La formation dans la reconversion professionnelle de travailleurs et travailleuses handicapés

Des sens et des usages multiples

Manuella Roupnel-Fuentes

p. 195-214


Texte intégral

1Si, dans les discours et les politiques de lutte contre le chômage, la formation s’impose désormais comme le remède1 aux problèmes d’emploi, elle est loin d’être appréhendée ainsi par ceux et celles qu’elle vise en priorité. Bien qu’attendue pour soutenir la reconversion professionnelle de travailleurs et travailleuses reconnus administrativement en situation de handicap (RQTH) ou en voie de l’être, la place qu’elle occupe dans leurs trajectoires pour accéder à un nouvel emploi et le sens qu’ils et elles lui donnent s’avèrent très différents. Suite à une longue période d’inactivité, ces personnes ont pu suivre un dispositif de réorientation professionnelle destiné à les aider à formuler un projet de reconversion dans un nouvel emploi. L’analyse proposée ici porte sur leurs représentations et usages de la formation dans les chemins qu’elles ont pu emprunter à la sortie de ce dispositif. Le but est d’interroger à nouveaux frais le caractère « désirable2 » de la formation et son utilité pour soutenir la reconversion professionnelle de publics confrontés à des difficultés sur le marché du travail. Pourtant, l’importance accordée à la formation dans les politiques actives du marché du travail s’observe depuis longtemps dans de nombreux dispositifs, et récemment, dans le Plan d’investissement dans les compétences (PIC)3. La formation professionnelle y était en bonne place pour encourager les chômeurs à retrouver un emploi, lequel est censé répondre au plus près des besoins du marché du travail. En s’appuyant sur une enveloppe financière conséquente, ce plan gouvernemental a cherché à s’attaquer à des inégalités particulièrement saillantes et persistantes dans l’accès à la formation parmi toutes celles qui sont déjà bien connues4 : celles qui proviennent du niveau de diplôme et celles qui tiennent à la situation sur le marché du travail (en emploi ou au chômage), mais aussi moins connues, comme celles liées au handicap5.

2Cependant, comme le souligne le rapport d’évaluation du plan « 500 000 formations supplémentaires » rédigé en 2017 par le Comité technique d’évaluation mis en place par la Dares6, cette focalisation sur l’accès à la formation professionnelle peut produire des effets pervers. L’augmentation du nombre de personnes à former risque en effet d’amener au développement de pratiques de remplissage des places en formation, aux dépens de la qualité des formations et de leur pertinence par rapport aux besoins des chômeurs de longue durée et/ou de faible qualification. La formation semble non seulement ne pas compenser les désavantages de ceux et celles considérés comme les plus éloignés de l’emploi mais elle peut même dans certains cas contribuer au creusement des inégalités ou du moins les accompagner. En effet, tous les demandeurs d’emploi ne disposent pas des mêmes « chances sociales » de réussir leur projet de formation professionnelle7. Partent avec une longueur d’avance les « publics les plus autonomes et les mieux équipés pour concevoir, monter et faire valider leur projet de formation8 ». Cependant, si le fait d’émettre un projet peu de temps après la perte d’un emploi augmente nettement la possibilité de suivre une formation dans les deux ans qui ont suivi un licenciement9, l’identification d’un projet professionnel dépend d’un certain nombre de facteurs sociaux et notamment de la détention de capitaux comme un réseau social ou un diplôme10. Si l’accompagnement dont peut bénéficier le demandeur d’emploi intervient pour sécuriser en amont les projets de formation, encore faut-il élaborer un tel projet. Or, comme on le verra, ce dans quoi se projettent les travailleurs et travailleuses handicapés en voie de reconversion ne s’inscrit pas toujours dans un tel programme.

3À partir d’une enquête qualitative (voir l’encadré), cette contribution tentera d’éclairer les raisons pour lesquelles le suivi d’une formation, bien que considéré comme un préalable à l’emploi, n’est pas forcément perçu comme tel par des personnes engagées dans une démarche de réorientation professionnelle en raison de problèmes de santé et de handicap. Pour comprendre ce résultat contre-intuitif, qui renvoie néanmoins aux travaux menés par Lucie Tanguy sur la difficile reconversion des mineurs de fer de Lorraine dans les années 196011, il s’agira ici de montrer comment est perçue la formation par les personnes interrogées et quel en est l’usage dans le temps long du parcours de reconversion professionnelle. Ces personnes ont perdu leur emploi, soit après un accident du travail, soit en raison d’une usure professionnelle. Une minorité présente des problèmes de santé contractés hors du travail (à la naissance, pendant l’enfance…) mais qui rendent impossible la poursuite de leur activité professionnelle. Toutes ont été interrogées alors qu’elles suivaient ou terminaient de suivre un des deux modules de préparation au retour à l’emploi (ou de préqualification) retenus pour l’enquête et rebaptisés ici « dispositifs d’orientation professionnelle ». Ceux-ci ne préparent ni à un diplôme ou à une certification ni à un métier précis mais proposent une aide à la recherche d’un nouveau projet professionnel. Et même s’ils sont généralement inscrits dans le registre des « formations », on ne les désignera pas par ce terme afin de marquer la distinction avec celles que les enquêtés ont pu choisir de suivre ou non à l’issue de ces dispositifs (voir l’encadré).

4Cette contribution propose deux temps distincts : le premier porte sur la manière dont le dispositif de réorientation professionnelle a été vécu et, dans ce cadre, sur la façon dont est appréhendée la possibilité de se former pour obtenir un nouvel emploi, en prenant appui sur les trajectoires professionnelles des stagiaires interrogés. Le second temps, centré sur la situation deux et trois ans après la sortie du dispositif, met en lumière l’usage d’une formation dans les différents parcours de réinsertion professionnelle.

Un dispositif d’orientation pour quoi et vers quoi ?

5Les modules d’orientation professionnelle qu’ont suivis ces travailleurs et travailleuses en recherche d’emploi pour raisons de santé rentrent de plain-pied dans le large spectre des politiques publiques visant à « activer », « mobiliser », faire « bouger », bref à mettre « en mouvement12 » leurs bénéficiaires. Perçue comme le moyen de sortir d’un chômage ou d’arrêts maladie de longue voire très longue durée, cette logique d’activation est au départ plutôt bien reçue par ces derniers et surtout par ces dernières qui rapportent plus souvent en tirer un bénéfice sur le plan personnel. Mais si, comme l’avait repéré Thérèse Levené13, l’engagement dans ce type d’action soulève beaucoup d’« attentes », il suscite aussi de nombreux « espoirs déçus » lorsqu’il ne conduit pas directement à un emploi qui est l’objectif premier de la vaste majorité des stagiaires, loin devant la réalisation d’une formation professionnelle.

Le dispositif de réorientation professionnelle : une « formation qui fait du bien » notamment aux femmes…

6Après une période de désœuvrement professionnel, souvent accompagnée d’un fort isolement social, l’intégration dans un des dispositifs d’orientation vers l’emploi est accueillie comme une opportunité pour sortir de chez soi et d’un état d’inactivité déstructurant socialement et moralement en fournissant des repères temporels et une organisation de vie permettant « d’avancer ». « Je végétais », déplore Florence (46 ans, BTS, 2017) après pratiquement cinq années de chômage à peine entrecoupées de périodes de petits boulots et qui occupait auparavant un emploi de vendeuse puis de chargée de clientèle. Comme elle, Odile et Sylvie expliquent avoir pu ainsi s’extraire d’un chômage qui se rapproche de celui qualifié de « total » par Dominique Schnapper14 :

« Là on est obligé de se lever, de se réveiller, de se laver, côté hygiène corporelle aussi après… ça va très vite… je sais (qu’avant), c’était la télé la nuit et voilà, quoi ! Puis après vers 5-6 heures du matin je dormais » (Odile, 56 ans, CAP, ex-employée de commerce, 2017).

« Bon après, c’est vrai, CV, tout ça, ça aide hein ! Ça remotive, ça redonne un coup de pouce ! Ça oblige à repartir, se lever, se redonner du rythme qu’on perd très vite quand on est à la maison ! » (Sylvie, 56 ans, BEP, ex-agent hospitalier, 2019).

7Malgré les craintes de se retrouver en groupe, les séances collectives de travail sont appréciées pour leurs effets dynamisants et bénéfiques pour le bien-être moral des stagiaires. Les peurs aux débuts du dispositif ont pu être assez vite dissipées par la bonne ambiance et les relations amicales ou d’entraide qui se sont nouées. Bien qu’ayant conscience de venir d’horizons différents, les stagiaires disent généralement se sentir proches en raison de leur parcours de galère. Ce sentiment d’être « sur le même bateau15 » apporte une compréhension et un soutien mutuels qui aident à aller de l’avant :

« En groupe, du coup, on a le soutien des autres personnes, on a les idées des autres personnes, ça, c’est vachement important et on a cette poussée, je ne sais pas comment dire ça… cette motivation en fait d’aller plus loin parce qu’on sent la force du groupe, la motivation du groupe, quoi, en fait. Puis les formateurs, ils étaient super bien aussi, hein ! Moi j’ai bien aimé la formation ! » (Johanna, 42 ans, CAP, ex-ouvrière de fabrication, 2019).

8L’action d’orientation conduit aussi à la réalisation d’un bilan personnel et professionnel qui, tout en amenant à faire le point sur leurs acquis et parcours, permet une certaine mise en valeur de la personne et de ses compétences. La dimension psychologique, voire presque thérapeutique, de cette « formation qui fait du bien » se retrouve tout particulièrement dans les propos des femmes. L’entrée dans le dispositif les a « reboostées », « requinquées » et est associée à un regain de confiance en elles. Pour Marie-France, qui n’a pas de diplôme et n’a connu que le métier d’agricultrice, ce bilan permet de « montrer en fait en vous certaines capacités » (55 ans, 2017). Ce terme, d’ailleurs, revient souvent dans le propos des femmes et sous la forme de questions qu’elles se posent en abordant leur avenir professionnel : « Qu’est-ce que je suis capable », « Est-ce que »/« Qu’est-ce que je peux faire ? » (Samara, 48 ans, sans diplôme, ex-auxiliaire de vie et ex-femme de chambre, 2017 ; Élodie, 31 ans, bac, ex-conductrice de ligne, 2017). Elles repèrent souvent ce manque de confiance dès leur enfance : « Je n’étais pas sûre de moi » (Armelle, 36 ans, BEP, ex-aide-soignante, 2017). La remise en cause de leurs capacités doit aussi beaucoup à leurs expériences professionnelles passées dans lesquelles elles ne recevaient que peu de considération mais où la charge de travail avait, elle, considérablement augmenté, comme pour Armelle :

« J’ai dit : “Je ne suis pas capable” en plus quand je voyais le rendement qu’elles avaient, j’aurais été plus un boulet pour les filles, et je ne me voyais pas du tout capable de rester » (Armelle, 36 ans, BEP, ex-aide-soignante, 2017).

9En se remémorant leur travail passé, les femmes rapportent souvent le sentiment d’avoir donné beaucoup d’elles-mêmes et notamment de leur santé, mais avoir reçu peu en retour en termes d’évolution professionnelle ou de marques de reconnaissance. Le bilan qu’elles tirent de leur carrière passée est souvent négatif et conduit certaines femmes à ressentir une forte dépréciation personnelle, se percevant comme trop « vieilles » ou « nulles ». Les nombreux épisodes de chômage ont dégradé leur image d’elles-mêmes. Florence déclare ainsi : « Pour moi j’étais une ratée professionnelle ! » (46 ans, BTS, ex-chargée de clientèle, 2017). Ceci a même conduit certaines à demander un accompagnement psychologique :

« Il y a eu des moments où on s’est retrouvés, peut-être les premières semaines… tellement démunis qu’on aurait voulu plus d’aide… de proximité, d’aide, enfin de cocooning, ça on n’a jamais eu ! » (Audrey, 41 ans, licence, ex-gouvernante en maison de retraite, 2017).

10Alors que la demande d’une revalorisation personnelle s’exprime clairement chez les femmes, c’est beaucoup moins le cas chez les hommes, dont les attentes se situent plutôt du côté d’un accompagnement dans la réalisation des démarches et l’appropriation des outils de la recherche d’emploi. Patrice est un ancien commercial dont la santé morale et physique s’est dégradée en raison de la pression et de la surcharge de travail qui lui incombait dans sa nouvelle entreprise. Il considère ne pas avoir besoin d’appui psychologique mais demande qu’on puisse l’« épauler dans la constitution d’un CV » (Patrice, 43 ans, BTS, 2017). Simon a dû interrompre son métier de chauffeur-livreur depuis qu’une maladie cardiaque lui a été détectée. Pour préparer son nouveau projet, il souhaite recevoir « des petits conseils [… de savoir] des choses à rectifier… C’est toujours bon à prendre » (Simon, 30 ans, bac, 2017). Le dispositif a quelque chose à voir avec la réalisation d’une sorte de bilan de compétences dont les hommes recherchent plus souvent les apports « techniques » et les femmes la dimension plutôt psychologique16.

… mais dont l’objectif prioritaire attendu est l’emploi et rarement la formation

11Grâce aux modules proposés par le dispositif, les stagiaires sont amenés à prendre conscience de la richesse et de la variété de leur parcours professionnel et apprennent à se familiariser aux méthodes de recherche d’emploi. Ils sont aussi invités à énoncer des « orientations professionnelles » qui sont comme autant d’occasions de découvrir d’autres métiers et de se situer par rapport à ceux-ci, notamment du point de vue de leur santé. Si la réalisation d’un stage est très bien accueillie pour tester des pistes professionnelles et se mettre à l’épreuve physiquement et psychologiquement, l’identification d’un secteur ou d’un métier vers lequel se diriger est un exercice souvent difficile et angoissant.

12Beaucoup parlent du « flou » de leur situation vis-à-vis du marché de l’emploi actuel et de leur projet professionnel comme Sherazad, qui a longtemps travaillé comme vendeuse dans un magasin de literie et qui se dit « paumée » (34 ans, CAP, 2017). Après de nombreuses années de travail comme opératrice dans une usine de menuiserie qui ont endommagé toutes ses articulations, Johanna, 40 ans, exprime des difficultés à se projeter dans un autre métier, embrassant plusieurs possibilités de reconversion : « Qu’est-ce qu’on peut faire comme nouveau métier […] avec mon nouveau corps ? » Odile a cumulé un grand nombre d’emplois dans sa carrière (cuisinière, ouvrière, vendeuse, monitrice d’atelier, jardinière, employée en commerce de fruits et légumes). Mais à 56 ans, elle se dit perdue face à l’étendue du champ des possibles professionnels dont elle peine à connaître les débouchés vers un emploi assuré. Elle ne cache pas son désappointement et son amertume envers les formateurs et les formatrices dans lesquels elle plaçait l’espoir :

« qu’ils allaient nous trouver un secteur, par rapport à notre handicap, un secteur de métiers voilà quoi… et c’est à nous de chercher donc… on veut bien aller chercher ce n’est pas ça mais au moins qu’ils nous aiguillent ».

13Quelques-uns, toutefois, sont plus sereins comme Gaël, ancien maçon et préparateur de commande, car il nourrit le projet de faire de son loisir favori, l’informatique, son futur métier. Il utilise la métaphore ferroviaire pour expliquer qu’il sait où il va. Depuis qu’il a identifié ce projet, il se dit se sentir « sur les rails », et y associe un projet de formation qui devrait lui permettre d’« aller plus loin » et de le prémunir contre le chômage (Gaël, 40 ans, CAP, ex-maçon et préparateur de commande, 2017). Il n’émet pas d’attentes envers les formateurs car, selon lui, « faut que ça vienne de nous ». Il se projette facilement dans l’avenir : « Dans un an : c’est clôturé ! »

14Les rapports à la formation sont complexes. Si le travail d’orientation et l’accompagnement à l’identification d’un nouvel emploi peuvent être mal vécus, l’apprentissage de nouvelles connaissances au travers des « cours », sur la législation du travail notamment, est accueilli favorablement par l’ensemble des stagiaires, pour « apporter quelque chose ». D’ailleurs, la plupart rapportent leur goût et désir d’apprendre. Selon Anne, ex-agent de service, « on apprend toujours, il faut toujours réapprendre, c’est important, rien n’est négatif […], si, si c’est bon d’apprendre » (56 ans, sans diplôme, 2017). Cette envie d’acquérir de nouvelles connaissances détone avec le faible intérêt de se former dans la perspective de se reconvertir. Ce résultat renvoie aux analyses de Lucie Tanguy sur la reconversion des mineurs de fer en Lorraine dans les années 1960 : la formation professionnelle ne les tentait pas car ils estimaient avoir un métier et des savoirs suffisants pour travailler, mais avoir accès à de nouveaux savoirs pouvait les intéresser17. En outre, tous expriment le rejet de la formation dans sa forme institutionnalisée. La formation continue tend ainsi à être assimilée à l’école, envers laquelle les stagiaires entretiennent presque tous un rapport négatif. Florence et Armelle ont la même formule pour dire combien elles s’y sentaient étrangères. En effet, l’école et elles, « ça faisait/c’était deux ». Ce sentiment vient souvent d’un rejet de l’école mais aussi par l’école. Katia doit se reconvertir peu avant ses 40 ans, après avoir été victime d’un accident du travail pendant son emploi de chauffeur-livreur. Elle se remémore le souvenir, toujours douloureux des propos dédaigneux d’un enseignant qui faisaient référence à ses origines (milieu populaire, père gens du voyage et mère née à l’étranger) :

« Ah oui à l’école on m’a exclue, moi j’ai un professeur, alors que j’étais très bonne à l’école… de toute façon c’est simple mon brevet des collèges je l’ai eu j’avais même pas 12 ans. Ce professeur de français, je me souviens de lui, non j’allais avoir 13 ans […] et je me souviens de ce professeur de français qui m’avait dit que de toute façon je n’étais rien qu’un chat de gouttière et que je finirais rat de gouttière. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps » (Katia, 40 ans, bac, ex-chauffeur-livreur, 2017).

15Les professionnels et responsables de centres interrogés ont clairement conscience de la mauvaise image qui colle à la formation, notamment celle de situations d’apprentissage assignant à l’immobilité, l’inactivité, la passivité : « pour ces publics, la formation, c’est rester 7 heures sur une chaise » (responsable formation d’un syndicat d’employeurs). Malgré leur envie d’apprendre, peu de stagiaires expriment le souhait de passer par une formation professionnelle, d’autant plus si elle est longue. Pour justifier cette réticence, le temps et l’argent sont deux aspects très souvent avancés, notamment par des hommes chargés de famille. Laurent est marié et a trois enfants :

« Financièrement c’est compliqué ! Vous avez fait votre vie, vous avez un crédit sur une maison, vous avez un crédit sur une voiture, vous avez les gamins qui partent en études ! » (48 ans, CAP, ex-tôlier-formeur, 2020).

16Simon vit en concubinage et sa conjointe attend leur deuxième enfant. Il veut une « petite formation » car :

« Là, deux ans, ça sera trop long. On va dire maximum un an […], faut qu’y ait de l’argent qui rentre quand même, hein, parce que faut payer les factures derrière aussi, hein » (30 ans, bac, ex-chauffeur-livreur, 2017).

17L’âge (et le temps d’activité à accomplir jusqu’à la retraite) ainsi que l’absence de diplôme sont également souvent mis en avant, notamment par les plus âgés. Anne, qui a 56 ans au moment de la première interrogation et n’a « jamais été au collège », considère de ce fait ne pas ou plus avoir les facultés suffisantes pour pouvoir se former : « Mais je n’ai pas fait les études, c’est trop dur pour moi dans la tête ! » (Anne, 2017). La distance à l’égard de la formation tient surtout à ce que celle-ci n’est pas perçue comme garantissant l’accès à un emploi. Or, comme l’exprime clairement une responsable d’Unité d’emploi : « La demande des personnes, ce n’est pas la formation, la demande c’est l’emploi, l’emploi et le salaire, donc voilà. ». En raison des doutes planant sur les débouchés professionnels, se former représente paradoxalement un pari trop risqué sur l’avenir, alors même que la formation est supposée ouvrir ce dernier, comme le signale explicitement la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » de 2018. Philippe affirme ainsi : « Oui j’envisage une autre formation mais ça ne vaut pas le coup d’apprendre, c’est pas le fait de se former mais si c’est pour rien… » (51 ans, CAP, ex-électricien, 2017). Quant à Anne, sa faible motivation à l’égard d’une formation longue de plusieurs mois est d’autant plus grande que sa fin d’activité se rapproche :

« Je ne me vois pas aller faire une formation de neuf mois aujourd’hui pour faire un autre métier que je serai même pas sûre d’être recrutée. Je m’approche de la retraite donc c’est compliqué aujourd’hui, il y a des choses, secrétaire médicale, bon on m’a dit que c’est bouché, qu’est-ce que je pourrais faire ? » (56 ans, sans diplôme, ex-agent de service, 2017).

18Ce rapport de défiance envers la formation et ses promesses d’insertion professionnelle sans garanties ne veut pas dire que ces travailleurs et travailleuses en reconversion professionnelle n’y ont jamais eu recours par le passé. Dans leur parcours professionnel, certains et certaines ont pu se former durant leur carrière et même obtenir des diplômes à cette issue. Odile témoigne d’un parcours professionnel varié, entrecoupé de périodes de chômage qu’elle a pu « utiliser » pour suivre des formations lui ayant permis de changer plusieurs fois de métiers par le passé :

« Je réfléchis, ma première formation c’était BPH horticulture, brevet professionnel horticole, donc là j’avais réfléchi, j’aimais bien les espaces verts et tout. Après en l’an 2000 j’ai fait ma formation monitrice d’atelier pour travailler auprès des handicapés. Donc en fait, avec celle-là que je veux faire, ça me fera trois formations mais je voulais toujours rester dans le social » (58 ans, CAP, ex-employée de commerce, 2019).

19Mais parmi ceux et celles aux trajectoires professionnelles relativement longues et stables dans un même emploi ou une même entreprise, beaucoup déplorent de n’avoir pu suivre de formations qualifiantes ou d’avoir essuyé des refus à leur demande, comme Christophe, 48 ans, qui était agent de maintenance dans une grande maison de retraite :

« Et ils ne vous faisaient pas faire de formations ?
Christophe. — Non aucune ! Tout ce que je sais c’est en allant sur Internet » (CAP, 2017).

20Ce regard désabusé sur les apports incertains de la formation professionnelle, le poids de la situation matérielle, personnelle et familiale et des années qui passent, ainsi que l’absence de qualification dans certains cas, incitent à privilégier la recherche d’un emploi plutôt que l’accès à une formation. Cet ensemble de difficultés fait que le projet de se former se trouve souvent mis à mal face à l’urgence de retrouver une situation professionnelle permettant une rentrée d’argent et également de renouer avec le statut de travailleur et travailleuse qui est constitutif de leur identité personnelle. Comme le dit Laurent : « Il faut que je retravaille […] je suis quelqu’un d’actif » (45 ans, CAP, ex-tôlier-formeur, 2017). Retrouver un emploi réclame cependant certaines conditions, que ces personnes remplissent très inégalement et où la formation joue un rôle variable.

Des parcours de retour à l’emploi diversement influencés par la formation

21Bien qu’exprimant un vif souhait de se réinscrire sur le marché du travail, ces travailleurs et travailleuses en reconversion professionnelle pour des raisons de santé ou de handicap ne partent pourtant pas tous et toutes avec les mêmes chances de recouvrer un emploi et de recourir à une formation.

Des reconversions heureuses où la formation favorise une évolution professionnelle ascendante

22Pour un tiers des personnes interrogées deux et trois ans après leur sortie du dispositif d’orientation, le processus de reconversion professionnelle a pu aboutir relativement rapidement à un emploi, considéré comme stable au moment de la deuxième interrogation. Dans ce type de parcours qu’on peut qualifier de réussi, les formations qui ont pu être suivies sont de courte durée. Et dans ce cas, la formation n’a pas favorisé un changement complet d’orientation mais a plutôt permis de s’adapter à un emploi non loin de ses expériences professionnelles passées.

23Bien qu’ayant d’abord imaginé des reconversions possibles dans des secteurs d’activité très éloignés des leurs, les stagiaires qui ont suivi ce type de parcours, des hommes tout particulièrement, sont toutefois restés très attachés à leur métier d’origine. Celui-ci a d’ailleurs été valorisé pour leur fournir des bases à l’élaboration d’un nouveau projet professionnel. Ils disent souvent s’être appuyés sur leurs connaissances et expériences issues de leur savoir-faire professionnel passé dont ils se sentent d’ailleurs souvent encore très fiers. Laurent a ainsi pu transférer d’autant plus facilement les compétences pratiques de son métier de serrurier et métallier dans sa nouvelle activité de poseur de fenêtre (en PVC et aluminium) qu’il avait déjà effectué ce type de tâches par le passé :

« Je faisais de la fabrication, mais je faisais de la pose aussi chez les clients ! Tout ce qui était verrière, garde-corps, tout ça ! Donc j’avais quand même déjà… on va dire un truc qui faisait que je savais… maîtriser un peu les chantiers quoi ! » (Laurent, 48 ans, CAP, ex-tôlier-formeur, 2020).

24Des connaissances et compétences acquises lors de leur expérience professionnelle passée leur fournissent aussi une sorte d’assurance pour « se lancer ». Ayant reçu un avis d’inaptitude en raison de ses lourds problèmes de dos, Grégory, 35 ans, a dû tourner la page de son ancien métier de maçon. Celui-ci lui a toutefois inspiré l’idée de devenir courtier en travaux et lui a même fourni des ressources pour mettre en place ce projet.

« Parce que vu l’expérience que j’avais dans le bâtiment, je me suis dit : “C’est le moment ou jamais de se lancer !” Donc je n’ai pas cherché à trouver autre chose puis je ne me voyais pas faire autre chose !… »

25C’est l’identification et la clarification de son projet professionnel qui l’ont ensuite conduit à suivre la formation ad hoc : « [J’étais] focalisé vraiment sur courtier en travaux donc j’ai fait ma formation en fonction de ça ! » (Grégory, 35 ans, CAP, ex-maçon, 2020). Cette formation de six semaines est venue l’aider à consolider son projet de création d’entreprise.

26La formation que souhaite suivre Anne au moment de sa seconde interrogation a été choisie en fonction des besoins qu’elle a identifiés pour pouvoir plus facilement exercer les fonctions d’encadrante d’équipe du poste qu’elle a pu trouver en maison de retraite sous statut associatif. Forte de son expérience auprès des personnes âgées, elle est d’abord entrée dans cette association en tant que bénévole, puis a pu être salariée à mi-temps pour s’occuper de la gestion du personnel :

« Je vais avoir un CDI là au mois de juin ! J’aimerais bien aussi faire une formation de management parce que, bon, je suis responsable, après le président, je dois planifier le planning, attribuer les missions » (Anne, 56 ans, sans diplôme, ex-agent de service, 2020).

27N’ayant qu’une expérience d’aide médico-psychologique (AMP), elle a appris ses fonctions « sur le tas » et exprime désormais le besoin de se former, alors qu’elle y était réticente auparavant : « Une formation est toujours importante hein ! On ne peut pas dire qu’une formation n’est pas bien, ça rafraîchit, on prend conscience de plusieurs choses. »

28Lorsqu’un projet est bien défini, la formation peut alors devenir synonyme de développement personnel et incite même à en suivre de nouvelles. Sylvie, ex-agent hospitalier a eu l’idée de devenir sophrologue, après avoir suivi des formations de relaxation pour réduire ses propres douleurs corporelles et qu’elle suivait en candidate libre durant ses week-ends et finançait elle-même. Désormais, elle exerce dans son propre cabinet et souhaite enrichir ses connaissances par d’autres formations :

« Je vais certainement refaire une autre formation dans l’art-thérapie. Moi j’ai fait beaucoup d’ateliers en art-thérapie et c’est vrai que ça aide énormément. C’est vrai que ça m’a beaucoup aidé, donc oui, j’ai… […]. Et mon mari m’a dit : “Mais tu ne vas pas arrêter de faire tes formations !” Je lui dis : “Bah écoute, maintenant que j’ai commencé, je crois que je ne vais plus m’arrêter.” » (56 ans, BEP, ex-agent hospitalier, 2019).

29Le choix d’un emploi est d’autant plus important pour ces personnes qu’il doit correspondre à leur état de santé, mais aussi permettre des aménagements horaires. Aussi Laurent a-t-il choisi le statut d’auto-entrepreneur pour s’engager dans son nouvel emploi car celui-ci lui permet de travailler, dit-il, « à ma façon […] à mon rythme » (Laurent, 47 ans, CAP, ex-tôlier-formeur, 2019). Le retour à l’emploi s’accompagne d’une forme de mieux-être physique mais surtout moral. Il va aussi de pair avec un sentiment de maîtrise du cours de son existence dont les personnes interrogées se sentaient dépossédées au chômage ou en arrêt de travail.

30Si le regard porté sur le dispositif et les formateurs est plutôt positif dans cette catégorie de reconversions heureuses, ils et elles considèrent ne rien leur devoir et s’octroient l’origine de leur réussite. Selon Katia, devenue chef de l’entreprise de nettoyage qu’elle a montée elle-même :

« Ça peut pas être grâce à eux ! Mais après c’est comme une graine, la graine elle est là, elle n’est pas là grâce au jardinier, j’ai envie de dire que la graine elle est là, elle se développe après parce qu’on l’arrose, donc en fait on est juste venu apporter de l’eau à mon moulin » (42 ans, bac, ex-chauffeur-livreur, 2019).

31Pour les personnes qui ont pu bénéficier d’une réinsertion professionnelle durable et conciliable avec leur santé, le mouvement de reconversion dans un autre emploi ne s’est pas forcément réalisé au travers d’un changement total de métier ou par l’entremise d’une formation longue. Si se former a permis la consolidation du projet professionnel pour accéder à un emploi ou a aidé à s’adapter aux besoins de l’emploi trouvé, ce n’est pas le cas, en revanche, du deuxième parcours repéré.

La fatigue de se former lorsque l’accès à l’emploi est incertain

32Pour près d’un tiers des personnes interrogées, le parcours vers l’emploi s’est avéré constellé d’épreuves. Dans ce type de trajectoire, plutôt féminin, les projets de formation longue n’ont pas pu aboutir ou ont mené à une impasse professionnelle. Pourtant, au départ, la formation professionnelle a été assez vite investie pour permettre l’acquisition de compétences non possédées ou insuffisamment maîtrisées jusqu’alors pour pouvoir prétendre au type d’emploi visé.

33Afin de ne plus solliciter ses genoux dont elle souffre toujours depuis une fracture, Armelle s’est orientée vers le métier de secrétaire médico-sociale via une formation d’une durée de dix mois :

« Pour faire un nouveau travail, un nouveau métier, car je ne pouvais plus faire mon travail d’aide-soignante, de m’occuper de mes résidents » (36 ans, BEP, ex-aide-soignante 2017).

34Elle met en avant ses manques et l’obsolescence de ses compétences professionnelles :

« Il faut que je me reforme et je sentais que j’avais des lacunes, tout ce qui était informatique, bureautique, tout ce qui était français puisque, ben voilà… dans mon travail on n’utilise plus… enfin moi je suis dans le soin donc on perd ! »

35Dans ce cas, suivre une formation est non seulement vu comme un préalable nécessaire pour redémarrer une nouvelle carrière professionnelle mais également comme un moyen pour gagner en assurance : « De partir avec un peu plus de bagages… voilà, être plus sereine et partir avec des choses, des connaissances, voilà… » Si l’âge est d’abord avancé comme un désavantage par rapport à des « petites jeunes de 18 ans » déjà acculturées à l’informatique, Armelle affiche sa volonté de redémarrer « à zéro » et d’opérer une conversion pour « un renouveau » professionnel. Au bout d’une année, elle parvient à terminer sa formation mais avec beaucoup de difficultés. En outre, les emplois trouvés à l’issue de celle-ci ne sont que des emplois de remplacement dans lesquels elle est une nouvelle fois confrontée au niveau de surcharge de travail qu’elle avait subi dans son emploi d’aide-soignante et qu’elle ne veut plus connaître à nouveau. De guerre lasse, elle décide par conséquent d’abandonner cette voie professionnelle.

36Florence s’est elle aussi lancée dans une formation pour se reconvertir dans un emploi différent. Après avoir travaillé en tant que vendeuse dans une boutique où elle explique avoir subi du harcèlement moral, elle souhaite devenir formatrice pour adultes. Elle s’engage alors dans cette formation de huit mois et demi, qu’elle a beaucoup aimé suivre, pour son contenu et les portes professionnelles qu’elle était censée lui ouvrir. Mais à contrecœur, elle doit finalement l’interrompre en raison de ses problèmes de dos qui l’empêchent de tenir la station assise des journées durant. De plus, elle finit par découvrir la précarité des emplois auxquels aurait abouti sa formation :

« Donc euh du coup j’ai dû l’arrêter et puis du coup je l’ai pas reprise parce que je me suis rendu compte malgré tout que c’était très précaire, c’étaient des postes… c’étaient beaucoup d’interventions, une journée par-ci, une journée par-là, faire un temps complet c’était très difficile… »

37Dans ces chemins sinueux vers l’emploi, se former perd de son sens et les travailleurs et travailleuses en reconversion préfèrent se tourner vers des petits boulots ou reprendre un emploi pérenne en entreprise. Au bout de deux ans, la plupart expriment la fatigue de se former, la lassitude d’être en perpétuelle recherche d’une situation stable alors que leur priorité reste le retour à l’emploi :

« Ma priorité c’est boulot boulot boulot, après on verra […]… parce que j’ai eu deux formations que j’ai dû arrêter donc voilà. C’est pour ça qu’aujourd’hui, fini les formations. Interne, interne il n’y a pas de soucis j’en ferai. J’accepte d’être formée pour une entreprise mais pas continuer une formation pour… non j’arrête, 48 ans, je vais pas en faire jusqu’à ma retraite non plus […]. Je positive y’a pas de raison, je trouverai. Mais bon quitte à faire de l’intérim, CDD au départ et puis avoir un pied dedans » (Florence, 48 ans, BTS, ex-chargée de clientèle, 2019).

38Alors que la formation les met en déroute et est synonyme d’incertitude, retrouver le chemin de l’emploi leur apparaît comme rassurant, même s’il ne s’agit pas de l’emploi le plus adapté à leur situation ni le plus propice à une évolution professionnelle. Après ce qu’elle considère comme un échec, Armelle, ancienne aide-soignante, recontactée en 2020, envisageait d’accepter un emploi en CDI en usine comme opératrice.

39Quand le souvenir du dispositif d’orientation est abordé, les critiques pleuvent sur l’accompagnement réalisé. Karim souffre d’une maladie cardiaque qui l’a obligé à arrêter son métier de carrossier en usine et nourrit désormais le projet de devenir conducteur de VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur) contre l’avis de ses formateurs qui le dirigeaient initialement vers un CAP de mécanicien automobile. Il les accuse de l’avoir désorienté, « fait dévier » de son idée originelle au profit de « leurs intérêts » et parle du dispositif comme d’une « supercherie » :

« Eux ils travaillent là-bas. Ils sont payés pour vous accompagner sauf que eux, ils vont conseiller et vous déconseiller. C’est-à-dire que moi, le métier que j’ai choisi, étant donné que j’avais deux stages à trouver, on ne peut pas trouver de stage donc ça ne leur convenait pas. Donc j’ai préféré me diriger sur autre chose. Donc ce que je voulais faire, ils m’ont fait dévier pour leurs intérêts à eux » (Karim, 40 ans, CAP, ex-carrossier, 2019).

40Le dispositif peut même être soupçonné de favoriser les stagiaires qui étaient déjà les plus avancés dans leur projet, laissant livrés à eux-mêmes ceux et celles dont la recherche était la moins aboutie. Alors que le groupe était décrit comme solidaire lors des premiers entretiens, cela ne semble plus qu’un pâle souvenir après deux ou trois ans. Johanna considère ainsi qu’un soutien plus important a été prodigué aux stagiaires qui avaient déjà formulé un projet ou du moins des pistes professionnelles concrètes :

« En fait, moi je pensais que j’allais découvrir quel métier me correspondait mais pas du tout ! Il [le dispositif] apporte beaucoup pour ceux qui savent déjà ce qu’ils veulent faire plus tard. Ça, c’est confirmé pour Katia et puis Grégory, ils ont ouvert leur boîte mais pour moi non, je ne savais pas ce que je voulais faire et je ne sais toujours pas. Enfin… je ne savais toujours pas ce que je voulais faire en sortant, quoi. Je ne vais pas le critiquer parce qu’il est très bien pour ceux qui savent… chaque cas est différent, quoi » (42 ans, CAP, ex-ouvrière de fabrication, 2019).

41Une insertion même précaire demeure toutefois un horizon atteignable pour ces travailleurs et surtout ces travailleuses qui ont toujours poursuivi une recherche active d’emploi. Pour cela, ils et elles mobilisent des ressources personnelles et sociales : « Je préfère remonter la pente tout seul […]. J’ai même des amis qui m’ont aidé quand il fallait que je fasse des courriers » (Karim). Toutefois, si dans ce type de parcours les personnes peuvent compter sur des soutiens sociaux et l’espoir de retrouver un emploi, c’est beaucoup moins le cas pour celles et ceux qui se situent dans le troisième type de trajectoire professionnelle repéré et qui se trouvent bloqués dans leur projet d’emploi en raison de multiples difficultés, notamment de santé.

Une relation formation-emploi introuvable lorsque les parcours de reconversion professionnelle sont bloqués par des problèmes de santé

42Deux puis trois ans après leur sortie du dispositif, le retour sur le marché du travail apparaît comme un horizon presque inatteignable18 pour un dernier tiers des stagiaires en prise avec d’importants problèmes de santé et ne possédant aucun diplôme pour la plupart. Dans ce type de trajectoire, envisager de reprendre un emploi même à temps partiel paraît difficilement envisageable.

43Julien est un ancien militaire atteint de nombreux traumatismes physiques et psychologiques l’empêchant de penser à une possible réinsertion professionnelle : « Bah ! Depuis 2006 j’ai toujours mal ! » (43 ans, BEP, 2019). De leur côté, Samara et Marie-Claire ont essayé de réintégrer leur ancienne entreprise par le biais d’un reclassement dans un autre poste. Samara est retournée dans l’hôtel où elle travaillait comme femme de chambre mais, à son corps défendant, a dû finalement y renoncer en raison de ses problèmes de cheville dus aux piétinements et du syndrome du canal carpien qu’elle a développé par la répétition des mouvements à accomplir dans son précédent emploi d’auxiliaire de vie en maison de retraite (Samara, 48 ans, sans diplôme, 2017). Marie-Claire a aussi été reclassée dans son ancienne usine, où elle était ouvrière et manutentionnaire, et a, pour cela, pu suivre une formation la préparant à occuper un autre poste. Or ce « travail sur ordinateur » imposait contre toute attente le port de charges lourdes de manutention :

« C’était en interne que j’ai fait la formation. Et donc la formation se termine et tout, tout s’est bien passé mais bon, au bout d’un an bah ça ne l’a pas fait, quoi, en fait ça été trop compliqué pour moi. Je me suis dit peut-être qu’après les vacances ça ira mieux, que je vais récupérer, en fait je n’ai pas pu tenir jusqu’aux vacances, ça s’est trop dégradé parce que du coup je ne pouvais plus du tout bouger, quoi. Et en fait j’ai été contrôlée juste avant les vacances par le médecin-conseil de la Sécurité sociale qui voulait justement m’accorder ma première catégorie pour pouvoir travailler à mi-temps donc pour moi c’était parfait mais quand il m’a auscultée, il m’a dit : “Ah non ce n’est pas possible de continuer comme ça” » (Marie-Claire, 55 ans, sans diplôme, ex-ouvrière et manutentionnaire, 2019).

44Ce retour avorté chez leur ancien employeur est vécu très violemment. Marie-Claire considère cette expérience malheureuse comme étant « son » échec ainsi que la confirmation de la dégradation de sa santé et de l’impossibilité de réintégrer le marché du travail, ce qui lui cause une forte démoralisation. Claudine a travaillé à son domicile comme assistante maternelle pendant vingt-trois ans et dit ne rien connaître des emplois « à l’extérieur ». Elle a donc effectué un stage pour découvrir le travail d’animatrice, stage qu’elle a beaucoup aimé mais qui a aussi mis en lumière les nombreuses incapacités physiques et les très fortes douleurs auxquelles elle se serait exposée dans ce métier :

« Tout a capoté moi… mes projets après j’ai eu tellement mal, je me suis fait réopérer l’année dernière de l’autre jambe et après je n’ai pas pu faire ma rééducation parce que l’autre… donc moi mon projet professionnel s’est arrêté à cause de mes problèmes de santé, ça prenait tellement de place dans ma tête. Trouver du boulot et en plus avec tes problèmes de santé » (Claudine, 51 ans, sans diplôme, ex-assistante maternelle, 2019).

45En demandant un reclassement en emploi, Julien demande une « formation adaptée » et Claudine une « formation senior ». Mais leur projet de formation et de réinsertion se trouve annihilé par de multiples restrictions professionnelles (pas de station debout, assise, pas de piétinement, pas de port de charges lourdes…) ainsi que par la perspective d’un marché du travail peu enclin à intégrer des travailleurs handicapés et vieillissants. Les espoirs de retrouver un emploi s’éloignent, comme ceux de retrouver une meilleure santé. Le constat est amer à propos du module de remobilisation car pour Julien « ça a été une perte de temps. Et j’ai aggravé ma santé à cause de ça » (43 ans, BEP, ex-militaire, 2019), tandis que pour Claudine « ça a été une profonde déception » (51 ans, sans diplôme, ex-assistante maternelle, 2019).

46Abdel, qui était un ouvrier non qualifié dans une usine de peinture, assimile le retour vers l’emploi à un chemin fait de montagnes quasiment infranchissables en raison des multiples difficultés auxquelles il fait face : son manque de diplôme, la discrimination des employeurs envers les personnes handicapées, les « trous » dans son CV induits par ses périodes récurrentes d’arrêt de travail et de chômage… Il crie alors son désespoir mêlé d’une colère sourde en direction des services publics pour l’emploi, de la sécurité sociale et des employeurs qu’il perçoit comme concourant à son éviction du marché du travail. Il craint de devenir un travailleur handicapé dont « personne ne veut plus ! » :

« Il y a quelqu’un qui est malade comme moi… ils cherchent pour se débarrasser parce que tu n’as pas de diplôme à côté, euh le médecin de travail, il a demandé pour s’adapter mais eux ils ont donné un poste de… directeur de quelque chose ! Bah ça veut dire ils bloquent les choses ! » (Abdel, 44 ans, sans diplôme, ex-ouvrier, 2019).

47Marie-Claire, quant à elle, dit ne plus se bercer d’illusions et ne plus croire en la politique. Au moment de la troisième réinterrogation et en revenant sur les propos tenus par le président de la République, Emmanuel Macron, sur la situation des demandeurs d’emploi (« Il n’y a qu’à traverser la rue », 15 septembre 2018), elle confie soutenir le mouvement des gilets jaunes. Claudine dénonce aussi la politique du président de la République et de son gouvernement : « Ils méprisent les petits, on ne parle pas des personnes handicapées, là on vaut que dalle ! » (51 ans, sans diplôme, ex-assistante maternelle, 2019).

48Dans ce type de trajectoire qui apparaît comme bloquée, les personnes se sentent livrées à elles-mêmes et sans aucune attention portée à leur égard. Avec la perte du projet de retravailler, elles disent perdre confiance en elles et en l’avenir. Le futur, même proche, est décrit sombrement. La perception du temps qui passe mêlée à celle des faibles chances de réinsertion deviennent angoissantes. Samara s’inquiète de sa santé qui s’est dégradée, notamment du fait de la sédentarité à laquelle la contraignent l’absence d’activité physique et l’assignation à son domicile :

« Mais là j’ai repris du poids depuis que j’ai arrêté de travailler donc je ne bouge pas assez. J’ai fait toutes les démarches comme il faut, après j’ai peur comment je vais devenir, comment je vais être comme ça ? » (Samara, 48 ans, sans diplôme, ex-auxiliaire de vie et ex-femme de chambre, 2017).

49Leurs contacts sociaux diminuent ainsi que leur revenu :

« Par rapport aux charges que j’ai ! 500 ou 600, déjà j’ai le loyer presque 600 euros. Comment je vais vivre ? Je ne sais pas. J’ai des enfants ! Mon fils il me demandait il y a deux jours : “Papa on fait où les vacances comme les années d’avant ?” Je n’ai pas de réponse ! » (Abdel, 44 ans, sans diplôme, ex-ouvrier, 2019).

50Claudine s’inquiète aussi pour son avenir financier et de devenir un poids pour sa fille qui cherche à entrer sur le marché du travail :

« Ça me fait peur parce que je n’ai que 52 ans, je ne suis pas encore arrivée à la retraite […] ! Mais je me dis ça me fait peur de vieillir » (51 ans, sans diplôme, ex-assistante maternelle, 2019).

51Philippe et Marie-Claire ne fondent désormais plus d’espoir de retrouver un emploi salarié. Philippe vit grâce à son allocation d’adulte handicapé (AAH) et à la pension de réversion de sa femme décédée et s’occupe à plein temps de ses enfants. Marie-Claire perçoit également l’AAH et son conjoint a un emploi. Elle dépanne une de ses filles en gardant ses petits-enfants. Ces occupations les mobilisent et leur procurent un sentiment d’utilité sociale. Pour celles et ceux qui vivent seuls, le soutien social et financier vient de la famille proche : mère (Julien), enfants (Claudine), membres de la fratrie… Ce sont d’ailleurs eux qui aident Abdel :

« J’ai une sœur en Allemagne, et j’ai un frère à Aix-en-Provence. Hier j’ai payé un mois, il reste deux mois, il faut que je paye ma moitié ! Mon frère, il m’a appelé, il m’a dit : “Demain j’envoie de l’argent sur ton compte !” » (44 ans, sans diplôme, ex-ouvrier, 2019).

Conclusion

52Le décalage est notable entre les discours officiels qui prônent l’accès à la formation comme moyen de sortir du chômage et ce qu’en perçoivent des personnes concernées dans leur parcours de reconversion professionnelle.

53Le retour sur la trajectoire passée ainsi que la prise en compte des caractéristiques sociales de stagiaires de dispositifs d’orientation permettent d’éclairer les raisons d’un rapport distancé à la formation et surtout de sa faible utilité perçue pour leur réinsertion professionnelle. Ils montrent que les inégalités se jouent dès l’entrée dans ce module et notamment sur les possibilités d’émettre un projet professionnel. En effet, les détenteurs ou détentrices d’un diplôme ou d’expériences issues d’activités extraprofessionnelles (comme l’intérêt pour l’informatique par exemple) parviennent plus facilement à identifier un nouvel emploi. Pour les plus en difficulté, les attentes sont grandes en direction des formateurs et des formatrices et leur rôle d’accompagnement est souvent jugé comme peu opérant notamment pour faciliter un accès direct dans l’emploi. De même, on repère des attentes différenciées envers l’action d’orientation entre les hommes et les femmes : plus centrée sur la dispense d’un soutien psychologique pour ces dernières, elle est plutôt attendue par les hommes pour l’apport d’une aide technique à la recherche d’emploi.

54L’analyse au long cours des trajectoires mouvantes de ces travailleurs et travailleuses en situation de handicap montre que la formation n’y est pourtant pas absente. Mais l’enquête longitudinale a pu révéler que celle-ci sert plus souvent une réinsertion professionnelle réussie quand elle est relativement courte et permet de s’adapter à l’emploi trouvé ou une fois celui-ci clairement identifié. Les formations longues ou dont le type d’emploi à l’issue (notamment le type de contrat) est incertain constituent un pari souvent trop risqué. Pour ceux et celles qui sont justement visés par la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel », se former apparaît au contraire comme une pierre d’achoppement ou un vecteur d’insécurité professionnelle qui ne permet pas de garantir l’accès à un emploi stable et de préserver leur santé. Finalement, la promesse de la formation d’assurer l’emploi des plus fragilisés ou des moins qualifiés reste un vœu pieux. Il existe une véritable césure entre l’impératif de conversion auquel sont confrontés des travailleurs handicapés et ce à quoi ils peuvent prétendre en termes d’insertion professionnelle. Au final, les problèmes de santé et l’usure liés au travail sont peu considérés. Sans doute doit-on y voir une conséquence du déni ou de l’invisibilité sociale des maladies professionnelles19 et de la santé du travail20. Mais ceci met également en lumière les limites des politiques publiques de lutte contre le chômage qui tout en vantant l’activation par l’emploi ne donne pas de moyens spécifiques et adaptés pour y parvenir. Pas assez handicapées pour prétendre à un travail en milieu protégé et à la santé trop abîmée par le travail pour pouvoir accéder facilement à un emploi en milieu ordinaire, ces personnes se sentent comme des « rebuts21 », des « exclus de l’intérieur22 ». La situation de ces travailleurs et travailleuses vient clairement poser la question de la mise en place de formations adaptées (sous la forme par exemple de titres professionnels ou de certificats de qualification professionnelle) qui leur soient spécifiquement dédiées afin de leur permettre un accès à un emploi assuré.

Notes de bas de page

1Dayan Jean-Louis, Lescure Emmanuel de et Vezinat Nadège, 2017, « De la formation continue à la sécurité professionnelle : une longue marche », Sociologies pratiques, no 35, p. 13-18.

2Selon l’une des propriétés repérées par Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss dans leur ouvrage Status Passage (1971, Londres, Routledge/Kegan Paul PLC).

3Le Grand plan d’investissement dans les compétences 2018-2022 avec ses 15 milliards d’euros était destiné : « à financer des actions visant à développer les compétences des demandeurs d’emploi faiblement qualifiés et des jeunes sans qualification, dont notamment les personnes en situation de handicap ».

4Les inégalités qui jalonnent l’accès à la formation sont désormais bien étudiées dans les travaux de Claude Dubar ou du Céreq notamment. Voir Dubar Claude, 2004, La formation professionnelle continue, Paris, La Découverte ; Melnik-Olive Ekaterina, Stephanus Camille, 2020, « L’accès à la formation au prisme des parcours des salariés en entreprise », in Danièle Guillemot et Ekaterina Melnik-Olive (dir.), Formation continue et parcours professionnels : entre aspirations des salariés et contexte de l’entreprise, Marseille, Céreq, p. 33-48.

5Roupnel-Fuentes Manuella, 2021, « La formation pour prévenir la désinsertion professionnelle des travailleur·s·es handicapé·e·s ? », Formation emploi, no 154, p. 113-135.

6Comité technique d’évaluation, 2017, Rapport d’évaluation du plan « 500 000 formations supplémentaires », Paris, Dares.

7Comme l’a souligné Gérard Mauger à propos des politiques d’insertion, on constate également cette omniprésence dans les politiques de formation professionnelle de la « logique du projet » (Mauger Gérard, 2001, « Les politiques d’insertion. Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, no 136-137, p. 5-14).

8Comité technique d’évaluation, 2017, Rapport d’évaluation…, op. cit., p. 61.

9Roupnel-Fuentes Manuella, 2017, « Se former, est-ce s’insérer ? », Sociologies pratiques, no 35, p. 59-72.

10Ibid.

11Tanguy Lucie, 1999, « Reconversion industrielle ou conversion culturelle dans un bassin minier de Lorraine au milieu des années 1960 », Sociétés contemporaines, no 35, p. 43-70.

12Blum Pauline et Neuberg Samuel, 2019, « Les temps retrouvés de l’insertion », Actes de la recherche en sciences sociales, no 226-227, p. 104-119.

13Levené Thérèse, 2011, « Les politiques d’insertion : quelle pertinence pour les “inemployables” », Formation emploi, no 116, p. 65.

14Schnapper Dominique, 1981, L’épreuve du chômage, Paris, Gallimard.

15Cette expression employée par les stagiaires est aussi une formule qu’a développée Marie Jahoda : le fait d’affronter en groupe une même épreuve, comme la recherche d’un nouvel emploi, rend cette expérience moins difficile à vivre individuellement car elle est partagée collectivement (Jahoda Marie, 1979, « The Impact of Unemployment in the Thirties and Seventies », British Psychological Society Bulletin, no 32, p. 309).

16Ces constats renvoient à ceux établis dans l’étude d’Aurélie Gonnet sur le bilan de compétences : « Dès lors, l’importance accordée par les conseillers au fait de faire le point sur soi, son parcours et ses motivations au profit d’une approche rétrospective et introspective serait consécutive à cette nouvelle demande sociale, bien que tous les conseillers récusent l’idée de “thérapie du travail” » (Gonnet Aurélie, 2021, « Un bilan de compétences, pour quoi faire ? De l’accompagnement des transitions professionnelles à la gestion des maux du travail », Connaissance de l’emploi, no 171, p. 4).

17Tanguy Lucie, 1999, « Reconversion industrielle… », art. cité.

18Le titre de cette partie emprunte à celui de l’ouvrage dirigé par Tanguy Lucie, 1986, L’introuvable relation formation-emploi, Paris, La Documentation française.

19Thebaud-Mony Annie, 2006, « Histoires professionnelles et cancer », Actes de la recherche en sciences sociales, no 163, p. 18-31.

20Gollac Michel et Volkoff Serge, 2006, « La santé au travail et ses masques », Actes de la recherche en sciences sociales, no 163, p. 4-17.

21Lhuilier Dominique, 2019, « Le monde du travail fabrique des “rebuts” et “s’en moque” », Alternatives économiques, no 398, p. 70-73.

22Bourdieu Pierre et Champagne Patrick, 1992, « Les exclus de l’intérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, no 91-92, p. 71-75.


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