Préface
p. 11-15
Texte intégral
1Les Afriques sous domination coloniale sont un monde de rumeurs. Comme Luise White l’a démontré dans son étude magistrale, nombreuses communautés est-africaines envisageaient les moments de contact avec le colonisateur (campagne de vaccination, tournées administratives, etc.) comme une situation à haut risque, dans laquelle les individus pouvaient être potentiellement enlevés, enfermés et, finalement, « vampirisés1 ». Qui, d’ailleurs, ne connaissait pas des personnes disparues dont les vampires auraient bu tout leur sang ? Ces interprétations et ces croyances, qui se cristallisent dans des moments de peur et d’angoisse intenses, doivent avant tout se comprendre comme une tentative pour les colonisés d’absorber le quotidien d’une « modernisation » coloniale le plus souvent coercitive.
2Les « coloniaux », en particulier les administrateurs locaux, ne sont pas en reste. Comme historien du fait colonial, il n’est pas rare de voir dans les archives comment l’administration coloniale agit souvent sous le coup de la rumeur, alimentée par les fausses informations ou les interprétations erronées2. Une étude récente de Kathleen Keller portant sur les services de sûreté en Afrique occidentale française (AOF) dans l’entre-deux-guerres confirme cette hypothèse : certes, il y a une logique de policer et de neutraliser les dangers éventuels, mais ces « dangers » existent pour beaucoup essentiellement dans l’imagination coloniale, démultipliés par les rumeurs et les fausses certitudes3.
3Bien que de nombreux aspects rendent l’histoire des sociétés africaines différentes d’autres aires géographiques, il existe des éléments communs aux espaces qui ont été confrontés à l’expérience de la colonisation européenne entre 1870 et 1970. La rumeur est en effet souvent utilisée comme une modalité d’interprétation d’une réalité sociale, et cette attitude, fondamentalement humaine, se retrouve en maints contextes. En cela, l’historiographie africaniste semble suivre cette prédilection pour la rumeur ! Il y a notamment une tendance à insister sur le fait que tel ou tel phénomène ou thème de l’historiographie serait « déjà traité ». De la création de la nation en contexte africain aux politiques de développement, des services de travail aux questions du « pouvoir traditionnel », on entend souvent que « tout a déjà été fait ». Quelle situation des plus déprimantes, notamment pour de jeunes doctorants, encore plus faciles à intimider que les historiens chevronnés déjà habitués à ce genre de commentaire ! Une simple recherche historiographique dissipe le plus souvent ces doutes : il y a tant de champs et de questions, de données, de phénomènes et de sources qui, bien qu’ils semblent maintes fois traités, restent souvent dans les faits inexplorés.
4Il est des cas où la rumeur est soutenue par une analogie erronée. Pourquoi analyser le travail forcé colonial, par exemple, s’il y a déjà des études sur l’esclavage dans la région étudiée ? Après tout, les systèmes coercitifs de mise au travail sont « les mêmes » dans leur logique, et les victimes probablement aussi identiques, n’est-ce pas ? Ce genre de raccourci dans un champ de recherche qui se veut pourtant si critique laisse souvent coi.
5C’est ainsi que les doutes exprimés par Romain Tiquet et les justifications données en début d’ouvrage par l’auteur sont tout à fait honorables mais à mon sens peu nécessaires. Certes, l’auteur a raison : même si l’histoire du travail forcé au Sénégal a déjà été analysée, il y a encore de nouvelles réflexions à construire, de nouvelles sources à analyser ou à étudier sous un nouvel angle pour renouveler la thématique. Pourtant, pour le sujet de son livre, ce constat ne s’applique pas. Les expériences de jeune doctorant que raconte Romain Tiquet dans ses premières pages, et les doutes exprimés face à son sujet de recherche qui aurait été « déjà fait », ne sont seulement que l’expression d’une rumeur persistante qu’une partie des historiens de l’Afrique alimente – on retrouve cette tendance dans d’autres champs bien sûr.
6Il est indéniable qu’en tant que chercheur, nous ne pouvons que nous réjouir de la publication au début des années 1990 d’un ouvrage d’introduction sur les structures et les mécanismes du travail forcé colonial en AOF : le livre devenu classique de l’historien Babacar Fall. Mais, néanmoins, il s’agit là essentiellement d’une introduction, qui prend le cadre de toute la fédération d’Afrique de l’Ouest, en utilisant certains exemples locaux mais en restant dans la majeure partie de l’ouvrage à une échelle fédérale. Vingt-cinq ans après la publication de ce livre, on peut encore constater que Fall avait mis le doigt sur quelques aspects encore jamais explorés à l’époque, en particulier l’utilisation de la « deuxième portion du contingent » en AOF, des réservistes militaires soumis au travail forcé au-delà même de l’abolition officielle des pratiques « civiles » de travail non libre par la loi Houphouët-Boigny de 19464.
7Cependant, concernant le Sénégal et certains autres processus, mécanismes et pratiques locales, pratiquement tout restait à faire. Et comme le remarquait Leland Barrows au moment de la publication du livre de Fall – dans un compte rendu qui s’apparente plutôt à une critique gratuite venant d’un historien qui publiait peu mais avait souvent beaucoup de choses à dire, sans pourtant faire lui-même les recherches : aucun mot sur les formes de mobilisation de la main-d’œuvre en contexte postcolonial, rien sur la tendance coercitive des nouvelles autorités indépendantes. Il est clair qu’on ne peut comparer la brutalité coloniale dans le travail forcé, en particulier le régime des « prestations » – un impôt payable sous forme de journées de travail5, avec les formes de mobilisation en travail des administrations postcoloniales. Cependant, le phénomène du travail obligatoire après les indépendances reste inexploré et mérite d’être étudié, dans ses différences et dans ses continuités avec la période coloniale.
8D’autres thèmes spécifiques restaient jusqu’alors peu étudiés dans le détail concernant le travail forcé dans le contexte sénégalais. Le début des années 2000 annonça un effort à saluer de collègues historiens pour comprendre par exemple les modalités du travail pénal, sujet qui s’inscrit à la croisée de thématiques plus larges, comme l’histoire de la prison et de la marginalité. Mais malgré quelques tentatives, et une publication qui obtint même un prix de la French Colonial Historical Society6, la dynamique stagna, et nous n’avons encore que peu d’éléments sur les effets que de telles pratiques de mise au travail ont eus sur les populations au Sénégal.
9Pour toutes ces raisons, le livre de Romain Tiquet n’est en rien une simple révision d’un champ de recherche qui serait largement exploré. Au contraire, il s’agit d’une analyse pionnière, car elle propose une véritable histoire sociale, dans le meilleur sens du terme. Comme toute étude de qualité, l’ouvrage a besoin de discuter l’organisation des différentes formes de travail forcé, mais il dépasse de loin une histoire des structures, pour interpréter dans les détails les obsessions administratives, les abus, ainsi que les limites d’un système coercitif parfois « inefficace ». Dans son deuxième chapitre, l’auteur explore par exemple un terrain encore jamais travaillé : les logiques coercitives de mise au travail dans les plantations de sisal et le système de recrutement administratif forcé mis en place de concert entre l’administration coloniale et le secteur privé. Pour cela, Romain Tiquet met la focale sur deux exemples locaux concrets, la région de Tambacounda et la région de Kolda en Casamance.
10L’exploration de nouveaux terrains et de nouvelles dynamiques continue dans le troisième chapitre, qui s’intéresse à un acteur particulier au cœur du travail forcé et du pouvoir colonial : le commandement indigène. Selon le discours classique, « tout le monde » pense que les chefs de cantons étaient, dans le contexte de l’empire français en Afrique subsaharienne, de simples créatures du colonisateur, manipulées et abusives. Or, leur rôle pour le travail forcé, un rôle souvent ambigu et complexe, n’a pratiquement jamais été abordé. L’approche de Romain Tiquet est donc à nouveau pionnière, discutant ces acteurs et leurs stratégies propres, mais discutant également comment leur rôle était envisagé par l’élite urbaine sénégalaise des Quatre Communes à travers une presse très active, voire « bruyante », dont l’influence sur la politique coloniale, en dehors de la zone privilégiée des citoyens français, n’a été que très peu analysée. La discussion finit avec trois études de cas locaux d’« affaires » de chefs, pris dans le contexte casamançais : Arfang Sonko, Bokar Bâ et Lamane Dieng.
11Le quatrième chapitre offre également une contribution forte et originale à notre compréhension sur les effets du travail forcé colonial, dans le contexte sénégalais, mais aussi dans une perspective plus globale. Les réactions et les fuites au travail forcé ont été étudiées dans d’autres contextes africains : les colonies de terreur portugaises, le Congo-Brazzaville français, plus brièvement pour la Côte-d’Ivoire au travers de l’expérience du travail forcé dans les plantations de café7. Pourtant, nous avons très peu d’éléments pour le contexte sénégalais, et le livre de Romain Tiquet nous permet d’avoir désormais un aperçu détaillé et de qualité sur ce point.
12S’ensuit une mise à jour des réflexions de Babacar Fall sur la deuxième portion, en particulier une analyse très pointue, au travers de nouvelles sources, des enjeux du maintien de cette forme de mise au travail après l’abolition du travail forcé en 1946. Et, enfin, vient une autre contribution essentielle du livre de Romain Tiquet, la discussion de la transition vers de nouvelles formes de travail obligatoire (ou certaines tentatives) dans le contexte du Sénégal indépendant. Cette étude importante permet pour la première fois aux lecteurs d’aborder les relations complexes entre les méthodes coercitives coloniales et certaines pratiques postcoloniales. Il ne s’agit pas du même phénomène mais les continuités analysées par l’auteur sont très intéressantes.
13Ce qui lie l’ouvrage de Romain Tiquet à la tradition établie par un – pourquoi ne pas mentionner le plus célèbre ? – Frederick Cooper, est sa capacité d’observation et d’analyse panoramique ; c’est-à-dire, produire à la fois une analyse qui s’inscrit dans un espace relativement vaste tout en démontrant une très bonne connaissance des situations locales, connaissance qui est le résultat de séjours de recherche intenses au Sénégal et d’analyses méticuleuses sur le terrain.
14Ainsi, Romain Tiquet y est arrivé : à partir de maintenant, nous avons un ouvrage relativement complet sur le travail forcé colonial (et du début de la période postcoloniale) au Sénégal. Cependant, il est bien entendu que cette analyse devra être complétée par d’autres auteurs, notamment à travers l’analyse fine d’autres études de cas, d’autres trajectoires de résistance et de participation dans la construction du système de travail forcé. Cela demeure nécessaire. Mais, pour l’instant, Romain Tiquet a réussi à créer un nouveau standard sur ce thème de recherche.
Notes de bas de page
1White Luise, Speaking with Vampires. Rumor and Gossip in Colonial Africa, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2000.
2J’ai fait ma propre tentative de discussion sur ce point dans Keese Alexander, Living with Ambiguity. Integrating an African Elite in French and Portuguese Africa, 1930 – 1961, Stuttgart, Franz Steiner, 2007.
3Keller Kathleen, Colonial Suspects : Suspicion, Imperial Rule, and Colonial Society in Interwar French West Africa, Lincoln, University of Nebraska Press, 2018.
4Fall Babacar, Le travail forcé en Afrique-Occidentale française (1900-1946), Paris, Karthala, 1993.
5Barrows Leland, « Compte-Rendu : Fall (Babacar) : Le Travail forcé en Afrique occidentale française (1900-1946) », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. LXXXI, no 305, 1994, p. 525-526.
6Sene Ibra, « Colonisation Française et Main-d’œuvre Carcérale au Sénégal : De l’Emploi des Déténus des Camps Pénaux sur les Chantiers des Travaux Routiers (1927-1940) », French Colonial History, 5, 2004, p. 153-171.
7Pour l’Angola, on pourrait mentionner entre autres Ball Jeremy, Angola’s Colossal Lie. Forced Labor on a Sugar Plantation, 1913 – 1977, Leyde/Boston, Brill, 2015 ; pour le Mozambique, Allina Eric, Slavery by Any Other Name. African Life under Company Rule in Colonial Mozambique, Charlottesville/Londres, Virginia University Press, 2012. Pour la Côte-d’Ivoire, la littérature est peu actualisée depuis l’étude classique d’Anthony I. Asiwaju, « Migrations as Revolt : The Example of the Ivory Coast and the Upper Volta before 1945 », Journal of African History, t. XVII, no 4, 1976, p. 577-594.
Auteur
-
Alexander Keese
Université de Genève

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008