URL originale : https://books.openedition.org/pur/287209
Introduction
Emmanuel de Lescure, Nicolas Divert et Fabienne Maillard
p. 7-18
Texte intégral
1Selon le baromètre du Centre pour le développement de l’information sur la formation permanente1, en 2022, 21 % des actifs étaient « actuellement en train de préparer une reconversion professionnelle2 », auxquels s’ajoutaient 26 % qui l’« envisagent ». La reconversion professionnelle concerne ainsi 47 % des actifs, même si tous ne s’y engagent pas3. Pour une part d’entre elles et eux, ce projet de reconversion résulte d’aspirations à un changement d’emploi, d’entreprise, de carrière, de conditions de travail mais il peut également être prescrit. Le terme « reconversion professionnelle » subsume un ensemble de situations difficilement comparables, comme le montre cet ouvrage, qui place le travail et ses enjeux au cœur de ses approches. Une telle perspective renvoie à une conception pluridimensionnelle du travail, en lien avec les propositions du Traité de sociologie du travail dirigé par Pierre Naville et Georges Friedmann, ouvrage de référence qui associe des contributions sur l’emploi, le chômage, l’orientation et la formation professionnelles, la main-d’œuvre, les conditions de travail ou encore l’évolution technique parmi bien d’autres sujets4. À différents degrés et à partir d’éclairages distincts, ces thèmes sont présents dans les contributions rassemblées ici, dans la mesure où les questions que posent les liens entre formation/certification et reconversion sont traitées au prisme de la condition salariale.
2La reconversion recouvre en effet des situations multiples, autant pour ce qui relève de ses origines, de ses conditions de réalisation que de ses résultats, et concerne une grande diversité de populations. Si la perspective d’une reconversion peut être abordée en termes positifs car elle ouvre a priori le champ des possibles, elle revêt cependant souvent une dimension imposée : un licenciement, un métier qui disparaît, une entreprise qui ferme, une stagnation professionnelle et salariale, des conditions de travail qui font souffrir, un travail devenu impossible à exercer car le corps ne s’y prête plus, etc. Les raisons à l’origine d’une reconversion sont diverses et ne dépendent pas seulement de la volonté individuelle. Différents éléments s’entremêlent, dans un contexte socio-économique et sur un marché du travail inégalement propices. Depuis plusieurs années, une succession d’annonces gouvernementales ou issues de grandes confédérations patronales alimentent un certain « air du temps » qui encourage la mobilité professionnelle. Les transformations du travail, souvent associées aux (r)évolutions technologiques, les incertitudes de l’économie et l’internationalisation de la production, qui peuvent aboutir à la suppression de pans entiers de secteurs et d’activités professionnels sur un territoire régional ou national, incitent à se projeter dans un avenir incertain. Et comme le soulignent des travaux sur les évolutions du marché du travail en France depuis une soixantaine d’années, parmi les grandes transformations qui sont intervenues figurent « le chômage de masse et la multiplication des statuts5 ». La prolifération des contrats courts et la porosité des catégories salariés/non salariés, avec le développement de l’auto-entrepreneuriat, marquent ainsi les relations d’emploi.
3De nombreux travaux statistiques, qui rendent compte de l’évolution des métiers sur plusieurs décennies, mettent en exergue le déclin de l’agriculture, de l’industrie, des métiers peu qualifiés en général, au profit d’une tertiarisation croissante de l’emploi et d’une hausse du niveau de qualification de la main-d’œuvre6. Signé par France Stratégie, un rapport de mars 2018 intitulé Intelligence artificielle et travail tente de répondre à la question
« de savoir si l’intelligence artificielle représente une rupture technologique telle que le travail s’en trouvera transformé de manière brutale, avec des répercussions importantes sur l’emploi, ou si elle s’inscrit dans la continuité des transformations numériques à l’œuvre depuis des décennies7 ».
4Chaque grande évolution technologique conduit à poser ce type de question, mais suscite également quelques croyances. Dans les années 1980 et 1990, par exemple, était annoncée la fin du taylorisme et des emplois non qualifiés, lesquels ont considérablement diminué dans l’industrie mais beaucoup augmenté dans les services. Alors que la hausse du niveau général d’éducation et celle du niveau de qualification des emplois étaient censées conduire quasi mécaniquement à leur disparition, ils ont connu une croissance a priori jugée improbable aboutissant au fait que « partout, les employés non qualifiés sont plus nombreux qu’avant8 ». Un développement aussi puissant et aussi inattendu a conduit l’Insee à mettre en question la manière de les classer dans la nomenclature des professions et catégories sociales (PCS)9. Aujourd’hui, les approches se veulent plus subtiles, c’est pourquoi les exercices de prospective des métiers envisagent aussi bien les suppressions d’emplois, de métiers, de secteurs, que les créations de nouvelles activités économiques et professionnelles, en évitant les propos trop définitifs. L’inattendu reste fréquent, qu’il provienne d’une pandémie mondiale, d’une guerre en Europe… ou bien de la promesse d’un nouvel essor industriel alors que depuis les années 2000 c’est l’économie de la connaissance qui prévalait dans l’Union européenne.
5Pour favoriser l’adaptation des entreprises, la flexibilité des emplois et des compétences, et donc des personnes en activité, est devenue une norme sur le marché du travail10. De leur côté, les actifs semblent avoir intégré la possibilité voire la nécessité d’une mobilité professionnelle en cours de carrière11, qu’elle soit rendue indispensable par la disparition de métiers due au développement de l’intelligence artificielle, au changement climatique ou à des stratégies industrielles ou organisationnelles. Néanmoins, ces changements ou ces ruptures professionnels ne se font pas sans contrainte ni sans appréhension. Il arrive même qu’ils ne puissent pas avoir lieu, y compris lorsque tout ou presque a été engagé dans cet objectif. Les inégalités d’accès à l’information, de possibilités de se former, d’accompagnement, de temps, et bien sûr de moyens, financiers comme pratiques, soutiens moraux et affectifs compris, pèsent sur l’engagement dans une reconversion et sur sa réussite. De plus, comme le signale avec humour le titre d’un article récent sur ce sujet, « se reconvertir, c’est du boulot12 ! » Si les résultats de l’enquête qui fonde cet article montrent que ce sont les salariés dans les emplois peu qualifiés qui sont les plus nombreux à souhaiter changer d’emploi, ce sont également ces salariés qui y parviennent le moins souvent. Par ailleurs, si « plus d’une personne sur trois a un motif d’insatisfaction vis-à-vis de son emploi », cette insatisfaction touche plus souvent les jeunes, les moins qualifiés et les femmes13, autrement dit des personnes dont les conditions d’emploi ne sont pas les plus favorables à une mobilité choisie via une formation. Comme le rappelle Karine Briard, outre le fait que « les femmes se forment moins que les hommes », ce sont aussi les perspectives de mobilité qui favorisent le recours à la formation ; or les emplois occupés par les femmes en offrent moins, malgré « la diversité et la technicité des compétences mises en œuvre14 ».
6Une fois le processus engagé, les difficultés ne cessent pas. Se reconvertir implique en effet d’acquérir de nouvelles connaissances, de se familiariser avec de nouveaux savoirs, d’intérioriser parfois un nouveau rapport au corps, de s’approprier de nouvelles routines, de reconstruire un réseau, autrement dit de redevenir débutant15 et ainsi d’être confronté à des difficultés souvent présentées comme secondaires au regard de la dimension positive de la reconversion. Si le rôle de la formation est central, ce qui semble relever du truisme, il intervient cependant dans le cadre d’une grande diversité de dispositifs, d’actions, de formes et durées inégales, d’objectifs multiples, la catégorie « formation » se révélant infiniment plus large que ce que suppose la banalité du terme16.
7Face à cet intérêt pour la reconversion, un foisonnement d’initiatives et de mesures ambitionne de la rendre possible et alimente cette grande catégorie de l’activité sociale qu’est la formation. Nombreux sont ainsi les dispositifs qui ont pour fonction d’accompagner – et/ou d’inciter – à ces reconversions : bilan de compétences, validation des acquis de l’expérience (VAE), conseil en évolution professionnelle (CEP), compte personnel de formation (CPF) de transition, etc. Les incitations sont fortes et s’expriment autant en termes d’opportunités offertes aux individus, au nom de « la liberté de choisir son avenir professionnel » (titre de la loi du 5 septembre 2018), qu’en pressions plus ou moins euphémisées, liées au renouvellement accéléré des métiers, aux évolutions du système d’emploi et au report des départs en retraite. Une vie professionnelle mouvementée et prolongée imposerait ainsi des transitions professionnelles rendues possibles par la formation tout au long de la vie. Les ambitions affichées par les politiques publiques sont claires, l’ensemble des réformes et dispositifs mis en place depuis une vingtaine d’années tendant à rendre les individus (terme désormais en usage dans les textes législatifs) employables tout au long de la vie, mobiles et flexibles. Ces réformes s’adressent aux actifs comme aux inactifs et visent la réduction des inégalités d’accès à la formation continue et à la certification des compétences comme le maintien en activité (ou le retour à l’activité) tout au long de la vie professionnelle, afin de limiter les périodes de chômage et leurs effets parfois délétères sur les carrières professionnelles, comme ceux d’une inactivité prolongée.
8Les modes d’accès à la formation, certifiée ou pas, et l’usage qu’en font lesdits individus, qui ne constituent pas une population homogène même si tous doivent pouvoir devenir « acteurs de leur carrière » (préambule de l’accord national interprofessionnel de septembre 2003) montrent cependant qu’il ne suffit pas que des formations existent pour qu’elles soient mobilisées par celles et ceux auxquelles elles sont supposées s’adresser, et que la mobilité espérée (qu’elle soit choisie ou contrainte) n’est pas toujours garantie même lorsqu’une ou plusieurs formations ont été suivies. C’est principalement vrai pour certaines catégories d’actifs, qui font partie des catégories ouvrières ou employées, ou qui se situent dans certaines marges du système d’emploi. Si la reconversion professionnelle fait l’objet de grandes campagnes médiatiques, qui mettent souvent en scène un ou une cadre plutôt quarantenaire et promeuvent volontiers la création d’entreprise, c’est un mode à la fois plus diversifié et bien plus contrasté que mettent en lumière les enquêtes au cœur des contributions de cet ouvrage, dont l’ancrage est la sociologie.
9Depuis les années 2000, la sociologie s’est intéressée à ce phénomène17. Qu’il soit volontaire ou non, elle lui a parfois préféré le terme de bifurcation. Globalement, elle a montré l’importance des ressources individuelles, des inégalités sociales et sexuées dans la quête d’un nouveau métier. Elle a aussi insisté sur les événements déclencheurs, les étapes et les processus qui amènent les individus à emprunter une telle voie et qui sont nécessaires pour leur permettre de parvenir à transformer leur trajectoire. Ce faisant, ces travaux soulignent la complexité de ces processus puisque si la dimension individuelle apparaît et sous-tend un certain volontarisme, l’analyse des trajectoires souligne aussi le rôle déterminant d’éléments extérieurs qui font parfois de ces changements de vie une nécessité. D’ailleurs, si la reconversion professionnelle s’incarne dans le travail, elle ne peut s’y réduire. Se reconvertir implique la mobilisation de ressources économiques, matérielles, cognitives, sociales, organisationnelles et les étudier permet de souligner comment les aspirations se mêlent aux appréhensions et inversement. Les reconversions ne peuvent donc pas être analysées sans remettre les dynamiques à l’œuvre dans un contexte socio-économique spécifique, d’une part, et la trajectoire de vie de ceux et de celles qui s’y engagent, d’autre part. Aux discours qui tendent à banaliser la reconversion, parfois alimentés par l’illusion d’accessibilité des dispositifs évoqués, s’oppose la réalisation concrète du projet. Comment émerge l’idée de se reconvertir et comment devient-elle effective ? Comment les institutions façonnent-elles les parcours de vie et que produisent-elles sur les individus censés être proactifs et autonomes ? De quoi cette « autonomie » est-elle le nom ?
10Ces recherches sociologiques sur les bifurcations s’inscrivent dans le prolongement ou en réponse, plus ou moins critique selon leurs signataires, à des travaux plus normatifs qui visent depuis les années 1990 à orienter les réformes du marché du travail et proposent des modalités d’organisation souhaitables des « transitions professionnelles ». Qu’il s’agisse de l’approche développée dans le rapport au Commissariat général du Plan18 qui appelait à une « transformation des relations d’emploi », ou de celle mise en œuvre par Alain Supiot dans le rapport pour la Commission européenne qui s’attachait à appréhender les transformations du travail et de l’emploi et leurs incidences sur le droit du travail19. Mais également des travaux d’économistes20 et en particulier ceux s’inscrivant dans la théorie des « marchés transitionnels du travail », portés en France principalement par Bernard Gazier21. Travaux selon lesquels on peut distinguer cinq types de transitions ou passages : entre éducation (initiale ou continue) et marché du travail, entre emplois au sein du marché du travail, entre chômage et marché du travail, entre activités domestiques et bénévoles et marché du travail, et enfin, entre marché du travail et invalidité ou retraite. Prenant acte d’une tendance de fond qui a vu la croissance du nombre de carrières professionnelles discontinues et les phénomènes de précarité et de pauvreté laborieuse, et considérant qu’elle ne peut « guère se renverser22 », ces travaux appellent à y répondre par une réforme des politiques publiques de l’emploi facilitant les transitions au moyen d’un certain nombre d’outils visant à « équiper face aux aléas ». Cette position « consiste à prôner l’aménagement systématique et négocié des “transitions” dans les entreprises, sur le marché du travail et autour de celui-ci », selon un mot d’ordre : « making transitions pay23 ». Même si elle veut se distinguer de la « flexicurité » par une volonté de « réencastrement », une telle perspective n’échappe cependant pas aux critiques qui la perçoivent comme une forme de plus de « déstabilisation du marché du travail24 » en ce qu’elle conduit à accepter l’idée d’une généralisation de l’instabilité de l’emploi et qui lui reproche de céder au « piège de l’employabilité25 » en conférant une responsabilité accrue aux personnes qui se trouvent privées d’emploi.
11Le présent ouvrage souhaite examiner en profondeur les implications de tels passages et leurs liens avec la formation des adultes26. La formation tient-elle ses promesses et à quel prix ? Permet-elle de trouver l’emploi attendu ? L’adéquation entre formation et emploi, jugée introuvable dans les années 198027, est-elle devenue la règle ? S’inscrivant dans une perspective qui interroge les évolutions du travail et de l’emploi et de leurs relations avec la formation, en mettant l’accent sur les rapports sociaux et les inégalités qui en résultent, l’ouvrage présente principalement les résultats d’enquêtes empiriques portant sur des populations et des terrains variés pour aller voir au plus près des pratiques et dépasser les discours incantatoires. Il s’appuie sur une sélection de travaux présentés dans le cadre du réseau thématique « formation, certification, qualification » (RT46) lors des derniers congrès de l’Association française de sociologie (AFS).
12Le secteur de la formation connaît de nombreuses réformes qui, depuis plusieurs décennies, affirment vouloir favoriser l’égalité entre les personnes et permettre, notamment, la satisfaction des besoins individuels et collectifs. Emmanuel de Lescure rappelle, dans la première contribution, quelques grandes évolutions de ce domaine de l’activité sociale et interroge les liens historiquement affirmés entre formation et mobilité professionnelle et sociale. Ce faisant, il souligne la diffusion de la référence aux compétences et questionne les effets de la loi de 2018 sur l’usage du Compte personnel de formation par les salariés. Si la monétisation et la désintermédiation du CPF ont favorisé l’explosion de son utilisation, d’importantes inégalités demeurent. Plus spécifiquement, au regard de la thématique centrale de l’ouvrage, la baisse observée de la durée des formations passant de 296 heures en 2016 à 67 heures en 2020 rend peu probable l’usage du CPF pour mener à bien un projet de reconversion professionnelle. La reconnaissance des besoins collectifs suscitée par les crises sanitaire et écologique génère des discours publics qui réclament un pilotage centralisé pour une orientation des reconversions vers les secteurs les plus demandeurs de main-d’œuvre. À tel point qu’on peut se demander si nous n’assistons pas à un retour de l’intermédiation. Une telle perspective n’éloigne-t-elle pas de la « liberté de choisir son avenir professionnel » que la loi de 2018 voulait instituer ?
13Dans la deuxième contribution, Ludivine Le Gros analyse le développement d’un marché privé de l’accompagnement aux changements professionnels parallèlement à la médiatisation et à la valorisation portées aux parcours de reconversions. L’autrice s’intéresse à l’un des acteurs de ce segment du monde de la formation qui se présente comme une start-up de l’accompagnement et qui propose, à des cadres, de « réinventer » leur parcours. Pour ce faire, Ludivine Le Gros s’appuie sur une démarche ethnographique conjuguant des observations, des entretiens, des analyses de correspondances et de documents divers afin de questionner les normes, valeurs et bonnes pratiques du changement professionnel qui sont diffusées. Cette démarche ambitieuse et centrée sur un dispositif permet de souligner que si ce programme s’appuie avant tout sur des dispositions au changement professionnel déjà intériorisées par les participants, la concrétisation des reconversions est contrariée par les conditions sociales matérielles que connaissent les aspirants à une bifurcation.
14Il est des métiers dont les carrières sont nécessairement courtes et pour lesquels une reconversion s’impose. Le cas des sportifs de haut niveau est bien connu mais c’est également celui de professions artistiques comme celles qu’exercent les danseurs et les artistes de cirque, qui font l’objet de la troisième contribution. Ils sont, en effet, contraints d’envisager une « seconde carrière » souvent avant l’âge de 40 ans. Étudiant un dispositif spécifique, le Fond de professionnalisation et de solidarité, mis en place en 2007 pour permettre leur retour à l’emploi en facilitant l’accès à la formation continue, Marine Cordier et Samuel Juhle montrent combien la maîtrise des attentes de l’institution et la capacité à produire un « récit de soi » en conditionnent finalement l’accès. Si le dispositif a pour vocation d’améliorer l’employabilité des bénéficiaires, il consiste souvent à orienter les projets des personnes demandeuses et parfois à décourager leurs choix initiaux. L’accumulation de critères d’éligibilité et le pouvoir d’appréciation laissé aux conseillers contribuent à limiter l’accès effectif à la formation et en font un « droit sous conditions ». Le décalage entre les aspirations du public visé et les logiques mises en œuvre explique l’importance du non-recours et souligne l’ambivalence du dispositif.
15Dans la quatrième contribution, Nicolas Simonpoli s’intéresse à des responsables syndicaux, membres de la Confédération générale du travail (CGT), qui se sont engagés dans une validation de leurs acquis pour intégrer directement une troisième année de licence de droit à l’université d’Orsay. Si cette demande de formation apparaît a priori comme le fruit d’une décision individuelle, elle relève ici d’une ambition de la centrale, dans le but d’approfondir les connaissances en droit des syndicalistes, voire de les professionnaliser. Il s’agit de convertir leur « capital militant » en ressource universitaire, grâce à la validation des acquis professionnels et personnels (VAPP), procédure mise en place en 1985 qui permet d’intégrer une formation de l’enseignement supérieur sans disposer des prérequis institutionnels. Malgré les réticences exprimées par les universitaires face à cette arrivée d’étudiants non conformes désireux d’acquérir leur licence en un an, leur intégration a cependant bien eu lieu. Un partenariat s’est établi entre la CGT et le service de la formation continue de l’université, qui a dédié une troisième année de la licence en droit aux syndicalistes et a pu ainsi bénéficier des financements notables offerts par la formation continue. Il s’agit donc d’un dispositif très spécifique, convenant aux deux parties malgré ce qu’il réclame de l’une et de l’autre. En se fondant sur des archives et des entretiens, l’auteur repère différents types de parcours et met en valeur l’aide que le suivi confédéral a fournie à ses étudiants, autant pour les orienter que pour les aider à élaborer leur dossier de VAPP. Pour que la reconversion de ces militants puisse intervenir, une conversion de leurs capitaux est nécessaire : pour les faire entrer dans l’ordre universitaire et ses réquisits mais également convaincre les universitaires de leur légitimité.
16C’est sur des professeurs de lycée professionnel (PLP) issus d’autres métiers que porte la cinquième contribution, rédigée par Nicolas Divert. Si une telle situation n’est pas rare dans l’enseignement professionnel, elle est peu observée alors qu’il s’agit bien de passer d’une activité professionnelle à une autre, très différente. Il est vrai que les travaux sur ce corps enseignant manquent, quels que soient leurs parcours. Deux logiques principales semblent être à l’origine de cette reconversion : il s’agit de quitter l’emploi ou le secteur pour des questions relatives au travail et à l’emploi mais également de mobiliser le goût de transmettre. Cependant, si les insatisfactions et les difficultés professionnelles antérieures constituent des motivations pour la reconversion vers les métiers de l’enseignement, de nouvelles difficultés attendent ces néoenseignants, qui peuvent voir se confronter assez durement leurs idéaux professionnels et la pratique de l’exercice professionnel. À partir d’entretiens réalisés auprès d’une trentaine de PLP inscrits dans un processus de reconversion, le texte analyse les ressorts de leur entrée dans le métier et se demande comment ils deviennent PLP et ce que cela signifie pour eux.
17La sixième contribution, sous la plume de Michaël Vicente, traite des formations au codage informatique. Dans un monde où le numérique prend une place sans cesse croissante, selon certains discours enchantés, la maîtrise du codage représenterait plus qu’une compétence technique et est définie comme un « pouvoir d’agir », un « empowerment », qui donne accès à l’univers de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Des formations courtes sont créées, les « coding bootcamps » importés des États-Unis. L’auteur en étudie deux, dont les intentions sont très différentes. Alors que la première est conçue pour des personnes très diplômées, des « cerveaux déjà bien faits » issus des grandes écoles, selon ses promoteurs, la seconde veut toucher un public composé de « débutants en informatique et [d]es profils sous-représentés dans l’entrepreneuriat et le Web (les filles et les jeunes des quartiers populaires notamment) ». Michaël Vicente examine comment un dispositif pédagogique a priori identique a pu s’adapter à des types de publics aussi éloignés. Il montre que, phénomène classique en matière de formation continue, la seconde ne remplit qu’incomplètement l’objectif qu’elle s’est fixé et que même si son recrutement est moins favorisé que celui de la première, elle accueille en fait de nombreux diplômés du supérieur.
18Iris Loffeier, Célia Poulet et Sophia Stavrou étudient dans la septième contribution la formation continue de professionnels travaillant dans le secteur de la prise en charge de la vieillesse dépendante, principalement au sein d’établissements spécialisés. À partir d’observations de la formation des formateurs et formatrices en France et en Suisse et d’entretiens menés auprès de ces personnes issues de différents métiers du soin et reconverties dans la formation, les autrices montrent que les formations étudiées, assurées par des organismes privés internationaux, visent à changer les manières de travailler des formés. La formation des formateurs et formatrices au cœur de l’analyse proposée permet de souligner comment la conversion des personnels s’appuie sur l’efficacité d’un discours pédagogique. Progressivement, les formateurs et formatrices deviennent les relais des pratiques professionnelles promues par ces formations situées à l’intersection d’une logique de marché et d’une logique thérapeutique.
19Dans la huitième contribution, Hélène Balitout et Fabienne Maillard s’intéressent à un dispositif, la validation des acquis de l’expérience (VAE), qui, s’il n’a pas été directement pensé pour la reconversion professionnelle permet de changer d’emploi et notamment d’accéder, via le diplôme, à de plus grandes reconnaissance et légitimité professionnelles. Ainsi, ces deux autrices étudient l’accès au CAP Petite enfance d’un public d’assistantes maternelles de la région des Hauts-de-France, qui y voient la possibilité de bénéficier d’un emploi plus stable et de meilleures conditions de travail. L’enquête proposée mêle questionnaires et entretiens biographiques et souligne que, dans ce secteur très féminisé, l’acquisition du diplôme visé s’inscrit dans une aspiration à changer d’emploi. Pour autant, les évolutions professionnelles effectives sont traversées par d’importantes inégalités de sorte que ces femmes de milieu populaire se heurtent, dans leurs aspirations à « choisir [leur] avenir professionnel », à de nombreux obstacles.
20Dans la neuvième contribution, Manuella Roupnel-Fuentes cherche à appréhender la manière dont des personnes ayant perdu leur travail pour des raisons de santé perçoivent l’action de se former et la place que celle-ci occupe dans une trajectoire de retour à un nouvel emploi. L’enquête à la base de cette contribution repose sur des entretiens semi-directifs menés à trois reprises auprès de stagiaires de dispositifs de « formation à l’insertion » (aide au projet professionnel, à la recherche d’emploi et à la formation professionnelle) et ayant été reconnus administrativement en situation de handicap (RQTH). Cette étude longitudinale par réinterrogation jusqu’à trois ans après la sortie du dispositif permet de discerner différents regards portés sur la formation professionnelle et des types bien distincts de recours à celle-ci pour permettre une réinsertion. Quand la recherche d’emploi a abouti, la formation professionnelle fait sens mais a posteriori : pour s’adapter à ce nouvel emploi et une fois celui-ci trouvé ou clairement identifié. Dans les autres cas de figure, se former perd de son sens voire n’en a pas du tout pour ceux et celles qui veulent en priorité recouvrer un emploi mais peinent à y parvenir comme à retrouver un état de santé stabilisé. Pensée initialement pour sécuriser l’accès à l’emploi des plus fragilisés ou des moins qualifiés, finalement, la formation professionnelle apparaît rarement comme un moyen d’accéder à une réinsertion assurée et pouvant garantir la préservation de la santé.
21La dixième et dernière contribution porte sur la reconversion des personnels de la « forteresse ouvrière » qu’était l’usine Renault de Billancourt. Annoncée en 1989, la fermeture sera effective en 1992. Cette contribution présente les résultats de l’enquête qu’a menée Emmanuel Quenson en 1994 auprès de 152 anciens salariés du site. Il est conduit à faire état de conversions empêchées. En effet, une grande partie de ces salariés ne sont pas parvenus à trouver un emploi pérenne et sont restés cantonnés dans des emplois précaires ou au chômage. Il souligne combien il leur a été difficile d’accepter leur propre licenciement, l’entreprise Renault s’étant engagée au moment de leur embauche à leur assurer une sécurité de l’emploi. Plutôt qu’un accompagnement individuel ou une formation, ils espéraient qu’on leur propose un emploi. Cet exemple montre les limites des politiques de formation quand elles sont marquées par l’individualisation et la responsabilisation et qu’elles s’adressent à des salariés en situation de vulnérabilité professionnelle. Souvent vécue comme une injonction, la formation n’est peut-être pas toujours l’unique préalable au retour à l’emploi.
22La variété des terrains étudiés, des dispositifs analysés et des populations impliquées montre que la reconversion est un objet inépuisable. Si des questions demeurent en suspens comme les changements de vie inhérents à une reconversion ou les populations qui refusent de se reconvertir, il n’en demeure pas moins que chacune de ces contributions éclaire cet objet carrefour que constituent les reconversions professionnelles. Les étudier induit, par exemple, d’analyser le travail et l’emploi mais ne peut s’y limiter, de souligner le rôle du capital social et du contexte familial sans toutefois en faire les seuls moteurs ou de montrer la diversité des formations derrière ce terme générique. En filigrane, cet ouvrage souligne l’hétérogénéité des dispositifs et le rôle décisif des formations longues qui, si elles permettent l’acquisition de diplômes, participent aussi à la légitimité de la reconversion et une conversion progressive des individus. Autrement dit, ce que montre cet ouvrage est que la reconversion ne peut répondre à une simple injonction tant elle est complexe à mettre en œuvre, suscite des espoirs mais aussi des désillusions.
23Paris, août 2023.
Notes de bas de page
1Centre Inffo, 2022, Baromètre de la formation et de l’emploi 2022, Puteaux, Institut CSA.
2Souvent des jeunes qui dès leur entrée sur le marché du travail préparent leur réorientation.
3Les motivations sont assez claires, il s’agit pour 86 % d’entre eux de « faire un métier plus proche de leurs valeurs », 59 % pour « améliorer leur employabilité » et 39 % en raison de « sentiments négatifs à l’égard de son emploi actuel » et 27 % « pour des raisons d’organisation personnelle » et la formation serait un moyen privilégié pour parvenir à cette reconversion.
4Naville Pierre et Friedmann Georges (dir.), 1961-1962, Traité de sociologie du travail, 2 tomes, Paris, Armand Colin.
5Marchand Olivier et Minni Claude, 2019, « Les grandes transformations du marché du travail en France depuis le début des années 60 », Économie et statistique, no 510-511-512, p. 102.
6Marchand Olivier, 2010, Insee Première, no 1312 : « 50 ans de mutations de l’emploi » ; Babet Charline, 2017, Dares Analyses, no 003 : « Comment ont évolué les métiers en France depuis 30 ans ? Forte progression des métiers du tertiaire et des métiers les plus qualifiés ».
7Margerie Gilles de, 2018, « Avant-propos », Intelligence artificielle et travail, rapport de France Stratégie à la ministre du Travail et au secrétaire d’État du Premier ministre chargé du Numérique, p. 3.
8Bisault Laurent, 2017, Insee Première, no 1674 : « Cadres et employés non qualifiés : les deux moteurs de l’emploi des territoires », p. 3.
9Amossé Thomas et Pénissat Étienne, 2019, « Entre regroupement hiérarchisé des professions et regroupement des métiers par domaine d’activité. La double asymétrie des représentations ordinaires », L’Année sociologique, no 69, p. 511-539.
10Zimmerman Bénédicte, 2017, « Entre valorisation de soi et mise à l’épreuve de soi : les dynamiques paradoxales de l’autonomie », Formation emploi, no 139, p. 91-104.
11Comme l’a montré Lucie Tanguy, l’adhésion à cette conception n’est pas allée de soi (Tanguy Lucie, 1999, « Reconversion industrielle ou conversion culturelle dans un bassin minier de Lorraine au milieu des années 1960 », Sociétés contemporaines, no 35, p. 43-70).
12Stéphanus Camille et Vero Josiane, 2022, Bref-Céreq, no 418 : « Se reconvertir, c’est du boulot ! Enquête sur les travailleurs non qualifiés ».
13Minni Claude, 2023, Dares Focus, no 54 : « Plus d’une personne sur trois a un motif d’insatisfaction vis-à-vis de son emploi ».
14Briard Karine, 2023, « Formation et progression professionnelle : des logiques genrées selon les emplois occupés », Formation emploi, no 161, p. 40.
15Matus Murielle, 2019, « Quand la reconversion conduit les chômeurs à redevenir “débutants” », Formation emploi, no 145, p. 119-138.
16Tanguy Lucie, 1998, « La formation, une activité sociale en voie de définition ? », in Michel de Coster et François Pichault (dir.), Traité de sociologie du travail, Bruxelles, De Boeck université, p. 185-212 ; Lescure Emmanuel de (dir.), 2011, Regards sociologiques, no 41-42 : « L’essor de la formation continue », [http://www.regards-sociologiques.fr/category/2011], consulté le 23 août 2023.
17Notamment : Collectif, 2006, Cahiers internationaux de sociologie, no 120 : « Trajectoires sociales et bifurcations » ; Négroni Catherine, 2007, Reconversion professionnelle volontaire. Changer d’emploi, changer de vie. Un regard sociologique, Paris, Armand Colin ; Grosseti Michel, Bessin Marc et Bidard Claire, 2009, Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte ; Denave Sophie, 2015, Reconstruire sa vie professionnelle. Sociologie des bifurcations biographiques, Paris, Presses universitaires de France ; Négroni Catherine et Bessin Marc (dir.), 2022, Parcours de vie. Logiques individuelles, collectives et institutionnelles, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
18Boissonnat Jean (dir.), 1995, Le travail dans vingt ans, Commissariat général du Plan, rapport de la commission présidée par Jean Boissonnat, Paris, Éditions Odile Jacob.
19Supiot Alain (dir.), 1999, Au-delà de l’emploi. Transformation du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion (nouvelle édition augmentée en 2016).
20Pour une synthèse sur ces questions : Duhautois Richard, Petit Héloïse et Remillon Delphine, 2012, La mobilité professionnelle, Paris, La Découverte.
21Gazier Bernard, 2003, Tous « sublimes ». Vers un nouveau plein-emploi, Paris, Flammarion.
22Gazier Bernard, 2013, « Les marchés transitionnels du travail », in José Allouche (dir.), Encyclopédie des ressources humaines, Paris, Vuibert, p. 889.
23Gazier Bernard et Petit Héloïse, 2019, Économie du travail et de l’emploi, Paris, La Découverte, p. 385.
24Mauger Gérard, 2001, « Les politiques d’insertion. Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, no 136-137, p. 5-14.
25Tiffon Guillaume, Moatty Frédéric, Glaymann Dominique et Durand Jean-Pierre (dir.), 2017, Le piège de l’employabilité. Critique d’une notion au regard de ses usages sociaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
2665 % des personnes qui préparent ou envisagent une reconversion déclarent suivre ou avoir suivi une formation spécifique pour répondre à cet objectif (Centre Inffo, 2022, Baromètre…, op. cit.).
27Tanguy Lucie (dir.), 1986, L’introuvable relation formation-emploi. Un état des recherches en France, Paris, La Documentation française.
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