URL originale : https://books.openedition.org/pur/287087
Conclusions
p. 209-214
Texte intégral
1L’œuvre de l’historien britannique H. R. Kedward a marqué des générations de chercheurs par sa proximité sensible, de terrain, avec les acteurs de la Résistance qu’il a su approcher et dont il a analysé les témoignages, grâce à sa connaissance intime des environnements, à diverses échelles, dans lesquels ils ont évolué, guidé par la conviction d’une nécessaire ductilité des hommes au milieu et au contexte, tout en invitant les autres spécialistes à lui emboîter le pas. Son dernier ouvrage, The French Resistance and Its Legacy, publié chez Bloomsbury Academic en 2022, souligne l’importance des mots utilisés pour rendre compte d’une expérience qui a forgé ses propres codes et narrations, parfois proches des mythes et des légendes, constitutifs d’un héritage commun qui offre cependant un accès privilégié aux réalités contrastées de la vie clandestine. La part belle faite aux entretiens oraux, croisés avec des sources archivistiques denses, a permis d’explorer des pistes historiographiques amenées à connaître de vastes développements ultérieurs concernant, notamment, la place des femmes, grâce à l’observation de celle qui se tient « sur le seuil de la porte », pendant les conversations du chercheur avec d’anciens maquisards alors qu’il travaillait à son ouvrage majeur In Search of The Maquis: Rural Resistance in Southern France 1942-1944 paru en 1995. « Au fond de l’histoire, il y a des sentiments », aimait à souligner Lucien Febvre, comme le rappelle son ami Léon Werth dans son journal Déposition (1947). Jamais les acteurs de la répression n’offriront des échanges, même silencieux, d’une telle qualité avec les historiens pour des raisons évidentes, sans doute liées au manque d’empathie avec les fonctions de bourreaux qui leur ont été dévolues. De ce point de vue, leur parole manque alors que les voix des résistants ont été abondamment entendues et commentées.
2L’histoire de la répression des actes de résistance n’a été abordée qu’à partir du moment, relativement récent, où des sources archivistiques ont été rendues accessibles aux chercheurs pour définir et nommer plus précisément un phénomène où de multiples acteurs interviennent, parfois dans une sorte de surenchère et de rivalités entre services français, allemands ou italiens, selon les zones géographiques considérées et en fonction de la fine chronologie des événements. Dans cette optique, il s’agit de regarder de l’autre côté du miroir historiographique, celui sur lequel les historiens s’étaient, jusqu’aux années 1990, assez peu penchés. Côté résistance, seuls les documents de liquidation des organisations, établis après la guerre, permettaient alors de connaître les dates et parfois les lieux des arrestations mais, à l’exception notable des « affaires » de trahison, les circonstances et l’identité des organes de police restaient largement ignorées. L’intérêt de ces sources, nées de la nécessité d’inscrire et d’enregistrer les activités dans une hiérarchie militaire établie a posteriori ouvrant droit aux familles des victimes des diverses répressions, est loin d’être négligeable dans la mesure où la réalité des organisations n’apparaît paradoxalement que face à la menace de leur disparition. Mais la majorité des témoignages imputent les arrestations à la « Gestapo », terme synonyme de terreur qui désigne, de manière générique, toutes les polices allemandes, sans distinction.
3Sur le terrain, la collaboration des polices françaises et allemandes, formalisée après coup par les accords Oberg-Bousquet de 1942 et de 1943, constitue la base d’une connivence qui va bien au-delà des conventions d’armistice qui mettent les administrations françaises au service de l’occupant. Le gouvernement français, installé dans la ville thermale de Vichy, engage « toutes les autorités et tous les services administratifs français du territoire occupé à se conformer aux réglementations des autorités militaires allemandes et à collaborer avec ces dernières d’une manière correcte… » (article 3 de la convention franco-allemande). Le Journal de l’avocat-écrivain Maurice Garçon s’en fait l’écho dès l’été 1940 : « Je rencontre Gripois, un inspecteur ou brigadier de la police judiciaire. Il est dégoûté de la complaisance de la police et de ses manières rampantes. Les commissaires allemands ont été adjoints à la police judiciaire. On ne se sait assez comment les flagorner. Les commissaires leur font le salut hitlérien. Ils sont à plat devant les nouveaux maîtres1. » Dans l’imposition de nouvelles normes qui caractérise le régime d’occupation, la multiplication des polices demeure un fait frappant qui ne manque pas d’affecter le terrain sur lequel opèrent les combattants clandestins. Pour l’État français, la notion de maintien de l’ordre ne coïncide pas exactement avec le calme que les Allemands entendent obtenir sur le front de l’ouest via l’instrument de la collaboration. Comment concilier deux projets antagonistes quand les autorités françaises, attachées à mettre en œuvre la Révolution nationale, campent dans un déni de la guerre face aux occupants, incarnés par les hauts gradés militaires du MBF, qui n’entendent la collaboration que dans le sens d’une exploitation en vue de la poursuite de la guerre ? Les mises en scène des jugements des résistants en France par les tribunaux militaires allemands, dans les premières années de l’occupation, participent d’une pédagogie de la terreur à l’attention des populations, sommées de se tenir éloignée de la subversion, tandis que, du côté français, les tribunaux militaires ôtent la nationalité française aux « dissidents », partis rejoindre la France libre, suivant deux logiques parallèles, externes et internes, qui signifient deux positions, aussi contradictoires que fictives, d’une neutralité française et d’une recherche de paix avec une Allemagne nazie, considérée comme définitivement victorieuse en Europe.
4Les textes de cet ouvrage, qui rassemble les contributions de plusieurs générations d’historiens reflétant différentes strates de savoirs, montrent qu’aborder les premières manifestations de refus au prisme des archives de la répression permet de restituer le caractère tellurique de l’expérience résistante qui épouse les spécificités propres à chaque territoire pour en faire un usage protecteur ou subversif. Certaines régions voient resurgir des réflexes génériques, adossées aux expériences passées où elles ont servi de terres de refuge, déclinant de manière différente le triptyque évasion-sauvetage-refuge en fonction de la proximité des zones de passage de frontières, tandis que d’autres réagissent par la traditionnelle cache d’armes, comme par exemple après la défaite de 1870 contre la Prusse, les tracts et le petit sabotage, immédiatement sanctionnés par les Allemands. Par l’ordonnance du 10 mai 1940, date de la grande offensive à l’ouest, le droit pénal allemand est introduit en France, de manière préventive, dans les territoires occupés. Les autorités militaires allemandes s’octroient ainsi la haute main en ce qui concerne le maintien de l’ordre et la justice, non sans avoir pris le soin de préciser que « les ordonnances et règlements arrêtés par les chefs militaires allemands priment tous ceux propres au pays2 ».
5L’une des évolutions historiographiques majeures, soulignées par les échanges restitués par cette publication, concerne la plus grande attention portée à la géographie et au milieu qui permettent aux actions résistantes de se développer, de manière à partiellement abandonner une approche linéaire pour s’intéresser à une vision plus kaléidoscopique des actions résistantes que seule permet l’observation de la répression, qui s’attache à des lieux et des moments très précis. Pour se détacher provisoirement d’une histoire de la Résistance conçue par le biais de ses organisations théoriques, les archives de la répression offrent la possibilité d’observer des itinéraires individuels jusqu’alors inconnus ou incomplets et de questionner le rapport à la violence et à la mort de ceux qui ont choisi de ne pas se soumettre aux nouveaux maîtres. Parce que, dans ce temps inédit de l’occupation des années 1940-1941, le choix d’agir appartient aux seuls individus, la guerre, l’exode, l’exil, la défaite ayant pulvérisé la totalité des repères ancestraux et des solidarités traditionnelles, et contribué durablement à la dislocation des sociétés et des institutions. En ce sens, cette Résistance peut être doublement qualifiée de pionnière. Plus que les premiers temps d’un phénomène amené à se développer, la « résistance pionnière » désigne également le premier niveau de décision, celui qui appartient à chacun, même si des influences au sein de certains cercles et des effets d’entraînements inter pares ne doivent pas être sous-estimés. Donner à voir des individus engagés dans la Résistance grâce aux archives des multiples services de répression, français et allemands, et un moment particulier, l’invention de la Résistance, constituent le principal objectif de cette publication collective.
6Le bénéfice de ce colloque aura été de mettre en valeur, non seulement des parcours individuels mais également d’éclairer l’histoire de localités et de régions comme la Franche-Comté, l’Alsace et la Moselle, l’Isère, la Haute-Savoie, le Chambon-sur-Lignon, les côtes de la Manche, le Nord-Pas-de-Calais, le Bordelais, Marseille et ses alentours, ainsi que, au-delà des frontières métropolitaines, le Liban, la Syrie, le Tchad, autres lieux investis par des dynamiques résistantes qu’il ne s’agit pas d’inscrire dans un florilège mais de donner à comprendre ensemble. Dans ce temps très particulier de l’année 1940-1941, la résistance en devenir, qui n’est qu’à l’état de promesse, émerge spontanément dans certaines régions, notamment celles qui se trouvent proches des frontières. Elle ne constitue alors qu’une force infime, sous cloche pourrait-on dire, tant elle se trouve quasiment sans contact avec « l’allié du dehors », les services secrets alliés, si nécessaire à la survie des organisations clandestines. Pourtant, la coagulation d’actes isolés et de groupuscules épars, noyaux sporadiques destinés à se développer, sorte de prérésistance, n’a rien d’évident même si, a posteriori, il est aisé de constater qu’aucune répression ne réussit à enrayer le pullulement des formes d’activités. Concernant la première résistance en zone occupée, Jacqueline Sainclivier distingue d’une part la résistance « a-organisationnelle », qui peut prendre la forme de sifflets lors de projection des actualités cinématographiques, d’inscriptions murales, de lacérations d’affiches ou autres gestes irrévérencieux, « juxtaposition d’actes isolés sans projet défini », de la résistance « pré-organisationnelle », voire matricielle, qui constitue de point de départ de structures combattantes futures3, parce que la Résistance est un projet tendu vers l’avenir4, tissées d’autant de commencements autogénérés, bientôt revendiqués comme une avant-garde politique dans les années qui suivent l’apparition des mouvements, dotés d’une presse dont la régularité est elle-même un exploit, en zone nord comme en zone sud.
7Enfin, l’apport le plus évident de cette publication collective consiste à resituer les enjeux de la répression des actes de résistance parmi les questions plus fondamentales. La sempiternelle question du poids militaire de la résistance rapporté aux forces alliées qui débarquent en Normandie et en Provence au printemps et à l’été 1944, désormais anachronique et obsolète, tend à s’effacer au profit d’une vision plus vaste et plus complexe. La répression, appelée à atteindre des formes et des intensités exponentielles dans les années 1943-1944, vient fournir la preuve que la résistance pose problème aux occupants comme au régime de Vichy qui prennent très au sérieux la menace qu’elle représente pour l’ordre nouveau dès 1940. Par la confusion délibérée entre les actes et les intentions par les instances de la répression et par l’emploi de formidables moyens pour en venir à bout, force est de constater qu’ils n’ont réussi, les uns alliés des autres, ni à « gagner les cœurs », ni à « gagner les esprits ». La politique la plus efficace, celle menée par l’ambassade d’Allemagne de la rue de Lille, étudiée par Barbara Lambauer, et diverses officines, a plutôt consisté à diviser pour affaiblir et soumettre face à des organisations clandestines dont les déclarations programmatiques visaient au contraire à mobiliser et à réunifier le corps social selon de nouveaux principes, une fois le « jugement des traîtres », planifié depuis Londres et Alger, réalisé. Si les tendances historiographiques actuelles font la part belle au décloisonnement, à l’intégration de la pluralité des acteurs et à l’intégration de nouvelles échelles d’analyse, l’observation fine des localités constitue une voie d’entrée majeure menant à la compréhension globale des phénomènes qu’il s’agit de lire ensemble, en examinant l’articulation essentielle entre résistance pionnière et répression.
Notes de bas de page
1Garçon Maurice, Journal 1939-1945, Paris, Les Belles Lettres/Fayard, 27 juillet 1940, p. 141.
2Législation de l’occupation, Recueil des Lois, décrets, ordonnances, arrêtés et circulaires des autorités allemandes et françaises, promulguées depuis l’occupation, Gazette du Palais, tome I, 1940, p. 5.
3Sainclivier Jacqueline, « Les débuts de la Résistance en zone occupée : essai de typologie », in Guillon Jean-Marie et Laborie Pierre (dir.), Mémoire et Histoire : la Résistance, Toulouse, Privat, 1995, p. 161-170 ; Tillion Germaine, « Première résistance en zone occupée. Du côté du réseau “musée de l’Homme-Hauet-Vildé” », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, no 30, avril 1958.
4Aglan Alya, « La Résistance année zéro », in Allorant Pierre, Castagnez Noëlline et Prost Antoine (dir.), Le moment 1940. Effondrement national et réalités locales, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 163-177.
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La Résistance pionnière en France au prisme des archives de la répression
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