Le calme après la tempête ?

Les bailleurs ethniques et la gouvernance du logement à Londres

David Fée

p. 67-86


Texte intégral

1La question du logement des minorités ethniques se distingue aujourd’hui par sa quasi totale disparition du discours et des politiques locales anglaises. Cette situation, somme toute normale pour un observateur français habitué à un discours dominant axé sur l’assimilation républicaine, est en réalité paradoxale pour l’Angleterre. La capitale britannique se distingue néanmoins du reste du pays. Londres a longtemps été à la pointe de la lutte contre les discriminations ethniques dans le domaine du logement par un soutien sans faille accordé aux minorités ethniques, à la fois au niveau londonien et au niveau des boroughs. L’inclusion des minorités ethniques (Black and Asian Minority Ethnic [BAME]) dans la vie de la cité et leur pleine citoyenneté passaient alors par le renforcement de leurs droits sociaux dans le domaine du logement et la création d’un secteur associatif BAME puissant. Puis, comme dans le reste du pays, la notion même de diversité ethnique dans le domaine du logement a presque totalement disparu des politiques londoniennes. Le secteur du logement BAME a connu un déclin alors même que le maire de Londres et les collectivités locales sont soumis à un nombre croissant de contraintes en matière d’égalité raciale. Néanmoins, aujourd’hui, on semble assister à un regain du secteur BAME dans la capitale. Cet article s’attachera à étudier ce que la science politique nomme une « non-décision » en matière d’action publique, à savoir le choix de ne pas élaborer une politique (Moran, 2005, p. 361), en l’occurrence une politique du logement spécifiquement en direction des minorités ethniques. Pour ce faire, nous engagerons une réflexion sur la construction puis la déconstruction de cet enjeu pour comprendre comment les pouvoirs publics se sont saisis puis dessaisis (et ressaisis à Londres depuis 2016) de cette question sur trente ans. Le rôle des politiques nationales et municipales sera examiné, de même que des influences moins structurelles et relevant plus de l’agentivité1 (agency). Enfin, nous regarderons comment les groupes concernés ont tenté ou tentent de contourner l’écueil pour se réinventer et conserver une place dans la cité.

Les conditions de logement des minorités ethniques à Londres : état des lieux

2À la différence de la France, la lutte contre les discriminations raciales, entamée par le biais d’un cadre législatif dans les années 1960 a conduit au Royaume-Uni à la recherche d’outils permettant de mesurer et quantifier ces discriminations ainsi que les effets de la législation. Elle a aussi abouti, après bien des débats, à l’institutionnalisation de catégories ethniques en 1991. Un certain nombre de données étaient cependant déjà disponibles puisque depuis l’année 1841, le recensement contenait une question sur le pays de naissance, et depuis 1971 une question sur le pays de naissance des parents. En 1983, l’enquête General Household Survey avait ajouté une question sur l’origine ethnique à une question habituelle sur le pays d’origine. Mais c’est en 1991 qu’a été donnée la possibilité à tout Britannique de renseigner dans le recensement le groupe ethnique auquel il ou elle estimait appartenir avec un choix parmi neuf possibilités. Aujourd’hui, ces catégories sont au nombre de 19 et ce sont elles qui permettent de cerner les conditions de logement à Londres2.

3La capitale britannique, souvent décrite comme une des villes les plus multiculturelles au monde, comptait environ 9 millions de résidents en 2020. Elle connaît depuis 1989 un renversement du déclin démographique qui la caractérisait après-guerre et une croissance démographique soutenue, ce qui explique que l’âge moyen (33 ans) soit inférieur à la moyenne nationale. Entre 1991 et 2011, sa population s’est accrue de 11,6 % (ONS, 2012, p. 13) et on estime qu’entre 2006 et 2031 sa population aura augmenté de 1,3 million. La moitié des Londoniens nés à l’étranger est arrivée entre 2001 et 2011.

4Au sein d’une population londonienne croissante, le dernier recensement (2021) a montré une forte augmentation de la population ethnique : en 2021, la population ethnique non blanche représentait 46,2 % de la capitale, comparé à 28,85 % en 2001 (ONS, 2021). Les recensements ont aussi mis en lumière une concentration accrue de certains groupes ethniques dans la capitale. Celle-ci rassemblait 33,4 % de la population ethnique nationale en 2021 contre 42 % en 2011. Les collectivités locales concentrant les plus fortes proportions de BAME étaient majoritairement à Londres (Newham, Brent, Ealing, Harrow et Tower Hamlets) [ONS, 2021].

5Cette concentration au niveau national (macro) reflète une tendance nationale des minorités ethniques à se regrouper au niveau local (meso)3. Les études montrent ainsi que 44 collectivités locales en Angleterre et au pays de Galles concentrent 50 % des BAME (SEU, 1998, p. 10). À Londres, le nombre de quartiers (wards) contenant plus de 67 % de résidents ethniques est passé de sept en 1991 à 20 en 2001 (GLA, 2005) et 57 en 2011 (GLA, 2014). L’origine de ce regroupement fait polémique. Deux écoles d’interprétation s’opposent, qui mettent l’accent pour l’une sur des schémas de consommation et sur l’importance du choix des acteurs (l’agentivité ou agency), et pour l’autre sur les schémas de production et les causes structurelles. Ainsi, tandis que certains chercheurs mettent en exergue les préférences immobilières et les stratégies de peuplement des BAME, d’autres soulignent les contraintes institutionnelles qui pèsent sur eux (prêts bancaires, politiques nationales du logement, pratiques d’attribution des logements sociaux) ainsi que la crainte d’être exposés au harcèlement racial et au racisme (Robinson, 2002, p. 96).

6En Angleterre, les foyers ethniques se caractérisent par une taille supérieure à la moyenne en raison du nombre d’enfants par famille (4,7 personnes par foyer pour les Bangladais contre 2,3 pour les Blancs) si bien que 47,9 % des foyers vivant en situation de surpopulation sont des foyers ethniques alors qu’ils ne représentent que 14 % de la population britannique. En 2020, 18 % des foyers dits BAME vivant dans le secteur social étaient en situation de surpopulation, contre 7 % des foyers « blancs ». De même, ils étaient plus nombreux à vivre dans des logements n’étant pas aux normes dans ce secteur : 18 % contre 11 % des foyers « blancs » (MHCLG, 2019). On trouve également davantage de locataires dans le parc social en déclin (44 % des noirs mais 16 % des blancs) [DCLG, 2013, p. 15]. Enfin, les personnes issues des minorités ethniques sont surreprésentées parmi les sans-domicile acceptés en priorité par les municipalités ; 14 % sont issues de la population noire, 9 % du sous-continent indien et 4 % d’un mariage mixte (MHCLG, 2018). Les populations BAME rencontrent donc un certain nombre d’obstacles pour accéder à des logements de qualité.

7Au niveau londonien, une enquête de la Greater London Authority (GLA) a montré que plus de la moitié des foyers mal logés ou non logés et nécessitant un (re)logement appartenait aux minorités ethniques et particulièrement aux minorités noires et bangladaises (Mayor of London, 2004, p. 46). Les enquêtes confirment l’importance du problème de la surpopulation parmi les minorités ethniques dans la capitale : ainsi un foyer noir africain sur cinq vit-il en situation de surpopulation dans le centre et le nord de Londres (Finney et Harries, 2013). Une enquête commandée par le bureau Londonien de l’ex Housing Corporation en 2003 a montré que la capitale concentrait les problèmes nationaux de mal logement parmi les minorités ethniques : 42 % des foyers britanniques mal logés vivaient à Londres et parmi eux un quart était antillais et un quart africain ; plus de 50 % des foyers en attente d’un logement HLM étaient issus des populations BAME, et plus de 50 % des foyers BAME requéraient des logements de quatre chambres ou plus (Housing Corporation, 2003b).

8En outre, le calcul du degré d’inégalité dont souffrent les BAME au niveau local, sur la base des indicateurs du logement, de la santé, de l’éducation et de l’emploi, en comparaison de la population britannique blanche, montre que quatre des districts britanniques les plus inégalitaires se trouvent à Londres (Lambeth, Haringey, Tower Hamlets, Brent). Plus précisément en matière de logement, les 18 collectivités où les conditions de logement sont particulièrement inégales entre BAME et Britanniques blancs incluent neuf boroughs londoniens. Cependant, sur la période 2001-2011, on constate une réduction des inégalités de logement à Londres en général, sauf à Tower Hamlets (Finney et Lymperopoulo, 2013, p. 44).

9Ces particularités qui continuent de distinguer les résidents BAME au Royaume-Uni, et à Londres plus précisément n’ont été reconnues et construites comme un problème par les pouvoirs publics que dans les années 1980, comme nous allons le voir maintenant.

Les bailleurs ethniques, acteurs de la gouvernance londonienne, 1986-2005

10Mesurer l’évolution de l’enjeu du logement des minorités ethniques ou tout au moins comprendre comment cet enjeu a été redéfini nécessite de remonter aux années 1980. Ces années représentent en effet une matrice pour les bailleurs ethniques (BME Housing Associations). C’est alors que se fait jour l’idée que le droit à un logement décent des minorités ethniques n’est pas assuré et en conséquence que l’État et certaines collectivités locales (Londres en tête) décident de formuler des politiques de logement exclusivement à l’attention de ces minorités.

Un contexte national favorable : les facteurs structurels nationaux

11Il est difficile de faire abstraction du cadre et du climat politique au niveau national lorsqu’on se penche sur la question du logement des minorités ethniques à Londres car c’est au niveau national que la décision de créer et soutenir politiquement et financièrement un secteur associatif ethnique dans le domaine du logement a été prise.

12C’est à la Housing Corporation (HC), créée en 1964 pour promouvoir le développement de coopératives pour le logement (cost-rent et co-ownership societies), puis autorisée en 1974 à financer tout type d’association pour le logement, que revient l’initiative à la fin des années 1970 de faire naître des bailleurs sociaux ethniques indépendants. Les raisons qui sous-tendent cette décision sont multiples : premièrement, le cadre législatif, puisque la loi de 1968 (Race Relations Act) rendait toute discrimination en matière de vente ou de location de logement illégale ; en second lieu, les enquêtes de la Commission for Racial Equality (CRE) avaient révélé des inégalités de traitement parmi les demandeurs de logement sociaux et avaient conduit à un débat au sein du directoire de la HC dès 1979 sur les méthodes à adopter pour assurer le logement des minorités ethniques (Murie, 2008, p. 185). L’enquête la plus influente pour le secteur ethnique avait été conduite par la CRE auprès d’une collectivité locale, à Hackney, en 1983. Elle avait montré que les Londoniens blancs sur liste d’attente étaient plus souvent logés dans des HLM de meilleure qualité, c’est-à-dire dans des maisons plutôt que des appartements, des HLM neufs et des rez-de-chaussée. En outre, contrairement aux demandeurs blancs, les demandeurs noirs ne bénéficiaient pas d’une prime pour un HLM de qualité en l’absence d’arriérés et les dossiers des demandeurs blancs contenaient davantage de références à des justifications médicales pour leur permettre un accès prioritaire. Surtout, il ressortait que ce racisme institutionnel reposait sur une évaluation éminemment personnelle et subjective des foyers des demandeurs par des administrateurs (visiting officers) non formés (CRE, 1984, p. 13). Par ailleurs, malgré l’absence de statistiques ethniques, les données rassemblées pointaient les mauvaises conditions de logement des minorités ethniques : une enquête du Policy Studies Institute de 1984 avait ainsi révélé que celles-ci vivaient souvent dans des conditions de surpopulation, quel que fut leur statut d’occupation, dans des logements anciens et donc sans commodités de base (Jacobs, 1988, p. 111). Il était également patent que les jeunes noirs étaient surreprésentés parmi les sans-logis. Enfin, les émeutes d’avril 1981 à Brixton, puis à Southall et Liverpool Toxteth, Moss Side Manchester et Handsworth Birmingham en juillet, qui se répétèrent en septembre et octobre 1985 à Handsworth, Brixton et Totenham, conduisirent le gouvernement conservateur de M. Thatcher à établir une commission d’enquête en 1981 dont le rapport (Scarman) mit l’accent sur les problèmes de logement.

13Ces révélations eurent une conséquence majeure sur le plan institutionnel : la création d’un programme explicitement destiné aux populations ethniques par la Housing Corporation. À compter de 1984, sous la houlette de David Edmonds, la HC s’employa à encourager la création de bailleurs ethniques (c’est-à-dire dont 80 % des membres du directoire sont issus des BAME) [Murie, 2008, p. 185]. On distingue deux phases dans ce programme dénommé Mapping Black Britain. Durant les cinq premières années, de 1986 à 1991, la HC se concentra sur la création de nouveaux bailleurs ethniques et mit de côté un pourcentage de son budget (soit environ 10 % du total) pour permettre à ces bailleurs de bâtir des logements et ainsi atteindre la masse critique de 300-400 logements, nécessaire pour générer un revenu adéquat et recruter du personnel. Cette première stratégie formulée en 1986 conduisit à la création d’environ 40 bailleurs (ibid., p. 186). Pour la HC l’objectif était triple : premièrement, il s’agissait de mieux loger les minorités ethniques ; deuxièmement, de fournir des emplois aux minorités ethniques dans le domaine du logement et troisièmement, de former des personnes issues des minorités ethniques (capacity building) pour leur permettre d’être en position décisionnelle et siéger au directoire des autres associations. L’objectif de la HC dépassait cependant la question du logement. Il s’agissait pour les autorités d’accroître le pouvoir d’agir des minorités ethniques (empowerment) et surtout de les ancrer plus profondément dans la collectivité : « La Housing Corporation décida après les émeutes des années 1980 qu’il fallait lancer un programme pour accroître leur compétence et leur capacité à diriger, en leur donnant un rôle dans la collectivité, en les instituant leaders4. »

14En 1991, un deuxième volet de la stratégie fut formulé : les cinq années suivantes furent consacrées à la consolidation de ces bailleurs grâce à l’injection de capital à hauteur de 60 millions de livres sterling et la définition d’objectifs portant sur le nombre de programmes de construction devant revenir aux bailleurs BAME. La HC alla jusqu’à demander à certains bailleurs généralistes de transférer aux bailleurs ethniques une partie de leur parc en échange de subventions pour construire de nouveaux logements. Au total, une soixantaine d’associations bénéficia de ce programme, sous-tendu non pas tant par l’idée qu’il y avait des besoins ethniques spécifiques mais que les bailleurs BAME avaient le droit de répondre aux besoins des populations qu’ils ciblent5. Par ailleurs, autour de 1992, la structure de la HC fut modifiée pour créer une région londonienne à part et lui attribuer 45 % du programme national.

15Le programme de la HC n’aurait sans doute pas jamais vu le jour sans l’émergence d’un nouvel acteur national qui contribua à l’institutionnalisation d’un secteur ethnique du logement social. Dès 1983 fut en effet créée sur une base bénévole la Federation of Black Housing Organisations (FBHO) avec le double objectif d’accroître le nombre de bailleurs ethniques et de former les populations noires à la gestion des entreprises et plus particulièrement des associations au logement. La FBHO eut une influence profonde sur la définition des objectifs de la HC ainsi que sur les politiques nationales par le biais d’une étroite collaboration (réunions, comités) avec l’association responsable de promouvoir la cause du secteur associatif, la National Federation of Housing Associations (NFHA), ainsi qu’avec la HC (les deux eurent le même président pendant un temps, l’évêque de Croydon) dont elle reçut des financements. Elle contribua à faire émerger un réseau de politique publique (policy network) autour de la question du logement des minorités ethniques et à infléchir les politiques nationales en apportant une perspective noire sur toute question débattue. C’est ainsi qu’elle parvint à faire changer la règle d’attribution des logements HLM qui, traditionnellement au décès des locataires, allaient au fils ou la fille de ces derniers. Arguant du caractère discriminatoire de cette pratique, FBHO parvint à la faire abolir et imposer l’attribution des HLM vacants aux demandeurs sur liste d’attente (souvent issus des minorités ethniques).

Coalescence d’acteurs locaux au niveau londonien

16Le contexte décrit précédemment ainsi que les stratégies élaborées au plan national favorisèrent l’émergence de nouveaux acteurs BAME dans le domaine du logement à compter de 1986. La volonté nationale d’institutionnaliser le logement social ethnique entra en effet en résonance avec des dynamiques en gestation au niveau intermédiaire (meso), dans les boroughs. Les bailleurs ethniques participèrent à leur tour à la reconfiguration de l’action publique dans le domaine du logement au niveau londonien.

17Jusqu’aux années 1980, très rares étaient les bailleurs gérés par et créés pour les minorités ethniques, soit cinq dans toute l’Angleterre dont deux à Londres. Si les années 1960 avaient été marquées par la création de nouveaux bailleurs ciblant tout particulièrement les résidents BAME, ces associations étaient souvent l’œuvre de militants religieux n’appartenant pas aux BAME. C’est ainsi qu’avaient été fondées à Londres the Notting Hill Trust, the Metropolitan Housing Trust ou the Quadrant Housing Association (HMSO, 1972, p. 11). La première avait ainsi été créée en 1963, quatre ans après des émeutes, par le révérend Bruce Kenrick, choqué par les conditions de vie dans le secteur locatif privé dans le quartier de Notting Hill. Quadrant, quant à elle, avait été établie la même année à Greenwich par un pasteur qui avait convaincu 32 jeunes salariés d’investir chacun deux livres sterling dans un Trust.

18Le programme de la HC conduisit à une nouvelle vague de bailleurs se revendiquant clairement comme associations BAME et qui s’appuyèrent souvent sur un tissu d’associations BAME créées dans les années 1970 pour répondre à des besoins spécifiques (special needs) de leurs communautés. Ainsi, le projet Harambee II avait été amorcé au début des années 1980 pour aider les jeunes criminels noirs et leur fournir un logement temporaire. Par la suite, ses dirigeants conclurent à la nécessité de mettre à disposition des jeunes délinquants des logements permanents pour leur permettre de ne pas retomber dans la criminalité. Comme d’autres associations, elle bénéficia dans les années 1980 de l’attention du législateur et de la HC dans le contexte des émeutes décrit ci-dessus, ce qui lui permit de changer d’échelle. Elle fonda alors SHIAN (le terme signifiant « maison » dans une des langues africaines parlées au Ghana) pour répondre à ce besoin puis plus largement pour répondre aux besoins en logement des minorités ethniques, d’abord à Hackney, puis dans d’autres boroughs.

19Ce secteur ethnique en gestation, activement soutenu au niveau national, bénéficia de la bienveillance de certains boroughs londoniens. Ce soutien, prit des formes diverses. C’est ainsi qu’à Hackney, SHIAN se vit confier majoritairement des dossiers de candidats BAME à un logement HLM. La loi interdisant la discrimination raciale dans le domaine du logement dans un sens comme dans l’autre, les bailleurs ethniques ne pouvaient choisir leurs locataires sauf si leur charte précisait qu’ils répondaient à un besoin précis dans leur communauté. En l’absence de cette clause, mais pour leur permettre de renforcer leur dimension ethnique, nombreuses furent les municipalités comme Hackney qui réalisèrent un tri en amont pour apparier demandeurs BAME et bailleurs BAME6. Ces politiques furent facilitées par le contrôle par l’extrême gauche de certains boroughs londoniens de la fin des années 1970 à l’abolition du GLC en 1986. Ainsi, Lambeth devint un modèle de discrimination positive, ou tout au moins, officiellement, de soutien renforcé aux BAME. La municipalité se dota d’un programme explicite d’évaluation et de soutien aux BAME, une première, dans le pays. Sous la houlette de Dan Fear, le premier race and housing officer du pays, un système de suivi (monitoring) fut créé pour le service du logement HLM avec une vingtaine de race advisers. Une voie spéciale fut même créée pour auditionner les candidats BAME à un HLM7.

20À Newham, décision fut prise dans le cadre de programmes de construction dans les Docklands d’attribuer des sites aux consortiums qui incluaient des bailleurs ethniques ou de faire entrer des bailleurs ethniques dans ces consortiums. Il s’agissait de permettre à ces bailleurs d’accroître leur parc et de loger ensemble des foyers BAME, dans un environnement ouvrier très hostile à l’époque. Les boroughs, tout comme les institutions nationales, partageaient l’opinion que les BAME recevraient un meilleur soutien de la part de bailleurs ethniques et que leurs besoins seraient mieux assurés par de petites associations. Si la plupart des boroughs possédaient un Housing Association Liaison Group qui permettait aux bailleurs ethniques d’être présents et de siéger lors des discussions entre municipalité et secteur associatif, certains, comme Hackney, allèrent même jusqu’à établir un forum BAME réservé aux associations ethniques.

Inclusion dans la gouvernance londonienne

21Parallèlement, le secteur ethnique du logement bénéficia du soutien de la municipalité londonienne (Greater London Council). Se développèrent alors au niveau du Grand Londres des réseaux rassemblant organisations BAME, élus et responsables londoniens.

22L’appui de la municipalité se traduisit par des aides financières du Greater London Council à FBHO afin de lui permettre de collaborer avec les bailleurs ethniques londoniens et les informer. Ces aides provenaient de la London Boroughs Grant Unit, la cellule chargée de l’aide aux organisations caritatives ou formées par des résidents et travaillant avec les catégories défavorisées de la population londonienne. Elles permirent ainsi la création de Frontline en 1991, une organisation fournissant conseils et soutien aux sans domicile fixe de couleur et défendant leur cause auprès des élus. Jusqu’en 1986, la gouvernance du logement fit une place officielle aux représentants des bailleurs ethniques et reposa sur une étroite collaboration entre FBO, Ken Livingstone (leader travailliste du GLC) et Herman Ouseley, le responsable du Race Equality Project. FBHO fut ainsi officiellement inclus dans la formulation et la mise en œuvre des politiques de logement8. L’interpénétration des divers organismes dans le domaine du logement fut rendue possible par la présence de responsables du GLC, HC et des boroughs dans les forums créés par FBHO ainsi que par l’accès à des postes de décision des personnels formés par FBHO. Malgré l’abolition du GLC par les conservateurs en 1986, cette collaboration et ces financements furent maintenus par l’organisme transitoire.

23C’est cet organisme transitoire qui prit en 1998 la décision de financer une vaste enquête consacrée aux besoins en logement des BAME dans la capitale par le biais du London Research Centre, le centre de recherche établi et financé par les boroughs après l’abolition du GLC pour collecter et disséminer des données à l’échelle de l’ancien GLC et permettre aux aménageurs publics de poursuivre leur travail. Parmi les huit équipes du Centre, l’équipe Housing and Social Survey conduisit une enquête sur les besoins en logements de la capitale qui dura quatre ans et servit de base au premier London Plan (voir plus loin). L’enquête montra ainsi que 40 à 50 % des besoins en logement dans la capitale émanaient des BAME. Or, les bailleurs BAME n’avaient jamais satisfait plus de 15 à 20 % des besoins des BAME. Il fallait donc désormais s’assurer que les bailleurs généralistes répondent à ces besoins. Paradoxalement, cette enquête marqua donc le début du déclin des bailleurs ethniques comme nous allons le voir dans la troisième partie.

24De la fin des années 1970 à la fin des années 1990, la détermination des pouvoirs nationaux et locaux d’inclure les bailleurs ethniques dans la formulation des politiques du logement et de favoriser leur croissance conduisit à l’émergence de nouveaux acteurs, bientôt incontournables dans la gouvernance londonienne du logement. À son apogée, le secteur ethnique comptait 200 associations au niveau national, dont une majorité dans la capitale. Les vingt années suivantes allaient être marquées par leur déclin et leur effacement au sein de la gouvernance du logement au niveau national puis local, pendant un temps, pour des raisons qui seront étudiées plus bas.

Déclin, retrait et renouveau ? 1996-2022

25À compter de la fin des années 1990, les bailleurs ethniques amorcèrent un long déclin en raison d’un certain nombre de facteurs structurels nationaux auxquels il convient d’associer, dans le cas de Londres, les décisions politiques prises au niveau de la nouvelle institution du Greater London Authority et en particulier de la mairie de Londres à compter de 2008. En effet, les trois administrations municipales successives (Ken Livingstone [2000-2008], Boris Johnson [2008-2016] et Sadiq Khan [depuis 2016]) se distinguent grandement par la place variable faite aux bailleurs BAME dans la gouvernance du logement.

Facteurs nationaux : l’État régulateur

26Il est nécessaire d’élargir la focale afin de comprendre l’évolution de la place des bailleurs ethniques à Londres, et de prendre en compte un certain nombre d’institutions nationales dont les décisions ont fortement pesé sur leur devenir dans la capitale. Bien que les trois dernières décennies aient été marquées par un repli délibéré de l’État, le domaine du logement illustre combien ce retrait masque la montée en puissance d’un état régulateur capable d’imposer indirectement sa volonté aux acteurs par le biais d’une réglementation croissante.

27Si on adopte une perspective historique longue, la première cause structurelle nationale du déclin de l’influence des bailleurs ethniques dans la gouvernance du logement londonien tient à l’évolution des choix de la HC. La fin des années 1990 fut en effet marquée par un changement dans la philosophie de la HC : d’un soutien appuyé aux bailleurs ethniques, l’accent se déplaça sur la nécessité de veiller à ce que tous les bailleurs répondent aux souhaits de tous les usagers et reflètent les besoins de l’ensemble des populations locales. Cette volonté de ne plus discriminer entre bailleurs se manifesta en mai 1996 par la publication d’un document (A National Enabling Framework for Meeting BMA Housing Needs) fixant un cadre de travail pour tous les bailleurs et les collectivités locales afin de répondre aux besoins des BAME puis, en juin 1998, par la formulation d’une nouvelle politique nationale (BME Housing Policy) exposant les objectifs de la HC en matière de logement BAME, qu’il revenait ensuite aux bureaux régionaux de la HC de mettre en œuvre. C’est cet infléchissement de la politique nationale que reflète la stratégie immobilière pour Londres de la HC (BME Housing Strategy for London) publiée en 2000. Tout en reconnaissant le rôle positif joué par les bailleurs ethniques, elle soulignait qu’ils ne logeaient que 10 % des minorités ethniques et concluait :

« Ce sont les bailleurs généralistes qui contribuent le plus à satisfaire les besoins des communautés BME dans la plupart des collectivités locales. Par conséquent, nous devons demander à tous les bailleurs de faire la preuve qu’ils soutiennent les communautés BME, qu’ils leur fournissent des services de qualité égale et leur rendent des comptes comme à tous les autres membres de la collectivité9 » (HC, 2000, p. 20).

28La possibilité pour les bailleurs ethniques de demeurer des acteurs incontournables de la gouvernance du logement s’est trouvée également grandement réduite lorsque la HC annonça en mars 2004 qu’elle entendait désormais collaborer avec 70 partenaires nationaux (preferred partners). Cette annonce fut suivie par une invitation en 2005 aux bailleurs sélectionnés sur la base de la qualité de leur gestion et de leur bilan en matière de construction à concourir pour des subventions (Social Housing Grants) dans le cadre de son programme National Affordable Housing Programme. Le seuil de 10 millions de livres d’actifs établi par la HC pour sélectionner les partenaires contribua encore davantage à exclure les bailleurs BAME dont le parc, et donc les actifs, étaient inférieurs à ceux des bailleurs généralistes. D’autres changements dans les règles de financement renforcèrent cette tendance : la réduction des subventions offertes aux bailleurs sociaux (de 100 % en 1974 à 75 % en 1988 puis 55 % en 1995, et 30-20 % jusqu’en 2016), puis sa quasi-suspension pour le logement très social entre 2016 et 2018, obligèrent les bailleurs à se tourner vers le secteur bancaire et à attirer des financements privés pour compenser la baisse des subventions, stratégie difficile pour les plus petits bailleurs.

29Les choix effectués par les gouvernements successifs en matière de financement du logement social ont aussi eu une incidence pour les bailleurs ethniques car ces choix ne sont pas adaptés au profil de leurs locataires. Ils visent avant tout à accroître le nombre de propriétaires et suivent en cela les recommandations formulées dès 2003 par la cellule de réflexion établie par le gouvernement travailliste, qui conduisirent la HC à privilégier les programmes d’accession aidée à la propriété (shared ownership) [Housing Corporation, 2003a]. Le gouvernement de coalition formé en 2010 confirma ces choix dans son bilan budgétaire de 2010. Le programme de logement national s’articule ainsi depuis 2011 autour d’une redéfinition de la notion de loyers abordables (affordable rents), désormais portés à 80 % des loyers du marché, et au sein du logement abordable d’une augmentation de la part de l’accession aidée (shared ownership en général et le programme First Buy en particulier) [HM Government, 2011]. De 10 % du programme social, le financement de l’accession à la propriété est ainsi passé au cours de ces années à 50 %, ce qui dessert les bailleurs sociaux dont les locataires n’ont souvent pas les revenus adéquats pour accéder à ces programmes. Après sa victoire en 2015, le gouvernement conservateur est allé jusqu’à exclure le logement social du processus d’appel à candidature pour un financement public pour l’exercice 2016-2021. Le passage de relais entre David Cameron et Theresa May puis Boris Johnson s’est accompagné d’un desserrement des contraintes imposées aux bailleurs sociaux : à compter de juin 2018, les appels à candidature pour le programme de logement subventionné ont été élargis pour inclure de nouveau le logement très social (Homes England, 2016).

30Au niveau national, le démantèlement des réseaux de politiques publiques a par ailleurs conduit à une reconfiguration complète de la gouvernance du logement social : l’association porte-parole pour les bailleurs sociaux (FBHO) a ainsi été dissoute en 2008 et la HC a été abolie la même année par la loi Housing and Regeneration Act de 200810. Les pouvoirs de l’ancienne HC en matière de financement des bailleurs sociaux ont été transférés en 2011 au maire de Londres (voir plus loin).

31Enfin, le système d’allocation des logements sociaux a changé. Entre 2000 et 2010, le système administratif qui cherchait à assortir demandes et offres en logements vacants a été remplacé par un modèle inspiré des Pays-Bas mettant l’accent sur le choix des usagers (Choice Based Lettings). Désormais, CBL ne permet plus de sélectionner en amont les locataires car les logements vacants sont mis en ligne et ce sont les demandeurs qui enchérissent et choisissent leur logement sur la base de leurs points. Diriger les demandeurs BAME vers les bailleurs BAME n’est donc plus possible pour les collectivités gérant la liste d’attente. Les bailleurs sont d’ailleurs tenus d’accepter tous les demandeurs sauf si les statuts d’origine de l’association contiennent une clause de sélection précisant que l’association répond à des besoins spéciaux.

32Tous ces changements structurels nationaux ont donc abouti à reléguer les bailleurs BAME dans une position d’observateurs plus que d’acteurs locaux. En 2021, il ne subsistait que 70 bailleurs BAME en Angleterre (au lieu de 200 à son apogée), le cadre national ayant précipité un grand nombre de fusions avec des partenaires généralistes. Les collectivités ont ainsi cessé de considérer ces bailleurs comme des partenaires incontournables et leur ont progressivement préféré des bailleurs généralistes. Cette évolution a probablement été facilitée par un changement en matière de politique nationale dans le domaine des relations raciales, bien que les acteurs du secteur interviewés minorent cette explication. Les attentats de New York (2001) et Londres (2005) ont en effet conduit à l’émergence d’un nouveau paradigme et à l’abandon discursif du modèle pluraliste d’après-guerre pour un modèle plus assimilationniste. L’accent est désormais mis sur l’intégration et le discours officiel a glissé de la lutte contre les discriminations à la cohésion de la collectivité (community cohesion) puis à la lutte contre l’extrémisme. Dans le domaine du logement, ce nouveau paradigme aurait eu pour conséquence, selon certains spécialistes, « de s’éloigner des programmes axés sur l’appartenance raciale, et l’accent s’est déplacé vers la cohésion nationale, les communautés durables et les valeurs communes11 » (Murie, 2008, p. 330). La création de la Race Disparity Unit par Theresa May n’a pas fondamentalement changé ce paradigme et a déçu les attentes des acteurs BAME12.

Facteurs londoniens : de l’importance de l’agentivité

33Les facteurs nationaux ne sauraient expliquer le déclin des bailleurs ethniques à eux seuls. La réforme de la gouvernance londonienne en 1999 a non seulement mené à une profonde réforme de la gouvernance des politiques du logement dans la capitale mais, en donnant de nouveaux pouvoirs stratégiques et financiers au maire, elle a également indirectement conduit à reléguer les bailleurs sociaux ethniques au second plan entre 2008 et 2016, après l’élection de Boris Johnson. L’élection de Sadiq Khan en 2016 a néanmoins de nouveau changé la donne.

34La loi de 1999 en créant l’Autorité du Grand Londres (Greater London Authority) a rendu à la capitale l’administration unitaire dont les conservateurs l’avaient privé en 1986, tout en établissant une structure plus complexe. Aux 33 boroughs londoniens sont ainsi venus s’ajouter une assemblée de 25 membres (Greater London Assembly) et un pouvoir exécutif (The Mayor of London) pour le Grand Londres. Bien que toutes les deux soient élues, ces instances sont très déséquilibrées : l’assemblée n’est en réalité qu’un contre-pouvoir faible en ce qu’elle ne peut que scruter l’activité du maire, publier des rapports, se prononcer sur celle-ci et rejeter le budget ; le véritable pouvoir est entre les mains du maire qui a reçu la tâche de formuler un certain nombre de stratégies et de programmes d’action dans des domaines définis par la loi, s’assurer de leur mise en œuvre, proposer un budget et nommer certain responsables. Ensemble, les deux institutions réunies dans le GLA ont l’obligation de promouvoir le développement social et économique de la capitale et d’améliorer l’environnement des Londoniens.

35Le maire est tenu en particulier de formuler une stratégie de développement spatial (Spatial Development Strategy ou London Plan) sur quinze-vingt ans qui doit inclure un volet logement afin de répondre à l’obligation légale pour le maire de garantir la santé des Londoniens. Cette stratégie est contraignante depuis 2004 pour les boroughs dont les plans locaux d’urbanisme doivent être en conformité avec le London Plan. Les devoirs et pouvoirs du maire ont été renforcés dans le domaine du logement par la loi sur le Grand Londres de 2007 (The Greater London Authority Act, 2007) qui lui impose de publier une stratégie immobilière (housing strategy) précisant ses priorités en matière d’investissement ainsi que par la loi de 2011 (Localism Act) qui lui a transféré des pouvoirs en matière de lutte contre le sans-abrisme et de rénovation urbaine et surtout de financement du logement social. Alors que dans le reste de l’Angleterre, Homes England contrôle le budget du logement social et définit les priorités, c’est au maire à Londres que reviennent ces décisions. Ces pouvoirs expliquent les divergences dans le domaine du logement entre les trois maires élus depuis 2000 et la place variable accordée aux bailleurs ethniques depuis 2000.

36Les trois administrations qui se sont succédé depuis 2000 illustrent l’importance de l’agentivité dans la gouvernance londonienne. Les deux mandats de Ken Livingstone, maire de 2000 à 2008, se distinguent par la volonté de renouer officiellement avec les organisations BAME et de raviver la gouvernance inclusive du GLC, quatorze ans après son abolition. Peu de temps après son élection, le maire établit un Ethnic Minority Committee et fit de son race adviser Lee Jasper le médiateur avec les représentants des principaux groupes ethniques (Bowie, 2010, p. 200). Les bailleurs ethniques furent régulièrement consultés et associés à la formulation des politiques du logement du maire par le biais de réunions trimestrielles entre la mairie et les directeurs des associations ethniques pour le logement. Ces réunions débouchèrent sur des mesures concrètes en leur faveur. Ainsi, il fut décidé que parmi les logements sociaux imposés par le maire dans le London Plan de 2004 à tout programme immobilier privé (soit 50 %), un pourcentage devrait revenir aux bailleurs ethniques. Dès la première version du London Plan en 2004, Ken Livingstone souligna sa volonté de tenir compte de la diversité de la population londonienne et des besoins des résidents BAME en particulier. Ainsi, trois paragraphes dans le Plan invitaient les organismes responsables de l’urbanisme (les boroughs) à identifier les besoins des diverses catégories de résidents, à répondre à leurs besoins spatiaux, protéger leurs équipements collectifs et reconnaître les spécificités locales. Dans le texte consacré au logement, le document nommait explicitement les résidents BAME comme un groupe minoritaire contribuant à la diversité de la capitale et contenait plusieurs références à leurs besoins spécifiques en matière de logement (Mayor of London, 2004, p. 58 et 71). Lorsqu’en 2006 le maire entreprit de modifier le Plan de 2004, il commanda une évaluation de l’impact des modifications sur l’égalité entre les Londoniens (Equalities Appraisal) et en 2007 une nouvelle directive sur les liens entre urbanisme, diversité et l’égalité fut émise (Supplementary Plannign Guidance on Planning for Equality and Diversity in London) [Bowie, 2010, p. 201].

37Toute autre fut la gouvernance londonienne durant les mandats de Boris Johnson entre 2008 et 2016. Si le retrait des bailleurs ethniques de la gouvernance londonienne depuis 2008 peut s’expliquer en partie par les facteurs nationaux mentionnés ci-dessus, il trouve aussi son origine dans les choix opérés par le maire. Comme en témoignent les directeurs de nombreuses associations ethniques pour le logement, toute possibilité d’influencer le maire disparut après 2008 : « Sous Ken, au niveau du GLA, il y avait des occasions de se rencontrer régulièrement et d’influencer les politiques. Durant le mandat de Boris, tout ceci a disparu. Certains d’entre nous sont allés à des réunions mais ce n’était qu’un lieu de débat pas un lieu de décision. Cela ne répondait pas à ce dont les associations estiment avoir besoin13. » Le comité mis en place sous son prédécesseur pour les consulter fut par ailleurs démantelé. La priorité de Boris Johnson semble avoir été davantage de mettre l’accent sur l’égalité des chances (equal life chances) que sur la diversité et les discriminations ethniques comme le montre l’effacement des références aux minorités ethniques dans le London Plan de 2011. Tout aussi révélatrice est la quasi-absence de référence au critère ethnique dans le domaine du logement, à la différence des autres domaines, dans le rapport annuel du maire sur l’égalité (Mayor of London, 2014b, p. 50)14 ou dans sa stratégie (Mayor of London, 2014c). Les politiques du logement londoniennes semblent être devenues indistinctes (colour-blind) et le critère ethnique s’être dissous parmi d’autres : de l’aveu du vice-président de la Commission pour le logement du GLA, il n’existait en 2015 aucune politique du logement spécifique aux BAME15. Après 2008, il apparaît que les communautés BAME perdirent leur statut d’interlocuteur privilégié, les structures en place lui accordant tout au plus une place symbolique. Comme le confie un autre directeur :

« Je ne crois pas que Londres dialogue avec la communauté noire en matière de développement stratégique. Vous avez une personne noire symbolique dans tel comité mais ce comité ne sait pas ce qui se passe. Les gens n’ont pas d’influence… nous ne faisons pas vraiment partie de la gouvernance locale car nous ne recevons plus d’argent. Personne ne souhaite nous parler16. »

38Les choix opérés par Boris Johnson en matière de financement du logement à Londres contribuèrent à reléguer un peu plus les bailleurs ethniques au second plan : le London Plan publié en 2011 a porté la part des logements intermédiaires en accession aidée à 40 % des logements abordables financés par le maire. Or ces logements ne correspondent pas aux besoins des locataires du parc social car ils sont trop chers, ce qui exclut de fait les bailleurs de toute collaboration avec le maire. Les 60 % restants sont consacrés au locatif abordable (80 % du prix du marché) et non social ce qui les défavorise aussi (Mayor of London, 2011, § 3.11).

39Sous la mandature de Sadiq Khan, la collaboration entre la mairie et les bailleurs ethniques connaît une véritable renaissance. Ceci est d’autant plus remarquable que la mairie préfère en général traiter uniquement avec les bailleurs londoniens susceptibles de bâtir au minimum 100 logements durant le London Plan actuel. Ce rapprochement a été facilité par la création d’une antenne de BME National à Londres en 2016, BME London, qui regroupe aujourd’hui 14 bailleurs BAME. Initialement établie pour des raisons pratiques, BME London est devenue une organisation militante qui vise à transformer la gouvernance du logement social dans la capitale et façonner la politique du logement local. L’organisation est désormais reconnue comme la voix de la communauté BAME londonienne et elle a trouvé sa place dans une gouvernance locale élargie : son président, Ben Lareya, siège au conseil chargé des questions de logement dans la capitale (Homes for Londoners Board) et rencontre tous les trimestres Tom Copley, le second adjoint en charge du logement. De plus, des personnalités issues des bailleurs ethniques ont été nommées à des postes clés de l’équipe municipale (Ricky Scipio comme director of housing par exemple). Comme dans les années 2000, les règles de financement du logement social local ont été modifiées afin d’aider le secteur BAME à croître : les bailleurs non BAME sont fortement encouragés à démontrer leur engagement en faveur de la diversité raciale s’ils souhaitent recevoir des subventions municipales et cela passe souvent par des collaborations avec le secteur BAME. Un exemple en est le partenariat officiel, Build London Together, noué entre BME London et l’un des plus grands bailleurs sociaux londoniens, London and Quadrant qui permet à ce dernier de bâtir des logements sociaux pour les bailleurs BAME en échange d’une subvention municipale majorée. Par ailleurs, le regroupement des 15 plus gros bailleurs sociaux londoniens (London G15) a annoncé sa décision en 2020 de mettre sur pied une stratégie visant à porter à 30 % la proportion des minorités ethniques dans les conseils de directions de ses membres et à proposer des formations afin d’accéder à des postes de direction. Il reflète en cela le programme COFEM de la National Housing Federation. Enfin, la décision du maire d’exiger jusqu’à 50 % de logements abordables sur certains sites dans le cadre du nouveau London Plan devrait se traduire par un meilleur accès au secteur social pour les minorités ethniques17.

40L’évolution de la place des bailleurs sociaux dans la gouvernance londonienne du logement depuis 2000 en raison des choix des acteurs politiques se lit aussi au niveau infralondonien. Malgré une même conjoncture nationale et londonienne pour tous, on constate de grandes variations dans la gouvernance du logement au niveau des boroughs. Alors que certaines municipalités n’entretiennent pas de contact avec les bailleurs sociaux (Hackney et Newham), ou plus de contact (Islington et Hackney), voire n’ont aucun responsable du logement parmi les élus (Merton), d’autres maintiennent des liens et se montrent à l’écoute (Ealing, Enfield et Brent). Comme l’expliquent certains directeurs, cette géométrie variable ne reflète pas exactement les divisions politiques ou l’opposition entre l’« inner London » et l’« outer London » mais dépend de la personnalité des administrateurs (housing officers), des priorités du leader et des réseaux informels entre élus et associations. Selon les termes d’un directeur d’association : « Ce qui importe c’est de développer relations et réseaux. Vous faire connaître est crucial. Votre influence est sujette à variations18. »

41Le déclin des bailleurs ethniques à compter de la fin des années 1990 au niveau national puis entre 2008 et 2016 au niveau londonien s’explique donc par une conjonction de facteurs aux niveaux macro, meso et micro. Hormis à Londres sous Sadiq Khan, la question du logement des minorités BAME n’est plus perçue comme un enjeu à part pour les pouvoirs publics ; elle est désormais incluse dans la question plus large de l’accès à un logement abordable adapté, dans un contexte de crise aiguë du logement dans la capitale britannique. Comment les bailleurs ethniques conçoivent-ils leur mission dans ce contexte ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre en observant deux cas particuliers.

Au-delà du logement : comment les « bailleurs ethniques » se réinventent

42Le secteur BME du logement demeure aujourd’hui la plus vaste entreprise caritative au monde et entend bien continuer à jouer un rôle dans la collectivité. En dépit des difficultés rencontrées, il gère plus de 66 000 logements ou 3 % du parc anglais (dont plus de 20 000 à Londres), loge environ 250 000 personnes et compte 3 500 employés (D’Souza, 2017). Comme la conférence annuelle de BME National, le collectif national regroupant une soixantaine de bailleurs ethniques au sein de la NHF, est venue le rappeler, il importe pour le secteur d’innover dans un contexte d’austérité et d’optimiser ses revenus afin d’aider les communautés locales (BME National, 2016).

43C’est cette capacité d’innovation qu’illustrent deux associations. La première, SHIAN, comme il a été dit plus haut, fut fondée en 1988 dans un contexte d’émeutes raciales pour fournir des logements permanents aux jeunes délinquants libérés de prison afin d’éviter les risques de récidive. Grâce à l’appui de la HC dans les années 1908 et 1990, elle est parvenue à construire pour les besoins généraux des communautés BAME à Londres et à constituer un parc de 456 logements et 22 places en foyer en 2013. Cependant, l’association n’en a pas pour autant oublié ses racines : en 2005, à la suite d’une tentative de meurtre à Hackney, ses dirigeants décidèrent de renouer avec leur passé et de lancer le projet Makeda Weaver afin de lutter contre la violence des gangs. À son apogée avant la récession de 2008, le projet regroupait six programmes séparés : il fournissait non seulement aux jeunes délinquants des places en foyers, des logements indépendants, mais s’appuyait aussi sur un travail de sensibilisation dans les écoles de la municipalité, formait des travailleurs sociaux, des enseignants et autres professionnels au problème de la délinquance des jeunes, offrait un suivi à des jeunes en difficulté, aidait des femmes à lutter contre la violence et l’exploitation sexuelles, soutenait les familles confrontées au meurtre et à la violence et enfin s’attelait à désamorcer les tensions communautaires dans les rues de la municipalité.

44Suite à la crise bancaire de 2008, SHIAN décida de se replier sur deux activités, la gestion d’un foyer pour anciens délinquants et une activité de sous-traitance pour le programme SERVE du borough de Southwark, programme d’aide et de logement aux victimes de violences. La première activité permet d’accueillir six personnes pour six mois et de leur offrir des formations pour trouver un emploi ou reprendre le chemin de l’école. La seconde permet d’accueillir de jeunes hommes sur le point de sombrer dans la violence des gangs ou désireux d’en sortir. Ainsi, tout en demeurant fidèle à son objectif principal de fournir des logements, SHIAN est parvenu à élargir l’éventail de ses activités dans la collectivité. En l’absence de soutien financier du GLA et du gouvernement, ces activités demeurent cependant aléatoires.

45De même, la Tamil Community Housing Association (TCHA) ne conçoit pas non plus son rôle uniquement en termes de logement. Fondée en 1986 pour répondre aux besoins des réfugiés Tamoul, l’association gère en 2025 625 logements dans 14 boroughs19. Comme l’explique son directeur, son activité ne se cantonne pas au logement : « Nous considérons notre rôle comme étant plus large que le logement de nos 300 locataires. Nous nous voyons comme le centre de la communauté locale, une ancre pour la communauté locale, avec une activité au-delà des réparations et de la perception des loyers20. » L’association offre ainsi une aide juridique pour les migrants, entre autres ceux n’ayant pas droit aux aides publiques, fournit des bourses d’études pour les enfants de certains locataires, des séances d’aide scolaire en collaboration avec une association éducative, ainsi qu’un soutien professionnel aux résidents souffrant de dépression ou d’alcoolisme, conjointement avec une organisation spécialisée. Ces activités caritatives au sein de la communauté locale naissent souvent, comme pour SHIAN du retrait de la collectivité locale et de la suppression des services publics locaux suite à la réduction des dotations de l’État.

46Aujourd’hui, les bailleurs ethniques sociaux sont donc contraints de redéfinir leur rôle au-delà du logement afin de continuer à exister dans et pour la collectivité, tout en réaffirmant leur identité locale et leur ancrage dans la communauté locale. Les contours de leur action se trouvent ainsi redessinés. Nombreux sont les bailleurs ethniques qui ne se contentent plus de loger mais offrent de multiples activités destinées à renforcer la cohésion sociale locale.

Conclusion

47La question du logement des minorités ethniques (BAME) se distingue aujourd’hui par sa quasi totale disparition des discours et des politiques nationales britanniques. Cette situation tranche avec la visibilité et le soutien officiel dont elle a bénéficié pendant une vingtaine d’années, jusqu’au tournant du xxie siècle. Elle s’explique par des choix politiques qui ont mis un terme à la volonté d’action positive affichée par les institutions en charge du logement social, avec l’accord tacite des gouvernements de l’époque, mais aussi par la disparition de certains acteurs clés nationaux. C’est en ce sens qu’on peut parler de non-décision à l’encontre des populations BAME, à savoir la prise de décision par les acteurs présents dans un réseau d’action publique (policy network) construit autour d’une question (issue), celle du logement, de ne plus recourir aux bailleurs ethniques et ne plus construire spécialement pour les minorités ethniques. L’étude du niveau meso (londonien) de la politique du logement social a montré que celui-ci n’avait cependant pas toujours reflété l’évolution nationale et que la nouvelle municipalité londonienne créée en 2000 pouvait actionner un certain nombre de leviers en faveur de ces populations en matière de logement social si elle le souhaitait.

48C’est ainsi qu’on assiste depuis 2016 à un regain de collaboration entre le maire de Londres et les bailleurs ethniques et à l’émergence d’une gouvernance locale du logement plus inclusive. Sadiq Khan, le maire de Londres, qui avait fait du logement un thème majeur de sa campagne électorale et qui est lui-même issu des minorités ethniques, a à cœur de renouer avec le secteur associatif ethnique. Ce retournement n’est cependant pas suffisant pour insuffler un nouvel optimisme parmi les bailleurs ethniques. Domine en effet parmi eux le sentiment qu’en dépit d’un contexte plus favorable à la prise en compte des inégalités raciales (porté notamment par le mouvement Black Lives Matter), il n’existe pas de volonté politique nationale.

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Notes de bas de page

1C’est-à-dire la capacité et la volonté d’un individu à agir pour atteindre ses objectifs. Ce concept implique une intention et une action fondées sur la réflexion de l’agent et sur un choix. Il s’oppose à celui de structure qui implique une notion de détermination par l’environnement (voir Cairney Paul, Understanding Public Policy, Basingstoke, Palgrave, 2012).

2Le recensement inclut les groupes ethniques suivants : British, Irish, Other White, White and Black Carribean, White and Black African, White and Asian, other Mixed, Indian, Pakistani, Bangladeshi, other Asian, Black Carribean, Black African, other Black, Chinese, Gipsy or Irish travellers, Arab.

3Pour une analyse détaillée des caractéristiques résidentielles des BAME, voir entre autres Bowes Alison et Sim Duncan, « Patterns of Residential Settlement among BME groups », in Peter Somerville et Andy Steele (dir.), Race, Housing and Social Exclusion, Londres, Jessica Kingsley Publishers, 2002, p. 40-59.

4Entretien avec l’ancienne conseillère aux questions ethno-raciales (race adviser) de la Housing Corporation entre 1990 et 1995, réalisé le 31 juillet 2015.

5Entretien avec l’ancien regional manager pour Londres de la Housing Corporation entre 1992 et 1998, réalisé le 30 juillet 2015.

6Entretien avec le directeur de SHIAN, 29 juillet 2015.

7Entretien avec l’ancien housing officer de Lambeth entre 1979 et 1986, 30 juillet 2015.

8Entretien avec l’ancien directeur de FBHO, 12 novembre 2015.

9« It is the mainstream RSLs who have the largest impact on meeting the needs of BME communities in most local areas. We therefore need to be challenging the commitments of all RSLs to supporting BME communities, providing services of equal quality to them and being no less accountable to them than to any other stakeholder. »

10Elle a été remplacée par deux nouveaux organismes en 2008 : le premier, Homes and Communities Agency (HCA), était chargé de la qualité et de l’offre en logement et de la rénovation urbaine et du développement et du bien-être des collectivités ; le second, Tenant Services Authority, avait reçu la charge de réglementer les bailleurs sociaux. Les deux ont fusionné en 2012.

11« Away from race specific programmes, and the emphasis shifted to community cohesion, sustaible communities and shared values. »

12Entretien avec la présidente de BME National, 4 août 2021.

13Entretien avec le directeur d’African Refugee Housing Action Group (ARHAG), 30 juillet 2015 : « Under Ken at the GLA level there was an opportunity to meet regularly and influence policy. Under the Boris regime that just died out. Some of us went to meetings but it was just a talking shop not a doing shop. It wasn’t really responding to what BAME associations perceive they want. »

14La seule référence est faite en lien avec les sans-abri.

15Entretien avec le vice-président du Housing Committee du GLA, 30 juillet 2015.

16Entretien avec le directeur de SHIAN, 29 juillet 2016 : « I don’t think London engages with the Black community in terms of strategic development. You get a token black person on some committee but this committee does not know what is going on. People are not able to influence…We are not really part of the local governance as there is no money going to us anymore. Nobody wants to talk to us. »

17Entretien avec le président de BME London, 22 décembre 2021.

18Entretien avec le directeur de Westway, 11 mai 2016 : « What is important is to develop relations and network. Making yourself known is crucial. Your influence is open to debate. »

20Entretien avec le directeur de la Tamil Community Housing Association, 11 avril 2016 : « We see our role as wider than housing the 300 people we house. We see ourselves as a community hub and community anchor doing things beyond repairs and collecting rents. »


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