Que m'arrive-t-il ?
| ,1re partie. Un événement compris par la littérature : la guerre
De la « scène contemporaine » à la scène immémoriale : l’écriture de l’événement dans L’Enlèvement de la redoute de Mérimée
Texte intégral
1L’Enlèvement de la redoute, nouvelle que Mérimée publie dans la Revue de Paris en septembre 1829 avant de la recueillir dans Mosaïque en 1833 relate le baptême du feu d’un jeune lieutenant lors de la prise de la redoute de Schwardino, que Mérimée écrit Cheverino. Il s’agit d’un épisode célèbre de la campagne de Russie qui eut lieu le 5 septembre 1812, deux jours avant la bataille de la Moskowa. Le récit en est fait par le jeune novice qui raconte seulement ce qu’il a fait et ce qu’il a vu : la relation de l’événement est entièrement focalisée et l’épisode vu d’en bas, à hauteur d’homme, selon un procédé que Stendhal reprendra dans les pages fameuses de La Chartreuse de Parme consacrées à Waterloo. Mérimée aborde donc l’événement par le biais d’un sujet, d’un point de vue qui n’est pas celui de l’historien mais qui se rapprocherait davantage de celui des Mémoires, genre très en vogue à l’époque.
- 1 On n’abordera donc pas la question de la littérature faisant elle-même événement. Sur ce point, vo (...)
2Cette nouvelle est parfaitement représentative des tentatives de Mérimée entre 1825 et 1830 vers une écriture fictionnelle de l’histoire. Au-delà de l’éparpillement générique manifeste qui caractérise ces années où le jeune auteur aiguise sa plume et cherche sa forme, ce qui confère son unité à cette période créatrice (peut-être la plus riche) de Mérimée est une volonté, qu’il partage pleinement avec ses contemporains, de féconder la fiction par l’histoire, une constante mise en fiction de l’histoire. Par le biais notamment d’un événement historique (la Saint-Barthélemy/la révolte des Jacques) promu matrice d’écriture (La Jacqueriel Chronique du règne de Charles IX). C’est ce que l’on voudrait envisager ici : la manière dont la prose mériméenne se saisit d’un événement qui lui fournit tout à la fois son sujet et son cadre épistémologique1.
- 2 Il est ce « général C*** » mentionné à la fin de la nouvelle. Compans, qui dirigeait les opération (...)
3Dans le cas de L’Enlèvement de la redoute, il choisit un épisode fameux de l’histoire contemporaine, un événement dûment répertorié dans les annales, largement célébré et tout prêt à être revêtu des oripeaux de la légende. En 1829, il a déjà fait l’objet de plusieurs relations : les histoires de la campagne de Russie qu’on commence à publier ne manquent pas de le signaler en bonne place, à l’instar de Ségur dans son Histoire de Napoléon et de la Grande Armée en 1812 publiée en 1824 ou, plus tard, de Thiers dans son Histoire du Consulat et de l'Empire publiée en 1845. L’événement, consigné à chaud quelque dix-sept ans auparavant dans le très officiel Bulletin de la Grande Armée tout comme dans les journaux de certains de ses acteurs, notamment le général Compans, dont on aperçoit le profil dans la nouvelle de Mérimée2, est donc très largement producteur de discours, de genres fort différents : journal intime, bulletin officiel, récit historique et enfin, avec Mérimée, texte littéraire. Cette polyphonie énonciative est caractéristique de la construction de l’événement, qui est toujours un complexe sémantique, fait de l’interaction souvent contradictoire des différents textes qui le parlent. Cette polyphonie, cette plasticité énonciative constitue l’événement, elle est l’événement et elle permet sans doute, par contraste et confrontation de saisir la spécificité du traitement littéraire de l’événement.
4Précisons que l’on prendra ici « événement » dans son sens historiographique le plus traditionnel, celui qui a provoqué les remises en question de l’ainsi nommée histoire événementielle au début du xxe siècle, à savoir un bouleversement, une secousse, politique ou militaire. La notion renvoie ainsi à une conception ancienne de l’historiographie qui est encore largement celle de la Restauration, où les domaines politique et militaire sont les seuls pourvoyeurs et moteurs de l’histoire – une histoire des grands hommes et des hauts faits, une histoire des batailles et des successions de règnes.
- 3 Lorsqu’il décrit ainsi l’attitude de l’Empereur avant la bataille de Schwardino : « Quand Napoléon (...)
5L’Enlèvement de la redoute est à première vue un récit de bataille : on ne peut pas rêver histoire plus « événementielle ». C’est d’ailleurs un épisode estampillé, labellisé « événement » par les historiens, notamment Ségur3. De par son sujet, la nouvelle semble donc appeler une épistémologie d’ordre historique. Mais elle la déborde constamment, travaille sourdement à la miner. Telle sera en effet notre hypothèse de lecture : loin de s’affilier au récit historique et de saisir rationnellement cette « scène contemporaine » qu’est la prise de la redoute de Schwardino, la nouvelle de Mérimée fait surgir dans et par l’événement ce que cette scène comporte d’archaïque et d’incontrôlable, d’inassignable à la stricte rationalité historique, transformant ainsi la prise de la redoute en une scène immémoriale, renvoyant plus au mythe qu’à l’histoire. Si bien qu’on envisagera L’Enlèvement de la redoute comme un texte à l’historicité parfaitement paradoxale : articulé à l’histoire récente, la prenant pour cadre et sujet, le texte travaille à la ramener à son en deçà.
L’événement : entre histoire et légende
6Lorsque L’Enlèvement de la redoute fut publiée dans la Revue de Paris en 1829, elle était précédée d’un avertissement qui en soulignait la valeur et l’intérêt historiques :
- 4 Cité par Jean Mallion et Pierre Salomon, dans leur édition de Mérimée, Théâtre de Clara Gazul. Rom (...)
La Scène contemporaine que nous publions aujourd’hui est d’un genre bien différent, mais à coup sûr du plus vif intérêt. Nous ne prendrons pas ce moment pour répéter ce que nous avons déjà dit du talent de M. Mérimée, de sa vérité, de sa verve ; mais, si quelqu’un pouvait douter qu’à lui surtout il appartient de retracer en scènes, en dialogues, en drames les événements et les mœurs de notre époque, qu’il lise L'Enlèvement de la redoute et qu’il dise si ce ne sont pas les meilleurs matériaux que l’histoire ait un jour à consulter4.
7Le propos est sans ambiguïté : L’Enlèvement de la redoute relève d’une écriture historique. C’est assimiler la nouvelle au récit historique, faire du conteur un historien ou tout au moins un pourvoyeur (et pas un utilisateur) des « meilleurs matériaux » de l’histoire. L’histoire est (sera) la débitrice de la littérature et non plus l’inverse. La nouvelle est une Scène contemporaine, tout comme La Jacquerie était une série de Scènes féodales : elle contribue à mettre en scène l’histoire contemporaine, à l’établir ; elle est une mise en « drame » d’un « événement » contemporain.
- 5 Comme ce fut le cas pour Waterloo par exemple, dont on connaît le traitement romanesque dans La Ch (...)
8Dans cette perspective, Mérimée choisit un événement à la fois central et décentré. Central en ce qu’il s’agit d’un épisode fameux de la campagne de Russie, d’un moment, aussi ponctuel soit-il, de l’épopée napoléonienne qui apparaît, en particulier dans les dernières années d’une Restauration sclérosée, gérontocratique et anti-épique, comme le moment clé de l’histoire du xixe siècle, le moment où se déploie une énergie historique. Central donc en ce que l’événement éclaire les arcanes du contemporain. Mais événement décentré également en ce que, s’il est bien un épisode de la fameuse bataille de la Moskowa, il n’en est que le prélude, la préparation. Mérimée élit cet événement plutôt que l’enlèvement d’une autre redoute, celle de Borodino, deux jours plus tard, le 7 septembre 1812 qui constitue ce qu’on appelle aujourd’hui la bataille de la Moskowa. Il s’agit donc dans la nouvelle mériméenne de l’épisode annexe d’un événement central. Elle ne fait qu’approcher de LA grande bataille sans la traiter. Décentrement qu’on peut expliquer de deux manières. D’une part, en notant que les impératifs génériques de la nouvelle (récit bref et ramassé) s’accorderaient mal avec un événement de l’ampleur de la Moskowa qui appellerait plus naturellement l’espace large du roman5. Dans ce sens, il y a concordance entre le cadre limité de la nouvelle et le caractère épisodique (mais pas anecdotique, on le verra) de l’événement de Schwardino. L’un est à la mesure de l’autre. D’autre part, et plus largement, ce traitement décentré, légèrement décalé de l’événement, est bien dans la manière mériméenne, qui établit toujours une distance, un décalage par rapport à son objet ou à son propre dire.
9Épisode de la Moskowa, l’enlèvement de la redoute de Schwardino s’inscrit dans la légende napoléonienne, largement orchestrée par Ségur. Un élément de la nouvelle tendrait à la rapprocher de la légende plus encore que du récit historique, objectif, érudit et neutre – la mise en scène dans le chapeau introductif d’une transmission orale de l’épisode :
Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement, que je l’écrivis de mémoire aussitôt que j’en eus le loisir. Le voici.
- 6 Alors qu’il a certainement lu l’Histoire de Napoléon et de la Grande Armée de Ségur.
- 7 Mérimée, op. cit., p. 251.
- 8 Ibid., p. 465.
- 9 Ibid., p. 9-11.
10L’événement, avant d’être écrit, est une parole et une « mémoire ». Il est d’ailleurs mis en scène en tant que tel : le narrateur extradiégétique s’efface pour laisser la parole de son ami prendre corps et assurer toute la relation, à la première personne. Commode moyen narratif de suggérer que l’événement n’existe que dans et par son énonciation. C’est donc une parole qui garantit l’anecdote, signe son authenticité. Ce qui la rapproche de la légende. Car l’oralité est le support de la légende. Mérimée ne cite aucune source écrite de l’événement6, ce qui est suffisamment rare chez lui pour être signalé. De fait, dans tous ses autres textes, contemporains de L’Enlèvement de la redoute, qui prennent pour sujet un événement historique précis, la mise en scène de l’origine du texte est radicalement différente et s’appuie sur l’exhibition de toute une documentation historique. C’est, par exemple, l’arsenal de notes savantes et de références qui accompagnent La Jacquerie, la mention des « mémoires et pamphlets relatifs à la fin du seizième siècle » dont La Chronique du règne de Charles IX est dite n’être qu’un « extrait7 », le « procès-verbal en bonne forme, revêtu des signatures de quatre témoins dignes de foi » qui garantit « l’authenticité du fait » rapporté dans La Vision de Charles XI8, ou l’extrait de la Biographie nouvelle des contemporains qui sert d’« avertissement » (et de source) aux Espagnols en Danemark9. L’historien mériméen exhibe donc d’ordinaire ses fiches et s’offre comme un homme de l’écrit. Cette escorte du document est refusée à L’Enlèvement de la redoute. On dira sans doute que c’est parce qu’il s’agit d’une « scène contemporaine », encore proche du moment d’écriture. Certes. La transmission orale de l’événement peut en effet se lire comme la réactivation d’un ancien topos de l’historiographie : celui du témoin oculaire, dont le récit est par définition plus « frapp[ant] » que n’importe quelle page de manuel d’histoire, dans la mesure où il est forcément et fortement subjectivé. Mais elle a aussi un autre sens, bien plus intéressant sur le plan narratif : raconté puis écrit « de mémoire », l’épisode est d’emblée désamarré de la précision et de la rigueur du document écrit. Cette « mémoire » qui est la matrice de la nouvelle dédouane d’entrée de jeu le narrateur de toute obligation d’exactitude historique, retire l’événement du domaine de l’érudition sèche et laisse au contraire une marge à l’imagination dans le rendu de l’événement. Marge que la nouvelle exploite très largement et qui permet le traitement littéraire de l’événement. Cette « mémoire », le flou ou l’imprécision qui peuvent l’affecter, c’est donc l’espace de jeu qu’a la littérature par rapport au récit historique : l’espace où s’inscrit la possibilité d’une invention pour le narrateur et par là même la chance d’un travail de signification (autre) pour l’événement.
- 10 Pour le détail, on se reportera à M. Ferron, « À propos d’une nouvelle de Mérimée (L’Enlèvement de (...)
- 11 Je renvoie ici à ce que Claude Duchet nomme les trois paliers méthodologiques de la sociocritique, (...)
11Ce qui explique que chaque fois que des historiens militaires ont étudié L'Enlèvement de la redoute, l’examen se soit fait au détriment de sa valeur historique. Ils ont établi que contrairement à ce que prétendait La Revue de Paris, la nouvelle n’était assurément pas un des « meilleurs matériaux » pour l’historien soucieux d’objectivité, de vérité factuelle. Tous ont relevé les erreurs, impossibilités et contre-vérités historiques de la nouvelle10. Ce faisant, ils ont dessiné l’espace d’invention de Mérimée, son travail de fictionnalisation. D’où il ressort que sont purement imaginaires : la présence de la lune le 4 septembre, la mort des officiers qui permet la donnée centrale de la nouvelle (le dernier lieutenant devenant chef de corps), le tableau des pertes (« De toute ma compagnie, il ne restait debout que six hommes et moi »). Décor et violence mortelle sont ainsi non une simple information historique mais le support d’un investissement autre qu’il faudra interroger et ont toutes chances de pointer le niveau valeur du texte11, c’est-à-dire la spécificité de la textualisation de l’événement « prise de la redoute de Schwardino » dans la nouvelle.
Brouillage de la référence, anonymisation de l’événement
12Ces libertés prises avec l’Histoire s’accordent avec une volonté manifeste dans L'Enlèvement de la redoute de brouiller voire d’effacer la référence historique. En effet, tout se passe comme si Mérimée refusait de donner tous les éléments qui permettent habituellement de situer, désigner et identifier un événement. Sur ce point, la gestion de l’information narrative par la nouvelle est tout à fait révélatrice, tant sur le plan de la chronologie que sur le plan de l’onomastique.
13La date est ce qu’on appellera le premier identifiant de l’événement historique. L’événement est avant tout une date ; c’est ce qui fait date. Or ici, la datation du récit, et de l’événement, est faussement affichée. Elle fonctionne plus sur le mode de l’indice que sur celui de l’information. Les données chronologiques semblent abondantes au début de la nouvelle et pourtant aucune ne date clairement l’événement. On apprend que le héros est mort en Grèce « il y a quelques années », sans doute lors de l’expédition Fabvier rassemblant en 1822 et 1823 les volontaires philhellènes et visant à soutenir les Grecs alors en pleine guerre d’indépendance contre les Turcs. Qu’il a rejoint son régiment lors de l’enlèvement de la redoute « le 4 septembre au soir », sans que le millésime de l’année ne soit précisé. Et que le capitaine qui l’accueille a été blessé à « la bataille d’Iéna » (1806). L’événement se situe donc entre 1806 et 1822, un 4 septembre. Il faudra la mention du nom « Cheverino » et la précision de l’identité de l’ennemi (Russes) pour que le lecteur puisse identifier la campagne de Russie et rétablir le millésime de 1812, qui n’est donc jamais que reconstitué, inféré. L’important pour nous est que le texte se refuse à l’expliciter. La chronologie est ainsi allusive : elle situe, mais indirectement.
- 12 Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997, coll. « De l’événement », p. 82.
- 13 Il n’est pas si éloigné des noms mériméens comme Rondino, Fédérigo, Tamango, etc.
- 14 Pour certains, tel Pierre Trahard (La Jeunesse de Prosper Mérimée, Paris, Champion, 1925, t. II, p (...)
14On observe le même processus pour tout ce qui relève de l’onomastique dans la nouvelle. Le nom est en effet le second identifiant de l’événement : l’événement est toujours identifié par son nom, en l’occurrence celui, problématique, de la redoute. Arlette Farge a très justement souligné cette dimension onomastique de l’événement : « L’événement qui survient est un moment, un fragment de réalité perçue qui n’a aucune autre vérité que le nom qu’on lui donne12. » A fortiori dans le cas d’une histoire militaire, étroitement dépendante d’une géographie : les campagnes napoléoniennes sont ainsi une série de batailles identifiées par le nom du lieu où elles ont pris place (sur le modèle de « la bataille d’Iéna » mentionnée dans le texte). En ce sens, le nom de Cheverino suffit à identifier l’événement. Répété quatre fois, il est la seule indication géographique fournie par le texte. Mais : 1° il apparaît tard et de manière quasi incidente ; la redoute n’est pas nommée par le titre, elle ne l’est qu’au cinquième paragraphe (« La lune se leva derrière la redoute de Cheverino ») ; 2° le nom Cheverino ne correspond pas exactement au Schwardino transmis par les textes historiques (Ségur, Thiers et Compans). On peut bien sûr invoquer pour expliquer cette graphie la difficulté de transcription des noms slaves. L’argument n’est toutefois pas satisfaisant dans la mesure où tous les autres textes qui évoquent cette redoute adoptent une graphie cohérente et similaire (Schwardino ou Schewardino). On émettra l’hypothèse que cette graphie prive le nom de son allure slave et lui donne une consonance du sud, italienne ou corse13. Cheverino en tout cas déroute14 : l’onomastique est dé-paysée. De nouveau le texte situe et identifie l’événement mais de manière légèrement décalée, avec un jeu qui introduit un principe de doute.
15Même remarque concernant l’onomastique personnelle. Les personnages, quand ils ne sont pas identifiés par un simple grade (le capitaine ou le colonel), ne le sont que par une initiale. Les noms sont tronqués : ce sont le général B*** qui l’envoie au front, le général C*** qui dirige les opérations, Mme de B*** dont le héros fréquente le salon parisien, et jusqu’au héros lui-même, dont on saura seulement que le nom commence « par un P ». Pratique exactement inverse de celle du récit historique, en l’occurrence celui de Ségur ou de Thiers, où n’apparaissent et n’agissent que les grands hommes et qui sont évidemment saturés de (grands) noms.
- 15 Hypothèse qui serait confirmée par cette note de Maurice Levaillant dans son édition de Mosaïque P (...)
16Du fait de tous ces procédés, la présentation de l’information dans la nouvelle, l’identification de l’événement, n’est nullement emphatisée. Au contraire, tout se passe comme si le texte obéissait à une stratégie de rétention et de banalisation relatives de l’information historique. La nouvelle est alors aux antipodes du récit historique, hautement et systématiquement référentiel. On pourrait avancer l’hypothèse selon laquelle le texte suppose bien connues toutes ces précisions, qui du coup n’ont plus besoin d’être explicitement données : l’événement est trop célèbre pour qu’un lecteur de 1829 ne l’identifie pas immédiatement sans aucune difficulté. C’est la mémoire du lecteur qui rétablirait les manques du texte. L’Histoire dans le texte fonctionnerait alors essentiellement sur un mode indiciel. En ce sens, le titre de la nouvelle « L’Enlèvement de la redoute » serait une expression quasi lexicalisée désignant sans ambiguïté l’épisode de Schwardino15. Outre le fait que cette analyse n’est pas valable dans le cas d’une lecture moderne, qui peine à reconstituer la référence devenue une de ces « lisibilités perdues » dont parle Pierre Barbéris, l’hypothèse n’est toutefois pas totalement satisfaisante. Dans la mesure où cette dé-référentialisation relative de l’événement concourt avec d’autres procédés à désamarrer l’événement de la logique historique.
- 16 Voir en particulier les pages 358-360 de l'Histoire de Napoléon et de la Grande Armée, éd. cit. où (...)
- 17 La nouvelle se referme sur elle-même, se clôt quand elle a réalisé son titre, dans la dernière phr (...)
- 18 Pierre Retat, cité par A. Farge, op. cit., p. 85.
17De fait, la nouvelle produit un décadrage de l’événement. Ce que montre exemplairement une rapide comparaison avec le traitement de l’événement dans les récits de Ségur ou de Thiers. Chez ces derniers en effet l’enlèvement de la redoute n’est jamais autonomisé. Il fait partie d’un ensemble, est articulé à la progression d’une campagne et pris dans une causalité très clairement reconstituée. Par exemple, Ségur comme Thiers mentionnent les actions qui ont lieu en même temps que la prise de la redoute, à d’autres endroits du champ de bataille, avant d’en donner les conséquences directes. Mais surtout ils présentent l’épisode comme un épisode, comme un prélude nécessaire à la bataille de la Moskowa, ce qui revient à insérer la prise de la redoute dans une causalité dont la clé essentielle est le plan de campagne de l’Empereur. C’est très net chez Ségur qui souligne le coup d’œil génial de Napoléon apercevant la position stratégique qu’occupe la redoute et donnant l’ordre de l’enlever : le génie du grand homme est le support de la causalité historique16. Thiers ne procède pas autrement. L’événement est ainsi très fortement (en)cadré : il est tout entier pris dans une logique qui l’explique, lui donne sa place, son pourquoi, sa nécessité. Rien de tel dans la nouvelle de Mérimée où tout ce travail de cadrage de l’événement disparaît. Aucune mention n’est faite de la campagne de Russie, encore moins de la bataille de la Moskowa que cette prise de la redoute est censée préparer : l’événement est isolé, donné dans son irréductibilité17, jamais inséré dans un tout qui l’expliquerait. Il n’est plus pris dans une trame chronologique et explicative : il n’est plus un fragment d’un grand Tout mais un fragment sans grand Tout. Ni l’avant, ni l’après de l’événement ne sont évoqués. Pas plus que son pourquoi. L’ordre de Napoléon est ici comme anonymisé, semble tomber du ciel et n’est en tout cas pas référé au génie du grand homme contrairement à ce qui se passait chez les historiens : « Vers trois heures un aide de camp arriva, apportant un ordre. On nous fit reprendre les armes. » Si cet ordre est bien, comme chez Ségur et Thiers l’élément déclencheur de l’événement, il n’en est plus l’élément de compréhension. L’événement est ainsi comme détaché d’une chaîne causale historique, de ce que Pierre Retat nomme « l’enfer de la consécution18 », retiré d’une téléologie qui lui assignerait d’emblée son sens.
- 19 Jacques Chabot, L’Autre moi. Fantasme et fantastique dans les nouvelles de Mérimée, Aix-en-Provenc (...)
18Cette dé-référentialisation et ce désencadrage de l’événement sont bien sûr assignables au point de vue par lequel il est perçu. L’événement n’est envisagé que par le regard de l’un de ses acteurs. Ce regard n’est plus celui, génial et surplombant de Napoléon, mais celui, partiel, d’une jeune recrue. L’événement est vu d’en bas, comme le Waterloo de La Chartreuse de Parme, et non plus des hauteurs où se dressait le grand homme. Ce qui confère son unité et son principe d’intelligibilité à l’événement ce n’est plus une causalité géostratégique mais tout simplement un point de vue, une singularité, un Je, autrement dit un sujet, qui permet de réintroduire le singulier dans un fragment d’histoire collective et qu’il faudrait ici analyser, et sur lequel nous passons par manque d’espace. On montrerait ainsi, à la suite de Jacques Chabot19, que pour le jeune lieutenant Cheverino est une véritable épreuve initiatique et un passage symbolique à l’âge adulte, un véritable dépucelage qui se fait dans et par la violence : l’événement se fait alors expérience.
L’Histoire débordée par le Mythe
- 20 Lettre à Requien du 30 septembre 1839, Correspondance générale, éd. M. Parturier, Toulouse, Privat (...)
19Toutefois, cette expérience n’est pas réductible à un simple dépucelage. Car l’insistance sur le sang et la violence dans la nouvelle semble désigner quelque chose d’encore plus profond qu’une expérience sexuelle de passage à l’âge adulte, et a fortiori qu’une simple donnée historique nécessaire dans un récit de bataille. Le sang n’est pas ici un détail visant un effet de réel. Il est bien au-delà, ou plutôt en deçà. De fait, ce que rencontre le lieutenant à Cheverino, ce n’est pas simplement l’Histoire, mais une violence qu’on dira primitive qui gît au tréfonds de l’homme, qui forme ce que Mérimée appelle « la pure nature de l’HOMME20 ». Une sorte de fond archaïque qui sous-tend ce qu’on avait pris pour une « scène contemporaine ». Ainsi de nombreux éléments travaillent à faire sortir la nouvelle du rationnel, à déborder le récit historique par le mythe.
20Notons d’abord que si elle ne saurait être qualifiée de nouvelle fantastique, L’Enlèvement de la redoute est tout entière empreinte d’une atmosphère fantastique et étrange. Le jeu des couleurs y contribue grandement : le rouge et le noir qui dominent le texte constituent par excellence un chromatisme fantastique. Sur le disque éclatant de la lune « rouge » se détache « en noir » la redoute. Toute la nouvelle est placée sous le signe de cette vision inaugurale, irréelle et irradiante. À tel point qu’elle semble contaminer les pensées du lieutenant qui prennent « une teinte lugubre » – à moins que ce ne soit l’inverse. À cette première vision ou apparition répond quelques pages plus loin, une seconde vision encore plus hallucinée, celle de l’ennemi, vu avec la netteté fantastique de la terreur :
Je levai les yeux, et jamais je n’oublierai le spectacle que je vis. La plus grande partie de la fumée s’était élevée et restait suspendue comme un dais à vingt pieds au-dessus de la redoute. Au travers d’une vapeur bleuâtre, on apercevait derrière leur parapet à demi détruit les grenadiers russes, l’arme haute, immobiles comme des statues. Je crois voir encore chaque soldat, l’œil gauche attaché sur nous, le droit caché par son fusil élevé.
21Sorte d’arrêt sur image à jamais gravé dans la mémoire. Vision terrifiante où l’ennemi statufié ressemble à une armée mythique de cyclopes, fusillant métaphoriquement du regard et littéralement du fusil. Ajoutons-y la mention de la fumée qui encadre la vision comme elle encadre la redoute, la faisant presque magiquement apparaître ou disparaître, et l’on se convaincra que cette redoute, comparée à un volcan en éruption, est un lieu quasi surnaturel. Montagne sacrée bien plus qu’anecdotique fortin militaire.
22D’ailleurs, le déroulement du combat semble obéir à un rapport magique au réel – la superstition – plutôt qu’à une parfaite logique rationnelle et causale. De fait, les personnages de la nouvelle, à commencer par le héros, sont tous « superstitieux » et lisent dans le réel les signes du Destin. C’est le cas du « vieux soldat » qui commente ainsi la couleur de la lune, la transformant en signe qui attend son effectuation : « Elle est bien rouge, dit-il ; c’est signe qu’il en coûtera bon pour l’avoir, cette fameuse redoute » (je souligne). Du lieutenant qui dit avoir été « toujours superstitieux » et qui se trouve gravement affecté par « cet augure » de la lune rouge. C’est encore le cas du capitaine qui félicite en ces termes le lieutenant qu’un boulet vient d’effleurer :
« Je vous fais mon compliment », me dit le capitaine, comme je venais de ramasser mon shako, « vous en voilà quitte pour la journée ». Je connaissais cette superstition militaire qui croit que l’axiome non bis in idem trouve son application aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. […] Je vous félicite, reprit le capitaine, vous n’aurez rien de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir ; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j’ai été blessé, l’officier auprès de moi a reçu quelque balle morte, et, ajouta-t-il d’un ton plus bas et presque honteux, leurs noms commençaient toujours par un P.
23« Paroles prophétiques » selon le narrateur qui illustrent exemplairement la déroute du rationnel qui se produit dans la nouvelle : l’axiome non bis in idem (on ne peut sévir deux fois contre le même crime) qui fait partie du langage juridique, c’est-à-dire d’un domaine qui se définit essentiellement comme une opération logique de rationalisation du réel, est ici l’expression d’une superstition, d’une irrationalité foncière. Et c’est bien cet irrationnel qui gouverne le texte : le présage se réalisera, les paroles prophétiques trouveront à s’effectuer. La dynamique narrative de la nouvelle est ainsi sous-tendue par cette magie du signe, cette logique irrationnelle, ou plutôt cette négation de la logique. Ce qui se trouve ainsi dérouté et nié, c’est une appréhension logique et rationnelle de l’événement, appréhension qui, on l’a vu, est au fondement du récit historique. La causalité historique mise à jour et fermement articulée par Ségur et Thiers pour expliquer l’événement est ici retournée en son envers. Face à la rationalité de l’historien la nouvelle dresse un ensemble de personnages renvoyant à un animisme du Destin, à un rapport magique au réel.
- 21 Assimilation qui est comme réactivée par la mention du grenadier russe près d’un canon « une lance (...)
- 22 Jacques Chabot, op. cit., p. 50.
- 23 Ibid., p. 60.
24Ce dernier souligne ce qu’on appellera un tellurisme de l’événement. De fait, si dans le récit historique à la Ségur ou à la Thiers, le terrain de Schwardino était lu dans une optique géostratégique, dans la nouvelle de Mérimée il est tout autre chose, support de forces profondes, d’une vie souterraine, à la frontière du naturel et du surnaturel. Tout se passe presque comme si c’était ces forces obscures qui provoquaient l’événement. Ou plutôt comme si celui-ci révélait celles-là. On notera l’insistance sur la terre, qui d’abord vole autour des soldats, couvre presque le lieutenant tout comme il sera couvert du sang du capitaine, mais surtout terre « bouleversée par nos boulets » et à laquelle se mêlent les cadavres. On soulignera ensuite que la redoute est assimilée à un volcan21, force tellurique s’il en est. La présence de la lune, dont on rappellera qu’elle est une « invention » de Mérimée, va également dans ce sens d’un animisme du décor : support de présages, elle est force agissante dans la nouvelle et, comme l’a noté Jacques Chabot, « relève plutôt de l’antique croyance animiste et magique aux « esprits », et en particulier aux pouvoirs surnaturels des planètes censées exercer une influence sur les destinées humaines. Nous assistons par conséquent dans le texte, à l’apocalypse d’une figure du Destin (numen) telle que pouvait l’éprouver un primitif, et qui semble faire signe au héros22 ». Bref, « puissance à la fois tellurique et lunaire, la redoute figure donc une montagne sacrée que hantent des forces nocturnes et souterraines23 ». Le lieutenant est ainsi à Cheverino rattrapé par ces forces, par un en deçà de l’Histoire.
25C’est très net dans la dernière partie de la nouvelle, dans la phase de l’événement qui correspond à l’assaut de la redoute proprement dit, au combat « corps à corps » avec l’ennemi. Le lieutenant fait là l’expérience d’une violence primitive qu’il ne (se) soupçonnait pas :
À ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel, mettant son chapeau au bout de son épée, gravit le premier le parapet en criant : Vive l’empereur ! Il fut suivi aussitôt de tous les survivants. Je n’ai presque plus de souvenir net de ce qui suivit. Nous entrâmes dans la redoute, je ne sais comment. On se battit corps à corps au milieu d’une fumée si épaisse que l’on ne pouvait se voir. Je crois que je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin j’entendis crier victoire ! et la fumée diminuant, j’aperçus du sang et des morts sous lesquels disparaissait la terre de la redoute.
- 24 Cette inconscience s’était déjà exprimée quelques pages auparavant, dans le geste du lieutenant di (...)
- 25 Voir d’Antonia Fonyi l’introduction à ses éditions de La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, (...)
- 26 Le déplacement vers l’Orient, vers la Russie, figure déjà l’approche d’un ailleurs qui est aux con (...)
26L’acte de violence, le contact avec le sang, se fait pour le lieutenant dans une sorte d’inconscience (« Je crois que je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant » / « je n’ai presque plus de souvenir net » / « je ne sais comment »). Cette absence à soi-même est on ne peut plus significative de ce qui se noue dans cet événement de Cheverino. Cette violence inconsciente renvoie à ce qu’on nommera faute de mieux, et dont tout l’intérêt est précisément de n’être pas nommé dans la nouvelle, un fond primitif, archaïque qui est le versant sombre et terrifiant du primitivisme des présages et autres augures qui parsèment le texte24. Cette inconscience est comme un trou noir du récit, la brèche par laquelle surgit l’inconnu. Ce que le sujet rencontre à Cheverino, c’est la violence originelle et fondatrice de l’homme, ce fond obscur et destructeur qui nous habite et qui est un mythe mériméen par excellence, dont Antonia Fonyi et Michel Crouzet ont suivi la trace25. Homme de la civilisation, sortant de l’école de Fontainebleau, fréquentant le beau monde des salons parisiens – école et salon sont deux lieux, presque deux institutions, de la civilisation – le lieutenant fait ici l’expérience d’une altérité radicale, d’une barbarie et d’une sauvagerie qui n’est pas seulement le fait de l’ennemi, des Russes26, mais qui gît en lui-même, qui constitue le fond lointain de son Moi. Cette archè fondée sur la violence, qui est violence, c’est ce qui se révèle dans l’événement de Cheverino. L’événement de la prise de la redoute est ainsi comme déshistoricisé : il est l’expression d’un avant ou d’un en deçà de l’Histoire, et l’on comprend dès lors mieux l’effacement référentiel dont l’événement est l’objet dans la nouvelle, ainsi que la dé-référentialisation voulue de son titre. Car la « scène contemporaine » est en réalité scène immémoriale. Elle renvoie à une Nature plus qu’à une Histoire.
- 27 Et dont la « gorge » de la redoute par laquelle on s’engouffre et qu’on se hâte ensuite de referme (...)
27L’écriture mériméenne de l’événement, malgré sa similitude apparente avec le récit historique, produit donc le contraire même de l’épistémologie historique fondée sur le connaissable qui ramenant, par la grâce du récit, l’inconnu au connu, le circonscrit, l’ordonne dans une chaîne narrative et causale qui lui assigne un sens. À l’inverse L’Enlèvement de la redoute va du connu vers l’inconnaissable, travaille à approcher cette brèche27, ce trou noir qui a surgi au cœur de l’événement qu’on ne peut intégralement décrire et réduire et qui déborde de beaucoup la rationalité et la causalité historique. Preuve en est qu’on ne peut l’approcher que par le biais de l’image, ce que suggère le langage métaphorique des soldats pour qualifier l’événement : « Eh bien ! vous allez en voir de grises pour votre début » lance le colonel au lieutenant qui sera effectivement comme grisé par cette assomption de l’archaïque au point de perdre toute conscience de ses actes. Le capitaine s’exclame quant à lui : « Voilà la danse qui va commencer. » Une danse qui n’est plus la danse mondaine et ritualisée, la danse de salon (celui de Mme ***), une danse civilisée, mais son envers grimaçant et sauvage.
28L’événement dans la nouvelle mériméenne est donc ce qui permet la situation de crise nécessaire au surgissement du primitif, de l'archè. Il est le support et le cadre à la fois historique et narratif dans lequel peut avoir lieu ce surgissement. Si, comme on l’a vu, l’événement est désencadré du point de vue de la logique historique, c’est parce qu’il est lui-même cadre et condition de possibilité de tout autre chose. L’événement historique a pour rôle d’être cette crise qui sert de révélateur à la violence archaïque, à la force primitive, à l’altérité anti-civilisatrice, qui habite l’homme. L’événement est ce par quoi cette altérité devient représentable ou en tout cas approchable. Il en est la trace, la résurgence : on pourrait le montrer tout aussi bien à partir de La Jacquerie ou de la Chronique du règne de Charles IX. C’est bien alors qu’on peut parler, plus encore que de baptême du feu, de baptême par le feu, d’acte de naissance, où la naissance renvoie à une origine lointaine, confuse mais réactivée. Au regard de cette révélation, l’exactitude historique compte peu : l’événement est bien plus cette résurgence, cette brèche originelle, qu’un épisode, aussi important fût-il, de la campagne de Russie.
- 28 À noter que comme pour la Russie, la Grèce est aux portes de l’Orient, aux confins de l’espace de (...)
- 29 Et sur ce point on ne gagne rien à faire de cette fièvre une métaphore de l’Histoire ou de l’entho (...)
29Reste une question : saisi par ce fond primitif, par cette archè, dépossédé de lui-même, le lieutenant est-il acteur de l’événement et sujet d’Histoire ? Rien n’est moins sûr. S’il est bien présent à Cheverino, il en est aussi absent : il est emporté, grisé, et n’a aucune maîtrise, ni même aucun regard rationnel sur l’événement. Quand bien même il agit au lieu où l’Histoire est en train de se faire et de s’écrire, le sujet est lui-même agi par l’archè. Ce serait le signe d’un pessimisme mériméen quant aux possibilités qu’a l’individu d’intervenir dans l’Histoire. On en verra confirmation dans le détail qui ouvrait la nouvelle et par lequel on terminera : on y apprend que le lieutenant est mort en Grèce « il y a quelques années ». S’il est bien là encore sur le lieu où se fait l’Histoire (allusion à l’événement qu’est la guerre d’indépendance grecque28), il ne meurt pas au combat mais « de la fièvre », c’est-à-dire d’une maladie naturelle, d’une force tellurique. Il meurt de la Nature et non de l’Histoire29. Cette fièvre est l’écho logique de l’inconscience et de la griserie de Cheverino. En Grèce comme à Cheverino l’Histoire est débordée par le mythe d’une archè qui travaille à la creuser et qui gît en son sein. Bref : l’Histoire mériméenne n’est pas un progrès, elle est une régression.
Notes
1 On n’abordera donc pas la question de la littérature faisant elle-même événement. Sur ce point, voir Isabelle Tournier, « Événement historique, événement littéraire. Qu’est-ce qui fait date en littérature ? », RHLF, 2002, n° 5, p. 747-758.
2 Il est ce « général C*** » mentionné à la fin de la nouvelle. Compans, qui dirigeait les opérations, a laissé une note décrivant la prise de la redoute. Note qui n’a été rendue publique qu’en 1912 dans l’ouvrage de son petit-fils M. Ternaux-Compans, Le Général Compans (1769-1845) d’après ses notes de campagnes et sa correspondance de 1812 à 1813, Paris, Plon, 1912.
3 Lorsqu’il décrit ainsi l’attitude de l’Empereur avant la bataille de Schwardino : « Quand Napoléon eut pris ces renseignements, et donné ses ordres, on le vit attendre l'événement avec cette tranquillité d’âme des hommes extraordinaires » (Ségur, Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812, Paris, Baudouin frères, 1824, t. I, livre7, chap. 5, p. 355).
4 Cité par Jean Mallion et Pierre Salomon, dans leur édition de Mérimée, Théâtre de Clara Gazul. Romans et nouvelles, Paris, Gallimard, 1978, « La Pléiade », p. 1333. Toutes nos références vont à cette édition. Toutefois, L'Enlèvement de la redoute étant un texte bref dans lequel le repérage est aisé, nous ne donnerons pas les références paginales de nos citations, dans le souci de ne pas alourdir inutilement le texte.
5 Comme ce fut le cas pour Waterloo par exemple, dont on connaît le traitement romanesque dans La Chartreuse de Parme ou Les Misérables. Et, bien sûr, pour la campagne de Russie qui nous occupe ici, la bataille de Borodino (la Moskowa) dans Guerre et Paix de Tolstoï, roman au rythme ample s’il en est.
6 Alors qu’il a certainement lu l’Histoire de Napoléon et de la Grande Armée de Ségur.
7 Mérimée, op. cit., p. 251.
8 Ibid., p. 465.
9 Ibid., p. 9-11.
10 Pour le détail, on se reportera à M. Ferron, « À propos d’une nouvelle de Mérimée (L’Enlèvement de la redoute) : deux épisodes de la bataille de la Moskowa », Carnet de la Sabretache, 421, décembre 1960, p. 425-443, et à L. Pinvert, « Mérimée et le combat de Schwardino. Le vrai Enlèvement de la redoute », Revue des études historiques, mai-juin 1914, p. 326-333.
11 Je renvoie ici à ce que Claude Duchet nomme les trois paliers méthodologiques de la sociocritique, information/indice/valeur. L’information renvoie au référent extra-textuel, l’indice à l’univers des discours, à du réel déjà sémiotisé, au domaine des idéologies et des complexes discursifs tandis que la valeur, qui seule permet le passage du discursif au textuel et organise l’œuvre en système esthétique, est à entendre au sens linguistique de ce qui fait sens par position dans un ensemble et au sens esthétique de ce qui signe la littérarité du texte.
12 Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997, coll. « De l’événement », p. 82.
13 Il n’est pas si éloigné des noms mériméens comme Rondino, Fédérigo, Tamango, etc.
14 Pour certains, tel Pierre Trahard (La Jeunesse de Prosper Mérimée, Paris, Champion, 1925, t. II, p. 87) la graphie atteste une francisation du nom, pour d’autres, tel David Charles (« Mosaïque : les Orientales de Mérimée », Antonia Fonyi (dir.), Prosper Mérimée : écrivain, archéologue, historien, Genève, Droz, 1999, p. 118), son orientalisation…
15 Hypothèse qui serait confirmée par cette note de Maurice Levaillant dans son édition de Mosaïque Paris, Champion, 1933, p.422 : « Ce fait d’armes sanglant demeura fameux ; longtemps dans l’armée, pour le désigner, on dit tout court : “la prise de la redoute”. » L’article défini dans le titre aurait alors son sens de notoriété. Toutefois cette lexicalisation n’est attestée nulle part ailleurs dans les documents que nous avons pu consulter.
16 Voir en particulier les pages 358-360 de l'Histoire de Napoléon et de la Grande Armée, éd. cit. où se multiplient les termes renvoyant à la causalité et à l’enchaînement logique.
17 La nouvelle se referme sur elle-même, se clôt quand elle a réalisé son titre, dans la dernière phrase « F., mon cher, mais la redoute est prise ».
18 Pierre Retat, cité par A. Farge, op. cit., p. 85.
19 Jacques Chabot, L’Autre moi. Fantasme et fantastique dans les nouvelles de Mérimée, Aix-en-Provence, Édisud, 1983, p. 41-60.
20 Lettre à Requien du 30 septembre 1839, Correspondance générale, éd. M. Parturier, Toulouse, Privat, t. II, 1972, p. 288.
21 Assimilation qui est comme réactivée par la mention du grenadier russe près d’un canon « une lance à feu » à la main.
22 Jacques Chabot, op. cit., p. 50.
23 Ibid., p. 60.
24 Cette inconscience s’était déjà exprimée quelques pages auparavant, dans le geste du lieutenant disposant « machinalement » comme « une espèce de cuirasse le mouchoir et le portefeuille [qu’il] avait sur la poitrine ».
25 Voir d’Antonia Fonyi l’introduction à ses éditions de La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, G.-F., 1982 et de Tamango et autres nouvelles, Paris, G.-F., 1983 ainsi que son article « La passion de l’arche », A. Fonyi (dir.), Prosper Mérimée : écrivain, archéologue, historien, op.cit., p. 197-207, et de M. Crouzet l’introduction à son édition des Nouvelles, Paris, Imprimerie nationale, 1987.
26 Le déplacement vers l’Orient, vers la Russie, figure déjà l’approche d’un ailleurs qui est aux confins de la civilisation : loin de Fontainebleau et de Paris, la Russie incarne une altérité barbare.
27 Et dont la « gorge » de la redoute par laquelle on s’engouffre et qu’on se hâte ensuite de refermer, de « fortifier » est comme la figuration textuelle, l’équivalent métaphorique.
28 À noter que comme pour la Russie, la Grèce est aux portes de l’Orient, aux confins de l’espace de la civilisation.
29 Et sur ce point on ne gagne rien à faire de cette fièvre une métaphore de l’Histoire ou de l’enthousiasme libéral pour l’indépendance grecque, comme le fait David Charles, art. cit.
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