Segalen et Claudel
|Conclusion
Texte intégral
1Deux légendes extrême-orientales sur la peinture nous serviront à conclure ce travail.
2La première est empruntée par Segalen et réadaptée à sa façon. Elle se trouve à la fin des Peintures magiques. Nous l’avons déjà évoquée au cours de notre étude, mais la revoir maintenant nous permettra d’avoir une ouverture nouvelle sur la compréhension de l’œuvre. L’Empereur devant les peintures, émerveillé, exprime par de lourds soupirs son désir de posséder le monde peint comme le sien.
Ayant surpris le désir grossier, le Peintre, sans sourire, frappa trois fois de ses mains.
Et voilà qu’une porte dans la Peinture, là, − au bas de ce mur, − voici qu’une petite porte s’ouvre là : regardez bien tout au fond : un chemin s’ouvre tout au fond.
Le Peintre dit, avec politesse :
« Qu’on me permette de passer devant. »
Et il passe, franchit la porte, s’engage sur le chemin, s’enfonce et monte comme le vent d’une chute inversée…
Il devient petit ; puis : un point. Il devient esprit et disparaît.
L’Empereur aussitôt veut le suivre et franchir de même la porte… fermée, effacée.
Toute la Peinture et les autres déjà déroulées ont disparu. Le mur est de nouveau gris, taché de gris, fait de briques et de gravats.
Le Peintre seul et ceux qui savent voir ont accès dans l’espace magique (PT, p. 69).
3Voici la seconde légende, réécrite cette fois-ci par Claudel pour clore son dialogue Ægri Somnia, un dialogue paru en 1937 qui fait la part belle à la peinture chinoise. Il s’agit d’un vieux peintre qui, pour mettre le point final à sa carrière, peignit un immense rouleau, constituant « pour son âme “une espèce de séjour définitif” ». Le jour arriva où il présenta le rouleau à l’Empereur.
- 1 Il s’agit d’une légende que Claudel a trouvé dans la presse et a collé sur son Journal en août 1935 (...)
[…] l’Empereur, […] entouré de sa cour, se mit à l’examiner. Chacun avait compris tout de suite qu’il s’agissait d’un chef-d’œuvre. Mais alors pourquoi ce subtil sentiment de déception et de gêne, comme d’un défaut qui élude la localisation ? L’un, à part soi, incriminait le dessin ; l’autre la couleur. Il aurait été bien embarrassé de préciser. Mais on sentait partout l’influence d’une déficience fée. L’Empereur, dans les termes les plus délicats et les plus mesurés, se fit l’interprète de l’impression générale. Le vieillard, les mains dans ses larges manches, l’écoutait sans mot dire. Quand la critique eut pris fin, il s’inclina respectueusement, puis, […] engageant mystérieusement son pied à l’intérieur de la toile1… (Cl-Pr, p. 896).
4Ces deux légendes, dont la ressemblance est saisissante, nous montrent une idée commune chez nos deux poètes-peintres : voir une peinture, ce n’est pas seulement la voir avec les yeux. Dès lors, pour nous, lecteurs de Peintures et de Cent Phrases, quel regard devons-nous porter sur ces peintures littéraires pour que le peintre-poète ne disparaisse pas dans leurs images ?
5Notre toute première impression nous dit que Peintures est une parade de peintures chinoises et que Cent Phrases est un album de poèmes calligraphiés. Une observation plus attentive nous montre que, dans Peintures, il s’agit de « peintures parlées », et dans Cent Phrases, il s’agit de « paroles peintes » : dans un cas comme dans l’autre, nous avons une coopération entre poésie et peinture. Un troisième regard nous révèle que, dans cette coopération entre les deux arts, aussi bien Peintures que Cent Phrases empruntent des traits caractéristiques à la peinture extrême-orientale. Ces emprunts résident dans les trois plans suivants : la thématique picturale, la composition en tant que mouvement ou fixation, enfin le rapport entre les séquences résultant d’une grande composition.
6Tout d’abord, l’emprunt thématique. Peintures nous montre un monde chinois vivant, peuplé de personnages tirés de l’Histoire ou des légendes, animé par des passions ou des désirs, des craintes ou des ivresses. De ces représentations humaines émane une atmosphère tantôt fantastique, tantôt sereine, tantôt violente… Bref, un véritable « spectacle » : un spectacle de peintures chinoises, et un spectacle du monde chinois. Mais regardons de plus près : ce spectacle ne correspond ni vraiment aux peintures chinoises existantes, ni vraiment à l’histoire chinoise réelle. C’est en réalité la Chine vue comme un spectacle par le poète en tant que sujet-spectateur. Cent Phrases, pour sa part, emprunte à l’art japonais – tant pictural que poétique –, des images d’une nature caractérisée par la pureté et la fugacité. Mais ces images ne diffèrent pas véritablement des images de la nature dans l’œuvre de Claudel. Ici comme ailleurs, l’image pour le poète chrétien se présente comme imitation du réel ; non pas le réel selon nos yeux, mais le réel dans son essence pure, en tant qu’œuvre du Créateur. Ainsi, dans Peintures, l’image se veut miroir du peintre ; voir pour le lecteur, c’est saisir l’expression subjective de l’artiste au travers de l’image ; dans Cent Phrases en revanche, où l’image se veut miroir du monde, voir, c’est écouter l’image comme écouter le monde, c’est interroger les choses sur leur sens.
7Ensuite, l’emprunt à la composition à l’échelle du poème-image. Peintures adapte, pour les poèmes représentant des rouleaux horizontaux, une sorte de « perspective isométrique » : comparée à la perspective occidentale qui ne contient qu’un point de fuite à l’horizon, la perspective chinoise – s’il en existe une –, se caractérise par plusieurs points de fuite différents. Grâce à une telle technique, le bonimenteur guide l’œil du lecteur-spectateur en commandant sans arrêt un changement de direction du regard. L’œuvre se transforme en un espace : le spectateur y voyage avec autour de lui un paysage toujours neuf. Dans le cas de Cent Phrases, l’art de la composition s’inspire directement de celle de la peinture de fleurs et d’oiseaux aux yeux de Claudel : d’un côté, les lignes dynamiques dessinent l’essence des choses créées en traduisant le mouvement de la vie ; de l’autre, les lignes et les choses se disposent d’une telle façon dans l’espace limité que les mouvements s’équilibrent entre eux et l’image du monde d’un instant se fixe sur le papier à jamais. Ainsi, les choses du réel, lesquelles ne font que passer, sont soustraites au temps par l’art. Transformées en signes permanents, elles arrêtent l’attention du lecteur-spectateur, l’invitant à contempler l’image, à en écouter le sens. Par conséquent, sur le plan de la composition, voir, selon l’esthétique de Peintures, c’est se mouvoir dans le temps, et par là dans l’espace imaginaire de la peinture ; selon l’esthétique de Cent Phrases, c’est fixer le regard sur les images-signes, les goûter et les contempler, afin de mieux déchiffrer le monde réel.
8Enfin, l’inspiration que nos deux poètes puisent dans la peinture extrêmeorientale se situe au niveau du rapport entre les séquences dans une grande composition. C’est, dans les deux recueils, le livre qui se présente comme l’unité de la composition et chaque poème-image, l’unité de la séquence. Dans Peintures, il s’agit d’une série de séquences discontinues au niveau du contenu, mais continues au niveau de l’unité du spectacle. Un tel rapport est au fond une extension de l’application de la « perspective isométrique » à l’échelle d’une image individuelle. Dans Cent Phrases, la composition du livre est comparable à celle d’une salle japonaise à quatre parois : chaque porte à glissière se présente comme une parcelle d’image ; chaque paroi, comportant plusieurs panneaux coulissants, forme l’unité d’une saison ; l’ensemble de la pièce enfin, fait de quatre parois, constitue l’unité d’une année. Dans Peintures, le temps du livre représente le temps du sujet. Dans Cent Phrases, le traitement est double : d’une part, l’œuvre imite le mouvement du monde à travers quatre saisons ; d’autre part, chez Claudel, puisque l’œuvre composée est aussi une fixation, les quatre saisons successives peuvent donc également être vues comme quatre saisons simultanées. Ainsi, par le temps symbolique que représente le cours des images, c’est l’œuvre dans sa totalité qui s’affirme, dans Peintures, comme un monde imaginaire, miroir de l’artiste ; et dans Cent Phrases, un monde de signes, révélateur de la splendeur éternelle de la Création.
9Ces emprunts à la peinture extrême-orientale peuvent se définir comme une sorte d’« usage ». Car, malgré l’inspiration réelle, le but de ces emplois reste étranger à la civilisation extrême-orientale. Nous insistons sur le mot « usage » d’une part pour éviter de juger un poète selon les critères valables pour un savant ; d’autre part pour rendre hommage à ces deux œuvres dont l’originalité profonde provient précisément non pas de la compréhension parfaite d’une autre culture, mais d’une « erreur créatrice » (S-OC. I, p. 769) – nous reprenons l’expression de Segalen s’inspirant de la théorie du « Bovarysme » de Gaultier –, bien plus souvent féconde que déplorable dans le domaine de la création artistique.
10C’est donc à travers un certain usage de la peinture extrême-orientale que Peintures et Cent Phrases constituent un dialogue entre Segalen et Claudel, tous deux en tant qu’artistes de mots et d’images. En remontant plus loin, en amont de la création de l’œuvre, le dialogue peut se tisser à un autre niveau : artistes, Segalen et Claudel sont avant tout deux spectateurs du monde. Avant de « faire voir », ils possèdent d’abord chacun un art de « voir ». Pour Segalen, voir, c’est voir en spectateur du Divers, qui sait jouir des apparences et de sa diversité, tout en maintenant la distance nécessaire entre lui-même et le spectacle. Pour Claudel, voir, c’est écouter les choses comme signes, c’est mettre l’âme en état de communication avec le monde, et par-delà le monde, avec le Créateur.
11D’abord voir les apparences du monde, ensuite les peindre dans l’œuvre : voilà l’objectif commun dans les créations de Peintures et de Cent Phrases. La divergence se trouve sur le plan de la valeur que chacun attribue aux « apparences ». Cette valeur, chez Segalen, est terrestre et humaine : les apparences constituent un spectacle pour celui qui sait voir avec « clairvoyance ». Claudel cependant, voyant le monde selon le point de vue du Créateur, considère les choses comme des apparences ayant une valeur de signes. Mais quelle que soit la valeur des « apparences », le monde, immense théâtre où elles apparaissent et disparaissent, a pour Segalen comme pour Claudel une valeur positive. Accepter la finitude du monde en la transformant en Joie : ce but partagé par les deux voyants, qui ont tous les deux l’art de voir et de faire voir, nous interdit de considérer le dialogue entre Segalen et Claudel comme une pure controverse à propos des questions religieuses ; il s’agit plus profondément, à nos yeux, d’une réflexion commune sur l’existence.
Notes
1 Il s’agit d’une légende que Claudel a trouvé dans la presse et a collé sur son Journal en août 1935 (Cl-J. II, p. 105). Dans le texte original, il est précisé que le vieux peintre est un peintre chinois qui vit au Japon.
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