Postface
p. 249-253
Texte intégral
1L’histoire de l’Afrique depuis la fin du xixe siècle constitue un bon exemple pour démontrer qu’il n’existe pas de ligne droite dont une extrémité serait le travail non libre et l’autre le travail libre, pas de chemin linéaire pour décrire le passage de l’esclavage à la liberté. L’exemple du continent africain permet également de montrer la manière dont les constructions idéologiques, le pouvoir de définir des paradigmes et la faculté d’action de personnes supposées faibles influencent les représentations de la « non-liberté » et de la « liberté ». La lente disparition de l’esclavage en Afrique ainsi que les débats sur le travail forcé, les pratiques de travail forcé et enfin l’ambiguïté de l’idéologie du travail libre constituent dès lors des éléments centraux d’une histoire du travail en Afrique coloniale.
2À la fin du xixe siècle, l’argument selon lequel seule une importante intervention des puissances européennes sur le sol africain permettrait de mettre fin à l’esclavage des Africains par d’autres Africains est largement répandu en Europe. Plus tard, le lobby anti-esclavagiste, en particulier en Angleterre, reprocha aux gouvernements européens de n’avoir pas mis un terme à l’esclavage en Afrique ni renoncé au travail forcé comme ils s’étaient pourtant engagés à le faire. Mais cette critique porte avant tout sur le non-respect de l’idéologie du travail libre et ne vise en aucun cas d’autres dimensions de la domination coloniale. Elle place les Africains en position de victimes qui auraient besoin d’être protégées par les Européens des excès relevant de leur exploitation. Les Européens sont ainsi présentés comme la source potentielle du Bien et du Mal.
3C’est dans ce contexte que les excès les plus visibles de formes d’exploitation proche de l’esclavage et du travail forcé dans les colonies sont identifiés, rendus public et abolis, du moins en surface. Les atrocités commises au Congo léopoldien en constituent le plus célèbre exemple. Dans les années 1920, la Société des Nations et l’Organisation internationale du travail (OIT) prennent la relève des missionnaires et des lobbys humanitaires à la tête de la campagne contre l’esclavage et ses formes dérivées. Comme toute construction idéologique, le concept de travail libre a permis à ceux qui l’ont défini, de révéler, mais aussi dans le même temps, d’occulter certains aspects de l’exercice et de l’abus de pouvoir dans le contexte colonial : les défenseurs de ce concept proposent une définition très restreinte de l’esclavage ou du travail forcé, considérant ainsi certaines autres pratiques coloniales coercitives comme normales.
4Dans leurs colonies africaines, les pouvoirs européens sont souvent confrontés à la situation suivante : rares sont les Africains qui se consacrent alors à part entière au travail salarié, ce qui entraîne aussitôt la fronde des puristes du marché du travail. Afin de dramatiser les pratiques mises en œuvre dans les colonies, qualifiées de travail forcé, les voix critiques ont régulièrement recours au terme « esclavage » et utilisent des images de mort et de déshumanisation qui ne sont pas sans rappeler la propagande anti-esclavagiste des siècles précédents. Les gouvernements coloniaux justifient tous le recours au travail forcé en arguant des besoins publics, essentiellement en matière de construction d’infrastructures et de voies de communication, en vue « d’ouvrir » et de désenclaver les possessions africaines. Pour désigner le travail forcé dans le secteur public, les officiels français ont recours à une métaphore militaire : ils le surnomment la « deuxième portion du contingent ». Cette expression désigne les hommes en sus une fois le nombre de soldats nécessaires atteint lors du recrutement militaire. Cette « deuxième portion » sert pendant une période donnée (2 années) et reçoit une solde, tout comme les appelés au service militaire, mais ces hommes travaillent dans des conditions souvent déplorables, principalement dans le domaine de la voirie et des travaux publics. Une autre catégorie de travail forcé est désignée par le terme de prestations. Il s’agit là d’un service rendu gratuitement par un villageois à la collectivité locale et au chef. Il n’est pas rare que ce dernier utilise cette main-d’œuvre à des fins personnelles en la faisant travailler sur ses propres plantations, par exemple. En Afrique française, le recrutement officiel de travailleurs forcés pour des intérêts privés se poursuivra jusqu’en 1946. De leur côté, les Portugais mettent au point un système strict et à peine dissimulé de travail forcé. Quant aux Britanniques, ils n’ont de cesse de répéter qu’ils ont totalement aboli le travail forcé, mais dans les faits, ils continuent d’y avoir recours pour approvisionner en main-d’œuvre les mines de la Gold Coast (Ghana actuel) et de Rhodésie (Zimbabwe actuel), du moins pendant les premières décennies du xxe siècle, avant de réintroduire massivement ce système au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les Britanniques ont beau faire preuve de prudence et choisir leur vocabulaire avec soin, parlant par exemple de « recrutement », les Africains ne sont pas dupes. Pour désigner les travailleurs engagés dans les mines par le biais des agences gouvernementales, ces derniers emploient d’ailleurs le mot « Chibaro », qui signifie « esclave » dans la langue locale.
5Les pressions auxquelles sont soumis la plupart des Africains sont souvent de nature indirecte. Au sein des villages africains, les relations entre les chefs et la population sont imbriquées dans un tissu complexe qui mêle pouvoir et sentiment d ‘ appartenance et est bien plus subtil que la simple distinction entre esclavage et travail libre. Les détracteurs du travail forcé formulent leur critique d’une manière relativement étriquée. Ils s’opposent à l’utilisation à des fins privées du travail forcé encouragé par l’État ou aux dérives du recrutement public, mais ne se penchent pas sur la question de l’accès à la terre ou des rapports de force politiques locaux, qui exercent une influence déterminante sur les conditions et les relations de travail. Pendant l’entre-deux-guerres, le recrutement de la main-d’œuvre africaine dépend avant tout du contrôle de l’espace par l’État colonial. La moindre demande de main-d’œuvre nécessite un nombre important de travailleurs et, surtout, elle ne peut pas être satisfaite tant que le travail salarié n’est pas devenu partie intégrante du cycle de vie humain.
6Dans l’entre-deux-guerres, la Société des Nations mais surtout l’OIT, jouent un rôle important dans l’évolution du travail forcé en Afrique. Le mouvement anti-esclavage ainsi que la levée de boucliers internationale contre l’exploitation pratiquée au Congo sous le régime de Léopold II constituent une base solide pour le débat international porté par la Société des Nations, débat consacré à la mise en place d’une forme de « normes minimales » en matière de droits de l’homme. Étroitement lié aux questions des « normes sociales minimales », ce débat aborde le problème des familles et des communautés déchirées et de la violence mise en œuvre dans les colonies pour inculquer la discipline du travail. Il s’appuie également sur l’idéologie du travail libre. Dans ce contexte, la question complexe du « comment » et du « pourquoi » du travail humain évolue pour s’inscrire davantage dans une dichotomie opposant travail libre et forcé. Cette formulation simplifiée permet d’internationaliser la question du travail. Et c’est précisément ce que va faire la Société des Nations. En 1926, elle ouvre la voie à une convention contre l’esclavage et confie à l’OIT la mission « d’éviter que le travail forcé ou obligatoire n’amène des conditions analogues à l’esclavage ». Ces efforts conjoints déboucheront en 1930 sur la convention sur le travail forcé de l’OIT. Mais ces accords se contentent de mettre en exergue un seul et unique aspect destiné à définir les normes internationales en matière de travail dans les colonies. Les conventions élaborées dans les années 1930 par l’OIT et qui seront par la suite reprises dans le Code du travail indigène tournent toutes autour de la problématique du travail forcé. Comme le souligne Daniel Maul, « d’un point de vue humanitaire, cette première approche normative de l’OIT portant sur les problèmes du travail colonial est un succès car elle a le mérite de poser des limites aux pires abus commis à l’encontre de la main-d’œuvre coloniale ». Mais, en plus de se focaliser sur le travail forcé, il est frappant de constater que l’OIT opère une distinction entre travail « normal » et travail « colonial » et cantonne ainsi ce dernier à l’intérieur d’un espace juridique de seconde zone. À l’inverse, quand il s’agit de pays industriels ou indépendants, l’OIT s’intéresse à des questions plus complexes portant sur l’emploi dans les mines et les usines, le travail des enfants ou encore la sécurité sociale. Par ailleurs, à Genève, l’OIT, lors de ses séances plénières consacrées au travail forcé, fait preuve d’une grande frilosité dès qu’il s’agit d’aborder l’horreur de la réalité des pratiques de travail abusives. Dans ce contexte, l’interdiction du travail forcé est davantage perçue comme un moyen de soutenir le colonialisme que comme un coup porté à son encontre.
7D’un point de vue purement formel, la convention de l’OIT de 1930 entérine certes l’abolition complète et immédiate du travail forcé à des fins privées, mais dans les faits, les puissances coloniales se gardent bien d’appliquer les dispositions de la convention. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne sera le seul pays à la ratifier en totalité et à reconnaître sa validité sur l’ensemble de ses territoires coloniaux, sans exception. Quant aux autres puissances coloniales, soit elles refusent de la signer, soit, et c’est le cas de la France, elles y ajoutent des restrictions diverses, ouvrant ainsi de nombreuses brèches qui permettent que perdurent les systèmes de travail forcé. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le travail forcé revêt une ampleur considérable, les formes de « mobilisation » et d’exploitation les plus violentes devenant justifiables dans un contexte de défense nationale. En 1946, la loi « Houphouët-Boigny » abolit officiellement le travail forcé dans les territoires français d’outre-mer, même si on note la persistance des discours sur la « paresse » des Africains et l’obligation du travail ainsi que différentes formes de travail contraint dans les années 1950 et même après les indépendances.
8L’histoire de la limite ambiguë entre le travail « libre » et le travail « forcé » en Afrique, que j’ai récapitulé brièvement ici, forme le contexte dans lequel Romain Tiquet situe son beau livre sur la mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal depuis le début des années 1920 jusqu’à la fin des années 1960. L’auteur maintient une position critique à l’égard la dichotomie travail libre et travail forcé et montre que la ligne de démarcation entre ces deux catégories s’estompe le plus souvent. En contraste avec une impression répandue, l’auteur argumente de manière convaincante sur le fait que très peu d’analyses se sont intéressées en réalité aux mécanismes, aux implications politiques, économiques et sociales, et aux effets induits par la contrainte utilisée par les administrations coloniales pour contrôler la mobilisation de la main-d’œuvre. Il montre en effet que l’historiographie sur le travail au Sénégal a été influencée par le développement relativement précoce d’un marché libre du travail (surtout dans les grands centres urbains) et par conséquent s’est focalisée sur l’histoire du salariat et l’activité syndicale en négligeant l’importance de la mobilisation forcée de la main-d’œuvre.
9Le livre de Romain Tiquet comble cette lacune de manière impressionnante. Basée sur un corpus très riche de sources archivistiques et de connaissances profondes de la littérature secondaire, il propose une perspective analytique originale et approche le sujet du travail forcé au Sénégal d’une façon multidimensionnelle. Il place soigneusement l’histoire du recrutement de la main-d’œuvre dans un contexte plus large, en particulier celui de l’ambiguïté de l’autorité coloniale dans son gouvernement quotidien. Il traverse d’une façon convaincante la périodisation conventionnelle du travail contraint et montre que les dates charnières de 1946 (loi Houphouët-Boigny) ou 1960 (indépendance du Sénégal) représentent aussi bien un moment de ruptures que de continuités dans les formes de mobilisation de la main-d’œuvre. Finalement, l’auteur poursuit avec succès une approche territoriale et intègre plusieurs régions du Sénégal qui jusqu’à présent étaient peu considérées par l’historiographie sur le travail. Cette contribution majeure met l’accent sur des questionnements historiques qui résonnent plus d’une fois avec l’actualité.
Auteur
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Andreas Eckert
Humboldt université, Berlin, chaire d’histoire de l’Afrique, directeur du centre de recherche re:work

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