Les reconversions empêchées des ex-salariés de Renault Billancourt

Emmanuel Quenson

p. 215-236


Texte intégral

1Héritière d’une géographie industrielle de l’entre-deux-guerres1, l’usine Renault de Billancourt, souvent qualifiée de « forteresse ouvrière » ou encore de « Paquebot », a longtemps représenté le cœur du système de production de l’entreprise. À la Libération, la place faite à l’automobile populaire dans la relance économique profite pleinement à son expansion2, que ce soit pour sa partie située sur l’île Seguin (construite en 1929) ou pour le « trapèze » sur la rive droite de la Seine. Mais dès les années 1950-1960, elle doit faire face à la concurrence des usines délocalisées dans la Vallée de la Seine et dans la région Nord qui annonce le déclin de la production automobile dans les centres urbains. Les années qui suivent sont marquées par de fortes turbulences dans le secteur. Le second choc pétrolier révèle l’inadaptation des constructeurs à la nouvelle donne économique et leur situation financière s’avère désespérée3. Avec une croissance économique en dents de scie, la demande s’effrite et la sous-utilisation des capacités entraîne des augmentations des coûts de production. Pour faire face à cette situation, les constructeurs adoptent une nouvelle approche économique qui vise à atteindre une production plus faible pour équilibrer les comptes. Celle-ci s’accompagne d’une recherche de nouveaux gains de productivité par des réductions d’effectifs. Ainsi, 70 000 emplois disparaissent dans l’automobile entre 1983 et 1990. Les usines Peugeot de Sochaux passent de 31 000 à 23 000 personnes en une décennie4, alors qu’entre 1978 et 1992, Renault perd 50 000 emplois en passant de 110 000 à 60 000 personnes5.

2Dans un tel contexte, le sort de l’usine de Billancourt et de ses salariés est scellé6, et ce ne sont pas les signes de relance de l’économie envoyés par l’arrivée de la gauche au pouvoir au début des années 1980 qui permettent d’espérer un sauvetage du site7. Le 21 novembre 1989, la Régie Renault annonce, lors d’un comité central d’entreprise extraordinaire, la fermeture définitive de son fleuron industriel8, avec trois ans de préavis pour disposer du temps nécessaire pour reclasser et reconvertir les personnels. Cette décision est relayée auprès des salariés par un message télévisé de Raymond Lévy, alors PDG de l’entreprise. Dans une interview au journal Le Monde du 5 juillet 1989, celui-ci déclare qu’« il ne serait pas raisonnable d’attribuer un nouveau véhicule à Billancourt compte tenu des investissements nécessaires pour appliquer les nouvelles normes de production du secteur automobile (gestion en flux tendus, politique qualité, réduction des coûts) ». En outre, l’entreprise espère rembourser une partie de ses dettes en vendant les 31 hectares du site à des promoteurs9.

3À l’annonce de la fermeture, 3 844 salariés travaillent encore à l’usine de Billancourt. Selon les dispositions du plan social qui ont écarté les licenciements secs, les plus jeunes et les plus qualifiés se voient proposer des emplois dans d’autres sites de l’entreprise. Les plus âgés bénéficient de mesures d’âge leur permettant de partir à la retraite. Les autres salariés, représentant un peu moins de la moitié de l’effectif du site, sont concernés par des conventions de reconversion censées les accompagner vers un nouvel emploi.

4Cette contribution présente les résultats d’une enquête par entretiens réalisée entre décembre 1993 et mars 1994 auprès de 152 « bénéficiaires » de ce dispositif de réinsertion, soit deux ans après la fermeture de l’usine10. Elle s’intéresse au vécu et au devenir professionnel de ces travailleurs qui ont été suivis durant six mois par une cellule de reclassement. En dépit d’un accompagnement dans la recherche d’emploi assorti de l’accès à une formation, ce dispositif s’est avéré peu adapté à des personnes plutôt âgées, peu qualifiées, immigrées et ayant été très peu formées auparavant. Les résultats de l’enquête montrent que la méthode consistant à « responsabiliser » ces ex-salariés par rapport à leur reconversion professionnelle n’a permis qu’à une minorité d’entre eux de retrouver un emploi stable. En cela, ce retour vers le passé permet d’éclairer le présent qui est marqué par la mise en place de politiques d’activation par les administrations publiques pour encourager les personnes privées d’emploi à se réinsérer sur le marché du travail. Outre une diminution des montants et des durées d’indemnisation, elles reposent sur l’idée qu’il est nécessaire de responsabiliser les personnes afin qu’elles améliorent leur « employabilité », notamment par la formation, soit une logique très proche de celle qui a été appliquée pour reclasser les ex-salariés de Billancourt.

5Dans un premier temps, nous reviendrons sur la politique de formation de Renault qui se caractérise par de fortes inégalités d’accès entre personnels peu qualifiés et personnels qualifiés, ce qui constitue une des dimensions explicatives des difficultés de reconversion rencontrées par les ex-salariés de Billancourt. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons au plan de fermeture de l’usine, aux acteurs impliqués et aux différentes mesures appliquées. Enfin, la troisième partie sera centrée sur la reconversion des salariés ayant bénéficié d’une convention de conversion. Alors que Raymond Lévy leur avait annoncé qu’il ne les abandonnerait pas, l’injonction à la reconversion a mis la plupart dans une situation de précarité personnelle et professionnelle.

Une politique de formation très inégalitaire

6Renault ne déroge pas aux principes adoptés par d’autres entreprises de l’automobile en matière de gestion de la main-d’œuvre et de politique de formation. Depuis 1945 et la période de reconstruction qui s’ensuivra, elle cherche à stabiliser les salariés en « achetant » leurs compétences, leur disponibilité, leur acceptation du travail répétitif, de la discipline d’usine et de l’embrigadement taylorien par un statut, des garanties en matière de sécurité d’emploi et des perspectives de hausse de salaire. Ce régime salarial provient d’une cogestion, parfois conflictuelle et antagonique, entre deux parties (l’État et la Confédération générale du travail [CGT]) qui vise à assurer la collaboration des catégories de travailleurs nécessaires à la régularité et à la fiabilité de la production11. Jusqu’à la fin des années 1970, l’entreprise est la clé de voûte des relations professionnelles en France. Chacune des avancées sociales est destinée à être généralisée à l’ensemble des travailleurs, toutes branches confondues.

Un outil de différenciation de la main-d’œuvre

7La formation professionnelle occupe un statut à part dans la valeur d’échange de la force de travail et en matière d’ajustement aux besoins de l’entreprise. En général présentée comme un instrument d’adaptation aux changements des techniques et des organisations, elle est aussi un outil de différenciation de la main-d’œuvre puisqu’elle ne profite pas à toutes les catégories de salariés. Si les personnels qualifiés (ouvriers professionnels, agents de maîtrise, techniciens, ingénieurs, cadres) disposent d’un accès à la formation plutôt meilleur que dans d’autres entreprises de la branche, les ouvriers spécialisés bénéficient très peu des stages et des actions de formation en atelier, si l’on excepte les cours d’alphabétisation, de français et de calcul proposés aux salariés immigrés qui ne sont pas systématisés et reposent sur le volontariat12. En matière d’articulation entre politique de gestion de personnel et pratiques de formation, l’usine de Billancourt se rapproche des typologies construites par Claude Dubar (« œuvre sociale », « outil de management », « gestion négociée des qualifications ») où les interactions entre les logiques fonctionnelles des directions, les points de vue exprimés par les syndicats et les stratégies des salariés sont analysés13. Le rôle des syndicats en matière de formation, mis en lumière dans ces typologies, illustre de manière assez proche la situation de l’usine Renault où ceux-ci ne sont pas seulement consultés au moment de la présentation annuelle du bilan et des orientations de la formation, mais coconstruisent la politique de formation et assurent un contrôle collectif dessus. Ainsi, la logique de type « œuvre sociale » pourrait caractériser la revendication de la CGT de Billancourt visant à proposer des cours d’alphabétisation dans le plan de formation. De même, la logique de « gestion négociée des qualifications » pourrait définir la politique de formation de Renault qui repose sur des négociations entre la direction et les syndicats représentatifs. Celles-ci privilégient les personnels qualifiés en leur donnant accès à des formations longues, reconnues et valorisées par des progressions professionnelles et salariales.

8Ce sont toutefois les travaux de Philippe Méhaut qui permettent le mieux de représenter les inégalités entre personnels peu qualifiés et personnels qualifiés14. Billancourt réunit en un seul lieu les constats opérés dans sa typologie d’entreprises qui oppose notamment deux groupes distincts. Le premier caractérise à grands traits la condition des ouvriers spécialisés des chaînes de production où la formation (des actions courtes d’adaptation aux postes de travail) est utilisée pour accroître la rentabilité immédiate des salariés affectés à des tâches parcellisées et répétitives. Le second ressemble fortement à la situation des personnels techniques et d’encadrement de Renault dont la qualification rare et spécifique doit être régulièrement maintenue par des politiques de formation portant sur les évolutions des procédés de production. Planifiées, longues, qualifiantes et certifiantes, elles aboutissent à des promotions professionnelles et à une avancée régulière des rémunérations.

Un système de formation reproduisant la division du travail

9Les inégalités d’accès à la formation caractérisent la plupart des entreprises ayant fait de la rationalisation de la production un modèle d’organisation technique et social15. Renault ne déroge pas à cette règle puisqu’elle a été l’une des entreprises les plus offensives dans la mise en place de la division du travail entre conception et exécution résultante du taylorisme et du fordisme, ce qui a nécessité de recourir à la formation pour préparer une main-d’œuvre qualifiée capable de mettre en œuvre des méthodes d’étude du travail, d’organiser la production et de contrôler l’activité des ouvriers. Plusieurs actions de formation ont été déployées par l’entreprise pour former ces personnels de niveau intermédiaire.

10En premier lieu, Renault a ouvert une école d’apprentissage dès le vote de la loi Astier en 1919 instituant des cours professionnels pour les ouvriers et les employés du commerce et de l’industrie16. Jusqu’à sa fermeture en 1989, cette école formera des centaines d’ouvriers qualifiés selon une pédagogie qui associe des cours théoriques et techniques à des exercices pratiques en atelier. Certains d’entre eux seront promus au rang de contremaîtres et de techniciens, voire d’ingénieurs et de cadres pour ceux ayant bénéficié de bourses d’études versées par l’entreprise pour suivre des cours au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)17.

11C’est dans les murs de cette école qu’ouvrent en 1939 un centre de perfectionnement formant des ouvriers qualifiés et en 1946-1947 un cours technique assurant la formation de cadres moyens, dont certains sont d’anciens apprentis ou des salariés souhaitant se préparer aux enseignements du Cnam. Au début des années 1950, le premier service de formation de l’entreprise est structuré en trois grands domaines (l’école de la maîtrise, la promotion sociale, la formation technologique) et organise la formation des contremaîtres, des dessinateurs et des techniciens, et l’intégration des jeunes ingénieurs. Étant prises sur le temps de travail, ces formations sont rémunérées. La pédagogie s’inspire de l’école d’apprentissage puisqu’elle associe des formations générales et techniques à des séquences pratiques en atelier. Mais l’absentéisme et les abandons en cours de formation sont importants. Plusieurs raisons expliquent ces difficultés. Les promotions ne sont pas systématiques à l’issue des formations. Quand elles ont lieu, celles-ci ne correspondent pas toujours aux aspirations des stagiaires. En outre, la concurrence entre industriels est particulièrement forte et se matérialise par des surenchères salariales auxquelles ne peuvent être indifférents nombre de salariés formés.

12Certainement pour mutualiser les dépenses de formation, Renault ouvre en 1957 un centre de formation avec d’autres sociétés industrielles de la région parisienne18 : le Centre interentreprises de formation (Cif), devenu en 1966 le Centre d’études supérieures industrielles (Cesi)19. Pour faire face à la pénurie d’ingénieurs et de cadres, celui-ci propose plusieurs formations non diplômantes, dont une formation en deux ans réservée à des agents de maîtrise et des techniciens ayant le niveau du baccalauréat en mathématiques et physique, et une filière de perfectionnement de cadres en place d’une durée de quinze à seize mois entrecoupés par des retours dans leurs emplois (secteurs commerciaux, administratifs, de production). L’accès à ces formations est réservé à des personnels qui ont plusieurs années d’expérience (entre cinq et dix ans selon les cycles), mais qui ne sont pas diplômés de l’enseignement supérieur. À partir de 1963, le Cesi inaugure une nouvelle formation réservée cette fois à des jeunes diplômés. Intitulée « Carrefour de perfectionnement d’ingénieurs et de cadres diplômés », elle vise à compléter la formation initiale par des enseignements en économie, finance, psychologie et communication. L’extériorisation des activités de formation de Renault concerne aussi la préparation des futurs soudeurs ou fondeurs qui sont envoyés dans des instituts spécialisés, dans quelques universités et au Cnam.

13Au moment de la fermeture de l’usine, la formation chez Renault emploie 350 formateurs permanents à temps plein qui forment des salariés venus de tous les sites français du groupe dans le domaine des formations linguistiques, de la promotion sociale, des automatismes… Des centres de formation existent aussi dans les usines et les directions commerciales en région. Des collaborations ont été nouées avec le Centre national de l’enseignement à distance (Cned) pour l’enseignement à distance, avec l’Association pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) pour former aux métiers de la production et avec les Groupes d’établissements dépendant de l’Éducation nationale (Greta) pour la formation des formateurs. S’ajoute à la formation dans ces centres, l’organisation de mobilités professionnelles permettant à des salariés de recevoir des formations techniques dans leur nouvelle affectation. Les secteurs d’outillage, d’études et d’essais, le laboratoire central et les usines décentralisées sont ainsi réputés pour parfaire la formation des salariés qui y sont nommés20. Ils sont aussi connus pour sortir du rang des personnels intermédiaires en leur proposant des promotions vers des postes de cadres.

Des ouvriers délaissés par la formation

14Du côté des personnels les moins qualifiés de l’usine, surtout d’origine algérienne21, les initiatives de formation sont en revanche beaucoup plus rares. L’objectif de la direction n’est pas de leur permettre d’accéder ou de changer de qualification, bien que les cours du soir soient en théorie ouverts à tous22. Mais leur programmation en dehors des heures de travail, à savoir le soir et le samedi, nuit à la fréquentation des personnels qui ont des semaines de travail de 48 heures, qui habitent dans des logements éloignés de l’usine et qui souhaitent profiter de leur vie familiale et de leur temps de repos. En outre, ces cours ne sont pas rétribués et nécessitent d’être titulaire du certificat d’études primaires (CEP), ce qui réduit massivement le public potentiel. Ce n’est qu’en 1973 qu’un enseignement d’alphabétisation est proposé aux ouvriers non qualifiés immigrés primo-arrivants. Considérant que les ouvriers spécialisés (OS) n’ont pas le potentiel pour devenir ouvriers qualifiés (OQ), la direction de Renault établit une barrière entre ces deux catégories en dépit des demandes de la CGT pour démocratiser l’accès à la formation. Pour qu’un OS s’élève, il est nécessaire qu’il passe un essai professionnel et qu’il s’inscrive dans des cours du soir. Dans la réalité, très peu d’ouvriers de chaîne suivent ces cours. Les promotions vers les grades supérieurs sont tout à fait exceptionnelles.

15Paradoxalement, malgré le poids de la CGT et l’image de laboratoire social attachée à l’entreprise Renault, celle-ci représente donc un cas d’école en matière de gestion inégalitaire de la formation. Dans la période qui court de la reconstruction aux années 1980, la politique dans ce domaine est orientée en faveur des catégories de salariés intermédiaires et supérieures qu’il faut mobiliser, stabiliser et motiver durablement. C’est à la formation, de plus en plus organisée et professionnalisée au fil des années, que revient la préparation des futurs personnels qualifiés qui peuvent se voir récompensés par des responsabilités évolutives, des itinéraires polyvalents et une certaine ascension professionnelle. Mais cette politique se fait aux dépens des personnels les moins qualifiés qui ne disposent pas de réelles possibilités de rattrapage professionnel. Renault, comme d’autres entreprises de l’industrie23, n’a pas vu d’intérêt particulier à investir dans la formation des ouvriers spécialisés et le déblocage de leurs carrières, considérant certainement que leurs activités ne nécessitaient pas d’acquérir de nouvelles connaissances.

16Mais à partir des années 1980, la situation se dégrade avec la crise du secteur automobile et les restructurations industrielles. Face au choix politique et économique qui consiste à adapter à marche forcée une industrie soumise à une concurrence mondiale impitoyable, il est trop tard pour former les ouvriers de chaîne et les adapter aux nouvelles méthodes de production. Le plan social, qui fera l’objet d’âpres négociations entre la direction et le gouvernement24, va toucher les travailleurs stabilisés, majoritairement peu ou pas qualifiés, vieillissants, usés et immigrés qui constituent le noyau dur de l’usine, alors que la main-d’œuvre plus qualifiée sera reclassée dans les autres sites français. Les opérations de reconversion font l’objet de la deuxième partie de ce texte. Nous verrons que leur conception et leur réalisation portent l’empreinte des modes de gestion inégalitaires des carrières et de la formation.

La CGT isolée, la concertation sur la fermeture devient possible

17« Bizarrement, la fermeture de cette forteresse ouvrière, qui compta jusqu’à 24 000 ouvriers (4 000 lors de la fermeture), s’est faite dans le calme… grâce à une stratégie de communication habile. La direction de Renault a su désamorcer tout conflit en anticipant l’annonce. » C’est en ces termes que le magazine L’Usine nouvelle rapporte les conditions de fermeture de l’usine de Billancourt dans un article daté du 18 juin 2011 consacré aux fermetures d’usines, au moment même où Peugeot Société Anonyme (PSA) envisage la cessation d’activité de son site de production d’Aulnay-sous-Bois25. Plusieurs dizaines d’années après cette fermeture, la relation des faits par ce journal édulcore la réalité. Si les derniers mois de production sont effectivement calmes, ce n’est pas uniquement grâce à « une stratégie de communication efficace », mais plutôt en raison d’une stratégie de contournement de la CGT orchestrée par l’État, la direction et les syndicats réformistes.

La fin du partage historique du pouvoir entre direction et CGT

18Les conditions sociales de cette fermeture et les enjeux nationaux de restructuration de l’entreprise prennent sens quand on les réfère à des enjeux strictement locaux, à savoir l’affaire des « Dix » de Billancourt26. À l’été 1986, des syndicalistes de la CGT pour la plupart entrent en force dans les bureaux de la direction pour protester contre les licenciements annoncés. Ils sont licenciés à l’automne 1986 et traduits en justice le 26 octobre 198727 à la suite d’un bras de fer engagé par le gouvernement, via l’équipe dirigeante de Renault. Celle-ci souhaite préparer la privatisation de l’entreprise et la fermeture du site en affirmant le bien-fondé des règles de gestion internes et autonomes par rapport à celles de l’État, en même temps qu’elle veut briser le mythe de la forteresse ouvrière. Pour reprendre l’expression de Virginie Linhart, cette affaire atteste d’un processus de mobilisation originale : « la mobilisation d’appareil28 ». Celle-ci traduit la volonté de la CGT et du Parti communiste français (PCF) de restaurer au sein des rangs militants une culture de lutte en déclin depuis plusieurs années parmi les ouvriers.

19L’état-major de la Régie est alors engagé dans des opérations de redressement de l’entreprise pour faire face aux pertes gigantesques enregistrées pendant plusieurs années. Il souhaite prendre ses distances avec le partage historique du pouvoir avec le syndicat majoritaire qui avait donné naissance au mythe de Billancourt. Il lui faut choisir entre continuer à être la vitrine sociale de la France ou devenir une entreprise compétitive plus connue pour ses produits que pour sa réputation d’épicentre des mobilisations ouvrières. Pour rendre possible ce revirement, il lui faut casser l’image symbolique de Billancourt et insister sur l’inadaptation des installations face aux impératifs de production inspirés des méthodes japonaises et subsumés sous le terme de « toyotisme ». Dès lors, l’affaire des « Dix » représente pour la direction une opportunité pour affaiblir la centrale ouvrière. Ainsi, la grève de l’automne 1985 sur les sites du Mans, de Choisy et de Billancourt pour obtenir une augmentation des salaires est gérée de manière très dure par la direction, si bien que les ouvriers sont contraints d’interrompre leur occupation au bout de quinze jours sans rien avoir obtenu. À la veille des congés d’été de l’année 1986, le tournant de la gestion sociale de Renault se poursuit avec l’annonce par la direction d’une vague de 685 suppressions d’emplois. Des premiers licenciements secs sans indemnité la suivent29. Des listes nominatives circulent dans l’usine. Ces méthodes tranchent avec la décroissance des effectifs entre 1980 et 1985 où les mesures avaient été qualifiées de « douces30 » (préretraites, mobilités, retours au pays, créations d’entreprises…).

20Face à l’affirmation de l’autorité patronale qui consiste à ne rien céder, la CGT-Billancourt souhaite faire de l’affaire des « Dix » un outil de sa stratégie de résistance au démantèlement du site. Mais ses mots d’ordre ne trouvent que très peu d’écho auprès des salariés concernés. Jamais plus d’une centaine de grévistes ne se mobilisent. Les arrêts de travail qui se sont soldés par des pertes conséquentes de salaire ont laissé des traces et ont jeté le doute sur l’efficacité des grèves. Pour autant, l’influence importante de la CGT parmi les ouvriers31 constituera un élément non négligeable, qui contribuera à infléchir la stratégie initiale consistant à fermer le plus rapidement possible le site pour adopter une stratégie de désindustrialisation progressive et d’étalement des départs (de 1989 à fin 1992).

Du reclassement à la reconversion

21La méthode de reclassement des salariés scelle le retour de l’État dans les affaires de Renault et porte l’empreinte du réformisme politique et syndical. Le noyau dur de la CGT écarté, une gestion plus concertée est dorénavant possible pour mettre en œuvre un plan social. Selon les termes utilisés dans les documents internes de la direction du personnel, celui-ci doit être « plus efficace » et « plus rentable » en matière d’accompagnement du salarié partant et d’accès à l’emploi par rapport aux allocations de conversion mobilisées dans le cadre des plans sociaux précédents. Mais dans le cas de l’île Seguin, se pose un double problème : celui du volume de salariés à reclasser et à reconvertir, et celui du temps pour le faire (à peine deux ans).

22Suivies de près par les ministères du Travail et des Affaires sociales qui attendent une amélioration en matière d’accès à l’emploi des « excédentaires » de Billancourt, les opérations de reconversion sont consignées dans un accord entre la direction et les organisations syndicales (Confédération française démocratique du travail [CFDT]32 ; Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres [CFE-CGC] ; Confédération française des travailleurs chrétiens [CFTC] ; Force ouvrière [FO]), à l’exception de la CGT qui le refuse. La conception et les modalités d’application des mesures de reconversion sont décidées par la direction du personnel, l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), l’Office des migrations internationales (OMI)33 et les syndicats réformistes. Une commission paritaire de suivi, ainsi qu’un comité de mobilité, sont créés.

23Le plan social s’appuie sur la législation en vigueur en matière de reclassement. Il propose aux salariés licenciés une contractualisation sous la forme d’une convention de conversion pour leur donner, pendant une durée de six mois maximum, un statut et des garanties (notamment salariales) entre leur licenciement et l’accès à un nouvel emploi34. Sa mise en œuvre va toutefois hésiter entre plusieurs modèles de gestion des sureffectifs. Le premier est celui du reclassement externe direct selon une transition professionnelle simple et mécaniste. Effectif la première année des opérations en 1990, il repose sur l’idée qu’il existe des proximités entre les contenus d’activité des emplois de départ (regroupés en métiers de base) et d’arrivée (présentés sous forme de cartes des emplois), et qu’un traitement standardisé des individus à partir d’entretiens, pour connaître leur activité et définir leurs compétences, et d’informations sur les emplois et les métiers lors de « salons mobilités », peut les conduire à se positionner sur des emplois types. Mais il s’avère qu’à l’automne 1990, la majeure partie des personnels concernés par un départ n’ont pas de projet de reclassement précis.

24Alors que la fermeture définitive du site approche, les responsables de l’entreprise, conseillés par l’ANPE, décident d’abandonner, à partir de 1991, le modèle de l’appariement direct (modèle du reclassement externe) en mobilisant des méthodes précédemment utilisées pour les créateurs d’entreprise (modèle de la reconversion). Cette approche considère qu’une transition professionnelle dite « complexe », plus ou moins longue, incertaine et douloureuse, est inévitable dans la plupart des reconversions. Elle repose sur plusieurs étapes successives et interdépendantes qui visent à individualiser la reconversion et à responsabiliser les personnes.

25La première étape est un « bilan orientation » effectué par les agents de l’ANPE et la hiérarchie de proximité de Renault au sein d’une unité technique de reclassement (UTR)35. Ce bilan est destiné à caractériser les expériences et les activités professionnelles passées, les compétences mises en œuvre dans les emplois successivement occupés, les situations et les conditions de travail, le niveau de salaire et de primes. Il a aussi pour objectif d’informer sur les débouchés identifiés par l’UTR dans les secteurs du bâtiment, de la carrosserie automobile, de la logistique, du nettoyage industriel et des transports en commun. Enfin, il se termine par une proposition de formation36 en alternance entre des temps d’apprentissage hors situations de travail et des temps en entreprise37. Des entretiens menés par des consultants constituent la seconde étape de l’approche mobilisée pour reconvertir les salariés. Ils sont destinés à affiner leurs projets en même temps qu’ils visent à accélérer les inscriptions en formation38 à un moment où la réalité de la fermeture devient tangible avec la publication de listes nominatives précisant les dates de départ. Des formations aux techniques de recherche d’emploi sont systématiquement proposées. Elles sont suivies d’entretiens complémentaires où les conseillers de l’UTR transmettent des offres d’emploi issues de la collecte effectuée par l’ANPE. Les responsables du plan social attendent de ces étapes un « changement d’identité professionnelle » propice à l’émergence d’un projet individuel de reconversion. Elles doivent aboutir à une prise de conscience du caractère inéluctable de la fermeture du site et de la nécessité de « faire le deuil de Renault » selon leurs dires.

26La gestion des sureffectifs a abouti à la scission de la population de l’usine en deux groupes. Le premier concerne les salariés les plus qualifiés (ingénieurs, techniciens, agents de maîtrise, ouvriers qualifiés), à qui il a été proposé des reclassements dans les usines situées en province ou dans les sites de région parisienne (centre industriel de Billancourt, centre d’études et de recherches de Rueil). Une part d’entre eux a travaillé dans l’usine jusqu’à la fermeture en échange de l’assurance d’un reclassement. Le second groupe définit les salariés dont les caractéristiques sociales et professionnelles diffèrent nettement des précédents. Ils sont 76 % à être d’anciens OS contre 42 %, 20 % à être Français contre 46 % et 18 % à avoir moins de 40 ans contre 25 %. La majorité d’entre eux ont été concernés par le plan social. Mais les questions industrielles ont parfois pris le pas sur leur reconversion et la prise de conscience qu’elle requiert au préalable. Ainsi plus la fermeture approchait, plus les décalages dans la planification des départs ont été importants entre les prévisions réalisées par la direction du personnel et les réalisations effectives décidées par l’encadrement et la maîtrise de l’usine. Ceux-ci ont mis certains salariés face à des injonctions contradictoires. Programmés pour être licenciés à une date déterminée par la direction, ils ont pu bénéficier d’un sursis suite à l’intervention de l’encadrement du site qui était soumis à des impératifs de production nécessitant de conserver des équipes opérationnelles le plus longtemps possible. La mobilisation des collectifs d’ouvriers pour respecter la qualité, les délais et les coûts a aussi pu laisser penser à certains que la direction reviendrait sur sa décision de fermer l’usine et finirait par les récompenser d’avoir choisi de rester39. Enfin, l’augmentation des flux d’excédentaires a pu conduire certains à différer leur reconversion le temps que le dispositif d’accompagnement de l’UTR soit désengorgé. Ainsi, pour reprendre l’interprétation de Virginie Linhart :

« Le décalage entre les militants pour les Dix de Billancourt porteurs d’une doctrine et d’une ambition collective et les salariés de l’usine au nom desquels le combat est livré apparaît total. Les premiers affirment le renforcement de la lutte des classes et dénoncent le pouvoir politique, les seconds tentent de s’adapter à une évolution structurelle qui les met en danger40. »

Reconvertissez-vous !

27C’est dans ce cadre qu’est intervenue l’enquête par entretiens dans l’objectif de rendre compte du vécu de la reconversion des anciens salariés de l’usine de Billancourt. De manière conforme à l’approche sociologique, les résultats de l’enquête montrent que leur reconversion a plus dépendu de leur itinéraire social et professionnel, du déroulement de leur carrière chez Renault et de leur milieu familial que de l’accès à une formation et à des stages en milieu professionnel. Ceux-ci interrogent aussi les logiques de responsabilisation des individus quand ils sont en situation de vulnérabilité professionnelle.

Retour sur les conditions d’enquête

28L’enquête réalisée deux ans après la fermeture de l’usine de Billancourt a été effectuée auprès de salariés ayant signé une convention de conversion41. Nous avons rencontré 152 personnes, principalement peu qualifiées, dont 106 étrangers, le plus souvent à leur domicile (familial, foyer) ou à proximité, dans des cafés ou des lieux associatifs. Certains se sont déplacés individuellement ou en groupe dans les locaux du Gip Mutations industrielles situés dans le 11e arrondissement de Paris. Parfois, ces entretiens ont permis à d’autres membres de leur famille ou de leur entourage de s’exprimer (femmes, enfants devenus adultes, anciens collègues, voisins). Nous avons pu les rencontrer grâce à l’aide des syndicats, de la cellule de reclassement qui a mis à notre disposition des fichiers nominatifs et de réseaux communautaires. Des « figures » de l’usine nous ont mis aussi en contact avec certains. La facilité d’accès à ces anciens salariés nous a surpris au démarrage de l’enquête. Nous pensions rencontrer de nombreuses difficultés de la part de salariés qui avaient été licenciés. Nous nous attendions ainsi à essuyer des refus lors des prises de contact par téléphone, à entendre des reproches et des récriminations fruits de la colère de salariés brutalement mis de côté. Il n’en a rien été. Pratiquement tous les appels ont donné lieu à des prises de rendez-vous. Nous étions même parfois rappelés pour rencontrer d’autres témoins absents des fichiers du personnel ou inconnus du réseau syndical ou associatif.

29Deux raisons expliquent certainement cette réaction inattendue des ex-salariés. La première est qu’une très grande partie de ces « hommes de Renault-Billancourt42 » n’ont pas retrouvé d’emploi après la convention de conversion et disposaient donc de temps pour nous recevoir. La seconde est liée à la précédente. Au chômage depuis leur licenciement, certains pensaient que Renault les rappelait par notre intermédiaire pour leur proposer une réintégration, bien que nous nous fussions présentés comme des chercheurs indépendants de l’entreprise. Pour conduire normalement les entretiens, il nous a fallu lever cette ambiguïté.

Des situations marquées par le chômage, la précarité et des reconversions rares

30L’observation des parcours de reconversion fait apparaître quatre situations principales : 45 % des personnes rencontrées sont au chômage depuis leur licenciement ; 15 % ont connu des périodes d’emploi très courtes suivies d’un chômage ininterrompu ; 19 % sont en reprise d’activité, mais leurs contrats de travail sont très instables, enfin, 20 % ont repris une activité à temps plein depuis leur licenciement. Divers déterminants expliquent ces situations qui tiennent aux pratiques de l’entreprise (emplois occupés, ancienneté, formation professionnelle) et aux caractéristiques sociales et aux trajectoires des enquêtés (âge, nationalité, expériences professionnelles, ressources familiales). Ils conduisent à plusieurs processus dynamiques plus ou moins proches de l’emploi ou du chômage et à toutes les situations intermédiaires entre ces deux pôles43.

31Dans la première catégorie, les ex-salariés en non-emploi continu depuis la fermeture de l’usine sont en très grande majorité d’anciens OS recrutés dans les années 1960-1970, n’ayant jamais eu accès à la formation en dehors de quelques actions d’alphabétisation. Âgés de plus de 50 ans, ils sont souvent étrangers (originaires du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne), résident en foyer ou dans des cités populaires assez éloignées des zones d’emplois. Faisant partie des salariés « protégés » en fonction de leur âge et de leurs charges familiales, certains ont suivi des formations peu qualifiantes (bâtiment, carrosserie, nettoyage industriel…), mais elles ne leur ont pas permis de rompre avec leur isolement. De plus, la formation n’a pas représenté pour eux un préalable au retour à l’emploi44, car elle souffre d’une image négative héritée d’un passé où ils en ont été privés :

« On n’a pas besoin d’une formation pour travailler. À l’usine, je savais tout faire, j’étais moniteur […]. Ce n’est pas maintenant que je vais faire une formation. C’est trop tard. Il fallait nous former avant » (OS, 48 ans, vingt-trois ans d’expérience à l’usine de Billancourt. Au chômage depuis la fermeture).

32À cette distance à la formation s’ajoutent, du point de vue des ex-salariés, des liens assez faibles entre leur ancien emploi chez Renault et les emplois proposés par l’ETR. La méthode qui a consisté à identifier les compétences acquises, les compétences à acquérir et les compétences requises pour « être employable » a décontenancé nombre d’entre eux qui attendaient qu’on leur propose directement des emplois. Le fait qu’il soit nécessaire, dans un laps de temps très court, d’expliciter des savoir-faire individuels, de les mettre en correspondance avec des formations censées les compléter et d’entrer en concurrence avec d’autres candidats sur le marché du travail a déstabilisé quantité de ces ex-salariés pour qui la reconversion professionnelle s’est transformée en remise en cause d’eux-mêmes, de leur parcours personnel et subjectif, et de leur capacité à travailler45. Or, la reconversion, pour les conseillers de la cellule de reclassement, est d’abord une affaire de dispositions personnelles. En attestent les appréciations portées sur les dossiers des bénéficiaires : « motivé », « conciliant », « sérieux et consciencieux », « négligé », « caractère difficile », « vindicatif et agressif », « peu motivé, désabusé », « ne veut rien faire », « très très petit niveau », « a été confronté à ses faiblesses, ne l’a pas supporté », « reclassement professionnel = mission impossible ».

33Peu au fait des procédures de reconversion et des dispositions personnelles et psychologiques qu’elle implique, ces ex-salariés ont entretenu l’espoir qu’un jour l’entreprise reviendrait vers eux pour leur proposer une réintégration collective. De plus, la durée de la convention de conversion ne leur a pas permis de disposer du temps nécessaire pour réunir toutes les conditions pour accéder à un nouvel emploi. Mais cet objectif était-il atteignable dans un temps aussi court pour des personnels peu formés, peu qualifiés, ayant occupé pendant si longtemps des emplois répétitifs et pénibles nécessitant peu d’adaptation ? Le repli sur soi, le mal-être et la résignation dominent chez ces salariés pour qui la perte d’emploi est ressentie comme une grave atteinte à leur identité professionnelle et personnelle :

« Pour nous, la carrière c’est fini. Je n’ai plus le courage d’aller à l’ANPE. C’est trop loin. Il n’y a jamais de travail pour nous […]. C’est pour mes neuf enfants que j’ai peur. De toute manière, à la retraite, je retournerai au pays avec ma femme » (OS, 50 ans, vingt-sept ans d’expérience à l’usine de Billancourt, au chômage depuis vingt-deux mois).

34De nombreux enquêtés assimilent cette situation à une mort sociale. Certains pensent avoir été abandonnés par Renault :

« C’est une honte pour une entreprise nationalisée de se conduire comme ça. Renault a bien profité des gens quand ils étaient jeunes et les a laissés tomber ensuite » (OS, 47 ans, vingt et un ans d’expérience à l’usine de Billancourt).

35La rancœur et le ressentiment sont particulièrement exacerbés chez ces salariés qui estiment avoir subi cette période sans en avoir vraiment saisi tous les enjeux, qu’ils soient stratégiques, professionnels ou de l’ordre de leur qualification sociale46. Nombreux sont ceux à l’avoir considérée comme une transition directe entre deux emplois plutôt qu’un moment consacré à réunir diverses conditions pour retrouver un emploi.

36La deuxième catégorie rassemble les anciens de Billancourt qui ont une trajectoire où le chômage est plus fréquent que l’emploi mais qui ont un passé professionnel et des caractéristiques sociales proches des précédents. La différence entre ces deux catégories tient au fait qu’ils ont bénéficié de diverses mesures d’aide à l’emploi : contrats dans des associations, contrats emploi solidarité (CES). Mais une fois ces contrats achevés, qui représentaient plus des insertions sociales que de réelles évolutions professionnelles, ils ont connu le chômage sans perspective d’en sortir. Certains, plus rares, ont obtenu un emploi (en majorité à durée déterminée ou en intérim, à temps partiel) dans le transport collectif, le contrôle technique automobile, le gardiennage, le nettoyage industriel ou le bâtiment. Le réseau des organismes de formation dans ces secteurs et les partenariats locaux, formels ou informels noués par les conseillers, ont contribué à rendre ces réinsertions possibles, mais elles n’ont pas débouché sur un contrat de travail stable pour diverses raisons liées aux formes de gestion de la main-d’œuvre (effet d’aubaine des emplois aidés), aux niveaux de salaire inférieurs à Renault et à l’éloignement géographique. De fait, l’inquiétude est de mise chez ces salariés qui ont cru un temps que leur reconversion était en bonne voie avant de constater qu’ils en perdaient peu à peu la maîtrise :

« Il fallait absolument que je trouve quelque chose, alors pourquoi pas ça ? J’ai demandé à l’ANPE s’ils n’avaient pas n’importe quoi pour moi. Si je n’avais rien demandé, je pense qu’ils ne m’auraient rien proposé […]. Je me demande si je vais un jour retrouver un travail normal » (OS, 45 ans, dix-huit ans d’expérience à l’usine de Billancourt, employé dans les espaces verts en CES dans une association).

37Les deux derniers groupes concernent des ex-salariés qui ont repris une activité professionnelle. Dans le premier d’entre eux se trouvent des personnes insérées dans les mêmes secteurs que le groupe précédent, mais leur durée d’emploi est supérieure à leur durée d’inactivité. Dans l’ensemble, leur reconversion est synonyme de déclassement et de dévalorisation. En effet, les plus nombreux occupent des emplois de niveau ouvrier en contrat à durée déterminée ou en intérim. À tout moment, ils sont sous la menace d’une perte d’emploi à la suite d’événements sur lesquels ils n’ont aucune prise (faillite de l’entreprise, baisse de la demande). Ils sont soumis à une flexibilité plus importante de leurs horaires de travail. Leur nouvel emploi est souvent plus éloigné de leur domicile47. De plus, ils perçoivent une moindre rémunération :

« J’étais prêt à faire n’importe quoi pour retrouver un travail. Je suis bien conscient que je ne retrouverai jamais la paie de chez Renault […]. Ce que je veux, c’est retourner quand ça ira mieux à mon métier dans le bâtiment » (OP, 44 ans, quinze ans d’expérience chez Renault, alternance emploi chômage depuis vingt-quatre mois).

38Certains disent avoir préparé leur reconversion bien avant l’annonce de la fermeture en envisageant certains secteurs et emplois possibles de réinsertion dans le nettoyage, la sécurité ou la restauration. D’autres avaient déjà un emploi non déclaré alors qu’ils étaient encore salariés de la Régie, notamment dans le bâtiment ou encore le nettoyage de bureaux.

39Le dernier groupe caractérise plutôt des ex-salariés autour de 35-45 ans, titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP), d’un brevet d’études professionnelles (BEP), d’un baccalauréat technique ou encore d’un brevet de technicien supérieur (BTS), plus qualifiés (ouvriers qualifiés, techniciens, agents de maîtrise), plus formés par l’entreprise (électricité, hydraulique, robotique, soudure, tôlerie, etc.), et ayant connu des mobilités dans l’usine. Certains sont toutefois plus âgés, moins qualifiés et n’ont jamais suivi de formations. Ayant un projet de reconversion avant la fermeture, ils ont utilisé cette période pour le conforter par la formation. Celui-ci est orienté vers le salariat dans le nettoyage, la logistique, le contrôle automobile, la maintenance industrielle ou la création d’entreprise (taxi, commerce alimentaire)48. Leur reprise d’emploi a été immédiate et ils sont majoritairement en contrat à durée indéterminée à temps plein. Certains, assez minoritaires, entrevoient une promotion par rapport à leur situation chez Renault, mais une période d’essai précède celle-ci. Ce processus de retour à l’emploi a été rendu possible parce que certains se sont appuyés sur des expériences professionnelles antérieures à Renault dans le commerce, l’artisanat ou une autre industrie. Il s’agit, la plupart du temps, d’une réinsertion qui engage les amis, les associations communautaires ou la famille, puisque les enfants ou l’épouse y sont impliqués à des titres divers (gestion, administration quand il s’agit d’une activité commerciale ou artisanale) :

« J’avais travaillé dans un commerce au Maroc avant de venir en France. Quand j’ai été excédentaire un an avant la fermeture de l’usine, je me suis dit que je pourrais peut-être reprendre un commerce. J’ai cherché un fonds de commerce, et Renault m’a aidé à trouver celui que j’ai repris. J’ai pris la succession d’un Marocain. J’ai un peu travaillé avec lui […]. Je n’ai pas suivi de formation en gestion, c’est ma fille qui s’en occupe, elle a une formation en compta. Mon gendre travaille aussi avec moi à la boutique » (OS, 50 ans, vingt-cinq ans d’expérience à l’usine de Billancourt, repreneur d’un commerce alimentaire à Asnières).

40Ce type de reconversion s’approche du modèle idéal porté par les conseillers de la cellule emploi et l’entreprise. Plusieurs conditions, parfois complémentaires ou indépendantes les unes des autres, le favorisent. Le niveau de diplôme, la proximité à la formation professionnelle, un métier qualifié, un projet de reconversion lancé rapidement et précisément, des formations complémentaires, et l’appui des réseaux et de la famille. Ce modèle montre que la reconversion ne se décrète pas en quelques mois et que quelques mesures techniques adaptatives ne suffisent pas à la réussir. Il s’agit d’un processus qui se construit dans le temps en fonction des perspectives permises par le passé scolaire, les expériences professionnelles et de formation, et diverses ressources sociales et familiales.

41Regroupés en quatre figures types, ces parcours d’ex-salariés schématisent des situations éminemment plus complexes compte tenu de leur variété allant bien au-delà des catégories sociologiques (origines ethniques, catégories professionnelles, postes occupés, formations suivies dans le cadre de la reconversion, périodes d’emploi et de chômage, etc.). Chacun des salariés a son propre ressenti qui tient à son parcours et les entretiens, bien que longs et approfondis, n’ont pas toujours permis de creuser des aspects plus personnels et intimes ; aspects qui sont pourtant fortement interrogés quand il faut changer d’emploi et, par ricochet, changer une part de soi-même. Ainsi, lors des entretiens, les silences ont parfois été plus nombreux que les paroles. Les questions sur la carrière chez Renault ont suscité beaucoup plus de réponses et parfois de volubilité que celles sur l’après Billancourt. Dans cette partie des entretiens, les paroles ont d’abord été très rapidement énoncées et courtes par leur volume, prononcées sur un rythme mécanique, presque saccadé, puis elles se sont tues, des « blancs » leur ont succédé, parfois accompagnés de pleurs, de regards dans le vide. Ainsi, la reconversion, pour nombre des ex-salariés de Billancourt, n’est pas tant « professionnelle » que personnelle et intime parce qu’elle doit tenter de réparer la déchirure subie à la suite de la fermeture de l’usine. En cela, elle est assurément beaucoup plus difficile et incertaine à réaliser dans une société où l’identité des personnes passe essentiellement par le travail alors que paradoxalement nombre de salariés en sont durablement privés, voire définitivement exclus.

Conclusion

42La reconversion des ex-salariés de Renault Billancourt est significative d’une période où les restructurations industrielles se sont traduites par des mesures qui visaient à éviter un renvoi brutal sur le marché du travail ou dans leur pays d’origine de travailleurs usés ayant tout donné à l’usine en échange d’une sécurité d’emploi indéfinie. Sous la pression de l’État, l’entreprise a mis en œuvre un plan social qui se voulait plus ambitieux que la plupart des plans de reconversion. Elle est allée au-delà d’un traitement curatif à court terme reposant sur des primes de départ ou des préretraites. C’est bien le moins, pourrait-on dire, pour une entreprise qui dépendait de l’État pour quelques mois encore.

43Toutes les mesures du plan social sont caractéristiques du registre de la reconversion de la fin des années 1980, qui vise le retour durable à l’emploi. Conformément à celui-ci, une réponse uniquement formative n’est pas suffisante pour des salariés qui ont un déficit majeur d’accès à la formation49. Elle doit être complétée par diverses mesures dites d’accompagnement afin de les responsabiliser et de les « activer » pour favoriser leur reconversion. Ainsi, des bilans professionnels sont proposés pour qu’ils prennent conscience de leurs atouts, mais aussi de leurs faiblesses. Des formations sont offertes pour compléter leurs savoir-faire et leurs compétences. Des stages en situation de travail sont organisés à des fins de mise en application et de lien avec l’emploi précédent. Tous ces dispositifs s’enchaînent les uns aux autres dans un rythme très rapide où les doutes, les incertitudes, les temps de réflexion ne sont pratiquement pas permis. Il faut qu’ils comprennent très vite ce qui se joue, que la perte d’emploi est irrémédiable, qu’une page se tourne (celle de Renault, mais aussi celle d’une intégration réussie dans la société française pour les ex-salariés immigrés), qu’il est nécessaire qu’ils se muent en acteurs responsables sur un marché du travail de plus en plus concurrentiel alors qu’ils ont été habitués des années durant à travailler de manière répétitive et prévisible dans un collectif de travail stable où seule la force de travail comptait.

44Or toutes ces mesures paraissent inadaptées, voire incongrues, pour des salariés qui cumulent des risques de vulnérabilité parce qu’ils ont été cantonnés à des formations strictement adaptatives, n’ont pas connu de grandes marges de progression et n’ont pas été préparés à engager une mobilité professionnelle profonde. Dès lors, pour la plupart d’entre eux, leur reconversion a été plus empêchée que réalisée.

45Depuis la fermeture de l’usine de Billancourt, un changement de paradigme est intervenu en passant de la reconversion vue comme un retour à l’emploi après formation à la « sécurisation des parcours » vue comme une anticipation de la reconversion quand le salarié est encore en emploi. Comme le montre Damien Brochier50, ce changement, qu’il qualifie de « transition », nécessite de mettre en relation la responsabilité de l’entreprise et l’engagement des individus pour permettre à ces derniers d’acquérir des compétences transférables destinées à les aider en cas de perte d’emploi. Force est de constater que la balance des responsabilités penche plus du côté des individus que de celui des entreprises malgré l’obligation de formation qui leur incombe dans le Code du travail. En matière de reconversion, elles doivent mettre en œuvre depuis 2002 un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) pour éviter ou atténuer les licenciements. Elles doivent engager des démarches de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) afin d’anticiper les changements dans les emplois et les compétences. Pour autant, c’est surtout du côté des individus que les responsabilités se sont accrues avec une multiplication des dispositifs tels que le bilan de compétences, la validation des acquis de l’expérience (VAE), le conseil en évolution professionnelle (CEP) et dernièrement le compte personnel de formation (CPF). Ainsi, ce retour sur la fermeture de l’usine de Billancourt et les conditions de reconversion de ses ex-salariés atteste que celles-ci étaient annonciatrices d’un basculement, non démenti à ce jour, de la responsabilité des entreprises en matière de formation professionnelle à l’engagement des individus pour maintenir leur employabilité sur un marché du travail de plus en plus incertain.

Notes de bas de page

1Loubet Jean-Louis, Michel Alain et Hatzfeld Nicolas, 2004, Île Seguin, des Renault et des hommes, Boulogne-Billancourt, Éditions ETAI.

2Le site a compté jusqu’à 30 000 salariés, ce qui en faisait la plus grande usine de France.

3Loubet Jean-Louis, 1996, « L’industrie automobile d’une crise à l’autre », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 52, p. 66-78.

4Ibid., p. 71.

5Freyssenet Michel et Fridenson Patrick (dir.), 1995, Données économiques et sociales de Renault. Les années 70 et 80, Evry, GERPISA, p. 152.

6Quelques années plus tard (en février 1997), l’annonce de la fermeture de l’usine belge de Vilvoorde, construire en 1929, est faite. Après plusieurs actions spectaculaires et des jours de grève, les 21 000 salariés du site seront contraints d’accepter un plan social.

7Dénommé « Billancourt 2000 », la rénovation du site, est dans la réalité une modernisation au rabais par rapport au projet initial présenté en 1981 par Bernard Hanon, PDG de l’entreprise. Sur le trapèze, un nouveau bâtiment dédié à l’étude et à la conception de machines-outils, nommé « 57 métal », est inauguré en 1984. Mais sur l’île Seguin, le renfort des fondations de l’usine pour permettre l’implantation d’un parc de machines robotisées ne suffit pas à compenser les défauts originels de ce site insulaire organisé en mille-feuilles sur cinq étages.

8Effective le 31 mars 1992, la fermeture du site avait été actée dès la nomination de Georges Besse, PDG de la Régie Renault du 23 janvier 1985 au 17 novembre 1986. Celui-ci fixe alors deux objectifs à l’entreprise : sortir de la faillite même au prix de sévères réductions d’effectifs et de cessions d’activités multiples et fermer Billancourt, usine estimée trop ancienne pour permettre des gains de productivité.

9En 1984, les pertes s’élèvent à 12,5 milliards de francs.

10Cette enquête a été commandée au Gip Mutations industrielles par la direction du personnel et la direction de la recherche de Renault. Elle a aussi bénéficié du soutien financier de l’Office des migrations internationales (OMI) relevant du ministère du Travail. Il s’agissait pour l’entreprise de repérer les « éléments capitalisables » des reconversions pour les mobiliser dans le cadre d’autres fermetures de sites.

11Gautié Jérôme, 2004, « Les marchés internes du travail, l’emploi et les salaires », Revue française d’économie, vol. XVIII, p. 33-62.

12Freyssenet Michel et Fridenson Patrick, 1995, Données économiques et sociales de Renault…, op. cit., p. 166.

13Dubar Claude, 1980, Formation permanente et contradictions sociales, Paris, Éditions sociales ; Dubar Claude et Méhaut Philippe, 1986, « Formation et politiques d’entreprises », in Lucie Tanguy (dir.), L’introuvable relation formation-emploi, Paris, La Documentation française, p. 136-147.

14Méhaut Philippe, 1978, Formation continue, gestion du personnel et marché de la formation. Une étude régionale du système français de formation continue, Paris, CNRS.

15Moutet Aimée, 1997, Les logiques de l’entreprise. La rationalisation de l’industrie française dans l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de l’EHESS.

16Quenson Emmanuel, 2001, L’école d’apprentissage Renault (1919-1989), Paris, CNRS Éditions.

17Parmi les parcours les plus emblématiques d’anciens apprentis de cette école, on peut distinguer ceux de Roger Vacher, titulaire d’un CAP de tôlerie-chaudronnerie obtenu en 1943, qui a été directeur de l’usine de Billancourt pendant douze ans, de 1974 à 1986 (Moutet Aimée, 2003, Roger Vacher. De l’école professionnelle Renault à la direction de l’usine de Billancourt [1940-1985], Boulogne-Billancourt, Société d’histoire du groupe Renault), et de René Tijou qui a été directeur de la formation et du développement social après avoir été ingénieur dans la conception des systèmes automatisés de production et avoir pris en charge l’implantation industrielle de l’entreprise au Portugal (Gonin-Bono Annette et Pédemay Françoise, 1994, « Entretien avec René Tijou, responsable de la formation chez Renault », Recherche et formation, no 16, p. 113-124).

18Les sociétés Chausson et Télémécanique électrique, la Compagnie électromécanique et la Snecma.

19Lick Richard, 1996, Mémoire de la formation. Histoire du Cesi, Paris, Éditions du Cési.

20Quenson Emmanuel, 2001, L’école d’apprentissage Renault…, op. cit., p. 289-291.

21Pitti Laure, 2007, « Carrières d’OS depuis 1945. Les Algériens à Renault-Billancourt », in Jacqueline Costa-Lascoux, Geneviève Dreyfus-Armand et Émile Temime (dir.), Renault sur Seine. Hommes et lieux de mémoire de l’industrie automobile, Paris, La Découverte, p. 97-111.

22Moutet Aimée et Quenson Emmanuel, 2007, « Formation professionnelle et formation technique au cours des Trente Glorieuses », ibid., p. 55-96.

23Les Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais représentent aussi un exemple éclairant en matière de gestion des carrières ouvrières. Mais à la différence de Renault, certaines perspectives ont existé pour les mineurs – français et marocains essentiellement. Elles se sont toutefois amenuisées avec les restructurations industrielles et les saignées dans les effectifs ouvriers à partir du milieu des années 1970 jusqu’à la fermeture définitive en décembre 1990 (Perdoncin Anton, 2021, « Tous au charbon ? Inégalités de carrières et mobilités ouvrières dans la récession [Nord-Pas-de-Calais, 1945-1990] », Genèses, no 122, p. 9-33).

24Si le gouvernement ne s’oppose plus aux réductions d’effectifs annoncées par les constructeurs comme en 1982, faisant alors de la lutte contre le chômage un axe primordial de sa politique (Loubet Jean-Louis, 1996, « L’industrie automobile d’une crise à l’autre », art. cité, p. 72), il ne donne son accord à ce plan social qu’après avoir obtenu de l’entreprise un certain nombre de garanties en matière de reconversion des personnels.

25Elle sera effective en 2014.

26Cette affaire n’est qu’un nouvel épisode des relations très tendues entre la direction et la CGT depuis les années 1970-1980 où les fermetures se succèdent à Billancourt (les forges en 1972, les fonderies en 1983). S’ensuivent des grèves, des occupations d’ateliers, des négociations brutalement interrompues, le licenciement de syndicalistes, ainsi que la séquestration du président de l’entreprise (Loubet Jean-Louis, 2007, « Les stratégies industrielles et les hommes », in Jacqueline Costa-Lascoux, Geneviève Dreyfus-Armand et Émile Temime [dir.], Renault sur Seine…, op. cit., p. 17-36).

27Ils seront finalement réintégrés en 1988 et en 1989 dans le cadre de deux lois d’amnistie consécutives.

28Linhart Virginie, 1992, « Les “Dix” de Renault-Billancourt. Les enjeux d’une mobilisation d’appareil, juillet 1986-décembre 1989 », Revue française de science politique, no 3, p. 375-401.

29Entre 1984 et 1989, les effectifs de Renault chutent de 98 000 à 71 000 salariés. L’objectif de la direction est d’atteindre 45 000 salariés en 1995. De son côté, l’usine de Billancourt passe de 23 000 en 1970 à 4 093 salariés en 1989.

30Selon l’expression utilisée dans l’ouvrage Renault, 100 ans d’histoire sociale, publié en 1998 par le comité central d’entreprise, le comité groupe France, le comité groupe européen et la société d’histoire des usines Renault.

31Les élections professionnelles donnent la majorité à la CGT et lui permettent d’affirmer son rôle d’opposant aux restructurations décidées par la direction.

32La CFDT espère que la reconversion des personnels produira de meilleurs effets que les opérations précédentes qui se sont soldées par de rares réussites. Sur la période des licenciements de 1986 et 1987, ce syndicat a dû engager au nom de plus de 200 ex-salariés une procédure judiciaire pour promesse non tenue puisque les « chèques valises », les allocations de conversion et les congés de conversion ne leur ont pas permis de retrouver un emploi.

33Des conventions ont été signées avec les pays d’origine (Maghreb, Afrique subsaharienne) pour aider au retour et faciliter la création d’activités économiques.

34Créée en 1987, la convention de conversion garantit aux bénéficiaires, en dehors de certaines dispositions financières (allocation spécifique égale à 83 % du salaire antérieur les deux premiers mois, puis égale à 70 % pendant les quatre mois suivants), des aides personnalisées sous forme de bilan évaluation orientation, d’aides à la préparation d’entretiens de recrutement, de formations professionnelles et de stages au sein d’entreprises, qui doivent faciliter la recherche d’emploi et le reclassement. Une évaluation du dispositif des conventions de conversion parue en 2004 conclut à son efficacité bien qu’il ait été insuffisamment proposé aux individus qui en auraient eu le plus besoin (Cavaco Sandra, Fougère Denis et Pouget Julien, 2004, « Convention de conversion et retour à l’emploi », Économie et prévision, no 164-165, p. 93-111).

35Alors que les bénéficiaires des conventions de conversion entrent en général assez peu en relation avec les cellules de reclassement en raison de l’éloignement géographique, des horaires d’ouverture, d’un manque d’équipements et de documents d’information (Aucouturier Anne-Lise et Bertrand Hugues, 1995, Premières synthèses, no 115 : « Les cellules de reclassement : rôles et trajectoires professionnelles de leurs bénéficiaires »), les salariés de Billancourt ont fréquenté assidûment la cellule qui était située à proximité de l’usine.

3680 % des bénéficiaires de Billancourt ont accédé à des formations, ce qui est nettement supérieur au niveau national puisqu’en 1996 seuls 52 % des adhérents à une convention de conversion en avaient bénéficié (Cloarec Nathalie et Weibel Marc, 2000, Premières synthèses, no 30.1 : « La convention de conversion : une aide efficace pour la réinsertion ? »). Il a aussi été décidé d’augmenter significativement la durée des formations. Bien que ne devant pas excéder 300 heures, leur durée moyenne a été portée à 362 heures, la formation d’ouvrier polyvalent d’entretien atteignant même 800 heures. Certaines formations ont délivré des certifications professionnelles (permis cariste, habilitation électrique) alors que d’autres n’ont donné accès qu’à de simples attestations de suivi.

37D’une durée variable (entre quelques semaines et quelques mois), ces stages ont été organisés dans des entreprises partenaires des organismes de formation (Afpa ; Association pour le développement de la formation professionnelle dans les transports-Institut de formation aux techniques d’implantation et de manutention [AFT-IFTIM] ; École de la formation des professionnels de la route [EFPR] ; Institut national de l’hygiène et du nettoyage industriel [INHNI]) ou de Renault.

38Au début de la fermeture, des tests mesurent les connaissances générales et techniques des bénéficiaires à la convention de conversion. Les nombreux échecs conduisent les responsables de la fermeture à assouplir les conditions d’entrée. Ils ont eu aussi pour effet de décourager les salariés, surtout les moins qualifiés d’entre eux, qui ont pensé qu’il était possible de se reconvertir sans accompagnement ni formation.

39Ce site en sursis a été classé parmi les meilleurs du groupe au regard de l’indice AQR (Action Qualité Renault).

40Linhart Virginie, 1992, « Les “Dix” de Renault-Billancourt », art. cité, p. 377.

41Le plan social de l’usine de Billancourt concerne 3 844 salariés (hors cadres) et se décline en 1 627 reclassements, 1 191 mesures d’âge (préretraites), 799 conventions de conversion, 132 licenciements et 95 départs.

42En référence à l’ouvrage de Costa-Lascoux Jacqueline et Témime Émile (dir.), 2004, Les hommes de Renault-Billancourt. Mémoire ouvrière de l’île Seguin 1930-1992, Paris, Les Éditions Autrement.

43Outin Jean-Luc, 1990, « Trajectoires professionnelles et mobilité de la main-d’œuvre : la construction sociale de l’employabilité », Sociologie du travail, vol. 32, no 4, p. 469-498.

44Cette représentation de la formation rappelle celle des mineurs de fer de Lorraine qui se sont vus proposer au cours des années 1960 des formations pour se reconvertir. Selon Lucie Tanguy : « Pour eux, la formation n’est pas une composante d’un processus de reconversion. L’offre de formation qui leur est faite dans cette situation de crise leur paraît plutôt irrationnelle puisqu’ils savent d’expérience que la formation est un long apprentissage, coextensif de l’exercice d’un travail de plus en plus complexe, qui ne peut prendre la forme d’un stage de courte durée, séparé des conditions concrètes de la production » (Tanguy Lucie, 1999, « Reconversion industrielle ou conversion culturelle dans un bassin minier de Lorraine au milieu des années 1960 », Sociétés contemporaines, no 35, p. 60).

45Danièle Linhart aboutit aux mêmes constats dans sa recherche consacrée à la reconversion des salariés de l’usine Chausson de Creil (Linhart Danièle [avec Rist Barbara et Durand Estelle], 2004, Perte d’emploi, perte de soi, Ramonville-Saint-Agne, Érès).

46Benoit-Guilbot Odile, 1990, « La recherche d’emploi : stratégies, qualification scolaire ou professionnelle et “qualification sociale” », Sociologie du travail, vol. 32, no 4, p. 491-506.

47La plupart d’entre eux habitent des logements assez éloignés des zones d’emploi (Fontenay-le-Fleury, Trappes, La Verrière). Ce parc locatif est géré par une société HLM dont Renault est actionnaire majoritaire. L’intervention des représentants syndicaux a permis aux bénéficiaires des conventions de conversion de ne pas perdre leur logement. Mais à partir des années 1990, le contrat de travail n’induit plus automatiquement l’attribution d’un logement.

48Selon la direction du personnel de Renault, 48 projets de création d’entreprises ont été recensés de 1984 à 1992 et 22 de 1990 à 1992.

49En 1989, Vincent Merle s’interrogeait sur le consensus tant politique, économique et éthique qui existait sur la formation des chômeurs. Il mettait en avant les échecs rencontrés par les formateurs et l’impact limité des stages de formation sur la sélectivité du chômage, et se demandait s’il ne serait pas préférable de reconnaître l’expérience professionnelle sous la forme de diplômes (Merle Vincent, 1989, « Faut-il former les chômeurs ? », Éducation permanente, no 98, p. 173-183). Cette proposition verra le jour en 2002 sous la forme de la validation des acquis de l’expérience (VAE). Mais contrairement aux espoirs qu’il avait suscités à ses débuts, ce dispositif est très peu utilisé par les personnes les moins formées. Près de trente ans plus tard, Manuella Roupnel-Fuentes met l’accent sur la désaffection à l’égard de la formation des travailleurs précaires et des demandeurs d’emploi, mais elle se différencie des thèses en vigueur pointant le manque d’appétence pour se former pour lui préférer une interprétation où « le désintérêt apparent pour la formation chez les moins diplômés et les plus âgés semble plutôt exprimer l’incapacité ressentie de la formation à déjouer des difficultés pour se réinscrire facilement sur le marché du travail » (Roupnel-Fuentes Manuella, 2017, « Se former, est-ce s’insérer ? », Sociologies pratiques, no 35, p. 70).

50Brochier Damien, 2021, Céreq-Bref, no 405 : « Des reconversions aux transitions : un nouvel âge des mobilités professionnelles ? ».


Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.