Entre gestion sécuritaire et mobilisations citoyennes

Les émeutes londoniennes de 2011 comme révélatrices d’une gouvernance déficiente

Monia O’Brien Castro

p. 149-162


Texte intégral

1Août 2011 : Londres est marquée par une vague de violence sans précédent. Celle-ci est déclenchée par la mort de Mark Duggan, un père de famille noir de 29 ans originaire de la cité de Broadwater Farm (célèbre depuis les émeutes de 1985) située à Tottenham, un quartier défavorisé et multiethnique du borough de Haringey, au nord de la capitale. Duggan est abattu par un officier de police (apparemment en légitime défense) qui le surveille dans le cadre de la lutte contre la violence avec armes à feu (Barkas, 2014). L’incident provoque une série de heurts violents entre la police et de jeunes hommes majoritairement noirs et issus de communautés défavorisées, d’abord au niveau local, puis à travers l’Angleterre (The Guardian-LSE, 2011)1.

2Les chiffres sont significatifs : à Londres, le ministre de l’Intérieur rapportait 3 461 délits en 2011, 7 % appartenant à la catégorie « violences contre la personne » (Home Office, 2011, p. 25), et 2 467 arrestations sont effectuées (ibid., p. 15). Les émeutes de 2011 se démarquent en ce sens que les pillages prennent des proportions exceptionnelles par rapport à celles des années 1980 (50 % de délits, Londres ayant enregistré un des taux les plus élevés), si bien que ces violences sont considérées comme un produit de la société de consommation (ibid., p. 4). Elles s’illustrent aussi par une certaine continuité : harcèlement policier comme point de départ de la révolte dans des zones urbaines délaissées, jeune génération très représentée, policiers pris pour cible, incendies volontaires, chaos général et pillage (Moxton, 2011). Le gouvernement Cameron et l’ancien maire de Londres, Boris Johnson, qualifient d’emblée les faits d’actes purement criminels (Glaze et Branagh, 2011 ; Tapsfield et al., 2011), perpétrés cette fois par des « gangs2 » (The Telegraph, 2011), privilégiant ainsi une lecture néosécuritaire qui nie tout lien avec l’impact des politiques néolibérales et souscrivant à la thèse selon laquelle le Royaume-Uni serait envahi de tels groupes. Cette lecture ne fait aucun lien entre les émeutes et les politiques d’austérité, qu’il s’agisse des fermetures de centres pour les jeunes, des coupes dans les budgets alloués aux programmes communautaires et aux services de police, ou encore de la réduction des bourses d’études (Briggs, 2012, p. 97). Pourtant, une semaine avant les violences d’août, lorsque 13 centres de loisirs pour jeunes sont fermés à Haringey, de nombreux citoyens mettent en garde contre le risque d’une irruption imminente d’émeutes (Topping et Robertson, 2011).

3L’enchaînement des événements d’août 2011 produit un impact sur la gouvernance londonienne et en particulier sur la manière dont les pouvoirs publics appréhendent la question des émeutes. Notre objectif est de montrer en quoi cette gestion est révélatrice des tensions inhérentes à la ville néolibérale, en articulant ville néolibérale et diversité culturelle, plutôt qu’en insistant sur les ressorts économiques. Nous serons par conséquent amenés à mettre en évidence le volet néosécuritaire de la ville néolibérale, qui engendre une stigmatisation des jeunes Noirs (voir également O’Brien Castro, 2017) et des « gangs », tout particulièrement dans le discours. Il s’agira de comprendre comment cette question s’est retrouvée si fortement racialisée et genrée. Nous contrasterons par ailleurs le traitement de la question des émeutes par les pouvoirs publics avec leur réception auprès de la société civile. Les actions et mobilisations citoyennes de quartiers autour des émeutes montrent que la population londonienne est prête à s’approprier sans en laisser le champ aux politiques néosécuritaires ainsi qu’à à la récupération des événements en vue de renforcer encore davantage la ville néolibérale. Mais les populations locales disposent-elles des ressources nécessaires à cet effet ? Notre analyse s’appuiera sur les thèses développées par Hallsworth et Brotherton en particulier, ainsi que sur une revue fouillée de littérature (publications scientifiques, rapports officiels, presse locale et nationale, littérature grise) et sur deux périodes de terrain. Ces travaux de terrain ont été effectués par l’autrice après les émeutes dans le cadre d’un projet de recherche consacré à l’étude des « gangs » au Royaume-Uni de nos jours, dans les quartiers du borough de Haringey, à l’été 2012 et à l’été 2013, auprès d’habitants et de représentants associatifs de North London Citizens et du Tottenham Community Panel, soit une cinquantaine d’entretiens exploratoires.

Une gestion néosécuritaire

4La gestion politique des tensions liées à la diversité et à la pauvreté s’effectue sous les gouvernements de David Cameron à travers un prisme résolument sécuritaire. Cameron entreprend de faire des populations noires la représentation par excellence du « gang » (le terme est connoté négativement, et renvoie distinctement à une différence à la fois raciale et culturelle), dont l’émergence se trouve être une épiphanie pour le gouvernement de coalition. En effet, les « gangs » deviennent l’épitomé officiel de tous les maux sociaux contemporains ainsi que la justification d’un « État-pénitence » supposé gérer l’insécurité (Prieur et Subtil, 1999). Le débat autour de l’éventuelle nomination de William Bratton, ancien chef de la police de Los Angeles qui s’est particulièrement illustré en faisant baisser le taux de criminalité de sa ville entre 2002 et 2008, comme conseiller du gouvernement après les émeutes de 2011, est hautement symbolique. En effet, il a combattu les « gangs » américains, qu’il qualifie de « terroristes domestiques » nullement victimes de l’exclusion (McCarthy, 2004), et revendique un lien entre la démission parentale et la criminalité. Il recommande la tolérance zéro et que soit appliquée la théorie de la vitrine brisée selon laquelle c’est en punissant sévèrement le moindre délit que l’on prévient les actes plus graves (Swaine, 2011). Les médias, en particulier, voient manifestement en lui un Percy Sillitoe3 des temps modernes. Le feuilleton Bratton prend fin lorsqu’il est établi que seul un Britannique pouvait occuper ledit poste (Greer et Maclaughlin, 2011). La décision des pouvoirs publics de chercher une inspiration auprès des États-Unis peut prêter à discussion sachant que ceux-ci ont dépensé des sommes considérables dans la mise en place de mesures sévères visant à éradiquer les « gangs » sans pour autant obtenir de résultat satisfaisant. En outre, le renforcement des lois sur l’ordre public prête également à polémique dans la mesure où il engendre un cercle vicieux et tend ainsi à encourager la formation d’entreprises collectives de violence. Aussi la question des « gangs » fait-elle incontestablement son entrée dans le débat politique et mobilise l’attention des électeurs. Selon Hallsworth et Brotherton (2011, p. 14), l’autorité dont fait preuve le gouvernement de coalition au lendemain des émeutes montre à quel point il se situe dans un déni de réalité, de nihilisme et d’exclusion.

5Premièrement, on constate que sur le plan judiciaire les peines appliquées sont plus sévères pour les émeutiers, les tribunaux, qui tournent à plein régime, recommandant aux juges locaux d’être intransigeants et de déférer les affaires aux cours d’assises. À Londres (Hackney, Brixton, Pimlico, entre autres), de multiples rafles, lors desquelles des dizaines d’agents enfoncent la porte du logement d’un suspect sans crier gare et l’investissent, permettent de récupérer des objets volés (LSE Public Policy Group, 2011 : Gilson) et d’arrêter des coupables parfois de longs mois après les événements, grâce à l’investissement de moyens considérables, au visionnage de milliers d’heures d’images, à des appels à témoins, à des écoutes téléphoniques et à la publication de photos de suspects (BBC News, 2011). Parmi les exemples de peines sévères infligées à des individus impliqués dans les émeutes, on peut citer le cas d’un étudiant de 23 ans, au casier judiciaire vierge, envoyé six mois en prison pour avoir volé un pack de bouteilles d’eau à 3,50 livres sterling dans un magasin Lidl (Ford Rojas, 2011). De nouvelles peines de droit civil sont par ailleurs appliquées et Ian Duncan-Smith, le secrétaire d’État au Travail et aux Pensions, demande à ce que les aides sociales soient retirées en cas de poursuites criminelles. Par exemple, une locataire du secteur social à Battersea est expulsée car son fils a été inculpé (mais pas condamné) pour avoir participé aux émeutes. Ce type de punition, s’appliquant non seulement au contrevenant mais aussi à sa famille, est contraire à la loi sur la protection sociale et à la Convention européenne des droits de l’homme qui interdisent la punition rétroactive des délits (LSE Public Policy Group, 2011).

6Deuxièmement, un certain nombre de mesures sont prises pour renforcer les forces de police : par exemple, la police, aidée du ministère de l’Intérieur, met en place des dispositifs pour mieux préparer et équiper un plus grand nombre d’officiers en cas d’émeutes (Department for Communities, 2013, p. 12). Il faut noter que la police essuie maintes critiques pendant les émeutes de 2011 : le maire travailliste de Tottenham, David Lammy, déplore l’inertie des forces de l’ordre ainsi que leur incapacité à dissiper les rumeurs et à communiquer avec la communauté après la mort de Duggan (Moore, 2011). De plus, en février 2012, un nouveau Trident Gangs Crime Command est mis en place par la police de la capitale pour identifier et poursuivre les « gangs », faire de la prévention, et s’assurer que les moyens nécessaires soient affectés aux zones touchées par les « gangs » (Department for Communities, 2013, p. 13). Une base de données de suspects est ainsi élaborée à Londres. À chaque suspect est attribué un indice de risque. Le fait d’écouter un style musical communément associé à la culture des « gangs », ou d’avoir été la victime de violences associées à un « gang » peut expliquer l’inscription d’une personne sur cette « matrice ». La police utilise même les réseaux sociaux pour entrer en contact avec des individus suspects et les surveiller, au risque d’enfreindre la loi sur les pouvoirs policiers en matière d’enquête. Ces informations sont transmises aux pouvoirs publics. La liste inclut 78 % de Noirs (alors que la police de Londres recense 27 % de violences commises par cette communauté), 99 % d’hommes, et un individu âgé de 12 ans. Un rapport de l’organisation non gouvernementale Amnesty International (2018) déplore que les autorités utilisent des outils inadaptés qui stigmatisent les jeunes Noirs, au lieu de se concentrer sur les véritables causes des « gangs » et de travailler sur la bonne entente entre les jeunes et la police. Deux mille membres connus de la police seront ainsi arrêtés par le Trident et leurs armes saisies ; un grand nombre seront condamnés, pour un total de 1 334 ans, dont 16 peines à vie, ce qui explique, selon la police, la baisse conséquente de crimes violents dans la capitale (Department for Communities, 2013, p. 14). Enfin, le cadre législatif renforce les injonctions contre les « gangs » pour les membres de moins de 18 ans et instaure un délit aggravé pour possession d’arme blanche assorti d’une peine de prison, jusqu’à perpétuité pour les adultes condamnés pour un second délit violent ou sexuel (The National Archives, 2009, section 34[1])4.

7Troisièmement, dès 2012, le Troubled Families Programme, un dispositif national doté d’un budget de 448 millions livres sterling, met en place des mesures socio-éducatives auprès de familles considérées, de façon préjudiciable, comme « en crise », ce qui peut être interprété par « en lien avec des activités terroristes ». Il s’agit de réduire la criminalité et de remettre les adultes au travail et les enfants à l’école en faisant appel à des partenaires locaux tels que les services de police ou les services publics de l’emploi. Les autorités ayant établi le lien entre déficit éducatif et émeutes, des cours d’éducation parentale sont également proposés (Department for Communities, 2013, p. 16). En outre, la prévention est mise à l’honneur dans les écoles où il est attendu que les enseignants fassent régner la discipline pour des résultats plus satisfaisants. À l’instar des conservateurs des années 1980 (Hallsworth et Brotherton, 2011, p. 7), les pouvoirs publics s’empressent de souligner, bien qu’indirectement, la culture prétendument criminogène des citoyens noirs des quartiers en récession permanente (Fazakarley, 2009, p. 6).

Une croisade rédemptrice

8Une véritable campagne de dénigrement à la fois moral et culturel se met en place vis-à-vis des couches populaires. En effet, le 15 août 2011, soit quatre jours après la fin des émeutes, David Cameron déclare la guerre à ce qui selon lui est comparable à une maladie ayant infecté le pays, et qui doit dès lors devenir une priorité nationale : les « gangs » et leur « culture ». Partie intégrante de ce combat : une campagne, annoncée dès le 11 août, dont la visée est de faire en sorte que la partie malade de la société britannique acquière des bases en matière de morale (Tapsfield et al., 2011). Les pouvoirs publics annoncent aux citoyens que leur pays est pris d’une fièvre soudaine, celle des « gangs », traditionnellement localisés outre-Atlantique.

9Les médias de droite ont ainsi toute latitude pour créer une vindicte populaire. Ainsi que l’avait montré Hall (1978, p. 26), ce type de panique peut être également qualifié d’« ethno-religieuse » ou d’« ethno-raciale » dans la mesure où l’agresseur, noir, est présenté de façon sensationnelle comme l’ennemi public. L’exagération des faits de déviance toujours adjoints d’une figure noire (Cohen, 1972), avec l’aide du public et d’« entrepreneurs moraux » permet ainsi l’adoption d’un nouveau bouc émissaire par une nation entière. Les médias sont ainsi investis d’un rôle idéologique consistant à identifier l’« ennemi approprié » (Christie, 1986) en créant des paniques morales, de façon à détourner l’attention des citoyens des problèmes sociaux générés par le capitalisme et à légitimer la politique menée par le gouvernement. Les « gangs » sont la conséquence de la redistribution spatiale d’un espace progressivement privatisé qui les exclut des ressources car comme le rappelle David Harvey (1997), la ville d’aujourd’hui est fortement polarisée : la mondialisation engendre une ségrégation spatiale et des inégalités sociales, et convertit les citadins les plus pauvres en surplus de production. De nombreuses études démontrent en effet que les « gangs » sont le produit de l’exclusion socio-économique, de la discrimination, de la stigmatisation, de la criminalisation, et de « l’impuissance structurelle », en ce qu’ils constituent une échappatoire (Joseph et Gunter, 2011, p. 6) ; étant donné que de nombreux membres issus des minorités font partie de la frange marginalisée de la société (Palmer et Kenway, 2007), leur représentation au sein des « gangs » est disproportionnée.

10La criminalité n’émane pas d’une société malade et de comportements déviants, mais reflète, selon le sociologue Stanley Cohen, ce que l’État et la classe dirigeante considèrent comme malade et déviant (Becker, 1963, p. 8). Ainsi, les « gangs » seront stigmatisés, puisque d’après David Cameron, en qualité d’ennemis de l’intérieur, ils seraient à l’origine des émeutes de 2011. La police dénombre quelque 200 « gangs » (de 20 à 30 membres chacun) dans la capitale, responsables d’un cinquième des délits qui y sont commis (Smith, 2011). Pourtant, elle estime dans un premier temps que 28 % des personnes arrêtées sont des membres de « gangs », avant de revoir le taux à la baisse, à 19 %, puis à 13 %, cette fois pour l’ensemble du pays (la majorité de membres arrêtés étant toutefois recensée à Londres [Home Office, 2011, p. 5]), si bien que le gouvernement est contraint de minimiser l’importance du rôle joué par les « gangs » dans les événements. Leur participation est indéniable, mais aucun élément ne permet de prouver que les « gangs » sont les instigateurs, d’autant que la définition du « gang » est vague et hétérogène (elle diffère en fonction de la localisation régionale des services de police [ibid, p. 34]), et qu’on ne peut par conséquent les quantifier. En outre, les pourcentages évoqués correspondent aux personnes prises sur le fait et non aux personnes participant précisément aux violences (The Guardian-LSE, 2011, p. 21). Notons enfin que les « gangs » font habituellement parler d’eux en rapport avec des violences « intergangs » ou « intragangs ». Or en août 2011, ils décident de déclarer une trêve (Hackney Citizen, 2011). La posture gouvernementale, axée sur une société dite « brisée » (broken society) et la surenchère sécuritaire (dans une société encore marquée par les attentats de 2005 à Londres), équivaut à une « gouvernance déficiente » à la fois stigmatisante et criminalisante qui permet aux gouvernements faibles de maintenir le contrôle et de détruire le lien entre pauvreté et révolte.

Actions et mobilisations citoyennes

11Les études de terrain menées par l’autrice dans les quartiers du borough londonien de Haringey en 2012 et 2013 ont permis d’examiner la gestion locale de la crise causée par les émeutes. L’objectif était de comprendre dans quelle mesure les procédures mises en œuvre permettent aux démunis de s’exprimer et ainsi de mettre en place une forme alternative de gouvernance. Contrairement à la gestion au niveau national, ces actions citoyennes, plus concrètes et bienveillantes, se distinguent sur l’axe sécuritaire. Elles cherchent à promouvoir la diversité culturelle et ainsi prévenir chaos et désintégration, grâce à une approche qui permet aux citoyens qui d’ordinaire considèrent que leur voix est ignorée de se faire entendre ; les individus connaissant les problèmes et les besoins propres à leur environnement se proposent de remplacer les bureaucrates.

12Les émeutes d’août 2011 sont condamnées au niveau local, par Boris Johnson, alors maire de Londres, qui insiste sur la nécessité de s’attaquer enfin aux causes du déclin, c’est-à-dire à un environnement générateur de culture de la pauvreté et d’aspirations minimales (London Assembly, 2012), ou encore par le député David Lammy, qui soutient que la majorité de ses administrés rejettent le mouvement (Tottenham and Wood Green Journal, 2011). Des initiatives à caractère ponctuel sont proposées dans le borough de Haringey : un écrivain amateur, Katie Khan, assure une collecte de dons pour les victimes des émeutes qui s’associe au propriétaire d’un supermarché local pour entreposer sa récolte ; un centre est créé par membres de la communauté et des chefs d’entreprise pour venir en aide aux individus qui ont perdu leur logement ou dont le bien immobilier a subi des dommages est géré ; un site Internet est lancé pour venir en aide à Aaron Biber, 89 ans, un coiffeur à Tottenham High Road depuis quarante et un ans qui a vu son commerce détruit, ce qui permet de récolter 5 000 livres sterling ; l’Association des Banques britanniques offre quant à elle une aide financière aux entreprises qui sont contraintes de renouveler leur stock et effectuer des réparations, ainsi que la possibilité de différer le paiement de leurs traites jusqu’à réception du paiement de leur assurance. Mais le programme qui marquera durablement les esprits en raison de la polémique suscitée reste celui qui rassemble des citoyens de diverses zones autour de balais et autres sacs-poubelles (les broom armies/brigades), dans le but de redonner une dignité à leur quartier et dissuader les émeutiers de récidiver. Dans le sillage de cette initiative, la communauté turque de Dalston, au nord-est de Londres, se mobilise contre les jeunes pilleurs (noirs) et devient l’exemple à suivre. Des célébrités telles que l’écrivain humoriste Stephen Fry ou l’acteur Simon Pegg apportent leur soutien à ce mouvement original. Cependant, si ces « armées », formées via les réseaux sociaux, sont applaudies pour avoir su créer un esprit résolument communautaire, elles suscitent également des critiques. La presse choisit de couvrir la campagne menée à Clapham Junction Station : les participants sont qualifiés de « véritables Britanniques », de « bons citoyens ». Des récompenses, les « balais d’or », seront même décernées et une photo prise à l’occasion devient emblématique. Or, les personnes figurant sur ladite photo sont presque toutes blanches (le simple reflet de la population locale), d’où une association rapide entre blancs et citoyens modèles. On oublie alors que dans les quartiers multiethniques, les personnes de toutes origines apportent leur contribution. Néanmoins, quelques personnes interrogées disent s’être senties exclues de ce que Bryan, le responsable d’une structure associative, qualifie de mouvement de yuppies, mené par des individus souvent venus d’autres quartiers. Cette représentation biaisée du grand nettoyage se traduit rapidement par un nettoyage social symbolique : la chasse aux impurs, à ceux qui n’ont pas le droit à la ville et ne méritent pas d’être traités comme des citoyens.

13Parmi les initiatives envisagées sur le plus long terme à Haringey, il convient d’insister plus particulièrement sur le travail mené par North London Citizens, un consortium de 45 institutions civiques (voir également Balazard dans ce volume) et le Tottenham Community Panel (un groupe indépendant de leaders communautaires), qui contribuent, avec l’aide des habitants, à mettre en œuvre un plan destiné, dès février 2012, à reconstruire le quartier, renforcer et mieux organiser la société civile pour retisser le tissu social et faire marcher la démocratie. Des programmes phares tels que Tottenham One Hundred sont mis sur pied afin qu’une centaine d’individus issus d’institutions diverses, d’âges, de confessions et de milieux différents, soient formés par North London Citizens. Ces personnes ont pour mission de rassembler des équipes au sein des services publics et faire en sorte que les citoyens locaux (dont 28 % considèrent que les émeutes ont un lien avec le sentiment d’impuissance des habitants) s’impliquent davantage en politique, à tous les niveaux. Le conseil municipal continue de faire augmenter la participation aux élections (60,3 % en 2010). La campagne « (Why) I love Tottenham » est amorcée avec le soutien du célèbre club de football local, le Tottenham Hotspur, un employeur local de grande ampleur, pour que la municipalité, les communautés locales et la GLA s’unissent dans le but de revitaliser Tottenham High Road et d’améliorer sa réputation. Les habitants attribuent les émeutes à un manque d’esthétique : odeurs insoutenables, manque de poubelles, concentration de bureaux de type « PMU » (betting offices) et autres restaurants fast-food. L’enjeu est d’attirer des investissements (construction de logements et implantation de commerces de renom), dans un premier temps en misant 250 000 livres sterling, pour que Tottenham soit en mesure de séduire employés, touristes et résidents londoniens. Les communautés locales organisent des événements médiatiques pour promouvoir le quartier et la marque « I love Tottenham ». Tottenham Working Futures se concentre, sur l’emploi des 18-24 ans. En effet, selon des chiffres obtenus auprès de la municipalité, au moment des émeutes, Tottenham compte 10 000 chômeurs pour 367 offres d’emploi ; 35 % des émeutiers adultes arrêtés en août 2011 bénéficient de l’allocation-chômage. Ainsi, des subventions sont accordées aux entreprises en partenariat avec le conseil municipal de Haringey pour créer 1 000 postes et opportunités d’emploi sur deux ans. La campagne CitySafe, lancée en juin 2012, est l’une des réponses majeures apportées par la communauté aux problèmes que constituent les délits et à la violence sur la voie publique. Grâce à la collaboration inespérée et cruciale entre des jeunes et la police de Haringey (25 % des habitants citent les arrestations abusives comme cause des émeutes), une zone, dans laquelle commerces, cafés et écoles s’engagent à offrir un refuge aux jeunes confrontés à un danger immédiat et à déclarer les délits, est créée dans la rue principale. Cette initiative fait des émules, comme beaucoup d’autres.

14Ces exemples prouvent que les personnes issues des milieux sociaux les plus défavorisés peuvent jouer un rôle primordial et prendre conscience que leur implication dans la société permet d’améliorer leur bien-être et leur sécurité. Ce faisant, elles contribuent à décrypter les émeutes, à apporter des pistes de réponse à leurs problèmes, et à prendre leur responsabilité, pour elles-mêmes et pour leur quartier. Elles prouvent également que ce rôle est indissociable de l’appui des autorités locales et centrales. Toutefois, certains de ces programmes envoient un message ambigu, dans la mesure où ils se concentrent sur les problèmes matériels et sur l’image des quartiers, et non sur les logiques d’exclusion et de stigmatisation. Les investissements répondent davantage à une logique mercantile qu’à une logique d’exclusion sociale.

Le déni d’une réalité sociale persistante

15En termes d’action publique, les initiatives que nous venons de décrire suggèrent que la Big Society en général et le Localism Act de novembre 2011 (DCLG) en particulier ont cherché à octroyer du pouvoir, surtout en matière de droits communautaires, d’urbanisme et de logement, aux communautés, aux quartiers, aux individus. Ce localisme doit permettre aux acteurs locaux d’appliquer des solutions sur mesure et de gérer les problèmes liés à la diversité et à l’intégration. Cependant, la politique d’austérité du gouvernement a un impact négatif et se voit amplement critiquée, les fonds dévolus aux autorités locales étant insuffisants. De plus, cette mise en valeur de l’échelon local ne prend aucunement en compte le fait qu’il est difficile pour les membres des communautés démunies d’accéder aux services proposés et de participer à la régénération de leur environnement en raison de leur situation socio-économique. Au final, les individus qui possèdent un capital social plus solide, une motivation inébranlable et de véritables compétences s’impliquent tandis que le reste de la population tend à rester passif (Raco, 2014, p. 10). Par exemple à Tottenham, il apparaît que pour ne pas être ignoré, l’activisme communautaire doit recevoir l’appui du parti travailliste, en situation de monopole. En effet, la culture institutionnelle locale ne voit pas d’un bon œil la participation communautaire, du moins officieusement. Seuls les groupes les mieux organisés et articulés sont en mesure de mettre la pression sur les officiels et conseillers, mais le quartier n’en regorge guère (Dillon et Fanning, 2012). La société civile n’est pas en mesure de prendre le relais des pourvoyeurs de services et d’équipements, de résoudre les problèmes locaux ou de mettre en œuvre des décisions au niveau local, d’autant que des tensions l’émaillent. Naturellement, elle a besoin qu’on soit à son écoute, qu’on la guide et qu’on lui apporte un soutien financier. Ces zones qui subissent des cycles d’émeutes sont en déficit de capital social, mais les programmes de rénovation mis en œuvre dans le passé n’en ont pas produit. Par exemple, dans le cadre du New Deal for Communities (un des projets phares lancés par le New Labour en 1998), Tottenham figure parmi une trentaine de zones à bénéficier de 50 millions de livres sterling, et justement le programme prend fin lorsque les émeutes se déclarent. L’absence de « résultats » tangibles fournit une raison aux conservateurs pour réduire les aides de l’État et diffuser l’illusion selon laquelle la société civile peut se substituer aux pouvoirs publics. Aussi est-il primordial de comprendre les raisons pour lesquelles les programmes de rénovation ne réussissent pas à impliquer les communautés locales. Londres est régulièrement présentée par les autorités comme une ville leader puisque bénéficiant de la diversité économique et culturelle. Ceci permet de justifier les politiques prônant l’égalité des chances pour tous les citoyens dans la capitale, la dévolution de pouvoirs aux individus pour les responsabiliser, et ainsi d’occulter les inégalités structurelles et les interventions qu’elles requièrent. Ce qui s’apparente à des politiques d’intégration s’éloigne des formes interventionnistes de gouvernance collective, remet en cause les bienfaits de la diversité et tend à la faire disparaître (Raco, 2014, p. 11).

16Les citoyens d’Haringey interrogés dans le cadre du travail d’enquête mené par l’autrice de l’article, considèrent que les émeutes donnent aux autorités une excuse pour lancer un processus de gentrification. Certains, parmi lesquels Sasha, une mère de famille d’origine antillaise de 45 ans, parle même d’un processus ayant pour vocation « de punir une communauté révoltée ». Sir Peter Rogers, le conseiller en matière de régénération urbaine de l’ancien maire Boris Johnson, explique que les zones touchées par les émeutes ne doivent certainement pas être reconstruites à l’identique. Il estime que le renouveau du bâti sera ainsi un moyen de prévenir de futures émeutes (Building Design, 2011). En 2015, Haringey ne fait déjà plus partie des 20 municipalités anglaises les plus pauvres (Owen, 2015), les citoyens les plus démunis ayant été remplacés par des hipsters et autres jeunes cadres dynamiques à la recherche de lieux de sortie branchés, d’espaces verts et de réseaux de transport développés (Dillon et Fanning, 2015, p. 204). Par exemple, la rénovation du Northumberland Estate, un parc de 1 092 logements sociaux, prévoit de ne conserver qu’un maximum de 183 unités à l’usage des plus démunis. Sur les 2 500 habitations en construction, on annonce que 40 % (dont la majorité proposée à la vente) sont réservées aux personnes en difficulté. Cependant, la définition de « en difficulté » est modifiée étant donné qu’en l’occurrence, le loyer moyen d’un deux-pièces atteint les 1 155 livres sterling mensuels. Précisons également qu’après les émeutes, de peur de mettre à mal un partenariat juteux, les autorités locales acceptèrent que le Tottenham Hotspur (qui bénéficie de 25 millions de livres sterling de fonds publics) ne finance finalement pas la construction de logements sociaux, et que leur part d’investissement dans la création ou l’amélioration d’infrastructures (routes, stations de métro…) soit réduit de 16 millions à 500 000 de livres sterling (Mitchell, 2017), une preuve supplémentaire de la détermination des pouvoirs publics à gentrifier les zones propices à la contestation en encourageant financièrement le secteur privé.

17Pour terminer, les représentants de la société civile interviewés émettent un certain nombre d’autres critiques. Ils déplorent que les communautés minoritaires d’origine postcoloniale soient nettement sous-représentées au sein des forces de police. Il s’agit pourtant là d’un aspect essentiel déjà souligné dans le fameux rapport consacré aux émeutes de 1981 à Brixton (Scarman, 1982, p. 122). Selon le recensement de 2001, Haringey compte 54,7 % de minorités, mais seul un policier sur dix en est issu. En outre, ils regrettent que seuls les aspects négatifs de leur environnement semblent compter pour le gouvernement et les médias, les succès rencontrés au niveau local n’étant pas mis en valeur. Ils s’insurgent également contre le fait que les aides financières promises par Boris Johnson ne sont pas attribuées de façon appropriée : on note des retards de paiement significatifs pour une bonne moitié des entreprises ayant déposé des demandes, et certaines sommes allouées par l’État ne sont tout simplement pas débloquées. La « grande société » (Big Society) ne peut pas se réaliser grâce à la bonne volonté et aux efforts déployés par la société civile : cette dernière n’est pas en mesure, en dépit du projet gouvernemental phare défendant son autonomisation, de surmonter les tensions inhérentes à la ville néolibérale.

Conclusion

18Dans un contexte caractérisé par une marginalité galopante, une stigmatisation liée à la classe, à la race et au territoire, une pauvreté matérielle indissociable d’un déni de dignité sociale (Bauman, 2011), une absence de réaction judiciaire à la crise bancaire et financière de l’automne 2008 ainsi qu’un certain laxisme à l’endroit de la criminalité des riches et des puissants (O’Donoghue, 2014, p. 91), les émeutes londoniennes peuvent être interprétées comme une réponse collective à la violence structurelle : se révolter et défier l’autorité permet de compenser des phénomènes de relégation sociale (Power et Tunstall, 1997, p. 2). David Cameron, qui avait pourtant préconisé dans le passé de s’évertuer à rechercher « le contexte, les raisons, les causes » de la criminalité (Cameron, 2006), a géré les émeutes en instrumentalisant les « gangs » et en associant, comme ses prédécesseurs, criminalité et culture. Les « gangs » constituent ainsi davantage une force idéologique qu’explicative (Hallworth et Brotherton, 2011, p. 16), et sont le symptôme de l’échec de la Big Society, cette « politique zombie » (Giroux, 2010), qualifiée de « projet bourgeois » par un jeune coursier de Lordship Lane, au cœur de Haringey. À Londres, cette politique n’a en fin de compté été réalisée que dans le cadre des initiatives pragmatiques lancées par une société civile idéalisée par les gouvernants, à contre-courant de la répression néosécuritaire et du manque de responsabilité des pouvoirs publics. Ainsi que le montre la gestion des émeutes de Tottenham, la société civile n’est en rien une panacée pour répondre à des enjeux sociaux beaucoup plus structurels. Les initiatives mises en œuvre au niveau local ont été à l’image de l’action nationale, en ce sens qu’elles ont été révélatrices des tensions inhérentes à la ville néolibérale : les préoccupations liées aux logiques de marchandisage ont supplanté celles liées aux logiques d’exclusion, d’où une dynamique d’embourgeoisement et de marginalisation accélérée.

19La démocratie est davantage mise à mal par la volonté du gouvernement de reprendre le contrôle à force de mesures répressives disproportionnées. Aussi, la notion de broken State semble-t-elle nettement plus pertinente que celle de broken society (Slater, 2011, p. 1), d’autant que le gouvernement de David Cameron n’a pas jugé pas bon de mener une enquête officielle sur les causes des événements et s’est contenté de mettre sur pied une commission, dont le rapport final (Riots Communities and Victims Panel, 2012) est imprégné de références victoriennes, opérant des clivages simplistes entre pauvres « méritants » ou « non méritants ». Un bilan montre que le gouvernement n’a finalement mis en œuvre que 11 des 63 recommandations proposées pour éviter que d’autres émeutes ne surviennent (Dodd, 2013). En ce sens, les événements de 2011 ont démontré que l’enfermement dans une gouvernance déficiente, incapable de relever le défi de la pauvreté, de la stigmatisation et de l’exclusion sociale, ne peut en aucun cas apporter une réponse à la question des émeutes.

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Notes de bas de page

1Parmi les individus arrêtés à Londres, on compte 88 % d’hommes, et 93 % sont déjà connus des autorités. Ils sont majoritairement âgés de moins de 25 ans (23 % ont entre 10 et 17 ans et 48 % entre 18 et 24 ans). Des 2 377 personnes (sur 2 467) dont l’ethnicité est connue, 32 % sont blancs, 47 % noirs, 11 % métis, et 8 % originaires du sous-continent indien (Home Office, 2011, p. 28-30). Enfin, la plupart des zones touchées par ces violences connaissent un taux élevé de criminalité et de pauvreté (ibid., p. 3).

2Nous utilisons des guillemets dans la mesure où la notion de « gang » continue de faire débat et à constituer une expression passe-partout (Joseph et Gunter, 2011, p. 7). La définition légale du terme est toutefois apparue en 2009 dans la Policing and Crime Act (section 34[5]). Elle précise qu’un « gang » consiste en a) au moins 3 personnes ; b) utilise un nom, un emblème, une couleur ou toute autre caractéristique qui permet à ses membres d’être identifié en tant que groupe ; c) est associé à un territoire en particulier.

3Sillitoe s’est rendu célèbre tout particulièrement dans les années 1930, alors que, chef de la police, il éradiqua la culture des « gangs » des inner cities de Glasgow (the Razor Gangs, the Billy Boys, the Norman Conks), après avoir fait ses armes à Sheffield, et avant de diriger le MI5 (voir [http://www.theglasgowstory.com]).

4La section 34(1) est amendée en 2012 par la Crime and Security Act 2010.


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