Introduction
p. 17-20
Texte intégral
1Célébrer une mémoire ne fait souvent pas bon ménage avec l’histoire « scientifique», et inversement l’écriture de l’Histoire s’accorde en général assez mal avec la restitution de la mémoire particulière d’un individu ou d’une collectivité. Pourtant, le passage de l’un à l’autre est inévitable, l’Histoire se nourrissant des mémoires particulières, et la mémoire produisant une « histoire » en se disant. C’est pourquoi les acteurs politiques de l’Histoire invoquent et instrumentalisent souvent, tout autant que l’Histoire déjà constituée comme récit avec ses cautions savantes, scolaires ou littéraires, le désir des mémoires particulières à entrer dans le Grand Récit historique : à être reconnues comme ayant une histoire.
Politiques mémorielles nationales
2L’étude des politiques mémorielles nationales met particulièrement bien en évidence ces porosités qui existent entre la mémoire et l’histoire, porosités qui sont exploitées en fonction des priorités politiques du moment. C’est ce que montre le travail de Rémi Dalisson, qui place son étude des mémoires festives en France de 1880 à nos jours dans le cadre de la réflexion amorcée dans les années quatre-vingt, sur la question de la mémoire nationale et la façon dont celle-ci instrumentalise l’histoire à des fins politiques. Il montre comment la fête du 14 juillet – première fête nationale instituée en 1880 afin d’unifier les mémoires de la Révolution autour de l’adhésion joyeuse aux idéaux républicains – fut d’abord complétée par les « fêtes de la Revanche » commémorant le sacrifice des tués de 1870 : ces célébrations travaillèrent ensemble à forger une identité nationale républicaine, inclusive et optimiste. Mais cet imaginaire identitaire positif, déjà mis à mal lors de l’affaire Dreyfus par le nationalisme soupçonneux d’un Barrès et d’un Maurras, acheva de se fissurer après la Première Guerre mondiale, comme le révélèrent les querelles idéologiques autour de la fête commémorative du 11 novembre. La concurrence des mémoires de la Seconde Guerre mondiale et celles des guerres coloniales ne fit ensuite que complexifier des enjeux mémoriels par ailleurs brouillés par des politiques commémoratives officielles contradictoires.
3Le retour à l’histoire dépassionnée s’avère donc essentiel aux yeux de l’historien pour tenter d’en finir avec la guerre des mémoires et pour définir une citoyenneté collective apaisée.
4Cependant, l’historien est en même temps bien conscient que cet apaisement n’est pas le résultat d’un fait de science mais celui d’un fait issu du champ politique, et comme tel est toujours soumis à la versatilité historique. Cette versatilité affecte ce qui semble devoir y être le moins assujetti, par principe, à savoir les monuments eux-mêmes, édifiés à la mémoire de d’événements ou de figures marquantes de l’histoire afin de leur faire traverser le temps. C’est ce que montre, de façon très détaillée, l’étude de Véronique Ha Van qui présente les destinées divergentes des monuments de la pointe de Grave et de Saint-Nazaire. L’édification de ces deux monuments avait été décidée, à l’issue de la Première Guerre mondiale, pour conjurer les tensions entre la France et les États-Unis, tensions liées au retard pris par la France dans le remboursement de sa dette américaine. Ces monuments, qui ancraient l’amitié franco-américaine dans des valeurs de liberté partagées depuis la Révolution américaine, furent cependant détruits lors de l’Occupation allemande. Le remplacement du monument de la pointe de Grave par une simple stèle, alors que celui de Saint-Nazaire fut reconstruit quasiment à l’identique, atteste de la complexité conjoncturelle des priorités mémorielles.
5N’est-ce pas parce que le monument n’est, en un sens, qu’une figure du discours politique du jour ? Dans son étude comparée de discours prononcés en 1940 par de Gaulle, Pétain, Churchill et W. L. M. King, qui fut Premier ministre du Canada entre 1935 et 1948, Maryse Sullivan montre que malgré leurs différences de positionnement politique, ces chefs politiques eurent recours à des stratégies oratoires similaires, notamment l’invocation de la figure de « l’Histoire » comme juge suprême des choix stratégiques de la nation en temps de guerre. L’étude s’intéresse également à la façon dont ces discours ont mobilisé une mémoire collective plus ou moins mythique afin d’inciter leurs auditeurs à s’arracher à leur temporalité vécue pour « entrer dans l’histoire », et comment ils sont eux-mêmes devenus des lieux de mémoire.
Récupérations nationales de mémoires particulières
6Si le Monument et l’Histoire sont des figures du discours, le « récit des autres » peut le devenir tout autant. C’est même un moyen privilégié de l’intégration des minorités dans le discours national, à moins que ce ne soit le moyen de leur défiguration, ou de leur reconfiguration.
7Dans une réflexion sur le rapport de force entre la mémoire particulière et l’histoire officielle, Ioana Galleron étudie les récits de vie de deux paysannes roumaines Anita Nandris-Cudla et Elizabeta Rizea, victimes de la répression communiste. Publiés après la chute du Mur de Berlin, ces récits, qui se présentent sous forme de mémoires de facture oralisée ou de récit oral retranscrit par un tiers, ont vocation à devenir des lieux de mémoire populaires pour la nation nouvelle. L’étude pointe la volonté de récupération politique de la mémoire individuelle qui se manifeste dans les nombreux paratextes qui encadrent les récits, et montre comment ceux-ci résistent néanmoins à l’entreprise de détournement, tant par leurs qualités littéraires que par leur fidélité à l’expérience vécue particulière.
8Dans le contexte, cette fois, du démantèlement des empires coloniaux, Paul Diédhiou s’intéresse de son côté à la récupération postcoloniale de la figure d’Aline Sitoué Diatta, exilée pour activités subversives en 1943 par le pouvoir colonial français. Cette prêtresse de Casamance devint l’une des figures emblématiques de la résistance africaine que les autorités du Sénégal indépendant substituèrent aux héros de l’ère coloniale. L’analyse du « cas » Aline Sitoué Diatta met en lumière les querelles que cette politique mémorielle post-indépendantiste a suscitées entre autorités gouvernementales et mouvements régionalistes ; elle montre aussi que ces enjeux issus de l’imaginaire national occidental n’ont aucune prise sur les populations rurales peu scolarisées, parmi lesquelles la mémoire de la prêtresse reste vivace à travers des pratiques religieuses.
Enjeux idéologiques de l’historiographie
9Inversement, il est intéressant d’observer également le problème du côté du vainqueur, c’est-à-dire, par exemple, du côté de la construction d’une image de la nation, qui, par nécessité interne, va malmener le récit de l’historien. Car c’est souvent l’historien, plus « scientifique », davantage pluraliste, ou simplement moins enthousiaste, qui se retrouve en marge du mouvement de son époque.
10La réflexion originale que mène Safia Boumahdi sur l’historiographie espagnole des xixe et xxe siècles montre combien l’imaginaire de la nation espagnole, centré sur une identité européenne et chrétienne, a nui à l’étude des influences berbères en Espagne. Son travail met en évidence que les résistances idéologiques de certains historiens au concept d’arabisation focalisèrent le débat sur une opposition entre Espagne chrétienne et Arabe envahisseur. Ayant expliqué le rayonnement du califat de Cordoue par l’hispanisation de l’envahisseur ommeyade, ces historiens exclurent du champ de leur recherche les règnes des Almohades et Almoravides, associés au déclin du califat et, de ce fait, présentés comme radicalement étrangers à l’âme espagnole.
11Dans son étude comparée de la réception et de la postérité de l’œuvre de Jules Michelet et de celle d’Edgar Quinet, Laure Lévêque revient, quant à elle, sur l’effervescence historiographique du xixe siècle français qui visait à doter la nation post-révolutionnaire d’un discours consensuel sur l’Histoire. Elle montre que Michelet et Quinet ont cherché, par-delà la vérité historique, à cerner la vérité poétique et le génie du peuple en s’inspirant des grands récits épiques du passé. Mais là où Michelet servait l’idéologie libérale dominante en dressant un monument à la Révolution française, Quinet portait sur les acquis de la Révolution et sur l’Histoire en général un regard insatisfait et critique. Ce regard, même s’il faisait écho au pessimisme des romanciers de l’époque, s’avéra finalement peu compatible avec les exigences posées par l’écriture épique du mythe national, ce qui le priva de la postérité littéraire dont Michelet jouit encore aujourd’hui.
12L’oblitération pure et simple ainsi que la marginalisation de discours minoritaires sur l’histoire ont, bien évidemment, un impact sur la recherche historique et sur le récit de l’Histoire, mais la prévention d’esprit en fausse également l’écriture. C’est ce que montre Muriel Guittat-Naudin en revenant sur un cas célèbre : la controverse historiographique autour de l’attitude du pape Pie XII face aux persécutions des juifs européens durant la Seconde Guerre mondiale. Son étude montre combien l’objectivité scientifique du discours de l’historien a du mal à se faire entendre dans le concert d’interprétations tranchées dont les enjeux mémoriels semblent moins être de tenter de déterminer avec exactitude le degré d’intégrité morale d’Eugenio Pacelli que d’étayer des positionnements idéologiques concernant la nature du ministère pontifical, le gouvernement de l’Église et la place du spirituel dans le temporel.
13Il apparaît donc, au terme de ce premier cheminement, que le conflit « hiérarchique » entre Histoire et mémoire, entre le grand Récit à fonction politique, qu’il soit à forger ou déjà forgé, et la petite expérience, vécue et cherchant à se dire ou à se faire entendre, peut se laisser penser comme un conflit entre mémoires « orientées » cherchant à s’imposer chacune comme mémoire « d’autorité », ayant à charge ensuite éventuellement de nuancer, nier, affirmer.

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