaient le comte d’Essex que par les romans fabriqués en France sur ses amours avec Elisabeth […].
10Le genre tragique n’a donc pas besoin, de fait, de trop s’embarrasser de vérité historique, l’écriture de l’événement dans la tragédie devant surtout correspondre au plus près aux attentes du public. Les circonstances concrètes de l’exercice théâtral à Paris à la Comédie-Française à l’époque peuvent permettre de comprendre cette dépendance. Il faut garder à l’esprit la situation de monopole de l’unique salle habilitée à monter des tragédies, entreprise de spectacle à capitaux personnels des acteurs pour une bonne part, entreprise qui ne s’enrichit que par le nombre d’entrées du public. Le succès est une nécessité.
11Dans cette situation l’événement historique source ne devient spectacle tragique réussi (mesurable par la recette) que lorsque sa part d’historicité réelle se transforme en péripétie narrative acceptée par le spectateur-auditeur à qui il faut, pour cette raison même, apporter des « nouveautés » toujours identiques et ne proposer qu’avec une grande parcimonie du « nouveau ». Mais le paradoxe réside dans le fait que le public cherchait malgré tout de l’événementiel au théâtre. Ainsi La Harpe publia dans un Mercure de France de 1769, avant la reprise de la tragédie, des vers qui visaient à faire scandale, manière publicitaire de faire parler de la pièce : le personnage évoque ici le roi de France (Acte I, scène 3) :
Fameux par l’artifice et non par la victoire,
Jaloux de la puissance et non point de la gloire,
Ce prince malheureux dans le sein de la paix,
Est accablé du soin d’opprimer ses sujets.
- 12 Même si La Harpe ne fait pas preuve d’une si grande audace dans cet effet d’annonce puisqu’il cont (...)
12Même dans la bouche d’un ennemi anglais, la critique est verte et sent la provocation12, et permet au public de trouver un écho aux querelles philosophiques en vogue.
13Le facteur principal d’influence de l’écriture tragique de l’événement à la Comédie-Française reste donc l’accueil du public dont les exigences font force de loi. Mais ces exigences sont contradictoires : il lui faut de la vraisemblance et de l’illusion, toujours, mais aussi du nouveau, à dose infinitésimale. Comment dans ces conditions laisser entrer l’événement contemporain dans le texte ? Car comme on va le voir la guerre de Sept Ans et la paix du Traité de Paris n’étaient pas absentes des représentations de Warwick à la Comédie-Française.
- 13 Lycée, op. cit., vol. II, p. 17.
14L’argument du Comte de Warwick prend sa source dans un épisode de la guerre des Deux-Roses datant du xve siècle. L’exposition nous permet de comprendre que le comte de Warwick a mené à bien un coup d’État : il a détrôné par la force le couple royal, l’Anglais Henri VI et sa femme, Marguerite d’Anjou, et les a remplacés par le jeune Edouard. Cet Edouard est donc un tout jeune roi et à peine se voit-il installé au pouvoir qu’il fait déjà preuve d’ingratitude à l’égard de son « bras droit » en décidant d’épouser Elisabeth… qui n’est autre que l’amoureuse de Warwick. Le jeune Edouard tente de réaliser ce mariage alors que Warwick est parti en mission diplomatique auprès de Louis, roi de France, afin de négocier la paix. À son retour le héros découvre tout et s’emporte contre son roi. Il va même jusqu’à s’allier avec Marguerite, son ancienne ennemie, pour fomenter une révolution qui doit sonner la fin d’Edouard, son ancien protégé. Il va marcher contre ce dernier lorsque, coup de théâtre, au moment de l’abattre, pris de remords, il lui redevient fidèle et le sauve. Malheureusement des restes de sédition demeurent et Warwick finit assassiné par les sbires de Marguerite. Dans son agonie (les novissima verba13) il a le temps de confier Elisabeth à Edouard, de demander le pardon à son monarque… et de l’obtenir. C’est à l’intérieur de ce cadre narratif que les thèmes de la paix et du pardon semblent faire écho à l’événement récent de la fin de la guerre de Sept Ans.
15La paix d’abord, qui constitue un thème d’arrière-plan permanent dans la tragédie. Elle apparaît comme désirée par l’ennemi d’alors, l’Anglais, que ce soit dans les propos de Warwick (vers 340) :
Sire, j’apporte ici l’alliance & la paix.
16Ou bien du roi Edouard (v. 294) :
Et pour assurer mieux la paix où je l’invite,
Je prétends, sans rançon, lui rendre Marguerite.
17Ce désir de paix est anglais (« Je l’invite » dit le roi Edouard). S’il risque d’échouer, ce n’est point du fait de Louis, mais en raison d’un roi volage et anglais. L’amour d’Edouard le détourne du juste devoir : il devait épouser une proche parente du roi français pour permettre la réconciliation franco-britannique, mais en convoitant Elisabeth, outre l’affront à Warwick, il rompt les traités et met en péril cette paix. C’est donc une évocation partisane de l’événement qui se dessine ici : les Anglais apparaissent comme les responsables des difficultés rencontrées à faire cesser la guerre. On assiste à l’inscription d’un patriotisme chauvin dans la tragédie.
18Le pardon ensuite. La scène ultime de Warwick, précédée de l’absolution donnée par Elisabeth qui reconnaît à nouveau la valeur noble de son amant dans sa fidélité à son roi, est une variation continue sur le même thème de la rédemption (Warwick à Edouard) :
Réparez, s’il se peut, son infortune extrême.
- 14 Manière, au passage, de faire coïncider la fable du récit tragique (l’amour Warwick-Elisabeth n’a (...)
19Ici le héros mourant confie son amoureuse, la jeune Elisabeth, au rival Edouard14. Or c’est tout le cinquième acte qui est construit chez La Harpe dans le dessein d’amener la scène finale du pardon réciproque entre les frères ennemis que sont Edouard et Warwick. Celui-ci marchait sur Edouard lorsque soudain il jette son épée bruyamment sur scène (une didascalie l’indique) et décide de pardonner l’ingratitude de son roi et de le sauver. Même Marguerite doit être sinon pardonnée du moins épargnée… par crainte du roi français (acte V) :
Écoutez moins de vains ressentiments ;
Renvoyez à Louis cette Reine cruelle :
Il pourrait la venger.
20Cette présence majeure du thème du pardon n’est cependant pas forcément induite, en tant que telle, par la fin de la guerre. Ce déploiement appartient en effet à une sorte de loi du genre. Déjà chez Corneille, toujours joué aux Français en 1763 et surtout chez Voltaire, le plus célèbre auteur tragique de l’époque, le pardon occupe une place centrale dans les dénouements. Quel personnage ne se convertit pas au bien dans les tragédies de l’auteur de Zaïre ? Mais cette fois, ce qui semble nouveau, c’est le patriotisme : si dans Warwick il faut savoir pardonner, il faut aussi craindre le roi de France. On notera le conditionnel lourd de menace : « Il pourrait la venger ». Ici, l’événement récent engendre une actualisation chauvine du thème, ce qui n’est pas rien dans un genre littéraire au combien conservateur.
21À l’époque, la tragédie finie, les vers tragiques résonnaient encore aux oreilles du spectateur-auditeur qui voyait et entendait la « petite pièce », le plus souvent une comédie en un acte. Les soirs où Warwick fut donné, les acteurs jouèrent en suivant L’Anglais à Bordeaux, la pièce de Favart, qui pouvait donner un nouvel éclairage à la tragédie.
22L’Anglais à Bordeaux, comédie en un acte, développe le thème de la réconciliation entre les nations ennemies grâce à l’amour et à la paix retrouvés. L’action se déroule en 1763. Le Français Darmant a fait prisonnier sur mer l’Anglais Brumton. Ce Milord Brumton est retenu à Bordeaux mais sa prison est plutôt dorée : il est hébergé par une marquise dont il tombe amoureux. Si cet amour est partagé par la dame, le mariage n’est par contre pas possible car un Anglais ne saurait épouser une Française, alors que les deux pays sont en guerre, sans commettre un crime de haute trahison. Darmant pour sa part est épris de la fille de Milord Brumton, prénommée Clarice, mais là encore, et pour les mêmes raisons, pas question de se déclarer. L’obstacle à l’amour entre ces deux couples franco-anglais est donc explicitement lié à l’événement contemporain de la guerre de Sept Ans. C’est alors que survient la paix qui amène un dénouement heureux et permet à la fiction de représenter la réalité politique contemporaine. La comédie met en scène l’événement en proposant danse et chanson qui célèbrent la liesse populaire (scène 21) :
La paix est sûre, elle est ratifiée.
Ce mot seul fait du bien
La foule avec transport inonde chaque rue,
Sans être coudoyé, l’on ne peut faire un pas,
Sans se connaître, on se salue […]
- 15 Voir copie d’une telle convocation destinée à La Harpe dans : La Harpe Quarrels, op. cit., lettre (...)
23Que dans une même soirée la tragédie et la petite pièce proposent l’une et l’autre une variation sur le thème de la paix ne peut pas être considéré, après le Traité de Paris, comme une coïncidence. C’est un acte délibéré de l’équipe de la Comédie-Française, acteurs et souffleur, opéré avec assentiment de l’auteur, que de jouer une pièce à ce point liée à l’actualité et qui pour cette raison même ne pouvait avoir été inscrite au « tableau » de longue date. Il faut revenir un instant sur les traces dont on dispose de la tenue de ces « assemblées du répertoire » auxquelles les acteurs conviaient les auteurs en vue des décisions à prendre. Le « tableau », sorte de liste d’attente qui donnait à chaque pièce et à chaque auteur un rang de passage, n’empêchait pas les décisions ni les choix de programmation par la troupe qui construisait alors les « soirées ». Pour preuve Voltaire qui fut parfois joué « hors du rang », c’est-à-dire sans respecter la règle du « tableau » qui prescrivait en outre de jouer une tragédie pour deux comédies15. On se demandera donc dans quelle mesure la programmation de L’Anglais à Bordeaux à la suite de Warwick peut constituer une forme de réponse dramatique à l’événement historique récent.
24Que peut nous enseigner l’actualisation du thème du pardon dans la comédie, qui était comme on l’a vu foisonnant dans la tragédie ? Chez Favart, les Français ont le cœur sur la main : ils hébergent leur ennemi d’Outre-Manche comme un vieil ami. Ils vont même jusqu’à lui verser de l’argent, mais clandestinement, en faisant croire que les sommes proviennent d’Angleterre pour ne pas froisser son amour-propre de prisonnier vaincu ! Ici la guerre et les rancœurs doivent cesser au nom d’un humanisme enfin retrouvé (scène 13, Sudmer) :
Je ne décide point entre Rome et Carthage :
Soyons humains ; voilà le principal.
25Ainsi le texte semble transformer le théâtre en un temple de la Concorde (scène 5) :
Français, Anglais, Espagnol, Allemand
Vont au-devant du nœud que le cœur leur dénote
26La même thématique du pardon est donc déployée dans les deux pièces aux yeux du même public. Avec allégresse du côté français dans la comédie, non sans pathétique du côté anglais dans le cinquième acte de la tragédie. La paix harmonieuse se réalise grâce à la vertu du caractère noble des personnages. Mais ce qui pouvait encore passer pour une reprise d’un vieux thème dans la tragédie est cette fois éclairé crûment par la comédie : le pardon devient, à la lecture des deux pieces, une nécessité morale supérieure qui fait réponse à l’événement historique de la guerre de Sept Ans.
27De même la comédie semble accentuer après coup le chauvinisme de la tragédie par l’image du peuple. Chez Favart (scène 6) :
Le Français chante […]
Dans le sein de la guerre il goûte le repos ;
Sans peines, sans besoins, & libre sous un maître,
Le Français est heureux, & l’Anglais cherche à l’être.
28Ces vers mettent en relief par effet de contraste ceux de la tragédie où les Anglais passent pour d’indécrottables barbares (Marguerite, acte III) :
De vingt mille proscrits les malheureux enfants
Brûlent tous en secret de venger leurs parents.
Ils ont tous entendu, le jour de leur naissance,
Autour de leur berceau le cri de la vengeance.
Tous ont été depuis nourris dans cet espoir ;
Et pour eux, en naissant, le meurtre est un devoir.
Je te dirai bien plus ; le sang & le ravage
Ont endurci ce peuple, ont irrité sa rage ;
Et depuis si long-temps au carnage exercé,
Il conserve la soif du sang qu’il a versé.
29On a bien l’impression de lire deux versions totalement complémentaires d’un même sujet, les deux textes concourant de la sorte à une même et unique représentation patriotique à l’échelle de la « soirée » théâtrale.
30L’événement est là, allusif, tapi dans la tragédie, et il apparaît en pleine lumière grâce à l’effet de réverbération de la comédie en un acte. La comparaison des pièces de Favart et de La Harpe ouvre une piste d’interprétation qui propose de prendre en compte la soirée théâtrale et son programme comme une forme d’écriture dramatique de l’événement. La tragédie est placée en position de symétrie par rapport à la petite pièce. L’événement politico-historique constituant la ligne centrale de cette géométrie de la réciprocité des textes au sein d’une même soirée.
Notes
1 En 1763 on joue donc 16 fois Le Comte de Warwick mais aussi 17 fois Racine (tous titres confondus). Voir : A. Joannidès, La Comédie-Française de 1680 à 1920, Tableau des représentations par auteurs et par pièces, Paris, Plon, 1921. Du même auteur : La Comédie-Française de 1680 à 1900, dictionnaire général des pieces et des auteurs, avec une préface de Jules Claretie, New York (USA), Burt Franklin, 1971, (1re éd. : 1901). André Tissier, Les Spectacles à Paris pendant la Révolution, Répertoire analytique chronologique et bibliographique, De la réunion des États généraux à la chute de la royauté, 1789-1792, Genève, Droz, 1992. La thèse de M. Perchellet sur ces questions est à paraître, nous n’avons pu encore la consulter.
2 En cette année 1763 la Comédie-Française montre au public une comédie de Boissy : Le Français à Londres, et la tragédie de Thomas Corneille : Le Comte d’Essex (une représentation chacune).
3 La dialectique du nouveau et de la nouveauté avait été signalée par Henri Lagrave dans Le Théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750, Paris, Klinsieck, 1972.
4 La Harpe, Lycée ou Cours de Littérature ancienne et moderne, Paris, Baudouin, 1829, vol. I, p. 62.
5 Ibid, vol. I, p. 181.
6 Les « petits jours » sont le mardi et le vendredi, les « grands » sont le mercredi et le samedi. Le Samedi rapporte plus, ainsi La Harpe écrit aux acteurs : « […] [je] vous prie, messieurs, d’annoncer la pièce pour Samedi. Ce sera le premier que j’aurai depuis qu’on joue […] », à propos de Molière à la nouvelle salle ou les Audiences de Thalie. Voir Christopher Todd, La Harpe Quarrels with the actors, Studies on Voltaire and the Eighteenth century, vol. 53, lettre 48 du 2 mai 1782.
7 Dorat, L’Année Littéraire, 1763, Paris, t. 8, p. 86.
8 Année Littéraire, op. cit., t. 8, p. 78.
9 La source principale de La Harpe fut constituée par l’Histoire d’Angleterre de Rapin de Thoyras. Le choix d’un tel sujet permettait de toucher un large public car beaucoup de versions inspirées de Rapin ou d’autres auteurs circulaient, sous formes expurgées et au format portatif.
10 Lycée, op. cit., vol. VI, p. 349-350.
11 ibid, p. 352.
12 Même si La Harpe ne fait pas preuve d’une si grande audace dans cet effet d’annonce puisqu’il contrefait sans le dire des vers de Voltaire empruntés à Brutus, (acte I, scène 3) :
Leurs rois, trop occupés à dompter leurs sujets,
De nos heureux Toscans ne troublaient point la paix.
13 Lycée, op. cit., vol. II, p. 17.
14 Manière, au passage, de faire coïncider la fable du récit tragique (l’amour Warwick-Elisabeth n’a jamais existé) avec la vérité historique (Edouard épousa vraiment Elisabeth).
15 Voir copie d’une telle convocation destinée à La Harpe dans : La Harpe Quarrels, op. cit., lettre 47. Sur le cas de Voltaire « hors du rang », voir la lettre 13 du même volume.
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