URL originale : https://books.openedition.org/pur/287396
Conclusion. La gouvernance urbaine au regard de la diversité
Corinne Nativel, Romain Garbaye et David Fée
p. 205-210
Texte intégral
1L’objectif de cet ouvrage était d’apporter une contribution à l’analyse de la gouvernance urbaine au regard de la diversité culturelle. Nous voulions saisir la place que peut accorder une grande métropole occidentale aux minorités ethniques en intégrant leurs expériences et leurs besoins à ses politiques publiques. Avec ses différentes vagues migratoires, son cosmopolitisme, sa « superdiversité », et sa place centrale dans l’économie mondiale, la capitale britannique offre un cas d’étude incontournable.
2Les exemples réunis dans ce volume ont montré que des dimensions a priori secondaires de la vie économique, culturelle et sociale des populations minoritaires peuvent être appréhendées comme des objets essentiels de la gouvernance urbaine et qu’un ensemble de discours, pratiques et dispositifs se construisent autour de ces enjeux. L’une des principales leçons à tirer est que les protagonistes qui les portent sont parfois en décalage, pour ne pas dire en « dissonance » avec les grands paradigmes développés par les pouvoirs publics à l’échelle nationale. Ceux-ci cherchent bien souvent à apporter des réponses compensatoires, voire palliatives, face aux tendances qui réduisent la reconnaissance des populations issues de la diversité. Ils prolongent parfois localement des politiques abandonnées à l’échelon national.
3Les travaux rassemblés dans l’ouvrage ont régulièrement fait référence au Grand Londres et au rôle joué par sa municipalité, la GLA. Même si les contextes diffèrent, on peut en tirer des enseignements pour des métropoles marquées par des dynamiques comparables, telles que le Grand Paris. La principale originalité de l’ouvrage est d’avoir souligné l’importance de l’échelle infra-urbaine en puisant dans des terrains réalisés dans des districts et des quartiers londoniens (au niveau des boroughs et des wards donc) ce qui permet d’aborder des éléments de politiques publiques souvent peu étudiés s’agissant des minorités postmigratoires. À ce titre, l’ouvrage a permis d’apporter un éclairage sur des problématiques relevant non seulement des questions ethno-raciales ou ethno-religieuses mais aussi et surtout, du champ des politiques territoriales.
4Les contributions convergent sur plusieurs points.
5Tout d’abord, nous avons pu constater que l’imbrication des différentes échelles de gouvernance suscite souvent des tensions considérables. Qu’il s’agisse de l’aménagement urbain, des commerces ou du logement ethnique, de l’insertion des jeunes, de l’apprentissage de la langue anglaise, de l’expression artistique ou sportive, ou encore de la démocratie participative, dans un pays où la gestion de la diversité culturelle est historiquement très centralisée, celles-ci se composent dans un premier temps en référence – en accord ou en opposition – au paradigme affiché par les pouvoirs centraux.
6À cet égard, dans un ouvrage collectif également axé sur les politiques de la diversité en Grande-Bretagne et aux États-Unis, Emmanuelle Le Texier, Olivier Estèves et Denis Lacorne (2010) avaient dressé un constat relativement optimiste selon lequel la crise du multiculturalisme et le tournant intégrationniste qui se dessinait au xxie siècle n’avaient pas pour autant empêché les acteurs locaux d’œuvrer pour le bien commun.
7Cet optimisme mérite d’être nuancé : nous montrons en effet qu’avec l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs en 2010, le paradigme intégrationniste, s’est non seulement confirmé mais nettement amplifié, notamment sous les gouvernements de Boris Johnson, de Theresa May et de Rishi Sunak, au point d’afficher une tonalité autoritariste et néosécuritaire sur fond de politiques d’austérité. Ainsi, les pages du multiculturalisme et de la community cohesion ont été tournées par les néoconservateurs pour laisser place à un environnement nettement plus hostile à l’immigration et aux populations qui en sont issues, le Brexit pouvant en grande partie être interprété comme l’échec des grands discours des politiques de la diversité. Si l’État central semble en effet chercher à transférer un nombre croissant de pouvoirs, il continue en réalité de fixer le cadre de référence dans lequel se dessine la gouvernance londonienne. Ceci est dans un premier temps visible par des stratégies de (dé)légitimisation des acteurs locaux. Une contradiction significative est ainsi relevée par les auteurs et les autrices de l’ouvrage : d’un côté, des injonctions encourageant les acteurs à mettre en place des initiatives en faveur des minorités ethniques et, de l’autre, un cadre dans lequel l’État central affaiblit l’application de ces initiatives par la stigmatisation de ces mêmes populations.
8Un deuxième constat concerne l’adhésion (ou buy-in) des populations concernées. Celle-ci est fortement recherchée par l’État central qui s’appuie sur une longue tradition britannique de bénévolat et de présence d’acteurs de la société civile, tels que les community organisations ou les associations religieuses afin entre autres de pacifier les rapports intercommunautaires ou encore de désamorcer le mécontentement lié aux multiples discriminations notamment dans l’accès à l’emploi, à la santé et au logement. Les acteurs de la société civile agissent alors en tant que courroies de transmission dans les rouages d’une gouvernance plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. En effet, à travers la multiplication de partenariats, ceux-ci sont tantôt sollicités en tant que prestataires de services, ou à titre consultatif sur des questions jugées comme stratégiques par la GLA. Ceci débouche dans certains cas sur une diversification des missions de ces acteurs associatifs en dehors de leurs champs d’action et de compétences traditionnels. À titre d’exemple, certaines associations religieuses sont amenées à fournir des prestations dans le domaine de l’apprentissage de l’anglais.
9Divers dispositifs très encadrés par la municipalité du Grand Londres, par des fondations, ou par des organismes semi-publics font émerger des figures d’influenceurs qui ne sont pas incompatibles avec le credo comportementaliste des politiques néoconservatrices. On voit ainsi apparaître des « ambassadeurs » et autres « mentors » (à l’instar des « grands frères » des cités sensibles en France), notamment dans les politiques éducatives, d’insertion professionnelle et dans les politiques encourageant la citoyenneté. Quant au secteur privé, relativement peu abordé dans l’ouvrage, on constate que celui-ci cherche aussi à se positionner dans la gouvernance londonienne via les politiques de promotion de la diversité au sein des grands groupes situés de la capitale. Des organismes tels que Business in the Community œuvrent dans ce sens en promouvant l’adoption de chartes et autres gages de comportement éthique auprès des employeurs.
10Aussi, contrairement aux conclusions de l’ouvrage coordonné par Le Texier et al., nous considérons qu’il est nécessaire de nuancer le constat d’« une (ré)appropriation de la gouvernance par le bas », ou d’un civisme intégrateur au sein des politiques de la diversité. Bien que significative dans un grand nombre de domaines où les acteurs associatifs et religieux jouent un rôle prépondérant, notamment en matière de politiques de cohésion sociale, il serait erroné d’affirmer que cette tendance s’appliquerait à toutes les politiques affectant les conditions de vie des minorités culturelles et qu’elle constituerait une « nouvelle donne » en matière de gouvernance de la diversité. Si celle-ci peut être observée dans certains champs de l’action publique, en particulier en matière de démocratie participative, elle est nettement moins prégnante dès lors que les questions économiques et budgétaires – et donc que la redistribution des ressources – constituent des enjeux prioritaires.
11Les recherches présentées dans l’ouvrage pointent en effet une dynamique de forces centrifuges qui relèguent à la marge des acteurs et des dispositifs jusqu’alors bien ancrés dans le paysage institutionnel ; ainsi s’opère un phénomène de fragilisation qui s’applique également à des initiatives prometteuses dont la consolidation aurait permis des évolutions significatives dans ce champ de la gouvernance. Les auteurs et les autrices soulignent notamment les difficultés financières auxquelles sont confrontés les acteurs locaux, qu’il s’agisse des collectivités locales ou des associations à but non lucratif qui avaient bénéficié de subventions importantes sous les néotravaillistes. De nombreux programmes qui avaient été soutenus à l’heure de la community cohesion ont ainsi vu leurs budgets s’effondrer. C’est le cas par exemple des activités culturelles et artistiques, à l’instar des Black Cultural Archives. C’est aussi le cas de ce qui aurait pu constituer l’héritage des Jeux olympiques pour les populations locales.
12Un dernier constat s’applique aux associations confessionnelles de quartiers dont les projets souvent très innovants alliant action culturelle et sociale (festivals, expositions, jardinage, sport, logement d’urgence) et pratiques religieuses sont dépendants de financements ministériels ou semi-publics. Enfin, les restrictions budgétaires ont eu une incidence sur les actions menées de longue date par les bailleurs ethniques, tout comme sur les structures d’appui à la formation et à l’entreprenariat tels que le Black Training and Enterprise Group (BTEG) dont le poids dans les politiques territoriales de l’emploi a fortement diminué depuis le tournant du siècle. Le contexte de pandémie de Covid-19 et la crise du pouvoir d’achat n’ont pas épargné la capitale britannique et semblent avoir alourdi cette tendance.
13La réélection de Sadiq Khan en 2024 a montré que la diversité continuera de figurer au premier plan à travers la figure centrale du maire. Durant sa mandature, celui-ci a cherché à rassembler, plutôt qu’à cliver les groupes ethniques, ainsi que le montre son programme All of Us qui imprime une signature particulière aux politiques de la diversité.
14Il ressort de l’ouvrage qu’au tournant des années 2020, la gouvernance de la diversité se conjugue toujours en référence à des dimensions ethno-raciales et qu’elle fait appel à une myriade d’acteurs de la société civile que l’on ne qualifierait pas spontanément de usual suspects car non situés dans le champ traditionnel de l’insertion sociale. C’est sans doute car ces acteurs proposent des programmes moins axés sur les dispositifs classiques de lutte contre l’exclusion et les discriminations (où les groupes minoritaires sont considérés comme des bénéficiaires de l’action sociale) que sur leur participation citoyenne. Des « leaders » associatifs tels que ceux de Faith Action ou de Citizens UK qui de par leur parcours professionnel ont développé des liens personnels avec des décideurs politiques à haut niveau sont ainsi en mesure de lever des fonds auprès des pouvoirs publics ou de fondations.
15Il existe indéniablement un phénomène de gouvernance de la diversité culturelle à Londres mais on constate qu’il demeure souvent au stade de « déclarations d’intentions » ou de « non-décisions », lorsqu’il n’est pas instrumentalisé à des fins d’attractivité économique. Certains projets de modeste, voire de grande envergure comme l’aménagement urbain ou les Jeux olympiques recèlent un fort potentiel de transformation des politiques urbaines et montrent la voie. Mais ils se heurtent à des limites d’inclusion de certains groupes dans la gouvernance, et de transposition du discours en obligation de résultat. Les Jeux olympiques, par exemple, auraient pu déboucher sur une appropriation par les populations locales, de même que le plan d’urbanisme de la municipalité qui n’a pas réussi à intégrer les réels besoins d’une population diverse, à l’instar des commerces ethniques. Enfin, si de nombreux dispositifs sociaux, culturels et linguistiques permettent de lutter contre les discriminations individuelles, ethno-religieuses et raciales, la mise en œuvre d’une véritable gouvernance pluri- et interculturelle demeure un défi à relever dans un contexte où le maire fixe des axes stratégiques mais où le niveau exécutif dépend des boroughs qui accordent une place variable aux acteurs locaux.
16C’est pourquoi la réflexion sur la gouvernance de la diversité ressort aussi de ce que l’on peut appeler la « ville progressiste » pour reprendre une notion imaginée par le politiste Pierre Clavel dans les années 1980 et utilisée pour penser le devenir des villes aujourd’hui, à l’ère de l’anthropocène (Douglass, Garbaye et Ho, 2019). Penser l’immigration, la diversité culturelle et la citoyenneté dans des sociétés urbaines en croissance démographique et marquées par la dégradation des conditions environnementales conduit inévitablement à aborder des enjeux de justice sociale, de développement durable, et de valorisation des patrimoines architecturaux, urbains et culturels.
17Marquée par des inégalités sociales, Londres est aussi un véritable « mille-feuille » politico-administratif, avec des compétences et des responsabilités très imbriquées entre différents niveaux de gouvernance et des réseaux complexes d’acteurs à la fois publics et privés. Place de Londres dans l’Europe, compétition électorale, politiques sociales, crise du logement, violences urbaines : quel que soit l’angle abordé, l’immigration de masse et les problématiques afférentes aux discriminations et à la diversité culturelle ou religieuse s’immiscent dans tous les aspects de la vie londonienne. Si, conformément aux discours optimistes de ses leaders, la ville peut s’enorgueillir de son statut de ville-monde ouverte à tous, c’est aussi une ville laborieuse et tendue, ou le vivre-ensemble constitue un défi permanent qui se construit et se renégocie quotidiennement.
Bibliographie
Douglass Mike, Garbaye Romain et Ho Kong Chong, 2019, The Rise of Progressive Cities East and West, Singapour/Londres, New York, Springer.
Le Texier Emmanuelle, Esteves Olivier et Lacorne Denis (dir.), 2010, Les politiques de la diversité. Expériences anglaise et américaine, Paris, Presses de Sciences Po.
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