1Les chercheurs – y compris les historiens de la danse – admettent que le ballet, intégré dans une tragédie latine, donné lors de la remise des prix en fin d’année scolaire au collège Louis-le-Grand, était exécuté par des élèves de la classe de rhétorique1. Ils signalent aussi la présence, à leurs côtés, de danseurs de l’Académie Royale de Musique de Paris. Mais tous ne s’appuient que sur quelques distributions imprimées dans les livrets-programmes publiés pour l’occasion : celles-ci n’ont, en effet, été étudiées jusqu’à présent que de façon extrêmement parcellaire. Or elles constituent un corpus dont l’analyse s’avère une source d’information essentielle tant sur les interprètes de ces spectacles qu’indirectement sur certaines composantes des danses qu’ils y exécutent, réglées à la demande des Pères par des maîtres à danser parisiens généralement réputés. Il en est ainsi, entre 1684 et 1699, du célèbre « compositeur des ballets » Pierre Beauchamps et de Guillaume Louis Pécour2.

2Entreprise de façon systématique, l’analyse des distributions des quinze représentations qui eurent lieu d’août 1684 à août 16993 apporte bon nombre d’éléments concrets pour nourrir une réflexion sur les interprètes des personnages dansants. Après avoir présenté notre corpus et montré les problèmes d’interprétation qu’il soulève, nous déterminerons qui sont les collégiens de Louis-le-Grand d’une part, les baladins conviés à se produire en leur compagnie d’autre part, puis, en nous fondant sur les données statistiques fournies par la distribution de quatre ballets de référence, nous nous interrogerons sur le nombre des danseurs et sur leur répartition entre élèves et professionnels ainsi qu’entre solistes et éléments du « corps de ballet » tout au long de ce type de spectacles.

Le corpus

3Le corpus est constitué de la distribution de quinze ballets : Le Heros ou les Actions d’un grand prince (donné avec la tragédie Charlemagne) en 1684 ; le Ballet des arts4 (avec Clisson) en 1685 ; Les Travaux d’Hercule5 (avec Clovis) en 1686 ; La France victorieuse sous Louis le Grand (avec Erixane) en 1687 ; le Ballet des saisons(avec Heraclius) en 1688 ; Sigalion ou le Secret6 (avec Polymestor) en 1689 ; Orphée (avec Alexandre) en 1690 ; le Ballet des passions (avec Idoménée) en 1691 ; le Ballet de la vérité (avec Maximilien) en 1692 ; Romulus, « pastorale en forme de ballet » en 1693 ; Comus ou l’origine des festins (avec Joseph) en 1695 ; le Ballet de Mars ou de la guerre (avec Cosroës) en 1696 ; le Ballet de la jeunesse7 (avec Posthumius) en 1697 ; le Ballet de la paix (avec Charlemagne) en 1698 ; et Les Songes8 (avec Joseph) en 1699.

4Les programmes de ces spectacles – à la seule exception de celui du Ballet des passions9 – ont en commun de fournir une liste nominative des collégiens. Placée en fin d’opuscule10, celle-ci est précédée, soit de la mention « acteurs dansans » (Orphée, Romulus, Comus ou l’origine des festins et Ballet de la jeunesse11), soit de celle plus courante de « danseront au ballet » (Le Heros ou les Actions, Ballet des arts, Les Travaux d’Hercule, La France victorieuse sous Louis le Grand, Ballet des Saisons, Sigalion ou le Secret, Ballet de la vérité, Ballet de Mars ou de la guerre, Ballet de la paix et Les Songes12).

5Cette simple liste mentionne le(s) prénom(s), suivi(s) du nom13 et enfin l’origine géographique de l’élève. Celle du Ballet des arts se présente de la façon suivante :

Pierre de la Pillete, de Lisieux.
Prosper André de Bersan, de Paris.
Richard Richar, de Paris.
Fréderic Jules de la Tour -d'Auvergne, Chevalier de Bouillon, de Paris.
Antoine de Calvo, de Lyon.
Benoist de Calvo, de Catalogne.
François Clermont, de Dublin.
Claude Ceberet, de la Martinique.
Jean Jacques de Mesmes, de Paris14.

6Sèches énumérations, ces listes ne permettent pas de déterminer le nombre exact des personnages dansant dans les ballets, ni de savoir qui avait la charge de les incarner. De plus, elles sont constituées du seul nom des collégiens, sans mention de la participation des danseurs professionnels. Aussi intéressantes soient-elles, elles ne fournissent donc qu’une distribution partielle.

7De plus, l’ordre dans lequel sont mentionnés les danseurs pose un problème d’interprétation : reproduit-il la répartition des élèves par classe, ou bien la hiérarchie des rôles attribués (des rôles principaux aux secondaires, comme c’est le cas dans les livrets-programmes des tragédies), ou encore celle du nombre de rôles interprétés par chaque élève durant le spectacle ? Cela demeure invérifiable, de même que l’hypothèse d’une liste ordonnée selon la chronologie de leur entrée en scène.

8Il est en tout cas certain que ces suites de noms ne respectent pas de hiérarchie sociale : si cela avait été le cas, dans celle du Ballet des arts citée plus haut, Frédéric Jules de La Tour d’Auvergne, chevalier de Bouillon15, aurait dû figurer en tête de liste. De même, à titre d’autre exemple, en 1686 dans Les travaux d’Hercule, les fils du duc de Villeroy auraient été mentionnés en tête de liste, non en douzième et treizième positions d’une énumération de quatorze noms.

9Le type de classement le plus plausible est celui de l’âge des collégiens, du plus âgé au plus jeune. Dans l’état actuel de nos recherches, on n’a pu identifier la totalité des interprètes d’une seule des listes du corpus ; cependant, dans celles où nous avons pu identifier au moins trois collégiens, cet ordre chronologique semble être confirmé. Ainsi, dans Les Travaux d’Hercule, sur les quatorze noms, Louis François de Sourches (sixième de la liste), a 15 ans, Jean Jacques de Mesmes (dixième), 12 ans, Malo Jean Baptiste de Coësquen [Coëtquen] (onzième), 10 ans et François Paul de Villeroy (douzième), presque 9 ans. C’est la raison pour laquelle nous retiendrons cette hypothèse16.

10Quatre programmes de notre corpus présentent un intérêt particulier : ce sont ceux d’Orphée (1690), Les Passions (1691), Le Ballet de la paix (1698) et Les Songes (1699) où le nom des danseurs, rôle par rôle, est imprimé et cela dans chacune des entrées du ballet. Mais dans ceux d’Orphée, du Ballet de la paix et des Songes, figure aussi, comme on l’a déjà indiqué, la liste finale récapitulative des collégiens. Si l’on confronte cette dernière à la distribution mentionnée dans le cours du texte, on constate que d’autres noms y figurent : ceux des danseurs professionnels, ce qui permet par déduction d’identifier ces baladins de métier engagés pour la représentation.

11Le programme des Passions reste un cas unique17 puisque aucune liste d’élèves n’y est imprimée : aurait-elle été oubliée ? Cette omission suggère-t-elle plutôt que ce ballet fut entièrement dansé par des professionnels ?

12Notre analyse s’appuiera sur ces quatre distributions qui, parce qu’elles sont plus complètes et relativement proches dans le temps, permettent d’avoir une idée de la manière dont sont utilisés les danseurs dans le ballet de fin d’année à Louis-le-Grand durant la dernière décennie du xvii^e siècle.

Les collégiens danseurs

13Le recensement effectué à partir des livrets-programmes fait apparaître cent trente-neuf18 collégiens, issus de la noblesse et de la bourgeoisie, qui prirent part aux représentations de la période étudiée.

14La distribution de la tragédie diffère de celle du ballet19. Les quatre parties de ce dernier, intercalées entre les actes de l’œuvre dramatique, ainsi que les changements de costumes que les différentes entrées nécessitaient, imposaient de recourir à des interprètes différents. L’état actuel des recherches ne permet pas de savoir quels étaient les critères déterminants dans le choix des pères dans l’orientation de tel élève vers la danse et de tel autre vers le jeu théâtral, et la question d’une éventuelle spécialisation dans l’une ou l’autre disciplines demeure. C’est une éventualité, que semble confirmer la récurrence des mêmes noms dans la distribution du ballet pendant plusieurs années consécutives. Trente et un des cent trente-neuf collégiens du corpus retenu dansent dans plusieurs ballets (voir tableaux I.1 et I.2) : cent huit enfants, soit 78 %, dansent dans un seul ballet ; vingt-quatre dansent dans deux ballets20, soit 17 % ; six, soit 4 %, dansent dans trois ballets, trois années consécutives ; un seul collégien danse dans cinq ballets, cinq années consécutives : il s’agit de Louis (Catherine) de Villeroy, cas tout à fait particulier, si l’on se réfère aux dépouillements effectués pour la période de 1665 à 1733, qui montrent que seul le jeune Antoine Bernard Pajot de Malzac fut lui aussi mis à contribution cinq fois, de 1699 à 170321.

15On observe par ailleurs des groupes récurrents de collégiens : Belleau, Bersan, Ceberet, de La Pillette et Clermont qui avaient dansé en 1684 remontent sur scène l’année suivante ; Le Tonnelier de Breteuil, Egmont, Grivel d’Ouroué et L. de Villeroy dansent en 1688 et en 1690 ; Fr. Baudran, N. Baudran, Belmont, Mabire et Pecquot de Saint-Maurice, en 1697 et en 1699. S’ils furent sollicités à plusieurs reprises, c’est certainement parce que ces enfants étaient bons danseurs ; mais sans doute aussi parce qu’il était plus facile pour le maître à danser de faire travailler ensemble des collégiens qui se connaissent et avaient déjà une expérience commune des répétitions et de la scène.

16De même, certains noms apparaissent régulièrement accolés dans un ballet, ce qui laisse penser que l’on regroupait certains collégiens, en leur faisant danser plusieurs entrées en compagnie d’un même camarade. C’est le cas dans Orphée (1690) pour Egmont et Livry (I, 3 ; I, 4 ; II, 3 ; III, 1 et III, 2), Marivatz et Grivel d’Ouroué (I, 1 ; III, 1 et III, 3) ainsi que dans Les Songes (1699) pour Pajot de Malzac et Pecquot de Saint-Maurice (I, 3 ; II, 1 ; II, 3 ; III, 1 et ballet général), Waldegrave et C. Widdrington (I, 1 ; III, 1 ; IV, 1 ; IV, 3 et ballet général).

17Le nombre total des élèves prenant part au ballet varie, de vingt-trois en 1697 à six en 1689 et 1692, ou même 0 en 1691 (voir tableau II). 33 % des quinze ballets représentés durant la période sollicitent moins de dix élèves22, tandis que 67 % en sollicitent dix ou plus23. Le nombre d’élèves dansant dans les ballets décroît sensiblement en 1688 et 1689, pour devenir nul en 1691 et croître de nouveau lentement en 1692 et 1693. N’y avait-il pas de danseurs suffisamment confirmés parmi les collégiens pour qu’aucun ne danse dans le ballet en 1691 ? Il est aussi intéressant de constater (voir tableau II) que le groupe d’élèves est totalement renouvelé en 1692, en 1693 et en 1695. Ce n’est qu’à partir de 1696 que des groupes de collégiens seront sollicités plusieurs années consécutives.

18L’origine des pensionnaires de Louis-le-Grand recrutés pour danser est assez diversifiée (voir tableau II). Essentiellement parisiens, ils proviennent aussi de seize provinces, d’Outre-mer ainsi que de neuf contrées européennes.

19Tous les ballets recourent à des collégiens de la capitale, majoritairement présents dans neuf d’entre eux (soit 64 % du corpus24). Ils sont d’ailleurs les seuls interprètes du ballet de Sigalion en 1689.

20Trois des quatorze ballets n’emploient aucun élève étranger ni de colon d’Outre-mer, ces derniers étant tous originaires de la Martinique25 dans la période considérée. 21 % du corpus est donc l’apanage des Parisiens et des provinciaux. Présents dans onze des ballets (79 % du corpus), ces élèves de province sont pour beaucoup des Bretons – de Rennes, Vannes, Saint-Malo ou Nantes. C’est le cas dans sept des quatorze ballets du corpus et, en 1697, 57 % des vingt-trois collégiens qui prennent part au Ballet de la jeunesse sont parisiens, 26 % bretons et 17 % proviennent de deux autres régions ou d’Outre-Mer.

21Enfin, des étrangers venus d’Europe paraissent dans dix des ballets (71 % du corpus). Parmi les Anglais26 – présents dans sept ballets, soit la moitié du corpus – on note la présence de l’un des fils illégitimes du roi Jacques II, Bulkeley27, ainsi que l’un de ses petits-fils illégitimes en la personne du futur premier comte Waldegrave28.

22Jusqu’à présent, curieusement, aucun chercheur ne s’est interrogé sur l’âge des collégiens danseurs, ce qui est pourtant intéressant à connaître pour qui souhaiterait restituer l’un de ces spectacles. Certes, l’âge est difficile à déterminer puisque la plupart des élèves dansant n’ont pu être identifiés. Mais certains d’entre eux le sont de façon sûre et quelques autres de manière encore hypothétique29, ce qui permet d’avancer quelques éléments de réponse (voir tableau III). Nous avons par ailleurs confronté les données concernant les années 1684-1699 à celles des périodes précédente (1664-1683) et suivante (1700-1733) afin d’affiner notre analyse.

23À notre grande surprise, l’âge des collégiens identifiés s’étend pour notre corpus de 8 à 16 ans – du garçonnet au jeune adulte. L’éventail est légèrement plus large en amont (de 9 à 18 ans), égal en aval (de 9 à 17 ans). Cela prouve qu’à Louis-le-Grand, les élèves des petites classes pouvaient être amenés à se produire sur scène, peut-être dès leur entrée au collège, ce que l’on peut supposer pour Louis [Catherine] de Villeroy dans Les Travaux d’Hercule en 1686. Cela n’a rien de très étonnant dans la mesure où les fils de bonne famille – et tout particulièrement de la noblesse – étaient généralement formés à la danse dès l’âge de 7 ou 8 ans.

24La distribution confondait tranches d’âge et classes au sein du collège30, le ballet n’était donc pas confié, comme la tragédie de remise des prix, aux seuls rhétoriciens. Chorégraphiquement, on imagine combien cela pouvait orienter les compositions d’un Beauchamps et d’un Pécour, l’un et l’autre maîtres à danser sachant tenir compte des capacités de chacun et mettre en valeur tel jeune soliste, comme nous le verrons plus loin en étudiant la répartition des collégiens tout au long du spectacle par rapport aux interventions des baladins professionnels.

Les danseurs professionnels

25C’est dans le livret-programme d’Orphée, en 1690, qu’apparaît la première mention de la présence de danseurs autres que les collégiens de Louis-le-Grand. Quarante-six noms absents de la liste récapitulative finale des élèves figurent dans la description des différentes entrées, ce qui signifie que dix collégiens seulement dansaient, sur un total de cinquante-six interprètes du ballet. La présence d’une distribution professionnelle dans ce livret-programme vient confirmer ce que des sources annexes signalaient à l’occasion31, mais il faut attendre cette représentation pour que celle-ci figure clairement dans le programme. Serait-ce parce que les baladins de métier sont proportionnellement très nombreux (82 %) dans ce spectacle ? Si le même procédé est repris en 1691 (dans le Ballet de la paix, où cela paraît indispensable, puisque aucun élève n’y danse), la mention des professionnels disparaît pendant les cinq années suivantes pour réapparaître de manière habituelle à partir de 1698.

26La distribution professionnelle d’Orphée, du Ballet de la paix, des Passions et des Songes fournit au total un index de quatre-vingt-cinq noms (voir tableau IV). Il s’agit uniquement de danseurs, étant bien entendu qu’aucune femme, donc aucune danseuse, ne pouvait participer à un spectacle de collège.

27Quarante-quatre baladins se produisent dans un seul de ces quatre ballets32, mais bon nombre d’entre eux participent à deux, à trois et même aux quatre autres (voir tableau IV). Au total, trente dansent dans deux ballets33 ; deux (MM. Drouan et Froment) dansent dans trois ballets, et neuf (MM. Balon, Bouteville, Dumirail, Durant, Ferrant, Germain aîné, Guérin, Morel et Pécour) dansent dans les quatre. Seul Guérin n’a jamais appartenu à l’Académie Royale de Musique. La présence des baladins ayant des liens avec cette prestigieuse institution est donc très marquée : trente-huit des quatre-vingt-cinq professionnels se produisant à Louis-le-Grand dans la dernière décennie du ^e siècle en viennent, soit 45 % (trois, soit 4 %, l’ont déjà quittée, vingt-six, soit 31 %, y travaillent, huit, soit 9 %, y entreront ultérieurement et un seul l’a quittée et y reviendra). Quarante-sept danseurs, soit 55 %, sont étrangers à l’Académie Royale de Musique34.

28La présence de membres de l’Académie tend à s’affirmer dans le temps. Dans Orphée, en 1690, treize des quarante-six professionnels, soit 28 %, se produisent alors dans la troupe de l’Académie Royale de Musique ; ils sont treize sur cinquante, soit 26 %, dans Les Passions (1691) ; dix sur vingt, soit 50 %, dans le Ballet de la paix (1698) ; et seize sur vingt-sept, soit 59 %, dans Les Songes (1699).

29Les Pères engagent donc certains futurs solistes de l’Opéra : Dangeville – sans doute l’aîné des deux frères, c’est-à-dire Antoine – en 1698 et 1699, et, en 1698 et 1699, François Louis Maltair35, dit l’aîné, qui devint par la suite un précieux collaborateur du collège Louis-le-Grand en y réglant de nombreux ballets au milieu du xviii^e siècle36.

30Si des baladins de l’Opéra prennent une part active à ces représentations, d’où proviennent les autres professionnels ? On peut supposer qu’ils se produisent lors des foires parisiennes ou qu’ils sont attachés à la Comédie Italienne, voire à la troupe du théâtre Guénégaud ou à celle des Comédiens du Roy, comme Pierre de La Montagne37. La plupart de ces artistes figurent dans la liste des maîtres à danser parisiens en exercice en 16938. En outre, neuf des treize membres de l’Académie Royale de Danse, telle qu’elle est composée en 1695, sont sollicités pour ces spectacles : Balon, Bouteville, Lestang, Antoine et Louis Germain, les Magny père et fils, Pécour et Piquet39.

31Dans cet index (voir tableau IV), plusieurs noms attirent l’attention, à commencer par ceux de quelques célébrités de l’Opéra : le compositeur des ballets Guillaume Louis Pécour, qui s’affirme comme l’un des interprètes vedettes durant cette période, Anne Louis de Lestang, Claude Balon, Louis Bouteville, Romain Dumirail, Antoine Germain l’aîné, Henri l’aîné et François Dumoulin le cadet ce dernier au tout début d’une brillante carrière.

32La distribution des Songes (1699) révèle l’existence de deux frères Blondy40 et pourrait permettre de résoudre une énigme : Blondy l’aîné – selon nous Pierre, né en 1675 – pourrait être le danseur de l’Opéra tué en 17041, tandis que le cadet serait Michel (né vers 1676), futur successeur de Pécour à la tête de la troupe de l’Opéra, l’un des meilleurs danseurs de caractère du début du ^e siècle et compositeur de plusieurs ballets à Louis-le-Grand42. On remarque également la présence dans Orphée et Les Passions des Magny : Dominique, le père, et Claude Marc, le fils, qui partit en 1695 pour la cour de Lorraine ; ou encore celle d’Antoine Labbé, qui après un premier séjour à Londres en 1698, fit carrière dans la capitale anglaise à partir de 1700 sous le nom d’Anthony L’Abbé43.

33Parmi les danseurs qui appartiennent à la troupe de l’Académie Royale de Musique employés par les pères figurent quelques noms moins connus d’artistes qui firent cependant une belle carrière au sein de ce théâtre : Jacques Des Hays44, Jean Antoine Drouan (ou de Rohan), Philippe Fauveau, Michel Ferrant et M. Piftos45.

34Deux artistes sans lien avec l’Académie Royale de Musique, mais dont le nom est passé à la postérité, apparaissent dans notre index. Raoul Auger Feuillet est l’un des danseurs d’Orphée. C’est à ce jour la seule mention retrouvée le concernant comme interprète d’un spectacle de l’époque46. Maître à danser parisien dont la vie comme la carrière sont restées dans l’obscurité, il allait publier en 1700 son traité Chorégraphie, ou l’art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs et grâce à ce système de notation de la danse auquel son nom reste aujourd’hui attaché, éditer entre 1700 et 1710 des recueils de pièces de bal et théâtrales. Dominique est très probablement Pierre François Biancolelli, fils du fameux Arlequin de la Comédie Italienne à Paris. Le jeune garçon (voir tableau IV) – qui dans Les Passions interprète en soliste précisément le rôle d’Arlequin47 – semble avoir débuté par la danse avant de devenir à son tour comédien48.

35Parmi les personnalités ayant joué un rôle important dans les ballets du prestigieux collège, on relève celles de Guérin, qui danse dans les quatre ballets de notre corpus, et de Froment49, dont le nom apparaît pour la première fois dans la distribution des Passions en 1691, puis dans celles du Ballet de la paix (1698) et Les Songes (1699) pour disparaître ensuite. Il revient en 1719, 1725-1726, 1728-1729, 1731 et 1733 : s’agit-t-il du même danseur qui, dix ans après sa dernière prestation, serait revenu à Louis-le-Grand ou bien d’un parent, peut-être un fils ? De 1719 à 1725, un Froment succède à Blondy comme compositeur des ballets du collège. Si ce n’est une seule et même personne, c’est sûrement l’un des représentants d’une famille de danseurs qui se plaît au service des Pères jésuites puisqu’en 1725 et 1726, un Froment le jeune (Jean-Baptiste) danse lui aussi dans Le Mariage de Thésée et d’Hippolyte et dans L’Homme instruit par le Spectacle50.

36Enfin, l’éventail des âges de ces baladins – difficile à établir car nous ignorons la date de naissance de la plupart – est tout aussi variable que celui des collégiens, allant de dix à quarante-six ans :

• 10 et 11 ans : Dominique dans Orphée et Les Passions ;
• 14 et 15 ans : Claude Marc Magny (Magny fils) dans Orphée et Les Passions ;
• 19 et 20 ans : Claude Balon dans Orphée et Les Passions ;
• 23 ans : Blondy c. [Michel] dans Les Songes ;
• 23 et 24 ans : Blondy a. [Pierre], dans le Ballet de la paix et Les Songes ;
• 24 ans et 25 ans : Antoine Labbé, dans Orphée et Les Passions ;
• 27 et 28 ans : Claude Balon dans le Ballet de la paix et Les Songes ;
• 30 ans ; Raoul Auger Feuillet dans Orphée ;
• 37, 38, 45 et 46 ans : Guillaume Louis Pécour dans Orphée, Les Passions, le Ballet de la paix et Les Songes.

37Diverses générations de baladins se mêlent donc au cours de la représentation. De nombreux enfants de la balle débutaient tôt et parfois en compagnie de quelque(s) parent(s), aussi bien à la Comédie Italienne que sur la scène de l’Académie Royale de Musique. Il ne faut donc pas s’étonner de la présence d’enfants parmi les danseurs professionnels, pratique sans doute d’autant plus encouragée ici qu’ils étaient amenés à se joindre à certains jeunes collégiens.

La structure des entrées et la répartition des rôles

38L’étude des quatre livrets-programmes précisant la distribution de chaque rôle permet d’examiner comment les entrées sont structurées et comment s’effectue la répartition des danseurs professionnels et des collégiens au sein de ces spectacles.

39Les tableaux V.1 et V.2 résument, entrée par entrée, le nombre total d’interprètes en fonction du nombre total de rôles dans chacune des entrées, car il arrive qu’il(s) danse(nt) une ou deux fois en incarnant le même personnage, ou deux personnages51.

40Ainsi, dans l’ouverture d’Orphée, les vingt-deux professionnels sont répartis de la façon suivante : un soliste (Orphée) interprété par Pécour52, un groupe de quatre (Génies de la danse), un groupe de quatre (Génies de la musique), un groupe de quatre (Génies de la tragédie), un groupe de cinq (Génies de la comédie) et un groupe de quatre (Génies de la poésie). De même pour la quatrième entrée de la première partie (I, 4) : un soliste professionnel (Caron), un collégien soliste, un groupe de trois collégiens, un groupe de quatre professionnels (Suivants de Caron), et un groupe de sept professionnels (Nautonniers). Des Noyers c[adet] incarne Caron et le collégien Baron est le premier de ses suivants.

41Le premier élément particulièrement frappant de ces distributions réside dans le nombre parfois très impressionnant de danseurs dans certaines entrées. En effet, celui-ci varie de trois à quarante-sept dans Orphée ; de neuf à trente-six dans Les Passions ; de un à vingt-deux dans le Ballet de la paix ; de sept à quarante et un dans Les Songes.

42Les quarante-sept danseurs d’Orphée (III, 1) n’évoluent certainement pas tous ensemble, mais se succèdent ou alternent. Le dernier groupe compte cependant vingt-huit danseurs. De même, dans le ballet général de ce même spectacle, on peut imaginer, bien que le livret-programme ne soit pas très explicite, que Pécour ne faisait pas face à trente-quatre danseurs.

43Les entrées comportant le plus grand nombre de rôles et de danseurs ne sont pas toujours celles du ballet général final, pourtant constitué d’un groupe important d’interprètes.

44Le nombre de danseurs se produisant dans chaque ballet est aussi remarquable : cinquante-six dans Orphée, cinquante dans Les Passions, trente-sept dans le Ballet de la paix et quarante-quatre dans Les Songes. De toute évidence, les ballets de Louis-le-Grand se distinguent, par leurs effectifs, du reste de la production chorégraphique de l’époque. La scène dressée dans la cour du collège devait être assez vaste pour permettre la présence de tels groupes, qui s’apparentent en 1690-1691 à ceux des ballets de Cour53 plus qu’à ceux des divertissements des ouvrages lyriques donnés par la troupe de l’Académie Royale de Musique54. La présence de près de trois mille spectateurs, la plupart installés aux fenêtres des étages des bâtiments donnant sur la cour, devait encourager le compositeur des ballets à jouer sur les effets de masse d’autant mieux perceptibles lorsque la vue est plongeante. Par contre, cela relativise l’impact des solos, en particulier celui – tout à fait unique puisqu’il constitue à lui seul une entrée – dansé par le jeune du Luc de Vintimille dans le Ballet de la paix (II, 4).

45La répartition entre collégiens et professionnels diffère selon les spectacles et au cours de la représentation :

• neuf des dix-sept entrées d’Orphée sont réservées aux professionnels (notamment l’ouverture et le ballet général), onze mêlent collégiens et professionnels et ceux-ci y sont toujours plus nombreux que les élèves ;
• six des dix-huit entrées du Ballet de la paix sont réservées aux professionnels (notamment l’ouverture et le ballet général), neuf aux collégiens, et trois mêlent collégiens et professionnels, une seule de ces trois entrées privilégiant quantitativement les professionnels ;
• neuf des dix-huit entrées des Songes sont réservées aux professionnels (notamment l’ouverture), trois aux collégiens, et six associent collégiens et professionnels (notamment le ballet général), seul le ballet général privilégiant les professionnels.

46Enfin, les deux seuls rôles de travesti55 figurant dans ce corpus sont confiés dans le même ballet, Les Songes (1699), indistinctement à un professionnel (Froment) et à un collégien (Pajot de Malzac).

47On constate un effort pour que presque chaque collégien « danse seul », comme l’indique alors le livret-programme, au moins une fois pendant la représentation : ainsi des dix élèves dansant dans Orphée (1690), de quinze des dix-sept56 collégiens du Ballet de la paix (1698) et de seize des dix-sept57 dans Les Songes (1699). Parmi les danseurs professionnels, si Boutelou, Dominique, Froment, Guérin, Le Guay, Le Gros et Pomart rivalisent avec les baladins de l’Académie Royale de Musique (Courcelle, Lestang, Des Hays, Des Noyers cadet, Drouan, Dumoulin cadet, les Germain, les Magny et La Montagne), ils ont peu de place face à Balon58, Blondy l’aîné59, Dumirail60, Dumoulin l’aîné61, Ferrant62 et Labbé63.

48La vedette incontestable n’en est pas moins Pécour – dont le programme indique qu’il a réglé le ballet des Songes – puisqu’il paraît trois fois dans Orphée64, quatre fois dans Les Passions65 et se réserve pour le ballet général du Ballet de la paix, où il incarne un Espagnol, et pour celui des Songes, où il paraît dans le rôle de Morphée, ce qui permet de penser que Pécour signa aussi la chorégraphie d’Orphée, des Passions et du Ballet de la paix.

49Les baladins de métier se voient systématiquement confier l’ouverture (dans laquelle un ou plusieurs solistes conduisent un groupe) et le ballet général, à l’exception de celui des Songes. Si l’on considère l’ensemble de la représentation, ils sont majoritaires dans Orphée et Les Songes, et dans Les Passions où n’intervient aucun collégien. Peut-on à ce compte encore parler de ballet de collège ?

50Cette étude a permis d’établir des faits dont certains balaient nombre d’idées reçues. Des collégiens pouvaient participer plusieurs années de suite au ballet de fin d’année et la jeunesse de certains dément l’idée selon laquelle ils provenaient nécessairement de la classe de rhétorique. Les élèves des petites classes n’étaient pas cantonnés à jouer des rôles de comédies, mais pouvaient être amenés à se produire dans les ballets donnés en plein air lors de la distribution des prix.

51L’analyse systématique des distributions montre que dans la dernière décennie du xvii^e siècle, le ballet était interprété non par quelques professionnels entourant des collégiens mais plutôt par quelques collégiens secondant des professionnels. Pour interpréter ces spectacles, les pères embauchaient des maîtres à danser parisiens, parmi les plus réputés : de nombreux membres de l’Académie Royale de Danse, des baladins aguerris attachés au service de la Cour ou exerçant leur profession au sein d’un des théâtres de la capitale – Comédie Italienne et troupes proposant le répertoire des comédies-ballets de Molière –, à l’Académie Royale de Musique, voire à la foire.

52L’attention portée aux interprètes professionnels qui ont travaillé à Louis-le- Grand a mis en lumière une partie peu connue de la carrière de Guillaume Louis Pécour et démontré que, si les danseurs de l’Opéra y jouaient un rôle important, l’éventail des baladins requis pour participer aux ballets de collège était beaucoup plus ouvert qu’on ne le pensait jusqu’à présent. Étaient donc réunis des artistes d’âge très divers, certains en tout début de carrière, capables d’offrir au public des évolutions de styles variés, allant de la Belle Danse à des postures acrobatiques. Le mélange des âges et des conditions était chose courante dans les ballets alors donnés à la Cour. Aussi les Pères jésuites perpétuaient-ils une tradition bien ancrée et contribuaient-ils à préparer leurs élèves à se conduire en hommes « polis », pour ne pas dire en parfaits courtisans, dans les divertissements – les mascarades en particulier – auxquels ils pourraient être conviés à prendre part à Versailles et à Marly.

53Les données recueillies convergent donc pour esquisser le tableau de ballets qui, étant donné la quantité parfois impressionnante des interprètes, nécessitaient un important travail de mise en place. Loin d’être des spectacles de patronage – ne serait-ce qu’en raison de la présence plus qu’affirmée d’artistes accomplis, professionnels, se mêlant à quelques collégiens dont certains appartiennent aux plus grandes familles européennes –, ces représentations de fin d’année contribuaient à asseoir le prestige et la renommée du collège Louis-le-Grand à la fin du Grand Siècle.

Tableau I.1 : Collégiens dans deux ballets

Tableau I. 2 : Collégiens dansant dans trois ou cinq ballets

Tableau II : Nombre et origine des collégiens dans chacun des ballets

Tableau III : Âge des collégiens identifiés

Tableau IV : Index des danseurs professionnels

Tableau V. 1 : Répartition des danseurs professionnels et des collégiens

Tableau V. 2 : Répartition des danseurs professionnels et des collégiens