Enjeux et limites d’un dispositif d’accès à la formation destiné aux danseurs et artistes de cirque « en reconversion »

Marine Cordier et Samuel Julhe

p. 65-84


Texte intégral

1Si la question du maintien durable dans le métier peut se poser pour l’ensemble des professions artistiques, il s’avère particulièrement problématique pour les danseurs et les artistes de cirque de poursuivre une activité scénique malgré l’avancée en âge, beaucoup d’entre eux étant amenés à envisager de manière précoce une seconde carrière, souvent avant l’âge de 40 ans1. Outre l’incertitude inhérente aux carrières artistiques marquées par une hyperflexibilité de l’emploi2, ils se trouvent en effet confrontés à des risques spécifiques qui découlent de l’engagement intensif dans l’activité, la blessure ou l’usure corporelle pouvant entraîner un arrêt plus ou moins précoce de leur activité scénique3. En outre, le régime de l’intermittence du spectacle constituant une forme de « socialisation du risque », la perte des droits à l’indemnisation chômage apparaît comme l’un des éléments déclencheurs du processus de transition professionnelle, au sens d’une période de passage entre deux états distincts4. Celle-ci s’avère d’autant plus difficile à affronter pour les artistes qu’il s’agit à leurs yeux de « sortir d’un métier de vocation5 », impliquant un travail de redéfinition de soi et de son engagement dans l’activité.

2Le « mouvement des intermittents6 » survenu en 2003 a cependant contribué à relancer la réflexion collective sur les enjeux de la sécurisation des parcours professionnels dans le secteur du spectacle. En parallèle, la question de la reconversion des danseurs a été progressivement envisagée comme relevant d’une « responsabilité collective7 ». Dans ce contexte, alors que la formation continue est souvent pensée comme un « appui institutionnel8 » privilégié pour faciliter les reconversions, plusieurs voies permettent aux artistes du spectacle d’y avoir accès – bien que celui-ci soit souvent problématique pour les salariés précaires. D’une part, les danseurs et circassiens « bien insérés », qui disposent de droits auprès de l’Assurance formation des activités du spectacle (Afdas), peuvent recourir à des formations à différents moments de leur parcours, notamment pour acquérir de nouvelles compétences en vue de diversifier leur activité, voire d’anticiper leur future évolution professionnelle9. D’autre part, un « fonds d’aide à la reconversion des danseurs et artistes de cirque » a été mis en place et a connu plusieurs transformations depuis 2007, en vue de cibler les artistes qui ne remplissaient plus les conditions d’éligibilité pour accéder à une formation via l’Afdas. Intégré au Fonds de professionnalisation et de solidarité (FPS) géré par le groupe de protection sociale Audiens, ce dispositif spécifique visait à accompagner la transition professionnelle de ces artistes en permettant leur accès à une formation.

3Dans le cadre de l’enquête menée auprès des institutions intervenant sur la reconversion de ces artistes (ministère de la Culture, organisations professionnelles…), 22 entretiens ont été réalisés entre 2014 et 2016, notamment avec des agents d’Audiens et de l’Afdas10. Ils ont permis d’éclairer les principes de fonctionnement de ce fonds qui a pour finalité de sécuriser les parcours des bénéficiaires tout en conditionnant leur accès à la formation à de multiples critères. Au-delà d’un rôle de conseil et d’orientation, ces agents ont pour mission de valider les demandes de formation en formulant un jugement sur le projet professionnel du demandeur et sur la capacité supposée de la formation à améliorer son employabilité11.

4En ce sens, l’étude de ce dispositif permet d’éclairer l’une des multiples formes que revêt l’activité d’accompagnement qui se déploie dans le domaine des politiques sociales. D’abord mise en place à destination des chômeurs dans le cadre de l’avènement d’un « État social actif12 », la promotion de formes d’accompagnement « individualisé » a été étendue au suivi des salariés en transition professionnelle, les diverses institutions en charge de ces publics – Fonds de gestion des congés individuels de formation (Fongecif), Centres interinstitutionnels de bilans de compétences (CIBC) notamment – partageant « un discours sur l’individualisation du service, l’autonomie du salarié et son adaptation aux “contraintes” du marché du travail13 ». Or, si le souci de proposer un suivi « personnalisé » doit permettre aux agents de mieux prendre en compte l’individu et la spécificité de ses besoins, il est également un moyen de renforcer le contrôle qui est exercé sur celui-ci14. De ce point de vue il s’agira aussi d’interroger dans cette contribution les modalités selon lesquelles ce dispositif spécifique, assignant comme finalité de la formation le retour à l’emploi au nom d’un objectif de « sécurisation » des salariés, peut contribuer à un « encadrement normatif des parcours professionnels15 ».

5Dans un premier temps, un retour sur la genèse du dispositif et l’analyse de ses principes de fonctionnement permettront de saisir en quoi il s’inscrit pour partie dans le cadre normatif de l’activation des salariés. Le regard se portera ensuite sur l’activité d’accompagnement afin de mettre en lumière les diverses modalités par lesquelles les agents sont amenés à intervenir dans la redéfinition des prétentions professionnelles des demandeurs16. In fine, la portée du dispositif apparaît limitée, notamment en raison de la faiblesse de la demande, à laquelle s’ajoutent des situations d’abandon de la part des demandeurs. On évoquera en guise de contrepoint la situation d’artistes encore plus fragilisés, bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), pour qui le recours à la formation apparaît avant tout comme une injonction sociale.

« Aider » les danseurs et artistes de cirque par l’accès à la formation

6Compte tenu du degré de spécialisation initiale des danseurs et des circassiens, et de la variabilité de leurs souhaits en matière de « secondes carrières », les promoteurs des dispositifs de soutien à cette population ont largement mis en avant le recours à la formation comme étant l’une des clés d’une « approche réussie de la reconversion17 ». Pour autant, bénéficier de cette aide est loin d’aller de soi pour ces artistes, l’élaboration du fonds de soutien s’étant accompagnée de la définition de critères d’éligibilité qui concourent à en limiter l’accès effectif.

Retour sur la genèse d’un « fonds d’aide à la reconversion »

7La mise en place d’un dispositif dédié aux danseurs et circassiens apparaît comme le résultat de la mobilisation de multiples acteurs qui ont contribué à ériger la question de la reconversion de ces artistes en « problème public18 ». C’est d’abord au sein du secteur chorégraphique que la réflexion sur la reconversion s’est développée en lien avec l’essor rapide du nombre de danseurs dans les années 1980 et 1990. La création en 1999 au sein du Centre national de la danse (CND) d’un groupe de travail sur cette thématique aboutit à la publication de rapports ministériels19 et d’une étude statistique sur ce métier qui aborde notamment la question des fins de carrière20. Parmi les solutions envisagées est notamment évoqué le principe d’un fonds qui serait réservé aux seuls artistes chorégraphiques. La réflexion sur la reconversion émerge plus tardivement dans le secteur du cirque pour lequel l’avènement de compagnies proposant une esthétique « contemporaine » s’est accompagné d’un afflux de nouvelles générations d’artistes21.

8Dans ce contexte, la « crise de l’intermittence22 » de l’année 2003, en ravivant la crainte d’une précarisation d’un nombre croissant d’intermittents, a incité à rechercher de nouvelles formes de régulation publique des professions artistiques. Les expertises alors menées à la demande du ministère de la Culture suggéraient notamment de créer un organisme chargé de soutenir les parcours professionnels des intermittents qui ne sont pas ou plus indemnisés par l’Unédic23. Le CND ayant alerté le ministère sur les difficultés spécifiques rencontrées par les danseurs après l’arrêt de la scène, ces réflexions ont finalement convergé vers la mise en place en 2006 d’un fonds spécifique, dit « transitoire ». D’abord destiné aux seuls danseurs, il a été étendu aux artistes de cirque à partir de 2007, au motif que les deux catégories seraient particulièrement exposées à des risques corporels (usure précoce et blessures) durant leur carrière.

9Ce dispositif spécifique a été dans un second temps intégré au Fonds de professionnalisation et de solidarité (FPS), lui-même mis en place en vue de sécuriser les parcours des techniciens et artistes intermittents « fragilisés ». Au sein du FPS, le volet dédié à la danse et au cirque est centré sur un accompagnement professionnel et une facilitation de l’accès à la formation, celle-ci étant perçue comme particulièrement nécessaire dans le cas des artistes « en reconversion ». Sa gestion repose sur un partenariat entre le groupe de protection sociale Audiens24 et l’Afdas25 : le premier opère en amont l’examen et la validation des projets de formation, dont le second effectue la prise en charge financière. L’organisme assure également la publicisation du dispositif afin de faire connaître son existence auprès du public cible.

10L’accès au FPS est conditionné à la validation de multiples critères relevant de différents registres. Celui-ci a été conçu comme un dispositif subsidiaire ne devant pas empiéter sur l’intervention d’autres acteurs : aussi le demandeur ne doit plus être un ayant droit auprès de l’Afdas ni d’aucun autre organisme ; ce critère vise à cibler les artistes ayant perdu leurs droits à la formation suite à une baisse d’activité et/ou une blessure, par exemple. Pour autant, le fonds ne s’adresse pas à tous les artistes en situation de précarité puisque le demandeur doit avoir déjà cumulé cinq années de cotisations dans la branche professionnelle au titre de l’intermittence du spectacle, et avoir été déclaré danseur ou artiste de cirque en activité principale. En limitant l’accès aux interprètes suffisamment insérés pour avoir pu vivre durablement de leur activité scénique, et en formulant implicitement la définition institutionnelle de ce que serait l’artiste légitime, ces critères tendent à exclure de fait les artistes plus précaires dont l’ancienneté est insuffisante et/ou ceux qui connaissent une forte diversification de leur activité, dans laquelle le volume d’emploi consacré à la danse ou au cirque apparaît minoritaire26.

Un accès à la formation conditionné à l’appréciation du projet professionnel

11Outre ces critères d’ordre administratif, l’accès au dispositif est conditionné au fait de présenter un projet professionnel « viable ». En effet, tout en étant conçu comme un dispositif de sécurisation visant à cibler les professionnels précaires, le FPS ne se présente pas comme une aide inconditionnelle. Comme le souligne une responsable d’Audiens, il n’est pas pensé comme un « fonds social » mais comme un « fonds professionnel », destiné avant tout à soutenir le projet professionnel que le demandeur se doit de formaliser :

« On va mettre au cœur de la réponse sociale, le projet professionnel […]. On est vraiment sur le principe du volontariat parce qu’on voulait que la personne soit responsabilisée. S’ils viennent, tant mieux ; s’ils ne viennent pas tant pis pour nous, ou tant pis pour eux, peu importe […]. Entre le moment où ils vont faire l’entretien professionnel, on va refaire un petit peu le parcours : qu’est-ce qu’ils sont aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils mobilisent ? On commence à leur donner quand même quelques pistes, on leur envoie un dossier qu’ils doivent remplir. C’est-à-dire qu’il faut que je formalise mon projet, quelles sont mes démarches, etc. » (conseillère Audiens).

12Cette description du demandeur comme devant être volontaire, responsable et capable de mobiliser des ressources pour « formaliser son projet » n’est pas sans rappeler le cadre normatif de l’activation qui s’est diffusé depuis les années 1990-2000 dans le domaine des politiques sociales, en matière d’emploi et de formation notamment27. Celles-ci tendent à promouvoir l’autonomisation et la responsabilisation des bénéficiaires, censés devenir des acteurs de leur insertion sur le marché du travail en s’inscrivant dans une relation contractualisée avec les agents chargés de les accompagner28. Dans ce cadre, le recours à la formation n’apparaît légitime que s’il vise à améliorer l’employabilité des salariés en vue de faciliter leurs mobilités futures, par opposition à des usages qui seraient tournés vers une forme de développement personnel (désignés par la catégorie de « formation plaisir »). Ce qui vaut dans le cas du FPS renvoie à une évolution similaire au sein de l’Afdas, notamment depuis l’entrée en vigueur de la loi no 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, où la pertinence des demandes de formation tend de plus en plus à être jaugée au regard du projet professionnel de l’artiste, lequel se voit rapporté à l’existence d’un « besoin professionnel » renvoyant à l’état du marché du travail :

« On n’est pas seulement comme c’était jusqu’à présent sur la validation d’un parcours de formation. Un parcours de formation répond à un besoin professionnel. Donc on est vraiment dans l’emploi […]. On travaille vraiment avec des gens sur le retour à l’emploi, on n’est pas sur la formation plaisir, où je vais acquérir un plus » (Agent Afdas).

13Cette priorité donnée au retour à l’emploi tend à restreindre le champ des formations éligibles, les artistes qui sollicitent le FPS étant incités à privilégier des formations diplômantes « reconnues », tandis que certains secteurs d’activité leur sont déconseillés (voir plus bas). En outre, le congé individuel de formation (Cif), dispositif central de la formation professionnelle continue jusqu’à la fin de l’année 2018, est présenté comme étant particulièrement adapté, à la fois parce qu’il permet une formation dite « longue » (i. e. dont la durée pouvait s’étaler sur un maximum d’un an), mais aussi parce que l’indemnité perçue dans ce cadre peut permettre au bénéficiaire non seulement de toucher un revenu de remplacement durant la période de formation, mais aussi de rouvrir, à l’issue de celle-ci, des droits à indemnisation du chômage en tant qu’intermittent.

Les logiques ambivalentes de l’accompagnement

14Comme pour d’autres dispositifs visant à encadrer les transitions professionnelles des salariés, l’accompagnement individualisé opéré par les agents du FPS conduit ses bénéficiaires à répondre à une forme d’« injonction réflexive29 », qui nécessite de savoir présenter son parcours et son « projet » professionnel de manière argumentée, cette compétence spécifique étant inégalement distribuée parmi les artistes.

De l’entretien de diagnostic à la validation du projet

15Un danseur ou un artiste de cirque qui envisage une reconversion peut entrer en contact avec le FPS soit en sollicitant directement Audiens, soit en étant orienté vers ce dernier via l’Afdas. Lors de ce premier échange, le conseiller doit alors apprécier la situation du demandeur pour vérifier s’il a déjà une idée précise concernant son évolution professionnelle (« On ne les aide pas s’il n’y a pas vraiment de projet abouti »). En l’absence de projet défini, ou si celui-ci est jugé trop flou, le demandeur peut être orienté vers la réalisation d’un bilan de compétences ou bénéficier d’une autre forme d’accompagnement assuré par les conseillers de l’Afdas en vue de l’aider à préciser ses aspirations professionnelles. L’existence d’un « projet avéré » est ainsi érigée en condition préalable à l’entrée dans le dispositif, mais celle-ci ne garantit pas pour autant un accès effectif au financement d’une formation. Le rôle d’Audiens est de procéder à l’évaluation de la demande afin d’opérer le cas échéant la « validation » du projet de formation, laquelle déclenche l’accès effectif à une prise en charge par l’Afdas.

16Cette validation s’opère au terme d’un processus comportant différentes étapes : entretien de « diagnostic » avec un conseiller Audiens, dossier à remplir par le demandeur, entretien de validation réalisé avec un consultant extérieur, dont l’avis doit enfin être confirmé par Audiens. Certains éléments de ce processus, qui peut être rapproché du déroulement du « contrat de transition professionnelle30 », doivent permettre aux conseillers de mettre en œuvre un accompagnement personnalisé des demandeurs et d’exercer leur expertise sur leurs dossiers. Lors du premier entretien, mené le plus souvent par téléphone, le conseiller recueille des informations sur la situation personnelle du demandeur, sur sa carrière et son projet de reconversion. Suite à cet échange, le demandeur doit remplir un dossier en renseignant de nombreuses informations visant à retracer son parcours antérieur et à présenter son projet professionnel de manière détaillée. Il doit dans ce cadre réaliser une « enquête métier » en menant une étude relativement approfondie sur le secteur d’activité visé, collectant notamment des informations sur les conditions d’accès, les perspectives de recrutement ou les rémunérations :

« [Dans le dossier] ils vont décrire leur projet professionnel, le secteur, le code NAF, la convention collective, la situation de l’emploi dans le secteur pour voir s’ils connaissent un peu […]. Et après du coup, est-ce que c’est adapté à votre profil, vos compétences ? Maîtriser les compétences à acquérir ; comment comptez-vous acquérir ces compétences ? Quelles sont vos capacités à surmonter les contraintes, les satisfactions, les motivations, les atouts ? Donc en termes de réseaux, expériences, opportunités, les points forts, les points faibles, l’identification des besoins et après il y a le plan d’action avec l’avis » (conseillère Audiens).

17La rédaction du dossier constitue un élément privilégié pour ériger le demandeur en « acteur » de son projet, en l’amenant à consolider celui-ci en le confrontant aux « réalités » et aux « contraintes » du métier, mais aussi à engager une forme de réflexivité pour vérifier l’adéquation entre son parcours et l’ensemble des compétences requises pour le métier visé. Ce faisant, il est incité à adopter une relecture stratégique de sa carrière, en passant au crible ses diverses expériences pour identifier ses « atouts » ou ses « points faibles ». Ce type d’approche fait écho à ce qui a été observé à propos de l’encadrement des chômeurs, auxquels la recherche d’emploi est présentée comme une activité « technique » requérant la maîtrise d’outils qu’ils sont tenus de s’approprier31.

18Une fois le dossier rempli, un conseiller Audiens l’étudie et vérifie la cohérence entre les informations qu’il contient et celles recueillies lors de l’entretien de diagnostic. Si une discordance est constatée ou que certaines informations sont jugées imprécises, il peut rappeler le demandeur en vue d’éclaircir certains points. Lorsque le dossier est considéré comme complet, le conseiller sollicite alors un consultant externe qui a pour mission de réaliser « l’entretien de validation de projet ». Cette étape est externalisée par Audiens auprès d’une dizaine de cabinets de consulting recrutés par appels d’offres, la diversité des prestataires étant censée permettre d’orienter le dossier vers un consultant ayant une bonne connaissance du secteur d’activité visé et disposant d’une relative proximité géographique avec le demandeur. Durant un entretien de quatre heures en face-à-face, celui-ci revient avec l’artiste demandeur sur son parcours et son projet, et recense les difficultés potentielles qu’il pourrait rencontrer pour le concrétiser :

« Donc voilà, à la base, on détecte [si le projet semble solide], mais on n’est pas à l’abri que, voilà, par exemple Monsieur apiculteur ça tient la route, oui, c’est bon, j’ai fait des enquêtes métier, et une fois devant le consultant eh ben le consultant ne valide pas le projet parce que là, d’abord, il a été 4 heures avec la personne, il est en face-à-face, un rendez-vous physique, ce qui change absolument tout et là on est véritablement dans l’accompagnement » (conseillère Audiens).

19L’entretien avec le consultant étant généralement la seule occasion de rencontrer le demandeur en face-à-face, on comprend qu’il soit perçu comme un moment décisif pour évaluer la viabilité du projet et au-delà, la « fiabilité » du demandeur. Une partie de l’expertise des professionnels de l’accompagnement consiste en effet à apprécier « l’authenticité » ou le « sérieux » des demandes, en fondant leurs jugements sur les éléments du dossier mais aussi sur leur perception des « savoir-être » des demandeurs tels qu’ils se donnent à voir durant les interactions de face-à-face32. Après s’être notamment assuré de l’adéquation entre celui-ci et la demande de formation, le consultant accorde (ou non) sa validation au projet. Enfin, le compte rendu de cet entretien fait l’objet d’une relecture par l’un des conseillers Audiens, qui conserve en principe la possibilité de ne pas suivre cet avis si le projet ne paraît pas suffisamment étayé à ses yeux, ce qui demeure très rare. Alors que la validation du projet se présente comme l’aboutissement ultime du processus, très peu de dossiers se voient en fait refusés à la suite de l’entretien de validation. Cela s’explique en grande partie par le nombre modeste de demandes à traiter (voir plus bas) : à la différence d’autres dispositifs où les agents sont soumis à la pression d’un flux massif de dossiers, les conseillers d’Audiens n’ont pas à opérer de sélection drastique parmi les cas traités, ce qui laisse place à un accompagnement personnalisé des candidats, pour lequel différents registres d’intervention sont mobilisés.

Sécuriser, alerter, décourager : les modes d’intervention des conseillers

20Tout en ayant pour visée de permettre aux artistes quittant la scène de retrouver une nouvelle activité, le FPS n’est pas tenu d’orienter ceux-ci vers des secteurs définis comme prioritaires ; « on n’a pas une liste de métiers sur lesquels ils ont le droit ou non d’aller », précise une conseillère. Les bilans effectués par Audiens se plaisent d’ailleurs à évoquer la diversité (relative) des métiers choisis par les artistes reconvertis, la moitié d’entre eux environ s’orientant en dehors des secteurs de la culture et de la communication, notamment vers le secteur médico-social ou des métiers exigeant un savoir sur le corps. Pour autant, certaines formations – telles celles de professeur de danse ou de cirque, ou encore de chorégraphe – sont jugées trop proches du métier d’origine et ne sont pas prises en charge par le dispositif au titre de la « reconversion ». De même, les agents ont conscience que certains débouchés peuvent être mieux perçus que d’autres par les financeurs, notamment dans les domaines où l’offre d’emploi est jugée abondante :

« Il faut être très clair, c’est pas marqué, mais bon voilà, le service à la personne, infirmier, voilà ou des métiers complètement différents… Il y a des gens qui repartent, notamment des techniciens, qui repartent dans des métiers, on va dire techniques, où ils peuvent travailler en tant que menuisier, etc., ou autre chose, c’est vrai que c’est le genre de profil qui intéresse bien à la fois le ministère de la Culture et le ministère du Travail, on va être très clair, mais nous on n’a pas d’obligation à l’heure où on se parle de [d’orienter vers des secteurs prédéfinis]… et c’est un peu notre travail quand même » (responsable Audiens).

21Ce caractère quelque peu ambivalent transparaît dans la manière dont les agents décrivent leur rôle : tout en soulignant l’absence de consigne leur enjoignant d’orienter les demandeurs vers des voies prédéfinies, ceux-ci reprennent à leur compte la référence à l’employabilité et insistent sur la nécessité de « sécuriser » les parcours des demandeurs. Cet objectif apparaît d’autant plus central aux yeux des conseillers qu’ils adhèrent aux représentations qui font des danseurs et des circassiens un public perçu comme particulièrement « fragile », cette vulnérabilité étant en grande partie rabattue sur les risques corporels du métier. Dans ce contexte, les agents conçoivent le FPS comme une opportunité pour ces artistes de bénéficier d’une « seconde chance » qu’il s’agit de ne pas gâcher : ils présentent dès lors leur mission comme un rôle de soutien auprès des demandeurs, qui implique d’anticiper certaines difficultés ou de leur éviter des choix d’orientation hasardeux. Cette attitude a également été observée pour d’autres professionnels de l’accompagnement, par exemple chez les conseillers des Fongecif qui exhortent les salariés à élaborer des projets « réalistes », c’est-à-dire prenant en compte les « contraintes du marché du travail33 ». Cela peut parfois consister à écarter d’emblée certains projets professionnels perçus comme trop risqués, en raison notamment de débouchés jugés insuffisants ou trop incertains ; une circassienne souhaitant devenir journaliste s’est ainsi vu opposer un refus : « le journalisme, on en a qui veulent, on leur dit “non”, après on essaye de les décourager aussi ».

22Il demeure cependant rare que les conseillers ferment d’emblée la porte à un souhait exprimé par les demandeurs ; le plus souvent, leur volonté de sécuriser leur parcours se traduit par le fait de « mettre des alertes » en cherchant à leur faire anticiper les difficultés potentielles que pourraient entraîner certains de leur choix : « Nous on met un maximum d’alertes […] l’idée ce n’est pas de vous envoyer au casse-pipe. » Cette vigilance peut être mise en lien avec les perceptions ambivalentes que les agents se font des artistes. Tout en les désignant comme « créatifs » et louant le sens de la discipline nécessaire pour exercer ces métiers, ils les décrivent comme étant pour la plupart « déconnectés de la réalité », leur prêtant notamment une certaine méconnaissance du monde du travail et des difficultés à s’adapter au cadre du salariat classique34. Cela peut expliquer l’importance accordée à l’enquête métier, censée remédier à cette difficulté en obligeant les artistes à se forger une idée concrète du secteur visé, certains éléments (les rémunérations notamment) étant conçus comme des indicateurs visant à s’assurer que le demandeur sait bien « où il va » :

« Ce qui est intéressant c’est que dans, mais même dans le dossier préparatoire il y a une question sur “avez-vous une idée des rémunérations pratiquées”, donc là ils sont obligés [de se renseigner], et là quand moi je reçois le dossier je suis très attentive s’ils ont répondu, il y a différentes questions qui me montrent qu’ils ont aucune idée de là où ils vont et c’est là où on reprend contact […]. Voilà, il y a des filtres, il y a bien des filtres, la reconversion est compliquée, en France notamment, donc je pense que, non, non, ouh là on a vraiment un rôle d’alerte » (conseillère Audiens).

23Ces « filtres » tendent à se renforcer lorsque le choix d’orientation peut sembler atypique ou risqué, le conseiller incitant alors le demandeur à mener une enquête particulièrement approfondie, en multipliant les prises de contact avec des employeurs potentiels. Si ces échanges permettent généralement de conforter le projet initial, ils peuvent aussi amener à l’infléchir (voire à y renoncer), en faisant prendre conscience d’un décalage entre les représentations « profanes » du métier et les exigences du futur rôle professionnel. Ainsi, dans le cas d’un circassien qui souhaitait devenir apiculteur, la conseillère, jugeant le métier difficile mais estimant néanmoins possible de « vivre de la vente », pousse le demandeur à approfondir sa connaissance « sur le terrain ». Lorsqu’elle le recontacte après être restée longtemps sans nouvelles de lui, il lui apprend qu’il a « testé » le métier auprès de deux apiculteurs ce qui lui a fait prendre conscience que ce n’était « pas pour lui ». La conseillère lui propose alors de « retravailler » sur son projet en explorant d’autres pistes : il optera finalement pour une formation de technicien du spectacle, voie de reconversion nettement plus conventionnelle et s’inscrivant dans une continuité par rapport à l’activité antérieure, au lieu de la « bifurcation » envisagée en premier lieu.

24Comme le suggère cet exemple, la mise en place d’alertes par les conseillers peut être un moyen de « tester » la solidité du projet du demandeur pour éviter qu’il ne s’engage à la légère dans une formation souvent longue et exigeante. Il s’agirait ainsi de limiter le risque que le demandeur renonce à son projet au cours d’une formation prise en charge, en découvrant trop tardivement le désajustement entre ses aspirations personnelles et les exigences d’un nouveau rôle professionnel. Plus largement, loin de se limiter à une dimension technique d’expertise de la validité des projets, l’intervention des conseillers peut s’exprimer de façon plus ou moins appuyée selon les caractéristiques du projet et le degré d’interaction avec le demandeur, produisant des effets différenciés sur le projet initial, depuis la simple consolidation de celui-ci en passant par diverses inflexions, voire dans certains cas un processus de réorientation.

Les limites du recours à la formation : de la non-demande à l’injonction

25Les entretiens recueillis donnent à entendre les limites inhérentes au dispositif, celui-ci ayant été peu ou mal publicisé par ses promoteurs, tout en laissant cours à des formes d’injonctions qui ne sont pas toujours jugées acceptables par les artistes et conduisent au sentiment de « subir » la transition professionnelle.

Un dispositif confronté au problème du non-recours

26Les données recueillies ont également permis d’interroger la portée effective du dispositif, qui s’avère limitée si l’on s’en tient à une dimension quantitative. Entre 2006 et 2014, 110 artistes (91 danseurs et 19 circassiens) avaient obtenu une prise en charge de leur formation via ce fonds, soit environ 12 cas par an en moyenne. En outre, le nombre de bénéficiaires a connu une baisse sensible au cours du temps : il variait entre 14 et 21 dossiers par an de 2008 à 2011, mais n’était plus que de huit en 2012 et trois en 2014. Bien que conçu pour apporter une solution spécifique aux danseurs et artistes de cirque « fragilisés », ce dispositif d’aide à la reconversion n’a que très peu atteint son public cible, au point d’apparaître sous-utilisé, amenant d’abord une diminution des crédits alloués au fonds avant qu’il ne soit finalement réorganisé à partir de 201835. À l’image d’autres prestations telles que le revenu de solidarité active (RSA), ce fonds a été confronté à un « non-recours » massif, qui peut recouvrir différentes formes36 : outre la « non-connaissance » de son existence par les bénéficiaires potentiels, on peut penser que le fonds a fait l’objet d’une forte « non-demande », situation où l’offre est connue mais pas demandée. Certaines difficultés rencontrées lors de sa publicisation37 laissent en effet penser que nombre de danseurs et circassiens n’ont pas été convaincus de la pertinence de ce dispositif, dont « l’ensemble des critères d’inclusion et de validation contribue fortement à limiter l’appropriation et l’usage […] par ses destinataires38 ».

27Si cette faiblesse de la demande apparaît problématique aux yeux des agents d’Audiens et de l’Afdas, elle ne semble pas avoir suscité d’analyses internes très poussées, même si certains enquêtés expliquent la baisse sensible du nombre de dossiers suivis à partir de 2012 par un effet de « rattrapage ». La mise en place du FPS aurait permis de résorber au cours des premières années un « stock » initial de demandeurs qui étaient en attente pour opérer leur reconversion, laissant ensuite la place à des flux réduits. Dans les rapports d’activités annuels du groupe Audiens, les analyses se concentrent sur le volet généraliste du FPS, les passages dédiés au volet « cirque et danse » étant généralement laconiques39. Les bilans plus détaillés établis par le groupe préféraient souligner la part de bénéficiaires ayant « réussi » leur formation et/ou leur reconversion, les deux n’allant pas forcément de pair. Ainsi d’après une enquête menée en 2011 auprès de 41 bénéficiaires du FPS :

« 92 % des danseurs et 83 % des artistes circassiens ont réussi le cycle d’études ou l’examen final […]. 58 % des danseurs et 80 % des circassiens déclarent avoir réussi leur reconversion ou leur évolution professionnelle. Et 54 % des danseurs et 67 % des circassiens ont changé de métier grâce à ce dispositif40. »

28Enfin certains témoignages de bénéficiaires mettent en avant la qualité de l’accompagnement et soulignent l’importance de « l’écoute » prodiguée par les agents, à l’image de cette danseuse qui a bénéficié du fonds pour suivre une formation d’assistante de production dans l’audiovisuel :

« Cet entretien a servi à valider mon projet professionnel. Au préalable, j’ai eu tout un dossier à remplir, qui contenait notamment des questions sur le métier que je voulais exercer. J’ai donc dû faire des recherches, ce qui est très instructif. Au terme de cet entretien, au cours duquel j’ai bien expliqué ce que je voulais faire, ma demande a été validée […]. La conseillère du Fonds de professionnalisation et de solidarité, que j’ai eue plusieurs fois au téléphone, m’a beaucoup aidée avant ma formation, en étant à mon écoute et en me donnant des conseils. Dans cette période de transition, je me suis sentie bien entourée41. »

29Cet exemple publié sur le site Internet dédié au dispositif donne à voir, comme on pouvait s’y attendre, une expérience positive de l’accompagnement, assortie d’une appropriation des outils proposés – l’enquête métier étant jugée ici « instructive ». Or si certains sont disposés à « jouer le jeu » de l’institution, se conformant aux attentes de celles-ci pour augmenter leurs chances de voir leur projet aboutir, pour d’autres l’expérience de l’accompagnement se révèle plus ambivalente.

Un filtrage des demandes qui suscite des abandons

30Par contraste avec l’exemple précédent, l’expérience d’Antoine, l’un de nos enquêtés ayant bénéficié du FPS, rappelle que le faible taux de refus constaté à l’issue du processus ne doit pas laisser penser que la validation du projet va de soi. Parvenir jusqu’à cette ultime étape peut parfois requérir du candidat une certaine persévérance et une force de persuasion lorsqu’il s’agit de défendre un projet qui suscite des réticences auprès des agents d’Audiens. C’est suite à un fort ralentissement de son activité scénique que cet acrobate a été amené à envisager une reconversion professionnelle. Passionné depuis de nombreuses années par le domaine de l’aviation, il souhaite suivre une formation de pilote de ligne. Éligible au FPS, il fait part des difficultés rencontrées pour obtenir la validation de son dossier :

« J’avais beaucoup de coups de fil, tout le temps, des rendez-vous aussi, sur place. Après, eux, ils avaient la commission, il fallait que ça passe à la commission. C’était un peu juste en date, en temps… c’était toujours un peu comme si c’était… affectif. D’une manière pas claire […]. C’était bizarre… elle [la conseillère d’Audiens] me faisait toujours sentir un truc genre : “Oui mais vous savez, pilote, c’est quand même pas une formation banale.” Je dis : “Oui, je suis bien conscient, c’est pour ça que je vous demande pas du tout tout” [de prendre en charge la totalité du financement] » (Antoine, 41 ans, ex-acrobate devenu enseignant dans une école de cirque).

31Si le caractère à la fois atypique et onéreux de la formation souhaitée explique en partie l’insistance de la conseillère à l’alerter sur les risques d’insertion (vois plus haut), on voit à travers cet exemple comment ces interventions peuvent être perçues par le demandeur comme une forme d’intrusion, voire de suspicion sur ses choix d’orientation. Se pliant à l’exercice de l’enquête métier, Antoine a dû appeler plusieurs compagnies aériennes pour s’informer des perspectives d’embauche. Cette démarche ayant permis de rassurer sa conseillère sur l’existence de débouchés, sa formation a été partiellement financée (pour la partie théorique), mais il a dû prendre en charge lui-même la partie pratique dont le coût est très élevé. Ce cas rappelle au passage l’illusion qu’entretiennent les « perspectives adéquationnistes42 » à prétendre ajuster mécaniquement les choix de formation aux besoins supposés d’un marché du travail dont les évolutions sont peu prévisibles : malgré une enquête métier laissant espérer des possibilités d’embauche rapide, lorsqu’Antoine sort de formation trois ans plus tard, la conjoncture s’est dégradée suite à la crise économique de 2008. Faute d’avoir pu accumuler un nombre d’heures de vol suffisant, il ne trouvera pas d’emploi de pilote et se tournera finalement vers l’enseignement du cirque.

32Ainsi, ce que les agents tendent à considérer comme des « filtres » nécessaires à la validation du projet peut être perçu par les demandeurs comme une forme de « droit de regard » quelque peu intrusif sur leurs choix, au risque parfois de décourager certains candidats, ce qui se traduit par une forme de déperdition parmi les personnes éligibles. Ainsi selon une enquêtée, sur les 205 personnes qui avaient contacté le FPS entre 2007 et 2013, seules 144 ont été considérées comme éligibles au dispositif : la plupart ont été écartées pour des raisons administratives (elles avaient encore des droits auprès d’autres Opca43), d’autres l’ont été au motif que leur projet était considéré comme insuffisamment abouti. Parmi ces 144 demandeurs, seuls deux tiers (97) étaient parvenus au stade de l’entretien de validation avec un consultant : ils ont tous été validés, à l’exception d’un dossier refusé, tandis qu’un autre demandeur avait renoncé entretemps. Autrement dit, s’il s’avère très peu probable qu’un projet ne soit pas validé, la sélection s’opère plutôt en amont, durant la période de constitution et de vérification du dossier, un tiers des personnes éligibles n’allant pas jusqu’au terme du processus.

33Ces abandons semblent avoir été peu questionnés par les agents, certains y voyant un signe que le demandeur n’aurait « pas assez maturé son projet ». Or, s’il arrive que certains artistes décident de revenir sur leur projet initial en envisageant d’autres voies pour se reconvertir, il est probable que la relative complexité du processus et sa longueur (il s’écoule généralement entre trois à six mois entre le premier entretien et la validation) suscitent une forme de découragement entraînant des défections. Au-delà de critères d’éligibilité restrictifs, l’activité d’accompagnement elle-même peut contribuer en effet à une forme de filtrage informel des demandes, conduisant à écarter celles qui semblent les plus éloignées des attentes implicites de l’institution, à la manière dont les agents des Fongecif opèrent une « sélection douce » des dossiers en amont de leur examen en commission44.

Injonction à la formation et reconversion « subie » : le cas d’artistes au RSA

34Par ailleurs, bien que le FPS se soit donné pour cible les artistes considérés comme « fragilisés », ses critères d’éligibilité laissent de côté une population plus vulnérable encore, évoluant aux marges du marché du travail artistique. En effet, au moment de l’enquête, près de 70 % des quelque 20 000 danseurs et circassiens relevant du périmètre des annexes VIII et X avaient un volume d’activité insuffisant pour leur permettre d’accéder au « filet de sécurité » de l’indemnisation chômage45. Dans ce contexte de précarité accrue, le maintien sur le marché s’avère encore plus incertain et l’arrêt de l’activité scénique peut survenir parfois très tôt, après quelques années de carrière. En outre, souvent moins dotés que d’autres en capital scolaire ou économique, ces artistes disposent de ressources plus limitées pour opérer leur transition professionnelle. Ne remplissant pas les critères d’intégration professionnelle requis pour accéder à l’Afdas ni même au FPS, leur prise en charge relève davantage de la gestion du chômage des artistes, assurée par Pôle emploi voire dans le cadre spécifique du RSA.

35Or certaines collectivités locales qui, à l’image de la ville de Paris, comptent une part importante d’artistes parmi les bénéficiaires de cette prestation, ont mis en place un dispositif spécifique, le « RSA artiste », qui donne accès à un suivi par des organismes de formation dédiés au secteur culturel46. Tout en étant présenté comme une mesure de protection des artistes, le dispositif est emblématique des politiques d’activation, liant étroitement l’accès à l’aide sociale à un « devoir d’insertion » de la part des bénéficiaires. L’injonction à opérer un retour rapide à l’emploi est ici particulièrement forte, ce qui peut conduire un artiste en situation précaire à « abandonner son ambition de transformer son projet artistique en projet professionnel47 », comme le montre le cas de Carole. Jeune artiste de cirque s’étant retrouvée au RSA après la perte de ses droits à l’intermittence, elle reçoit un courrier l’invitant à prendre un rendez-vous auprès d’un organisme de formation dans le cadre du RSA artiste mis en place par son département de résidence. Sommée durant l’entretien de présenter son projet artistique et professionnel, elle évoque un projet de création de spectacle mais n’est pas en mesure de garantir sa capacité à en tirer des revenus suffisants, aucune date de représentations n’étant encore assurée. Elle se trouve alors confrontée de façon abrupte au « diagnostic » formulé par la conseillère formation, qui remet en cause la validité économique de son activité artistique :

« Il fallait que je parle de mon projet, pour euh, mon avenir professionnel, qu’il soit viable, euh… donc c’était, soit continuer dans le spectacle mais euh, mais il fallait des dates, il fallait quelque chose. Et voilà, et du coup euh, bah premier rendez-vous, je suis sortie en larmes (rire) ; en larmes parce qu’elle me disait que mon projet n’était pas viable, et du coup le projet c’était la création avec les gars… […]. Et après on a repris rendez-vous, où elle m’a parlé du coup de la formation cordiste48 euh, et puis je lui ai dit pourquoi pas, ouais. Mais, ‘fin bon, moi, dans ma tête, j’allais pas faire une formation cordiste, je voulais continuer dans le cirque… Et puis après euh, après en y réfléchissant je me suis dit que c’était pas, c’était pas idiot de toute façon de faire cette formation, que c’était toujours ça en plus […]. Fallait un projet viable alors j’ai dit bon OK » (Carole, 36 ans, ex-acrobate devenue cordiste).

36L’appréciation de la viabilité économique du projet apparaît centrale dans l’évaluation opérée par les organismes de formation, leur sanction négative contribuant de fait à exclure du marché du travail artistique ceux qui ne parviennent pas à apporter des gages de la solidité financière de leur activité. Se voyant ainsi « poussée vers la sortie », Carole a accepté sans conviction de suivre une formation d’un mois pour le métier de cordiste. Elle lui a permis de retrouver rapidement un emploi qu’elle a exercé durant un an et demi, tout en considérant cette activité qu’elle n’a pas choisie comme « alimentaire ». Cette orientation qui apparaît largement « subie » lui aura cependant permis de redresser sa situation économique, avant d’élaborer quelques années plus tard un autre projet professionnel correspondant mieux à ses aspirations49.

37Dans ce contexte où le retour rapide à l’emploi est érigé en priorité, « les formations dédiées aux artistes visent notamment à leur faire accepter une forme de diversification de leur activité, dans ou hors du secteur artistique50 », le recours à la formation résultant alors davantage d’une injonction sociale que d’une aspiration individuelle. Ce dernier cas permet enfin de souligner la variété des modalités et des effets de l’accompagnement institutionnel des transitions professionnelles en fonction des dispositifs, le RSA artiste contrastant sensiblement par ses visées et son mode de fonctionnement avec le fonds de reconversion. Là où le guidage social opéré par ce dernier prend des formes relativement souples, intégrant au moins en partie les attentes des artistes, les bénéficiaires du RSA semblent davantage exposés à une orientation « subie » vers des emplois « alimentaires » éloignés de leurs aspirations.

Conclusion

38Cette recherche montre en premier lieu qu’au-delà des critères formels d’éligibilité, l’appropriation de ce dispositif et l’accès effectif à un financement apparaissent en grande partie liés à la maîtrise des attentes de l’institution, et notamment la capacité à jouer le jeu du récit de soi et de l’accompagnement personnalisé. De ce point de vue, les artistes les mieux familiarisés à ces normes sont davantage en mesure de faire valoir leurs droits, voire de négocier certains arrangements plus favorables.

39Par ailleurs et de manière quelque peu paradoxale, le « fonds d’aide à la reconversion », conçu pour apporter une réponse spécifique aux situations d’artistes considérés comme précaires, active des logiques qui apparaissent en décalage avec les aspirations du public visé, contribuant à un phénomène de non-recours massif, qui peut expliquer en partie que les ambitions de ce dispositif aient été revues à la baisse. Au moment d’écrire ce texte, celui-ci est en passe d’être une nouvelle fois réorienté : en octobre 2021, la direction du cabinet du ministère de la Culture a saisi l’Inspection générale des affaires culturelles afin que soit réalisée une « mission diagnostic sur la profession et la reconversion du danseur ». Celle-ci conclut notamment à la nécessité de « responsabiliser » le Centre national de la danse sur cette thématique et d’en faire le « chef de file » sur l’accompagnement de l’ensemble des étapes de la carrière des danseurs qu’ils soient salariés de droit commun ou intermittents du spectacle. Si la concrétisation de cette proposition ouvre un nouveau chapitre concernant les dispositifs d’accompagnement dédiés au secteur chorégraphique, elle conduirait inversement à clôturer une séquence dans laquelle les artistes de cirque se trouvaient intégrés. Du côté de ces derniers, la profession se mobilise encore peu au sujet de la « reconversion », préférant mettre l’accent sur l’insertion professionnelle des nouveaux entrants. Plus largement, les annulations massives de spectacles liées à la pandémie de Covid-19 ont entraîné la fragilisation de nombreux acteurs du secteur, faisant émerger de nouveaux motifs de préoccupations, comme en attestent par exemple les thématiques abordées lors des Biennales internationales du Spectacle en janvier 202351.

40Quoi qu’il en soit et en définitive, l’accès à la formation continue, notamment via le dispositif étudié dans cette recherche, semble s’apparenter à un « droit sous conditions52 », alors même que les danseurs et artistes de cirque mieux insérés (qui peuvent ouvrir des droits auprès de l’Afdas), ont un accès relativement facilité au Congé individuel de formation (Cif), devenu Projet de transition professionnelle depuis le 1er janvier 2019. Outre l’accumulation des critères d’éligibilité, la marge laissée aux conseillers dans l’appréciation du projet professionnel peut contribuer de manière implicite à écarter certains artistes qui auraient pu prendre appui sur le FPS pour opérer leur transition. Si certains sont susceptibles de mobiliser d’autres ressources pour concrétiser leur projet de formation, d’autres, notamment les plus précaires, se tournent vers les dispositifs d’encadrement des chômeurs ou relevant de l’aide sociale, où les logiques d’activation s’exercent de façon plus contraignante.

Notes de bas de page

1Bourneton Florence, Chopin Marie-Pierre, Cordier Marine, Honta Marina, Julhe Samuel et Salamero Émilie, 2019, « Garder les pieds sur scène », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 50, no 2, p. 167-190.

2Menger Pierre-Michel, 2002, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Éditions du Seuil.

3Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une recherche ANR « Sorties de scène. Dispositifs de soutien et parcours sociaux des artistes chorégraphiques et artistes de cirque en transition professionnelle », dirigée par Samuel Julhe et Émilie Salaméro (ANR no 13-JSH1-0010-01). Située au croisement d’une sociologie du travail, des parcours professionnels et de l’action publique, elle visait à cerner la différenciation sociale des mécanismes de « reconversion » ainsi que les répertoires d’action et les modes de coordination des acteurs publics et privés impliqués dans les dispositifs existants d’aide au « retour vers l’emploi » destinés aux artistes.

4Julhe Samuel, 2017, Contribution à une sociologie des parcours professionnels. Engagement et transitions dans les métiers de l’expertise corporelle, habilitation à diriger des recherches, Reims, URCA.

5Sorignet Pierre-Emmanuel, 2004, « Sortir d’un métier de vocation : le cas des danseurs contemporains », Sociétés contemporaines, no 56, p. 111-132.

6Sinigaglia Jérémy, 2008, Le paradoxe des intermittents du spectacle : l’art de retourner les obstacles à l’action collective (2003-2006), thèse de doctorat en sociologie, Metz, université Paul-Verlaine.

7Chiffert Anne et Michel Maurice, 2004, La reconversion des danseurs : une responsabilité collective, rapport remis à l’Igas et l’Igac. Voir aussi Sadaoui Marc, 2001, L’enseignement de la danse. Qualification des enseignants, formation et devenir des danseurs professionnels, rapport au ministère de la Culture et de la Communication.

8Négroni Catherine, 2007, Reconversion professionnelle volontaire. Changer d’emploi, changer de vie. Un regard sociologique sur les bifurcations, Paris, Armand Colin.

9Julhe Samuel et Salaméro Émilie, 2021, « Usages de la formation professionnelle continue chez les artistes intermittents du spectacle », Sociologie, vol. 12, no 3, p. 303-320.

10Un autre volet de l’enquête consistait en une soixantaine d’entretiens semi-directifs auprès de danseurs et d’artistes de cirque considérés comme « reconvertis », c’est-à-dire ayant arrêté leur activité scénique depuis au moins dix mois, mais aussi d’artistes encore en activité, permettant d’identifier les différentes logiques concourant à leur transition professionnelle.

11Brun François, Corteel Delphine et Pelisse Jérôme, 2012, « L’accompagnement des licenciés économiques dans le cadre du contrat de transition professionnelle : expertise et expérience », Revue française de sociologie, vol. 53, no 3, p. 429-459.

12Dubois Vincent, 2007, « État social actif et contrôle des chômeurs : un tournant rigoriste entre tendances européennes et logiques nationales », Politique européenne, no 21, p. 73-95.

13Erhel Christine, 2012, « Politiques de l’emploi : la tendance à l’activation donne-t-elle une place accrue à l’accompagnement ? », Informations sociales, no 169, p. 36.

14Lavitry Lynda, 2012, « Le jugement de l’employabilité : un nouveau savoir pour gérer les chômeurs ? », Sociologies pratiques, no 24, p. 53-65.

15Divay Sophie et Perez Coralie, 2010, « Conseiller les actifs en transition sur le marché du travail », SociologieS, [http://sociologies.revues.org/3068], consulté le 23 août 2023.

16Zunigo Xavier, 2008, « L’apprentissage des possibles professionnels », Sociétés contemporaines, no 70, p. 115-131.

17Chiffert Anne et Michel Maurice, 2004, La reconversion des danseurs…, op. cit.

18Julhe Samuel, Salamero Émilie et Honta Marina, 2016, « Construction d’un malentendu entre porteurs et destinataires d’un dispositif social », SociologieS, [http://sociologies.revues.org/5199], consulté le 23 août 2023.

19Chiffert Anne et Michel Maurice, 2004, La reconversion des danseurs…, op. cit. ; Sadaoui Marc, 2001, L’enseignement de la danse…, op. cit.

20Rannou Janine et Roharik Ionela, 2006, Les danseurs. Un métier d’engagement, Paris, La Documentation française.

21Cordier Marine et Salamero Émilie, 2012, Être artiste de cirque, Lyon, Lieux dits.

22La renégociation en juin 2003 des accords sur les annexes VIII et X de l’assurance chômage, marquée par un durcissement des conditions d’indemnisation, avait suscité de fortes mobilisations parmi les intermittents du spectacle, entraînant l’annulation de nombreux festivals.

23Outre les artistes s’engageant dans une reconversion, cela visait également les jeunes durant leur insertion professionnelle, les artistes touchés par un accident de carrière ou les retraités ayant un revenu trop faible.

24L’accompagnement proposé prend des formes variées, depuis des entretiens et conseils sur le projet professionnel jusqu’à diverses aides sociales.

25En tant qu’Organisme paritaire collecteur agréé (Opca) puis Opérateur de compétences (Opco), l’Afdas gère la formation continue pour les salariés de la branche spectacle vivant, et notamment le Congé individuel de formation (Cif), privilégié par les artistes pour opérer une reconversion, jusqu’à son remplacement par le Compte personnel de formation (CPF) de transition professionnelle depuis le 1er janvier 2019.

26Voir plus bas, section « Injonction à la formation et reconversion “subie” : le cas d’artistes au RSA ».

27Barbier Jean-Claude, 2002, « Peut-on parler d’“activation” de la protection sociale en Europe ? », Revue française de sociologie, vol. 43, no 2, p. 307-332.

28Serrano-Pascual Amparo, 2007, « Reshaping Welfare States and Activation Regimes », in Amparo Serrano-Pascual et Lars Magnusson (dir.), Reshaping Welfare States and Activation Regimes in Europe, Bruxelles, PIE Peter Lang, p. 11-35.

29Astier Isabelle, 2008, « Écriture de soi, une injonction réflexive. L’exemple de la validation des acquis de l’expérience », Sociologie et sociétés, vol. 40, no 2, p. 51-68.

30Brun François, Corteel Delphine et Pelisse Jérôme, 2012, « L’accompagnement des licenciés économiques… », art. cité.

31Divay Sophie, 2009, « Nouveaux opérateurs privés du service public de l’emploi. Les pratiques des conseillers sont-elles novatrices ? », Travail et emploi, no 119, p. 37-49.

32Brun François, Corteel Delphine et Pelisse Jérôme, 2012, « L’accompagnement des licenciés… », art. cité.

33Divay Sophie et Perez Coralie, 2010, « Conseiller les actifs en transition… », art. cité.

34Ces perceptions ne sont pas toutes dénuées de fondements : le rapport au travail et à l’emploi spécifique des artistes intermittents, marqué par une forme d’autonomie et de flexibilité peut expliquer que certains soient réticents envers des formes d’emploi plus ordinaires, rechignant parfois à accepter un CDI par crainte de la subordination à un employeur unique ou refus d’adopter des horaires fixes assimilés à une forme de routine.

35Une partie du budget alloué aux « reconversions » dans le cadre du FPS s’est vue fléchée en direction du Centre national de la danse afin que celui-ci puisse poursuivre l’organisation d’ateliers de parole autour de la « reconversion des danseurs ». Puis en 2019, le dispositif a été ouvert sous certaines conditions aux danseurs salariés des théâtres lyriques, qui en étaient auparavant exclus car ne relevant pas du domaine de l’intermittence du spectacle.

36Warin Philippe, 2012, « Parcours sociaux et possibilité de ruptures avec le social institué », in Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.), Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 175-185.

37Afin d’améliorer la notoriété du fonds, l’Afdas avait procédé à l’envoi massif d’un courrier présentant celui-ci, en ciblant des artistes identifiés comme vulnérables ; cette démarche avait été perçue de façon plutôt négative par les intéressés, qui l’ont souvent interprétée comme une injonction à opérer leur reconversion à court terme.

38Julhe Samuel, Salamero Émilie et Honta Marina, 2016, « Construction d’un malentendu… », art. cité, § 31.

39Ainsi en 2015, Henri Bignalet, directeur du pôle social et individus d’Audiens, pouvait évoquer de façon lapidaire au sujet de ce dispositif « très particulier » : « Petit nombre, parce que ce sont des formations qui sont lourdes » (Rapport d’activité, Audiens, 2015, p. 16).

40FPS, 2011, Troisième rencontre professionnelle des acteurs et partenaires associés au Fonds de professionnalisation de solidarité des artistes et techniciens du spectacle, p. 20. Si le décalage entre les taux de « réussite » des danseurs et circassiens n’est pas aisé à interpréter faute d’autres éléments, il est à relativiser au vu de la sous-représentation des circassiens dans la population.

42Frétigné Cédric, 2011, « Par-delà l’adéquationnisme méthodologique. Revisiter les médiations entre formation et emploi », Recherches en éducation, no 11, [https://doi.org/10.4000/ree.5039], consulté le 23 août 2023.

43Devenus Opérateurs de compétences (Opco) suite à la loi no 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

44Ghaffari Sarah et Podevin Gérard (dir.), 2008, Le congé individuel de formation. Un droit national, des réalités territoriales, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

45Pour accéder à l’indemnisation des périodes hors contrat, les artistes et techniciens du spectacle doivent justifier de 50 heures de travail déclaré sur une période donnée (la fenêtre de calcul ayant pu varier de dix à douze mois selon les époques et les évolutions réglementaires).

46Sigalo Santos Luc, 2019, « Quand l’État social s’adapte aux artistes. Les contreparties d’une prise en charge institutionnelle sur mesure », Sociologie de l’art, OPuS 29 et 30, p. 57-74.

47Avarguez Sophie, Gomel Bernard et Sigalo Santos Luc, 2014, Du RMI au RSA. Quelle adaptation aux métiers de la création artistique ? Synthèse d’une étude pour le DEPS, Noisy-le-Grand, Centre d’études de l’emploi.

48Consistant à réaliser des travaux en hauteur, celui-ci mobilise certains savoir-faire acrobatiques.

49En dépit du verdict de l’institution, Carole n’a pas complètement renoncé à la scène : après une tentative pour lancer un nouveau solo, sans succès, et suite à la naissance de ses trois enfants, elle développe un autre projet professionnel, le souhait d’ouvrir une « microcrèche » l’amenant à passer un CAP Petite enfance.

50Sigalo Santos Luc, 2019, « Quand l’État social s’adapte aux artistes », art. cité, p. 65.

51Durant ces rencontres professionnelles, de multiples aspects de la « crise » du secteur ont été discutés, parmi lesquels la baisse de la fréquentation, les effets de l’inflation ou les difficultés de recrutement dans les métiers techniques.

52Brun François, Corteel Delphine et Pelisse Jérôme, 2012, « L’accompagnement des licenciés… », art. cité, p. 434.


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